En 1952 cl levi strauss publiait un texte dans les Temps Modernes :le père noël supplicié ».ce texte est moins connu puisque l’auteur ne l’a pas fait figurer dans anthropologie structurale(mais fit l’objet d’un tirage à part aux éditions sables) . Cette étude démontre pourtant, comment à partir d’un fait divers ,l’anthropologie se tient aux carrefours de données différentes :actualités, histoire, folklore et structures symboliques.
Le titre avait été inspiré à l'auteur par un événement récent de l'actualité. Le 24 décembre 1951, un mannequin du Père Noël avait été brûlé sur le parvis de la cathédrale de Dijon.
« Le Père Noël a été pendu hier après-midi aux grilles de la cathédrale de Dijon… et brûlé publiquement sur le parvis
. Cette exécution spectaculaire s'est déroulée en présence de plusieurs centaines d'enfants des patronages. Elle avait été décidée avec l'accord du clergé qui avait condamné le Père Noël comme usurpateur et hérétique. Il avait été accusé de paganiser la fête de Noël et de s'y être installé comme un coucou en prenant une place de plus en plus grande. On lui reproche surtout de s'être introduit dans toutes les écoles publiques d'où la crèche est scrupuleusement bannie.
» Dimanche à trois heures de l'après-midi, le malheureux bonhomme à barbe blanche a payé comme beaucoup d'innocents d'une faute dont s'étaient rendus coupables ceux qui applaudiront à son exécution. Le feu a embrasé sa barbe et il s'est évanoui dans la fumée. FRANCE SOIR
Intrigué par l'affaire de Dijon avec ce qu'elle révèle de l'importance prise par le Père Noel, l’ethnologue soupçonne que dans la France des années 1950, est en train de se créer un nouveau rite et même d'un nouveau culte.C’est l’occasion pour lui de réfléchir sur les conditions d'apparition d'un tel phénomène. Mais le travail d’enquête lui-même suppose une question préalable : quels sont les avantages et les risques que présente une recherche sur un phénomène qu'on a sous les yeux dont « sa propre société est le théâtre ». Les avantages sont indéniables. Les conduites, objet de l'investigation entrent en résonance avec le propre vécu de l'observateur. Par contre en tant qu’ethnologue, Il est censé savoir que les raisons apparentes que nous prêtons aux phénomènes et dont nous sommes les acteurs sont fort différentes des causes réelles. Une enquête de ce type implique donc un réexamen des traditions historiques diverses dont provenait cette créature composite ainsi qu'un repérage de ses métamorphoses successives dont la plus récente d'entre elles due à l'influence des États-Unis : la figure emblématique de vieillard bienveillant à la hotte si généreuse. Elle appelait aussi des questions sur certaines similitudes avec des figures mythiques issues d'autres univers culturels.
Le thème religieux est évidemment présent dans la fête de noël avec la crèche, la messe de minuit et les chants religieux mais les thèmes profanes sont également nombreux : sapins, guirlandes et personnage du Père Noël. Celui-ci, comme les sapins qui lui sont associés semble d'origine nordique, associé qu'il est à la neige et au traineau tiré par des Rennes. Il est habillé de rouge, couleur impériale des empereurs romains et de leurs successeurs et il évolue dans un environnement de vert d'arbres persistants, ce qui a donné le couple de couleurs rouge-vert. Son arrivée est dite récente, les adultes nés au début du 20e siècle n'ayant guère connu dans leur enfance la fête sous sa forme actuelle, ni d'ailleurs la profusion des cadeaux dont équivalent était la simple orange, fruit de luxe de l'époque d'avant la 2e guerre mondiale. Pour Claude Lévi-Strauss, il s'agit d'une importation, datant d'après la guerre, d'une pratique nord-américaine, du fait de l'influence et du prestige des USA, et cette diffusion est contemporaine de pratiques de même origine comme pour le Coca-Cola. Cependant le folkloriste Arnold Van Gennep relativise cette thèse en se souvenant fin XIXème du rôle de son grandpère botté et distribuant des jouets dans les quartiers riches. Ce qui est nouveau par contre c'est la diffusion massive des sapins dressés aux carrefours, des papiers d'emballages-cadeaux, des cartes de voeux, des Pères Noël dans les rues et les magasins. Il existe d'ailleurs un phénomène tout à fait analogue aujourd'hui avec l'arrivée d'Halloween, cette veille de la Toussaint (étymologiquement All- Hallow-even) où les fantômes, sous forme de citrouilles grimaçantes, viennent racketter les adultes qui sont priés d'y croire et de donner quelque chose aux enfants-fantômes. Cette pratique des tournées et chansons de quêtes qui étaient tout à fait traditionnelles jadis en Europe avaient pratiquement disparu de France, sauf de quelques campagnes : elles retrouvent vie par l'intermédiaire du milieu urbain de classe moyenne supérieure qui introduit la pratique nord-américaine en organisant pour ses enfants des fêtes d'Halloween.
L’anthropologue est donc d’abord sociologue pour discerner en quoi le développement de la popularité de la figure du Père Noël, quelques années après la Seconde Guerre mondiale, s'explique à la fois par les débuts d'une nouvelle croissance économique et par l'influence culturelle des Etats-Unis d'Amérique qui exporte son modèle de la célébration de Christmas. Cependant, réduire cet engouement à un phénomène de diffusion (laquelle n'est pas contestable) serait ignorer qu'on doit tenir compte d'un terrain d'accueil préalable aussi bien en ce qui concerne le folklore local qu'en ce qui concerne des formes symboliques plus générales.
La deuxième démarche appropriée sera donc celle de l'historien du folklore. Les informations dans ce domaine permettent d'affirmer que, même si la célébration de la Nativité du Christ est très ancienne, en revanche « Noël est essentiellement une fête moderne » Ainsi l'usage du sapin apparu en France au XIXe siècle, remonte tout au plus au XVIe siècle allemand ; quant au personnage du Père Noël il reçoit des noms divers selon les pays : saint Nicolas, Santa Claus. C'est une tradition récente qui lui assigne le Groenland comme terre d'origine ainsi que son attelage de rennes. Pourtant tout cela n'est pas pure invention. Il y a eu amalgame (bricolage dirait Levi Strauss qui en fait l’élément de toute pensée « sauvage » bricolant des mythes) de divers éléments de la tradition (les trophées de rennes sont signalés dès la Renaissance). La fête moderne a repris des éléments hétéroclites, les a développés et recomposés pour leur conférer une unité de figure et de narration. C'est donc à l’antropologue qu'il appartient de mettre en évidence l'intelligibilité des représentations et des rites qui sous-tendent les formes syncrétiques du Noël moderne.
Car d'autres usages médiévaux sont parfaitement attestés : la bûche de Noël (devenue pâtisserie à Paris) faite d'un tronc assez gros pour brûler toute la nuit ; les cierges de Noël, d'une taille propre à assurer le même résultat ; la décoration des édifices (depuis les Saturnalia romaines sur lesquelles nous reviendrons) avec des rameaux verdoyants : lierre, houx, sapin ; enfin, et sans relation aucune avec Noël, les Romans de la Table Ronde font état d'un arbre surnaturel tout couvert de lumières. Dans ce contexte, l'arbre de Noël apparaît comme une solution syncrétique, c'est-à-dire concentrant dans un seul objet des exigences jusqu'alors données à l'état disjoint : arbre magique, feu, lumière durable, verdure persistante. Inversement, le Père Noël est, sous sa forme actuelle, une création moderne ; et plus récente encore la croyance (qui oblige le Danemark à tenir un bureau postal spécial pour répondre à la correspondance de tous les enfants du monde) qui le domicilie au Groenland, possession danoise, et qui le veut voyageant dans un traîneau attelé de rennes. On dit même que cet aspect de la légende s'est surtout développé au cours de la dernière guerre, en raison du stationnement de certaines forces américaines en Islande et au Groenland. Et pourtant les rennes ne sont pas là par hasard, puisque des documents anglais de la Renaissance mentionnent des trophées de rennes promenés à l'occasion des danses de Noël, cela antérieurement à toute croyance au Père Noël et plus encore à la formation de sa légende.
De très vieux éléments sont donc brassés et rebrassés, d'autres sont introduits, on trouve des formules inédites pour perpétuer, transformer ou revivifier des usages anciens. Il n'y a rien de spécifiquement neuf dans ce qu'on aimerait appeler, sans jeu de mots, la renaissance de Noël.
pourquoi donc suscite-t-elle une pareille émotion et pourquoi est-ce autour du personnage du Père Noël que se concentre l'animosité de certains ?pere noel supplicie. ed.sables
Et en premier lieu qu'en est-il du personnage du Père Noël ? Ses traits spécifiques se présentent ainsi : c'est un personnage dont le caractère royal est signalé par son vêtement pourpre ; c'est un vieillard bienveillant : il incarne donc une forme douce de l'autorité. Son statut n'est pas à proprement parler mythique (absence d'un récit d'origine) ni légendaire (absence d'une genèse semi-historique).il serait plutôt à ranger parmi les divinités .Pourtant l'emploi de cette notion de divinité fait tout de même problème car ce « dieu de la jeunesse » objet d'un « culte » de la part des enfants n'est pas reconnu comme une entité surnaturelle par les autres membres de la communauté : non seulement les adultes n y croient pas, mais de plus ils sont bien placés pour savoir qu'il n'est qu'une créature de fiction spécialement inventée pour les enfants
Le père noël va donc être essentiellement défini par une fonction : récompenser les enfants. Bref il concerne avant tout une classe d'âge. Voilà sans doute le fil directeur qui va guider l’analyse de Lévi-Strauss !Il est bien « l'expression d'un statut différentiel » en ceci qu'il vient marquer une frontière franche entre deux classes distinctes de la société, entre les petits enfants d'une part, les adolescents et les adultes de l'autre, l'écart entre chaque classe étant pensé dans les termes d'une opposition entre deux régimes distinctifs de croyance.(ceux qui y croient ou n’y croient pas ) . Lévi-Strauss a saisi d'emblée que si l'on voulait comprendre cette composition moderne que constitue le bonhomme Noël, il fallait en tout premier lieu, et avant toute étude historique, prendre pour terme de comparaison d'autres espèces de personnages de fiction proposés à l'imaginaire des enfants dans d'autres univers culturels que le nôtre.
A cet égard, il se rattache à un vaste ensemble de croyances et de pratiques que les ethnologues ont étudiées dans la plupart des sociétés, à savoir les rites de passage et d'initiation. Il y a peu de groupements humains, en effet, où, sous une forme ou sous une autre, les enfants (parfois aussi les femmes) ne soient exclus de la société des hommes par l'ignorance de certains mystères ou la croyance — soigneusement entretenue — en quelque illusion que les adultes se réservent de dévoiler au moment opportun, consacrant ainsi le passage des jeunes générations à la leur» .Ici l'accent sera mis sur la barrière du secret associé à la révélation des « mystères ». Ailleurs, on installera les non-initiés dans une position de dupes en les amenant à tenir pour réelles ou pour vraies des choses dont on sait qu'elles ne sont que des simulacres.
Mais outre une analyse de la croyance et de l’illusion concomitante Levi Strauss va plus loin en notant qu’il est très fréquemment réservé à ces groupes exclus de la société masculine adulte de figurer les morts ou les revenants ou alors d'être en rapport privilégié avec eux. leur rapport avec les « adultes, va pouvoir ainsi symboliser ceux que ces derniers entretiennent justement avec les morts . Les cadeaux donnés aux enfants une fois l'an, comme s'il s'agissait d'un droit exigible par eux, vont constituer en fait une transaction(échange symbolique ou potlatch) entre générations, entre adultes et enfants, initiés et non-initiés ,vivants et morts. On voit qu'il ne s'agit pas d'intimider les enfants pour les tenir dans l'obéissance, comme le supposerait une explication utilitaire. L'enquête ethnographique permet donc de revenir avec profit à notre tradition et d'affirmer que « dans la mesure où les rites et les croyances liées au Père Noël relèvent d'une sociologie initiatique (et cela n'est pas douteux), ils mettent en évidence, derrière l'opposition entre enfants et adultes, une opposition entre morts et vivants »
« On voit tout de suite que la croyance au père noel n’est pas seulement une mystification infligée plaisamment par les adultes aux enfants ; c'est, dans une très large mesure, le résultat d'une transaction fort onéreuse entre les deux générations. Il en est du rituel entier comme des plantes vertes - sapin, houx, lierre, gui - dont nous décorons nos maisons. Aujourd'hui luxe gratuit, elles furent jadis, dans quelques régions au moins, l'objet d'un échange entre deux classes de la population : à la veille de Noël, en Angleterre, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle encore, les femmes allaient a gooding c'est-à-dire quêtaient de maison en maison, et elles fournissaient les donateurs de rameaux verts en retour. Nous retrouverons les enfants dans la même position de marchandage, et il est bon de noter ici que pour quêter à la Saint Nicolas, les enfants se déguisaient parfois en femmes : femmes, enfants, c'est-à-dire, dans les deux cas, non-initiés. ». cl.levi-strauss.opuscule cite. .(C’est moi qui souligne).
Il est intéressant alors de confronter cette hypothèse avec les données ethnographiques, celles notamment qui concernent les rites d'initiation,comme le montre l’exemple fourni par le rituel des katchina des Indiens Pueblo.
Les kachinas apparaissent sous l'aspect de personnages costumés et masqués censés représenter les dieux et les ancêtres. Un mythe raconte qu'à l'origine ils venaient voler les enfants et qu'ils y renoncèrent moyennant la promesse qu'on les représenterait chaque année par des masques et des danses.(pour plus ample information mes articles « quand dansent les kachinas ». cliquer sur la catégorie.)
Ils viennent donc visiter leurs villages pour y danser, et comme ils s'intéressent de très près aux enfants, ils les côtoient pour surveiller leur conduite et leur distribuent, tour à tour et selon les cas, punitions ou récompenses, celles-ci le plus souvent, sous forme de dons de nourriture (du piki, une sorte de boulette de maïs). L'agencement de la mise en scène est bien réglé et le secret est bien gardé. Les adultes ne devront jamais laisser voir sur la scène quelques détails qui pourraient faire deviner aux enfants que ceux qui se cachent sous le déguisement traditionnel ne sont autres que leurs parents ou familiers.
« Si les enfants sont exclus du mystère des katchina, ce n'est donc pas, d'abord ni surtout, pour les intimider. Je dirais volontiers que c'est pour la raison inverse : c'est parce qu'ils sont les katchina. Ils sont tenus en dehors de la mystification, parce qu'ils représentent la réalité avec laquelle la mystification constitue une sorte de compromis. Leur place est ailleurs : non pas avec les masques et avec les vivants, mais avec les Dieux et avec les morts ; avec les Dieux qui sont les morts. Et les morts sont les enfants. .(C’est moi qui souligne).
Nous croyons que cette interprétation peut être étendue à tous les rites d'initiation et même à toutes les occasions où la société se divise en deux groupes. La « non-initiation » n'est pas purement un état de privation, défini par l'ignorance, l'illusion, ou autres connotations négatives. Le rapport entre initiés et non-initiés a un contenu positif. C'est un rapport complémentaire entre deux groupes dont l'un représente les morts et l'autre les vivants.
Un intérêt particulier pour les enfants, un rôle d'instance de contrôle chargée de surveiller la conduite de ces derniers, une présentification périodique suivie d'une longue période de disparition ou d'éclipsé, une vocation spéciale à remplir l'office de pourvoyeurs de cadeaux, une aptitude à se laisser « personnifier » par le moyen de masques ou de déguisements créant l'illusion d'esprits incarnés, autant de traits communs que partagent les katchina avec « le roi de Noël » et, donc, autant de similitudes a expliquer :constater les survivances ne suffit pas : est à l’œuvre cette pensée sauvage qui pousse les sociétés à mettre en représentation pour des enfants un monde imaginaire peuplé d'instances chargées d'étrangeté.
« Les explications par survivance sont toujours incomplètes ; car les coutumes ne disparaissent ni ne survivent sans raison.
Quand elles subsistent, la cause s'en trouve moins dans la viscosité historique que dans la permanence d'une fonction que l'analyse du présent doit permettre de déceler. Si nous avons donné aux Indiens Pueblo une place prédominante dans notre discussion, c'est précisément parce que l'absence de toute relation historique concevable entre leurs institutions et les nôtres (si l'on excepte certaines influences espagnoles tardives, au XVIIe siècle) montre bien que nous sommes en présence, avec les rites de Noël, non pas seulement de vestiges historiques, mais de formes de pensée et de conduite qui relèvent des conditions les plus générales de la vie en société. Les Saturnales et la célébration médiévale de Noël ne contiennent pas la raison dernière d'un rituel autrement inexplicable et dépourvu de signification ; mais elles fournissent un matériel comparatif utile pour dégager le sens profond d'institutions récurrentes.(C’est moi qui souligne)
Reste en effet à comprendre pourquoi cette fête est située en décembre et si le choix de cette période a un rapport avec tout ce qui a été mis en lumière jusqu'ici. Il faut donc maintenant et à nouveau, l'histoire religieuse et le folklore. On peut
de manière très probable considérer la figure du Père Noël comme l'héritière de celles de l'Abbé de Liesse ou Abbé de la Jeunesse du Moyen Age (Abbé de la Malgouverné) ou encore de l'évêque saint Nicolas. Ces figures sont elles-mêmes issues de celle du Roi des Saturnales de l'époque romaine. Or Saturne c'est à la fois le dieu de la germination et le vieillard dévoreur d'enfants. Tout cela se tient alors manière très cohérente. Les saturnales, qui se célébraient en décembre, marquaient la fin de la période automnale c'est-à-dire d'une lutte entre les puissances où la nuit réduit le jour, où la mort menace la vie. On décore les monuments avec des branches d'arbre qui restent verts, on offre des cadeaux aux enfants (qui comme non-initiés représentent les morts et comme enfants incarnent la vie qui recommence). C'est un cycle de tout l'automne qui se boucle fin décembre. La tradition anglo-saxonne a mieux préservé ce double pôle avec, d'une part, la fête d'Halloween en Octobre (les enfants jouent aux morts) et d'autre part, celle de Christmas (les adultes régalent les enfants). Les saturnales donnaient lieu à une égalisation des statuts entre riches et pauvres et à une inversion des rôles entre maîtres et serviteurs. Ce que reprenait la fête médiévale avec une suspension des règles ordinaires de la société allant jusqu'à la violence et à la licence sexuelle-La fonction de l'Abbé de la Jeunesse était alors celle d'un médiateur qui tempère et ordonne cette explosion. La figure du Père Noël, c'est en somme l'amalgame de ce médiateur médiéval et de l'ogre saturnien (inversé à travers saint Nicolas en vieillard généreux et protecteur des enfants).
Opérer un rapprochement entre des rites relevant a priori de cycles différents en montrant qu'ils partagent les qualités que leur confère l'intervalle de temps où ils s'inscrivent, c'est bien la démarche que suit Lévi-Strauss lorsqu'il s'interroge sur le mouvement des rites qui se succèdent durant la période placée sous le chiffre d'une menace de la nuit sur le jour. Triomphe de la nuit au début de l'automne, « sauvetage de la lumière et de la vie » au moment du solstice, cette marche du temps, nous dira-t-il, « s'accompagne sur le plan rituel d'une démarche dialectique dont les principales étapes sont : le retour des morts, leur conduite menaçante [...], l'établissement d'un modus vivendi avec les vivants [...],enfin le triomphe de la vie quand, à la Noël, les morts comblés de cadeaux quittent les vivants [...] jusqu'au prochain automne ». Mais pourquoi faut-il donc que la nuit de Noël se produise encore une visite des morts ? Tout se passe comme si, nous indique Lévi-Strauss, on pouvait se permettre en ce temps où on leur donne congé « de leur fournir une dernière occasion de se manifester librement ».
« Dès lors, les caractères apparemment contradictoires des rites de Noël s'éclairent : pendant trois mois, la visite des morts chez les vivants s'était faite de plus en plus insistante et oppressive. Pour le jour de leur congé, on peut donc se permettre de les fêter et de leur fournir une dernière occasion de se manifester librement, ou, comme dit si fidèlement l'anglais, to raise hell. Mais qui peut personnifier les morts, dans une société de vivants, sinon tous ceux qui, d'une façon ou de l'autre, sont incomplètement incorporés au groupe, c'est-à-dire participent de cette altérité qui est la marque même du suprême dualisme : celui des morts et des vivants ? Ne nous étonnons donc pas de voir les étrangers, les esclaves et les enfants devenir les principaux bénéficiaires de la fête. L'infériorité de statut politique ou social, l'inégalité des âges fournissent à cet égard des critères équivalents. En fait, nous avons d'innombrables témoignages, surtout pour les mondes Scandinave et slave, qui décèlent le caractère propre du réveillon d'être un repas offert aux morts, où les invités tiennent le rôle des morts, comme les enfants tiennent celui des anges, et les anges eux-mêmes, des morts. Il n'est donc pas surprenant que Noël et le Nouvel An (son doublet) soient des fêtes à cadeaux : la fête des morts est essentiellement la fête des autres, puisque le fait d'être autre est la première image approchée que nous puissions nous faire de la mort. »
Nous voici en mesure de donner réponse aux deux questions posées au début de cette étude. Pourquoi le personnage du Père Noël se développe-t-il, et pourquoi l'Eglise observe-t-elle ce développement avec inquiétude ?
On a vu que le Père Noël est l'héritier, en même temps que l'antithèse, de l'Abbé de Déraison. Cette transformation est d'abord l'indice d'une amélioration de nos rapports avec la mort ; nous ne jugeons plus utile, pour être quitte avec elle, de lui permettre périodiquement la subversion de l'ordre et des lois. La relation est dominée maintenant par un esprit de bienveillance un peu dédaigneuse ; nous pouvons être généreux, prendre l'initiative, puisqu'il ne s'agit plus que de lui offrir des cadeaux, et même des jouets, c'est-à-dire des symboles. Mais cet affaiblissement de la relation entre morts et vivants ne se fait pas aux dépens du personnage qui l'incarne : on dirait au contraire qu'il ne s'en développe que mieux ; cette contradiction serait insoluble si l'on n'admettait qu'une autre attitude vis-à-vis de la mort continue de faire son chemin chez nos contemporains : faite, non peut-être de la crainte traditionnelle des esprits et des fantômes, mais de tout ce que la mort représente, par elle-même, et aussi dans la vie, d'appauvrissement, de sécheresse et de privation. Interrogeons-nous sur le soin tendre que nous prenons du Père Noël ; sur les précautions et les sacrifices que nous consentons pour maintenir son prestige intact auprès des enfants. N'est-ce pas qu'au fond de nous veille toujours le désir de croire, aussi peu que ce soit, en une générosité sans contrôle, une gentillesse sans arrière-pensée ; en un bref intervalle durant lequel sont suspendus toute crainte, toute envie et toute amertume ? Sans doute ne pouvons-nous partager pleinement l'illusion ; mais ce qui justifie nos efforts, c'est qu'entretenue chez d'autres, elle nous procure au moins l'occasion de nous réchauffer à la flamme allumée dans ces jeunes âmes. La croyance où nous gardons nos enfants que leurs jouets viennent de l'au-delà apporte un alibi au secret mouvement qui nous incite, en fait, à les offrir à l'au-delà sous prétexte de les donner aux enfants. Par ce moyen, les cadeaux de Noël restent un sacrifice véritable à la douceur de vivre, laquelle consiste d'abord à ne pas mourir….
« Avec beaucoup de profondeur, Salomon Reinach a écrit une fois que la grande différence entre religions antiques et religions modernes tient à ce que « les païens priaient les morts, tandis que les chrétiens prient pour les morts »\ Sans doute y-a-t-il loin de la prière aux morts à cette prière toute mêlée de conjurations, que chaque année et de plus en plus, nous adressons aux petits-enfants — incarnation traditionnelle des morts — pour qu'ils consentent, en croyant au Père Noël, à nous aider à croire en la vie. Nous avons pourtant débrouillé les fils qui témoignent de la continuité entre ces deux expressions d'une identique réalité. Mais l'Eglise n'a certainement pas tort quand elle dénonce, dans la croyance au Père Noël, le bastion le plus solide, et l'un des foyers les plus actifs du paganisme chez l'homme moderne. Reste à savoir si l'homme moderne ne peut pas défendre lui aussi ses droits d'être païen. Faisons, en terminant, une dernière remarque : le chemin est long du roi des Saturnales au Bonhomme Noël ; en cours de route, un trait essentiel - le plus archaïque peut-être - du premier semblait s'être définitivement perdu. Car Frazer a jadis montré que le roi des Saturnales est lui-même l'héritier d'un prototype ancien qui, après avoir personnifié le roi Saturne et s'être, pendant un mois, permis tous les excès, était solennellement sacrifié sur l'autel du Dieu
. Grâce à l'autodafé de Dijon, voici donc le héros reconstitué avec tous ses caractères, et ce n'est pas le moindre paradoxe de cette singulière affaire qu'en voulant mettre fin au Père Noël, les ecclésiastiques dijonnais n'aient fait que restaurer dans sa plénitude, après une éclipse de quelques millénaires, une figure rituelle dont ils se sont ainsi chargés, sous prétexte de la détruire, de prouver eux-mêmes la pérennité. »
On pourra avec profit comparer l’analyse et la méthode de cl.levi-strauss avec celles développées par l’historien carlo guinzburg à propos du mythe des sorcières » voir catégories correspondantes.
NB. Pour faciliter la compréhension du texte, petit historique du mythe :
Noel :une fête paienne et nordique jul« la roue » exprimant le solstice d’hiver .la période de 12 nuits, du 24 décembre au 8 janvier représente la nuit hivernale, les nuits les plus longues de l'année, durant la quelle se prépare le renouveau de la lumière et de la végétation. C'était à la fois une fête du soleil et de la fécondité.
Julenisse est un nain lutin qui vit dans les greniers ou dans les granges dans les pays du nord Il protége les animaux de famille et le betail. Il est invisible a tous sauf au chat familial. C’est un ancêtre du père noël.
Les célébrations du culte mithraïque développé dans l'empire gréco-romain.
Le 25 décembre correspondait à la célébration du « Natalis Invicti », la naissance du soleil invaincu qui reprend ses forces et fait regagner le jour sur la nuit. Mithra serait né « jaillissant du rocher » ou d'une grotte tandis que des bergers assistent à cette naissance miraculeuse.La mère de Mithra (Anahid) était présentée comme vierge.
Dans la Rome antique, les Saturnales : d'abord du 17 au 21 décembre, puis plus tard du 17 au 24 décembre, les hommes et les femmes portaient des guirlandes autour du cou et s'offraient des cadeaux. Les gens sacrifiaient aussi symboliquement un mannequin représentant un jeune homme, pensant ainsi transmettre la vitalité du personnage à la nouvelle année.
Au Moyen Âge, l'Église catholique décide de remplacer les figures païennes par des saints. Nicolas de Myre devenu « Saint Nicolas » est le personnage qui a servi alors de source d'inspiration au Père Noël. Selon le mythe, il aurait ressuscité trois enfants trucidés par un horrible boucher. Il est alors présenté comme le saint protecteur des tous petits. le 6 décembre de chaque année ,dans les pays d'Europe du Nord et de l'Est, la coutume veut qu'un personnage, habillé comme on imaginait que saint Nicolas l'était (grande barbe, crosse d'évêque, mitre, grand vêtement à capuche), va alors de maison en maison pour offrir des cadeaux aux enfants sages.
C'est au XVIe siècle, que la légende du saint s'enrichit avec le personnage du père Fouettard qui punit les enfants désobéissants (selon certaines traditions, celui-ci serait en fait le boucher de légende). Ce personnage va disparaitre lorsque le mythe se transforme en celui de santa claus.
Au XVIIIe siècle, les souverains allemands entament un processus de laïcisation : les figures chrétiennes sont remplacées par d'anciens symboles germaniques ,dont le vieil homme de Noël (Weihnachtsmann) qui distribue en traîneau des sapins décorés de cadeaux.
Parallèlement, les États-Unis adoptent la coutume néerlandaise de fêter saint Nicolas. Sinter Klaas devient santa claus et s’impose par la littérature, les illustrations et la publicité (coca cola). Père noël et fouettard à la fois il récompense ou punit. Progressivement, cette « fête des enfants » est rapprochée de la célébration de la nativité.
En 1860, le journal new-yorkais Harper's Illustrated Weekly représente Santa Claus vêtu d'un costume orné de fourrure blanche et d'une large ceinture de cuir. Pendant près de 30 ans ,Thomas Nast, illustrateur et caricaturiste du journal, illustra par des centaines de dessins tous les aspects de la légende de Santa Claus et donna au mythe ses principales caractéristiques visuelles : un petit bonhomme rond, vêtu de fourrure, la pipe au coin de la bouche comme un Hollandais. C'est également Nast qui, dans un dessin de 1885, établit la résidence du Père Noël au pôle Nord.
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