“On voit bien vos peintures corporelles
grands poissons,
même au fond de l’eau,
grands poissons,
comme elles sinuent bellement vos peintures
grands poissons”
Danse Pilau “Souffles dAmazonie” 1997, J.M. Beaudet.
Un autre qui peut être un humain, mais aussi un animal, une plante ou un esprit. Et c'est là précisément que la pensée occidentale ne peut plus suivre ! «Il est vrai qu'il est déroutant, admet de devoir abandonner l'idée qu'on est d'office un humain. En Amazonie, il n'y a pas de catégorie, tout est mouvant. Etre humain est une position de chaque instant, et non un attribut.»
ANNE CHRISTINE TAYLOR.
Les termes «personne» et «humanité» recouvrent ainsi des notions différentes en Amazonie et dans notre propre tradition culturelle. Les termes indiens désignant la personne ou l'être humain dénotent d'abord les membres du groupe ethnique ou tribal auquel appartient l'énonciateur, ou encore ceux de son groupe local, voire de sa parenté, à l'exclusion de tous les autres. Les seules vraies personnes sont donc celles que le locuteur reconnaît comme «non autres», ce sont ses semblables ou ses parents. paradoxalement, on l’a vu, les termes indigènes ont aussi une acception plus large que les nôtres, car ils incluent bien d'autres êtres que les seuls humains. Les Indiens sont enclins à anthropomorphiser toutes sortes d'entités non humaines, à se les figurer et éventuellement à les représenter sous une forme humaine. Le même terme peut donc désigner tantôt les seuls membres du cercle de famille de l'énonciateur, tantôt l'ensemble des entités susceptibles de dire «je», dans son extension la plus large, y compris » animale ». Dans ce dernier cas, le domaine de l'humain excède largement le monde des hommes.. L'appartenance au genre humain est élastique dans son extension et fluctuante dans le temps dit Philipe Descola .
Mais alors, que signifie prprement «être humain» en Amazonie? Dans la perspective occidentale, c'est un type spécifique d'intériorité qui définit l'humain - une âme, un esprit rationnel, une faculté langagière ou une disposition morale – et non la nature de son corps (bien au contraire, cette nature le tire vers l'animalité). Pour les Indiens, en revanche, ce n'est pas la dimension subjective qui forme le noyau de l’humain assez largement disribué . dire d’un individu qu’elle est une personne c’est lui attribuer la qualité de membre d’une communauté
La «personne» représente un morceau de société avant d'être un individu avec un destin et un caractère individuels. Aussi l’idée de société prend elle un sens très différent de celui que nous lui donnons (agrégat d'individus qui, à la suite d'un «contrat», s'accordent pour vivre ensemble ; communauté librement choisie par ses membres.) Rien de tel chez les Indiens d'Amazonie : le modèle du collectif auquel il faut être affilié pour être humain est celui de l'espèce naturelle, selon le principe «qui se ressemble s'assemble». Toute espèce, tout collectif formé par des existants unis par l'apparence et le comportement - forme une société
Ainsi la corporéité humaine et la subjectivité ou la vie intérieure découlent de la qualité de membre d'un collectif. En effet, être une personne, donc un membre d'une société, c est posséder de ce fait les dispositions à s'engager dans différentes formes d'interaction avec autrui, et c'est aussi avoir le corps qui va avec.
« l'aptitude à interagir verbalement, la conscience d'avoir (et de voir chez ses semblables) un corps de type humain doté de parures, de peintures et d'ornements, les savoir-agir sur autrui et sur la matière, le savoir «métaphysique» - constitue l'intériorité de ce «membre d'un collectif» qu'est la «personne» telle qu'elle est conçue par les Amazoniens. Un sujet amazonien ou un humain, en résumé, est un être qui a les propriétés corporelles, les dispositions et les aptitudes nécessaires pour développer des relations avec ses congénères. Sa subjectivité n'a pas grand-chose à voir avec cet espace privé, opaque à autrui, antérieur à tout façonnage culturel et social que nous associons à l'esprit. Son intériorité est constituée précisément par cet ensemble de choses que nous regroupons sous le terme de culture, l'essence à nos yeux d'un domaine public, partagé par tous. Alors que pour nous la culture ressortit au domaine de la convention, de la règle et de l'artifice, en un mot de la variabilité, du point de vue indigène, elle est un attribut naturel de la sociabilité d'espèce et pas du tout un choix collectif circonstances historiques ou de déterminismes issus du milieu naturel. Tout ce qui la compose est inhérent à la sociabilité partagée par les individus - fussent-ils des animaux de telle espèce, des esprits ou de simples humains - qui se reconnaissent et sont reconnus par d'autres comme semblables.
Philippe descola .par delà nature et culture
On comprendra alors qu’en Amazonie, l'ornementation corporelle est une affaire très importante car elle renvoie justement à la notion de ce qu'est la personne. Selon le principe énoncé ci-dessus, tous les sujets ont une intériorité, une psychologie, des émotions, des processus de pensée absolument identiques à ceux des humains. Quand ils sont entre eux, ils ont donc des comportements sociaux identiques aux nôtres. Simplement, ils possèdent des « habits » différents, et c'est ce qui fait que les espèces ont des apparences diverses. Ces habits, ces apparences - par exemple, le fait que les oiseaux aient une forme d'oiseau, les tapirs, une forme de tapir, etc.- sont liés au point de vue de celui qui les perçoit. Un tapir perçu par un humain est un sujet, une personne mais perçu sous une forme animale. (la réciproque est admise)
Selon le perspectivisme animiste souligné précédemment tous les êtres susceptibles de «faire sujet» arborent des dessins sur le corps.la peinture corporelle fait partie de la panoplie de l'humain. la constitution d'une chair et la perception d'une forme humaine s'enracinent dans une relation d'identité entre congénères, dans une relation de parenté -, la peinture corporelle constitue avec les parures la peau visible d'un sujet en tant que membre d'un collectif ou d'une espèce spécifiques. Tous les êtres animés potentiellement sujets sont, présumés appartenir à un collectif, à une «espèce». La peinture, et plus généralement l'ornementation corporelle, est le condensé visuel de cette culture propre à l'espèce. Pour reprendre l'exemple du jaguar, le pelage tacheté forme l'habit d'espèce du jaguar, tel qu'il est vu par ceux qu'il mange, tandis que ses peintures corporelles forment son habit d'espèce selon ses congénères. Elles sont sa robe de sujet-jaguar telle qu'elle est perçue par les membres de son collectif.
la forme-homme n'est donc pas l'apparence anatomique humaine dans sa simple nudité, mais le corps décoré, enrichi, sur déterminé par des ornements qui, pour être empruntés au monde animal et végétal, n'en ont pas moins pour fonction de rendre plus tangibles les discontinuités externes. Le travail sur la forme des corps a d'autant moins pour finalité de démarquer l'humain de l'animal en imposant sur la « nature » le sceau de la « culture » que ce sont précisément des greffes animales qui servent à cet effet. Le port de plumes, de dents, de peaux, de masques avec des becs, des crocs ou des touffes de poils permet bien de différencier grâce aux attributs mais non pas non pas l'homme de l'animal, mais diverses sortes d'espèces humaines trop semblables par leur physicalité originelle : en arborant des ornements caractéristiques, les membres de tribus voisines peuvent ainsi exhiber des écarts d'apparence analogues à ceux qui distinguent entre elles les personnes non humaines.
« D'une certaine façon, l' « habit tapir », c'est la forme sous laquelle, nous, non tapir, voyons les ornementations ou peintures corporelles des tapirs en tant qu'humains. Le tapir est un sujet. Les groupes indiens ont également des formes de peintures corporelles spécifiques à leur tribu - voire à leur sous-tribu, à leur clan, à leur lignée. Celles-ci sont littéralement des habits d'espèce, puisque chaque tribu forme à elle seule le noyau des congénères, donc la définition de l'humanité. Chaque décoration corporelle marqueuse d'identité puise dans la réserve universelle que sont notamment les peaux de boas
».Anne christine taylor.
Dans beaucoup de groupes amazoniens, l’anaconda est considérés comme la figuration concrète d'une idée très complexe et abstraite selon laquelle il existe une sorte de matrice universelle à l'origine de toutes les décorations, de tous les motifs graphiques possibles et imaginables, et en un sens de toutes les parures corporelles existantes(en référence aux mythes d’une humanité primitive avant la différenciation.cfr . article précédent). Ainsi, la peau des serpents, surtout celle des boas, est une sorte de figuration de l'idée qu'il existe un « stock » dans lequel puisent absolument toutes les espèces pour leur ornementation corporelle. Le serpent synthétise ce complexe très élaboré de peinture corporelle ou d'habit qui donne l'identité. Par exemple, la couleur des oiseaux, leur parure corporelle, vient de la même source : l'anaconda. Etre familier de ces peintures corporelles signifie pouvoir se présenter en congénère. Cette capacité est particulièrement valorisée en Amazonie parce qu'elle est la base d'une sorte de « diplomatie cosmologique ». Anne christine taylor
La peinture corporelle est donc omniprésente dans les Basses-Terres d'Amérique du Sud. Portée de façon quotidienne aussi bien que dans des contextes rituels, dans la paix comme dans la guerre, elle est plus ou moins élaborée et raffinée dans son application comme dans sa conceptualisation. Certains groupes s'ornent le corps en combinant, selon des règles savantes, jusqu'à une quarantaine de motifs géométriques distincts, tous nommés et reconnus . Des combinaisons de dessins et de couleurs constituent une signalétique sociale très précise : elles indiquent les appartenances tribales, claniques, de classe d'âge, de groupe cérémoniel, comme peuvent le faire les parures en plumasserie, mais aussi l'état relationnel dans lequel se trouve celui qui porte la peinture : veuf depuis moins de six mois, père d'un deuxième enfant âgé de moins de deux mois, convalescent d'une maladie de telle ou telle nature.
L'ornementation corporelle, qui distingue simultanément l'humain et le membre d'un collectif spécifique, emprunte ses signes principalement au monde animal. Elle privilégie trois types de matériaux : les plumes, les surfaces irisées, les dents et les griffes. En couvrant leur corps de plumes, hommes et femmes montrent qu'ils possèdent des aptitudes à la conjugalité ou à la «parentalité» telles que certains oiseaux les manifestent; en dansant collectivement avec un « habit d'espèce» homogène fait de plumes d'aras, ces Kayapo du Brésil central célèbrent leur capacité à former une communauté de semblables; en choisissant enfin des plumes jaunes plutôt que rouges ou bleues, ces mêmes Indiens affirment : «Voici des corps de telle espèce», par opposition à ceux d'une société voisine. Ainsi, un corps humain pleinement constitué apparaît comme un artefact hybride fait de morceaux de corps d'espèces naturelles, chaque élément condensant des qualités propres à l'habit particulier dont il est tiré. Ce corps réunit des aspects de tous les corps possibles, sans renvoyer à celui d'une espèce en particulier. Les coiffes et les bijoux en plumes ou en dents n'ont pas seulement une fonction expressive, celle des types de comportements prêtés aux animaux, ils permettent également de transposer aux humains la fonction de parade et surtout d'individuation que revêt pour de nombreuses espèces d'oiseaux - notamment pour les mâles - un plumage rutilant
Centrée sur les combinaisons de couleurs, la régularité et la délicatesse du travail d'agencement, l'aspect irisé des plumes ou des élytres, le brillant du duvet blanc et des particules de coquilles d'oeufs collées sur le visage, l'esthétique est convoquée pour exhiber l'importance de l'individu (et par extension celle du collectif auquel il se rattache) en même temps que son caractère unique et singulier. Les surfaces nacrées ou translucides comme le quartz, les coquillages ou les perles de verre, moirées comme les plumes ou les ailes de coléoptères sont particulièrement recherchées pour évoquer l'éclat d'un corps. Les caractères sensibles des plumes - l'abondance de couleurs, de dimensions et de formes qu'elles offrent - les prédisposent aussi à un usage symbolique Ainsi, certaines grandes coiffes circulaires figurent l'organisation spatiale d'un village de «vrais humains» vue d'en haut - du point de vue de l'aigle - en même temps qu'elles évoquent le rayonnement de la «personne» détentrice de cette perspective céleste . Les coiffes portées par les différents groupes kayapo sont par ailleurs utilisées comme blasons : chaque groupe cérémoniel, clan, moitié ou classe d'âge possède une parure spécifique - plus exactement le modèle d'une parure qui n'appartient qu'à lui - et cet habit, à la fois expressif et productif d'une corporéité commune aux membres du collectif, constitue un patrimoine jalousement gardé. Les couronnes en plumes des sociétés du Nord-Est amazonien évoquent elles aussi des corps, en l'occurrence des corps d'êtres primordiaux.
L’esthétique, la beauté sont donc « agissantes » : Dans cette perspective, les peintures faciales par exemple (pratiquées en particulier par les Jivaro) auraient aussi pour fonction à la fois de modeler culturellement et d’aiguiser des sens relationnels, c’est-à-dire des organes de perception et de communication. L’accentuation de la bouche renverrait ainsi à la forte valorisation, dans cette culture, de compétences discursives ; la maîtrise de manières de parler, la capacité à tenir sa place dans les dialogues rituels, à influencer autrui par son discours, tout cela forme en effet un élément central du prestige ou du pouvoir reconnu à un homme. Dans le même ordre d’idées, le soulignement ou l’encadrement des yeux viserait tout à la fois à rehausser la faculté de vision et à signaler une capacité acquise dans ce domaine, étant donné le rôle que jouent dans cette société les expériences visionnaires.
Au demeurant, les motifs se retrouvent sur des objets : la décoration géométrique des poteries, de la vannerie, des étoffes peintes ou tissées représente presque toujours de façon plus ou moins stylisée les peintures corporelles des esprits ou des animaux .Le rôle de l'art «décoratif» associé aux objets fonctionnels est surtout de déclencher des processus de visualisation : I image qui compte, c'est celle que chacun se fait mentalement, pas celle matérialisée dans le graphisme. Celui-ci n'est qu'un moyen de mettre en branle une forme d'imagination dédiée à la représentation de corps sous toutes leurs facettes possibles
Par conséquent, être capable de reproduire des motifs signifie posséder un savoir particulier, et donc une familiarité particulière avec les animaux qui possèdent ces décorations. Connaître les peintures propres aux autres collectifs, c'est donc connaître l'apparence spécifique qu'offrent les autres à leurs parents, connaître en somme leur face cachée. Ce type de savoir forme une composante essentielle de la «science» indienne.
porter les motifs d'une certaine espèce permet de s'identifier à cette société-là et de signaler sa non-appartenance, dans un contexte et pour un temps donné, à son propre collectif. Si les femmes Achuar (jivaro) se peignent des motifs sur le visage lorsqu'elles vont travailler dans les jardins , c'est pour s'assimiler aux populations végétales avec lesquelles elles interagissent et apparaître à ces dernières sous un jour familier. Cette logique se retrouve dans des contextes rituels, lorsqu'il s'agit de faire venir des esprits (ou d'en figurer) pour interagir avec eux. En se peignant, en s'ornant ou en arborant des masques en fonction d'un certain modèle d'apparence, le groupe qui réalise le rituel dit en substance aux esprits : «Voyez, nous ne sommes pas pour vous des étrangers, des autres; nous portons vos habits, nous sommes donc vos parents. »
Cependant, la peinture corporelle va au-delà du monde de la sociabilité et de la proximité parentale. Elle peut indiquer d’autres relations. L'absence de peinture est tout aussi parlante que le port de motifs élaborés, dans la mesure où elle indique un état d'« invisibilité cosmologique». Cet état peut être recherché lorsqu'une personne se sent menacée par des tentatives d'affiliation émanant d'un collectif ennemi - par exemple en cas de maladie. Dans cette situation, elle perçoit sur elle le regard des autres, qui menace de la faire basculer dans une position de proie. Elle tente donc de se rendre invisible en s'abstenant d'endosser son habit d'espèce, de telle sorte qu'elle ne puisse être reconnue ni catégorisée. choisie, éventuellement renforcée par la réclusion dans un espace séparé de l'univers domestique parental . Une manière distincte de se rendre invisible est de recouvrir entièrement le corps d'une couche de peinture noire. La couleur fait ici office d'écran, elle cache le corps qu'elle revêt et le rend indécelable aux Ennemis. Ou bien on fait exactement le contraire, c'est à dire qu'on enlève tout, pour se rendre invisible : le corps nu. Sans peinture, on devient hors-espèce, donc on n'est pas identifiable.
L'autre modalité essentielle d'apparence à laquelle s'opposent les peintures indiquant un état de sujet ou de parent est celle associée aux peintures de guerre et de chasse. Ces motifs-là se distinguent des «dessins d'humains» par une couleur différente - par exemple le noir par contraste au rouge ou au bichromatique - et par un tracé distinct. La peinture de guerre signale une corporéité non humaine, intégralement prédatrice, aussi bien aux yeux des victimes pourchassées qu'à ceux des parents des guerriers.
« Avant de partir à la guerre, par exemple, un guerrier peut dire : « mon corps devient plus intense, je suis comme le boa, j'étrangle mes victimes, mon venin agit sans coup férir ». Ce sont des manières d'induire, à titre transitoire, des états corporels proches de ceux des serpents. L'assimilation au jaguar est également fréquente. il n'y a d’alleurs jamais d'imitation directe. Ce sont toujours des versions très stylisées, retravaillées, et souvent, combinées. On prend des motifs inspirés, peut-être lointainement, de telle peau, en mélangeant volontiers plusieurs espèces : des taches qui renvoient au jaguar, des losanges qui évoquent les écailles du serpent, pour composer une corporalité hybride qui partage des propriétés de tous ces êtres surpuissants. C'est une manière d'exprimer et d'induire l'état de corporalité d'un non-humain hyper prédateur, dans lequel on traitera sa victime exactement comme un serpent le ferait.. »ANNE CHRISTINE TAYLOR.
On connaît ainsi, depuis les travaux de Claude Lévi-Strauss puis de Philippe Descola, la dimension hautement symbolique des parures corporelles des peuples amazoniens. Ne constituent-elles pas le moyen idéal pour transcender la simple condition d'êtres humains? Comme si les Indiens, insatisfaits de leur existence terrestre, s'ingéniaient à repousser toujours plus loin les frontières des apparences, réinventant sans cesse de nouveaux langages, de nouvelles parures. Aux plumes et aux peintures corporelles échoit ainsi l'extraordinaire pouvoir de renouer les liens originels qui soudaient, autrefois les différents règnes : l'animal, le végétal, et l'humain. Nul caractère fortuit, là encore, dans ces assemblages de pictogrammes et de signes accessibles aux seuls membres de la tribu. Les peintures corporelles délivrent une kyrielle d'informations sur le rang, le sexe, l'âge mais aussi le statut - ou non - d'initié. Car au-delà du message esthétique - intimement lié, cependant, à la notion d'efficacité - se «lit» un langage métaphorique d'une grande complexité. Le choix des couleurs est tout sauf innocent. Ainsi, les dessins sous-jacents tracés à l'aide d'un pigment noir assurent une première phase de socialisation. Se superposant à ce graphisme élémentaire, une couche de peinture rouge est généralement destinée à conférer de l'énergie, à charger d'une force vitale biologique et psychique la part sensorielle et intellectuelle de la personne. Comme si l'on superposait à la peau primordiale et brute de l'individu - celle dont il a hérité à la naissance - une seconde peau « sociale » revêtue des motifs créés puis standardisés par l'ensemble de la communauté.
En conclusion il existe toute une série de différences concernant la notion de sujet, telle qu'elle est conçue en Occident et dans les ontologies indiennes .Pour nous, l'intimité du sujet, son noyau le plus central, se situe en amont de la culture, et cela rend le sujet universel, mais la forme d'intériorité qu'il synthétise est toutefois réservé aux seuls humains. Pour les Indiens, le sujet est par principe «culturel», mais cette inscription dans l'ordre de la culture loin de limiter la qualité de personne aux seuls Indiens telle ou telle «tribu», est au fondement d'une distribution de subjectivité qui déborde largement l'espèce humaine. . Ainsi, tous les sujets se ressemblent : du point de vue leur qualité de sujet, et donc de leur subjectivité, ils sont identiques, qu'ils soient animaux, plantes ou esprits. Ils différencient par leur «physicalité», par le monde de relations que leur offrent les ressources de leur corps d'espèce(qu’on peut élargir par métamorphose).
La métaphysique des Indiens d'Amazonie présente donc une configuration inverse de celle qui sous-tend nos propres conceptions du monde : l'identité entre humains non-humains ne renvoie pas à la nature, comme c'est le cas chez nous (nous acceptons d'avoir en commun avec les animaux une part «naturelle» de bestialité), elle repose sur le partage de la même culture. Selon les mythes, l’humanité serait une modalité d’existence ouverte à tous les animés (l’etat humain précède la spéciation et tous en sont issus) . la spéciation donne un corps par défaut mais l’état initial rend les métamorphoses et les « voyages » possibles. Le corps n’est donc pas une forme stable propre à une espèce paticulière,mais l’expression d’un rapport entre semblables :il constitue un « habit d’espèces » composé de marques d’identité et de marques de dispositions relationnelles.il n’est pas donné mais produit ,fabriqué par le travail parental. le résultat est condensé dans les parures et les ornements ; ceux-ci sont les attributs des « vraies personnes ».ils expriment ce qu’est un corps pleinement humain ,doté de ressources corporelles variées et en possibilité d’interaction avec l’autre. .Au-delà du choix des « modèles » généralement géométriques - triangles, quadrilatères ou ocelles -, l'intention reste la même : conférer à la personne ainsi peinte son statut d'être humain.
« II faut pénétrer dans la maison des hommes pour mesurer l'activité dépensée par ces robustes gaillards à se faire beaux; dans tous les coins, on découpe, on façonne, on cisèle, on colle; les coquillages du fleuve sont débités en fragments et vigoureusement polis sur des meules pour faire les colliers et les labrets ; de fantastiques constructions de bambou et de plumes s'échafaudent. Avec une application d'habilleuse, des hommes à carrure de portefaix se transforment mutuellement en poussins, au moyen de duvet collé à même la peau » (Tristes Tropiques, Pion, 1955).
« voilà comment ils sont beaux : la peau cuivrée tirant sur le rouge, de beaux visages, des nez beaux et bien faits. Ils sont nus sans rien pour se couvrir: ils ne se soucient nullement de cacher ou de montrer leurs parties honteuses; ils ont sur ce point la même innocence que pour ce qui est de montrer leur visage. L'un comme l'autre avaient la lèvre inférieure percée, avec chacun un ornement blanc en os passé dedans [...]. Leurs cheveux étaient coupés, mais coupés court plutôt que ras, et tondus jusqu'au-dessus des oreilles ; et l'un d'eux portait sous ses mèches d'une tempe à l'autre par-derrière une sorte de perruque de plumes jaune qui pouvait avoir une coudée de long, très épaisse et très touffue, qui lui couvrait la nuque et les oreilles. » Pedro Vaz de Caminha à l'attention du roi du Portugal. (XVIème siècle).
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