"A son apparition, la Sorcière n'a ni père,
Ni mère, ni fils, ni époux, ni famille.
C'est un monstre, un aérolithe,
Venu d'on ne sait où.
Qui oserait, grand Dieu ! en approcher ?
Où est-elle ?
Aux lieux impossibles,
Dans la forêt des ronces, sur la lande,
Où l'épine, le chardon emmêlés,
ne permettent pas le passage.
La nuit, sous quelque vieux dolmen.
Si l'on y trouve, elle est encore isolée
par l'horreur commune ;
elle a autour comme un cercle de feu.
Jules Michelet, La Sorcière
La sorcellerie peut être définie comme la croyance selon laquelle le malheur inexpliqué est dû à l’intention maléfique d’individus dotés de pouvoirs surnaturels. Le terme est communément utilisé pour désigner l’ensemble des effets néfastes (accident, mort, infortunes diverses) qui résultent de l’activité de ces personnes malveillantes (Favret-Saada).. Si des croyances de ce type existent aux quatre coins du monde, peu de travaux ont tenté de rendre compte de cette très large diffusion. Bien que les anthropologues soient très prudents lorsqu’il s’agit de comparer des phénomènes appartenant à des cultures différentes, ils admettent généralement, avec plus ou moins de nuances, son caractère universel.
« Que seule la société existe, c'est ce dont témoigne à sa manière l'existence historique des figures de la sorcellerie : elles ne se donnent jamais en effet, comme une trop rapide analyse pourrait le faire croire, pour la négation du social, mais bien plutôt comme le secret ou l'un des secrets de son fonctionnement. Elles prennent en charge le malheur et la violence des hommes. Mais, ambiguës à force d'évidence, elles se dérobent à l'analyse qui voudrait en rendre compte pour au moins deux raisons. Sur elles, d'abord, se croisent, se combinent en se masquant l'une l'autre, la dimension de l'imaginaire et celle du symbolique : imaginaire du sorcier dont l'idée hante l'individu qui en peut tout attendre à tout instant et craint de se laisser prendre dans une relation duelle dont il ne percevra jamais clairement que l'un des termes, l'angoisse de son corps vaincu ; système symbolique de la sorcellerie qui rabat les figures de l'angoisse sur celles du social, prévenant toute solution de continuité entre l'ordre individuel et l'ordre collectif, entre la pensée du désordre et la nécessité de la loi — pensée logique et rétrospective, réductrice et apaisante dont la pleineévidence ne se manifeste toutefois qu'une fois l'or-dre rétabli, une fois tues les plaintes et les accusations, réglés tous les comptes.
Ambiguës, les figures de la sorcellerie le sont aussi parce qu'elles se laissent aborder de points de vue différents et que la différence des perspectives, lorsqu'elle recoupe celles des moments historiques, caractérisés notamment par la présence ou l'absence du regard monothéiste et, spécialement, chrétien sur ces mêmes figures, risque de dissimuler l'unité profonde de leur objet dans le jeu d'ombres qu'elles font porter sur lui. » Marc auge le genie du paganisme
L’anthropologue qui a sans doute le plus marqué l’étude de la sorcellerie est Evans-Pritchard(
Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandé). Cet ouvrage classique va à l’encontre de nombreuses thèses développées par l’ethnologue français Lucien Lévy-Bruhl sur la mentalité des « primitifs » et leur mode de raisonnement « prélogique », que Lévy-Bruhl oppose à la mentalité rationaliste des sociétés occidentales. Evans-Prichard démontre que les croyances en apparence irrationnelles relatives à la sorcellerie ou à la divination sont en fait systématiquement liées entre elles : les croyances procèdent d’une fonctionnalité proche d’une forme de rationalité caractéristique de la civilisation occidentale. Il a en effet mis en évidence un trait fondamental de la sorcellerie : son lien au malheur inexpliqué. la sorcellerie représente pour les Azandé, l’équivalent d’une théorie du malheur, elle a pour fonction d’expliquer le contingent, l’accidentel, l’incompréhensible, c’est donc une sorte de philosophie naturelle de secours par laquelle les relations entre les hommes et les événements sont appréhendées. Lorsque leurs connaissances empiriques peinent à rendre justice d’un événement tragique, les Azandé attribuent la raison de leurs infortunes à des agents maléfiques. Plus spécifiquement, la sorcellerie, en tant que système explicatif, fournit le lien entre deux séries causales indépendantes. Par exemple qu’un homme succombe après avoir été écrasé par un arbre : l’explication portera sur la coïncidence entre le passage de l’homme à cet endroit précisément au moment où l’arbre s’écroule, frappé par la foudre. La sorcellerie explique ainsi pourquoi un événement nocif touche une personne particulière à un moment donné. Cette explication ne vise donc pas forcément à relier les faits de manière interne : elle renvoie à une intention extérieure qui leur donne sens. Un autre trait important mis en évidence par Evans-Pritchard concerne la portée pragmatique de la sorcellerie. L’explication d’un malheur inexpliqué est en effet accompagnée d’une réaction socialement orchestrée : la recherche du responsable s’organise, des oracles sont consultés et, si l’origine maléfique de l’événement est confirmée, une procédure de réparation peut être envisagée. Le discours sorcier a donc l’avantage de fournir une réponse à la nocivité : la colère peut s’exprimer et le désir de vengeance être satisfait .
L’extension d’études hors de l’Afrique tend à confirmer la présence, au sein de cultures très éloignées les unes des autres, d’un ensemble de croyances qui attribuent la responsabilité de malheurs inexpliqués aux intentions malfaisantes d’individus munis de pouvoirs surnaturels. Afin de déterminer l’universalité de telles représentations, il convient dès lors de se demander si ces conceptions sont compatibles avec celles qui ont existé en Europe.
Ainsi L’enquête ethnographique de Jeanne Favret-Saada menée dans le bocage normand (les mots, la mort, les sorts. gallimard)de la fin du XXe siècle a d’ailleurs montré à quel point la croyance dans la sorcellerie, bien que déniée, est encore puissamment ancrée dans les esprits . Elle y découvre une gestion du malheur à répétition à base d'envoûtements, d'emprises et de » mauvais sorts » . Mais surtout, elle apprend (à ses dépens parfois) qu'on ne peut parler de ces choses-là sans en devenir l'acteur ou la victime. Car la sorcellerie n'a peut-être pas de cause observable, mais elle obéit à une loi de symétrie : on ne peut lutter contre le malheur qu'en désignant un auteur et en le faisant attaquer par un tiers..
L’auteur a en même temps montré les difficultés et les cercles épistémologiques qui rendaient difficiles son étude. Pour Jeanne Favret-Saada, l’anthropologue est, face à la magie, confronté à une alternative redoutable : ou bien il se tient à distance de cette croyance et ne sera jamais en mesure de comprendre véritablement ce jeu de langage qu’est magie, ou bien l’anthropologue devient lui-même un acteur de cette croyance et ne sera pas en mesure de répondre aux exigences de la démarche scientifique (distinction entre l’objet et le sujet, conditions de recueil de l’information, etc.). On ne peut y entrer sans risquer d'être " pris " soi-même. Pris dans un réseau de mots qui sont autant d’actes. L’ethnologue qui veut comprendre ne peut qu’être affecté. . Malmenée et prise par les sorts sur le terrain de son ethnographie bouleversante du Bocage ensorcelé, elle s’en revient riche d’une réflexion sur la modalité d’« être affectée » comme dimension centrale de toute enquête ethnologique, au fondement possible d’une nouvelle anthropologie.
« De la sorcellerie, on savait donc seulement que c'était inconnaissable : à cela se réduisait l'état des connaissances sur le sujet quand je suis partie sur le terrain. La première question que je m'y suis posée, rencontrant des paysans qui n'étaient ni crédules ni arriérés, fut alors celle-ci : la sorcellerie, est-ce que c'est inconnaissable, ou est-ce que ceux qui le prétendent ont besoin de n'en rien savoir pour soutenir leur propre cohérence intellectuelle? est-ce qu'un « savant » ou un « moderne » a besoin pour se conforter du mythe d'un paysan crédule et arriéré .
Les sciences sociales se donnent pour objet de rendre compte de la différence culturelle. Mais est-ce le faire que de postuler ainsi un paysan à qui est déniée toute autre réalité que de constituer l'image inversée du savant?
La description qui est donnée à ce propos du paysan (et de son « pays », qui le détermine) est commandée par des règles stylistiques particulières, destinées à produire l'impression qu'il est inapte à saisir les relations de causalité. La sorcellerie est présentée comme une théorie aberrante à laquelle les paysans peuvent s'autoriser d'adhérer parce que c'est la théorie locale. Le travail du folkloriste consiste alors à marquer la différence entre sa propre théorie (laquelle par ailleurs est « vraie ») et celle du paysan, laquelle est seulement une croyance .
Qui ne voit la difficulté qu'il y aurait à postuler ainsi l'existence de deux théories physiques incompatibles, correspondant à deux âges de l'humanité? Faut-il trente mois de travail sur le terrain pour s'autoriser à dire que le paysan n'est pas plus inapte qu'un autre à manier les relations de causalité et pour suggérer l'hypothèse que la sorcellerie ne se réduit pas à une théorie physique, bien qu'elle invoque, en effet, un certain type de causalité. » J'ai commencé par étudier les représentations du malheur biologique qui s'expriment dans les conversations courantes : la mort, la stérilité, les maladies des bêtes et des gens. Elles sont avant tout marquées par l'opposition entre le malheur ordinaire et son extraordinaire répétition.
Dans le Bocage, comme ailleurs en France, les malheurs ordinaires sont expliqués un par un : une maladie et une seule, la perte d'une bête, une faillite, une mort même n'entraînent que des réactions ordinaires.
L'attaque de sorcellerie, elle, met en forme le malheur qui se répète et qui atteint au hasard les personnes et les biens d'un ménage ensorcelé : coup sur coup, une génisse qui meurt, l'épouse qui fait une fausse couche, l'enfant qui se couvre de boutons, la voiture qui va au fossé, le beurre qu'on ne peut plus baratter, le pain qui ne lève pas, les oies affolées ou cette fiancée qui dépérit... Chaque matin, le couple s'angoisse : « Qu'est-ce qui va 'core arriver? » Et régulièrement, quelque malheur advient, jamais celui qu'on attendait, jamais celui qu'on pourrait expliquer.
Quand le malheur se présente ainsi en série, le paysan adresse une double demande aux gens de savoir : demande d'interprétation, d'abord; demande thérapeutique, ensuite.
Le médecin et le vétérinaire lui répondent en déniant l'existence d'une série : les maladies, les morts et les pannes ne s'expliquent pas avec les mêmes raisons, ne se soignent pas avec les mêmes remèdes. Dépositaires d'un savoir objectif sur le corps, ils prétendent éliminer séparément les causes du malheur : désinfectez donc l'étable, vaccinez vos vaches, adressez votre femme à un gynécologue, donnez un lait moins gras à votre enfant, buvez moins d'alcool... Mais quelle que soit l'efficacité du traitement au coup par coup, elle est incomplète aux yeux de certains paysans, car elle affecte la cause et non l'origine de leurs maux. L'origine, c'est toujours la méchanceté d'un ou plusieurs sorciers, affamés du malheur d'autrui, dont la parole, le regard et le toucher ont une vertu surnaturelle. les mots ,la mort les sorts
A première vue, une différence importante distingue pourtant les formes que la sorcellerie a prises en Occident alors que cette dernière semble « domestiquée » et socialement régulée dans les sociétés traditionnelles. Outre le mépris formulé plus haut des superstitions et crédulités paysannes, l’histoire européenne a connu, entre le XVe et le XVIIIe siècle, des flambées d’une violence inouïe. L’Eglise envoya aux quatre coins de l’Europe des inquisiteurs qui, en soumettant les suspects à la question, leur faisaient avouer leur adoration pour le diable et leur participation à des banquets sataniques ( Cette affiliation avec des divinités sataniques, d’une part, et le déluge de violence que les autorités ont abattu sur les « sorciers », d’autre part, pourraient suggérer une spécificité occidentale difficile à ramener aux cas évoqués plus haut. Toutefois, il est de plus en plus admis par les historiens que la chasse aux sorcières a en fait résulté de circonstances économiques, politiques et religieuses tout à fait spécifiques : par exemple, l’émergence du personnage de la « sorcière » est à inscrire dans un contexte social mouvementé où une redistribution du pouvoir s’est opérée à l’échelle locale. Ainsi les nouveaux notables, dont la richesse introduisait un déséquilibre dans la communauté, se seraient emparés d’une arme idéologique – mise au point par l’Eglise lors de ses luttes contre les hérétiques – afin de montrer leur puissance à une communauté potentiellement envieuse
Néanmoins, la réinscription de ces attributions diaboliques dans un contexte répressif et l’usage stratégique ou intéressé de cette démonologie ne doivent pas masquer l’existence d’un fond de croyances beaucoup plus ancien qui était très largement partagé en Europe, et même sur le continent eurasiatique(chamanisme) Cet aspect n’a jamais été vraiment pris en compte et la dénonciation des persécutions (pendant les Lumières par exemple) stigmatisait le fanatisme des persécuteurs sans obligatoirement considérer l’existence d’une véritable culture populaire partagée par « sorciers et sorcières ».
L’universalité de la sorcellerie reste en outre attribuée soit à des archétypes immémoriaux soit à une logique structurelle inconsciente ,une « pensée sauvage ».
En fait, les tentatives les plus novatrices ont été entreprises par des historiens, qui ont proposé une solution génétique en vue de rendre compte de la similarité des croyances. Déjà Michelet pensait que la sorcellerie du Moyen Age renvoyait en fait à un culte de la fertilité très populaire avant que le christianisme ne s’impose en Europe .Une hypothèse similaire a été défendue par Margareth Murray qui, inspirée par les travaux de Fraser, pensait que les sabbats n’étaient rien d’autre qu’un culte de la fertilité qu’elle nomma la « religion de Diane » Mais, plus récemment, c’est Carlo Ginzburg qui a le mieux défendu ce type d’arguments ,en combinant de manière originale structuralisme et histoire et en s’appuyant sur une méthode qui relevait plus de l’art du chasseur aborigène ou de l’enquète policières que des caractéristiques habituelles du discours savant. Seule cette méthode qui prenait au sérieux les croyances populaires permettait de trancher le cercle épistémologique énoncé par favret-saada
Carlo Ginzburg est né à Turin (Italie) en 1939. Professeur d’histoire moderne, après avoir enseigné à l’université de Bologne, il enseigne depuis 1988 à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA). Il est considéré comme un représentant important de la méthode « micro historique . Spécialiste des procès de l’Inquisition il se fait connaître en Italie au début des années 1970 comme historien de la sorcellerie et des mentalités populaires.. Sa vocation d'historien ne le fera jamais renoncer aux autres disciplines, en particulier l'histoire de l'art qu'il pratique et approfondit au Warburg Institute de Londres .Il a reçu le Prix Aby Warburg en 1992 et reste inspiré par celui-ci(les survivances). Parmi ses livres, traduits dans plus de vingt langues :
Les batailles nocturnes; Le fromage et les vers; Enquête sur Piero della Francesca; Mythes, emblèmes, traces; le sabbat des sorcières; Le juge et l’historien; A distance; Rapports de force; Nulle île n’est une île.
La micro histoire est un courant historiographique qui s'est développé en Italie et dans les travaux anglo-saxons depuis les années 60
Aux grands panoramas évolutionnistes, les micro historiens opposent des cas singuliers choisis pour leur capacité à mettre à l'épreuve des modèles généraux, et à faire apparaître en contrepoint des mécanismes sociaux répétables. A partir de l' « exceptionnel normal » ils verront dans les cas marginaux la pointe extrême extrême d'un ensemble de causalités générales, que l'exceptionnalité même permet de plus sûrement révéler. La pratique de l'historien de l'art dans ses expertises, celle du psychanalyste dans sa démarche interprétative, jusqu'à celle du détective dans ses enquêtes, relèvent de ce « paradigme indiciaire », qui trouverait son origine dans l'art des chasseurs du néolithique, déchiffrant la séquence de traces laissées par une bête. Dans la suite de ses travaux, les détails, les écarts, les marginaux - avec ce qui est apparemment insignifiant, secondaire - envahissent le devant de la scène, ce qui inverse la perspective de la démarche historienne traditionnelle. Ainsi les procès de l’inquisition vont ils constituer par exemple un moyen d'accéder à la culture populaire, encore fortement imprégnée, à la fin du Moyen Age, de rites et de mythes païens.
Le procès pour Ginzburg est d’abord une entrée en matière : un moyen d’accéder à l’existence d’hommes et de femmes ignorés par une historiographie traditionnelle pour laquelle il n’y eut longtemps d’individus que ceux dont l’histoire se confondait avec la geste des États. Dans les archives de l’Inquisition, Ginzburg entrevoit quelque chose de ces hommes qui n’ont laissé de trace qu’en y laissant leur peau. Dans l’ensemble de ces vies qui nous parviennent à travers le prisme déformant du regard des inquisiteurs, il sélectionne les procès exceptionnels où les catégories des juges sont débordées, où se noue un dialogue improbable entre des experts en rituel sabbatique et des accusés qui ne se reconnaissent pas dans leur discours - et qui invoquent pour le dire d’autres savoirs que les savoirs du pouvoir. Aux moyennes, Ginzburg préfère les irrégularités, ces « fissures » où l’historien voit affleurer des croyances, des cultures et des savoirs arasés.
« Sur la sorcellerie nous ne disposons que de témoignages hostiles, qui proviennent de démonologues, d'inquisiteurs et de juges, ou qui ont été filtrés par eux. Les voix des accusés nous arrivent étouffées, altérées et déformées ; dans de nombreux cas elles ne nous sont pas parvenues du tout. D'où — pour qui ne veut pas se résigner à écrire pour la énième fois l'histoire du point de vue des vainqueurs — l'importance des anomalies, des fissures qui s'ouvrent parfois (très rarement) dans la documentation, et viennent en fêler la cohésion. L'écart durable qui existe entre les récits des accusés et les stéréotypes des inquisiteurs laisse affleurer une couche profonde de mythes paysans, vécus avec une intensité extraordinaire »
Le Fromage et les Vers et les batailles nocturnes sont devenus ainsi les ouvrages emblématiques de la micro histoire .
Au XVIe siècle, Menocchio, meunier d'un petit village du Frioul, fut conduit au bûcher en raison de ses conceptions métaphysiques, jugées hérétiques par les tribunaux de l'Inquisition. A l'aide de ce qu'il appellera sa « méthode indiciaire », l'historien italien étudie avec minutie les dossiers des procès tenus contre Menocchio, qui nous livrent « un riche tableau de ses pensées, de ses sentiments, de ses rêveries et de ses aspirations ». L'ouvrage constitue en fait une passionnante enquête où l'auteur montre comment le meunier se construit une vision personnelle du monde qui scandalise les autorités ecclésiastiques Le meunier a beaucoup lu et défend la tolérance en se réclamant d'une anecdote trouvée dans une édition non expurgée du Décaméron, la fable des trois anneaux. Son procès ne met plus aux prises l'Église qui dicte sa doctrine et un opprimé voué à l'obéissance et à la mort, mais un inquisiteur dérouté et le défenseur d'une culture archaïque nourri de lectures nouvelles.: « Tout était chaos, c'est-à-dire terre, air, eau et feu ensemble ; et que ce volume fit une masse, comme se fait le fromage dans le lait et les vers y apparurent et ce furent les anges... » A travers le discours produit par Menocchio devant ses juges, on découvre comment la lecture d'ouvrages qui circulent à l'époque (Bible en langue vulgaire, Décameron, etc.) est interprétée par le protagoniste à partir d'un ensemble de croyances paysannes.
« Vous évoquez le problème de l’affrontement entre culture des élites et culture paysanne que l’on peut reconstituer à travers un procès d’inquisition. Lorsque j’ai commencé à travailler sur ces procès d’inquisition, j’ai d’abord essayé d’examiner la portée de cet affrontement. Mais il y avait le filtre des documents, et c’est justement ce filtre qui trahissait un rapport asymétrique, puisque l’inquisiteur posait des questions et les réponses étaient retenues par écrit par un greffier aux ordres de l’inquisiteur. Cette asymétrie néanmoins laissait poindre des bribes, même déformées, qui permettaient une reconstitution de ces cultures orales. Ce pari d’intelligibilité d’une culture paysanne, à travers des sources écrites par des persécuteurs, imposait une réflexion sur la méthode. J’ai donc travaillé sur ces procès à partir de points de vue différents. L’idée consistait donc à travailler sur les archives de la répression pour accéder, justement, à l’objet de cette répression. Un autre pari consistait à utiliser un procès exceptionnel, comme celui contre Menocchio dont les dossiers des deux procès successifs nous sont parvenus.Ce cas exceptionnel pouvait se révéler de plus large portée, comme y invitait ce mot d’ordre lancé par Edoardo Grendi, qui vient de disparaître : « l’exceptionnel normal » [il y a des attitudes et des comportements qui sont répandus dans le corps social, et sont donc normaux, mais auxquels nous n’accédons que par des témoignages écrits qui les présentent comme exceptionnels. Mais il y a aussi autre chose dont je me suis rendu compte après coup : il est possible de connaître les comportements normaux en partant de l’étude de certains cas présentés comme exceptionnels. Qu’est-ce que cela veut dire ? Si on part des normes, on ne peut pas prévoir la gamme des infractions multiples et variées qu’elles peuvent engendrer. Tandis que toute infraction, toute exception, implique d’une façon intrinsèque la norme. Cela veut dire que, du point de vue cognitif, et j’insiste bien du point de vue cognitif, s’il y a une asymétrie entre norme et exception, l’exception est plus riche que la norme parce que la norme y est systématiquement impliquée.
Dans les batailles nocturnes L’objet est un ensemble de croyances populaires qui sous effet de pressions particulières s’identifièrent progressivement à la sorcellerie .Mais ces croyances ont abord de l'intérêt en elles- mêmes. Ginzburg fait ici revivre l'étrange secte agraire des "Benandanti" ; ces « bons » sorciers frioulans contemporains de nos guerres de Religion. Ce mot aux étymologies incertaines désigne des paysans qui dans de mystérieuses batailles nocturnes en allaient affronter ceux qui faisaient le mal .Ils se battaient par amour des récoltes tout en s’affirmant chrétiens .Armés chacun d'une tige de fenouil, ils se rendaient en rêve, ou pendant un délire semi-onirique, jusqu'à la vallée des magiciens : là, fenouil en main, ils livraient bataille aux mauvais sorciers, qui brandissaient des tiges de sorgho pour se défendre. Ces combats bizarres se mènent donc en esprit en abandonnant leur corps inanimé et ils restent longtemps indécis.
Il ne les brûle pas, ni ne les torture. Fort de ses propres systèmes, il essaye pourtant de leur faire avouer que les "batailles nocturnes" sont simplement les rééditions frioulanes du classique "sabbat » pour faire entrer leurs confessions dans le cadre traditionnel de la sorcellerie. La figure du sorcier qui ne saurait plus être bon est un repère commode pour fixer ces per sonnages inclassables.
Découvreur d'une religiosité non chrétienne, liée à la fécondité agricole et aux croyances dangereuses en l'au-delà, Carlo Ginzburg va opérer à partir des procès des benandanti, une reconstitution fantastique d’une culture éclatée aux quatre coins de l’Europe tout en offrant une érudition scrupuleuse. Le discours savant(psychiatrique ou anthropologique) qui a succédé à celui des inquisiteurs ne voit au mieux quant à lui qu’épilepsie, hystérie, maladies nerveuses ou actions des hallucinogènes.
« Les attitudes religieuses et la mentalité, au sens large, de la société paysanne frioulane, de la fin du XVIe siècle au milieu du XVIIe sont ici analysées d'un point de vue bien défini : l'histoire d'un ensemble de croyances populaires qui, sous l'effet de pressions particulières, s'identifièrent progressivement à la sorcellerie. Cette affaire restée inconnue jette une nouvelle lumière sur le problème général de la sorcellerie et de sa persécution.
L'analyse des documents fait apparaître une multiplicité d'attitudes individuelles. A trop y insister, nous risquions de tomber dans un excès de pittoresque, mais nous avons préféré courir ce risque plutôt que d'abuser de termes vagues et génériques comme ceux de « mentalité » ou de « psychologie collective ». Ces témoignages frioulans présentent, en fait, un continuel entrelacement de tendances appartenant à la longue durée et de réactions purement individuelles, voire inconscientes. Attitudes singulières dont l'histoire, en apparence, semble impossible à écrire et sans lesquelles, en réalité, l'histoire des « mentalités collectives » n'est plus qu'une succession de tendances et d'orientations aussi abstraites que désincarnées.
Nous sommes accoutumés à considérer les confessions des sujets accusés de sorcellerie comme le fruit de la torture et des suggestions imposées par les juges, en leur niant, par là-même, toute spontanéité. Les recherches fondamentales de J. Hansen ont montré, plus précisément, comment l'image de la sorcellerie diabolique, avec son cortège d'accessoires - pacte avec le diable, sabbat, profanation des sacrements - s'est peu à peu élaborée du milieu du XIIIe siècle au milieu du XVe, sous l'influence des théologiens et des inquisiteurs, pour être ensuite diffusée à travers traités, sermons et illustrations, dans toute l'Europe, puis au-delà de l'Atlantique. Cette diffusion -ou plutôt l'imposition du schéma inquisitorial aux croyances préexistantes - s'actualisa de façon particulièrement dramatique au cours même des procès. Deux instruments déjà mentionnés, la torture et les interrogatoires « suggestifs », modelèrent les confessions des accusés. La richesse exceptionnelle des documents frioulans permet de reconstruire ce processus avec beaucoup plus de précision et de clarté. Ils révèlent comment un rituel aux caractères nettement populaires comme celui qui s'organisait autour des benandanti s'est progressivement modifié sous la pression des inquisiteurs pour revêtir finalement les traits de la sorcellerie traditionnelle. Cette discordance, cet écart entre l'image proposée par les juges au cours des interrogatoires et celle fournie par les accusés, permettent d'atteindre une couche de croyances spécifiquement populaires, déformées puis interprétés autrement.
Notre recherche apporte donc des documents susceptibles d'enrichir la voie tracée par Hansen. Sa principale nouveauté réside en la contribution - aussi limitée soit-elle - qu'elle peut offrir à la compréhension du sens et de la nature de la sorcellerie populaire, distincte des schémas savants d'origine inquisitoriale.
La polémique « des lumières » s'était à juste titre désintéressée des confessions des sorcières, pour démontrer avant tout la barbarie d'une persécution irrationnelle. Les récits des sorcières n'étaient plus que fantasmagories absurdes ou confessions arrachées par la férocité de juges superstitieux. Les recherches érudites de la seconde moitié du XIXe siècle fournirent un premier essai d'interprétation : les confessions des accusées étaient généralement considérées comme le fruit d'hallucinations provoquées par l'usage d'onguents à base de stupéfiants, ou produites par des états pathologiques, notamment hystériques. Mais les travaux les plus sérieux et les plus documentés s'employèrent surtout à démonter les mécanismes de la persécution, dans le cadre d'une polémique anticatholique ou anticléricale plus ou moins avouée. limitée soit-elle, elle peut servir d'hypothèse à des recherches ultérieures. De toute façon, l'existence de cet ensemble de croyances en une zone clé implique dès maintenant, me semble-t-il, de nouvelles hypothèses sur les origines populaires de la sorcellerie.CARLO GINZBURG LES BATAILLES NOCTURNES
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