Même si toute œuvre est désormais appréciée par un public européen, sa signification profonde risque de lui échapper pourtant le plus souvent.
« L'esthétique « aborigène se présente sous des formes multiples qui vont du permanent de l'art pariétal à l'éphémère de la décoration corporelle, et qui comprennent les écorces peintes, les tableaux sur le sol et les sculptures cérémonielles en bois.
Viennent s'y ajouter les objets rituels ou utilitaires faits de pierre, de bois, de fibres tissées et de plumes, et les bijoux fabriqués avec des os, des coquillages et des graines. Les variation régionales sont nombreuses : la peinture sur plaques d'écorce, par exemple, est très répandue en Terre d'Arnhem, alors que les tableaux sur le sol sont caractéristiques des régions désertiques. Bien que la plupart des formes esthétiques traditionnelles, les tableaux sur le sol par exemple, restent essentiellement réservées à des usages religieux, d'autres, comme la peinture sur écorce et la sculpture du bois, tout en continuant à remplir des fonctions rituelles, sont également produites pour le domaine public. On a vu aussi, ces dernières années, certaines formes d'art s'épanouir, tandis que d'autres disparaissaient. Enfin, l'adoption de techniques et de matériaux venus de l'extérieur, comme la toile et la peinture-acrylique, a favorisé la création de nouveaux modes d'expression esthétique qui tendent à compléter plutôt qu'à remplacer des formes d'art déjà existantes. L’art aborigène est d’autant plus complexe qu’une multitude de sens rend difficile sa lecture. Ce qui semble abstrait du premier coup d’œil ne l’est souvent pas. C’est le plus souvent une lecture symbolique qui nous est proposée, la transposition des voyages des Ancêtres au Temps du Rêve, une cartographie particulière mêlant sites géographiques et actions des Esprits.
Pour les Aborigènes, la terre est couverte d'un système de signes, telles les traces que pistent les chasseurs qui se déplacent non pas dans un simple décor mais dans un domaine chargé de significations.
Les pas des ancêtres ont ainsi laissé de véritables empreintes dans les chemins qu'ils tracèrent sur le sol ou sur les gravures présentes sur les plateaux rocheux ou sur les rocs. Les empreintes constituent l'un des motifs les plus anciens et les plus traditionnels de l'art rupestre australien, et l'on en produit encore de nos jours comme autant de signes représentant des traces animales utilisés dans les dessins sur sable ou dans les peintures acryliques . Les dessins d'empreintes, humaines ou animales, (certains animaux tels que l'émeu, le serpent ou le kangourou sont en général figurés par des empreintes de pieds ou des traces du corps aisément identifiable)s,permettent de figurer un lieu sur une peinture. Pour signaler un site, il suffit de transposer l'empreinte laissée sur la terre sur une peinture ou une sculpture au sol, où elle marquera la présence de l'ancêtre dans le paysage.
Les éléments topographiques du paysage sont donc les marques les plus manifestes de la présence des ancêtres. Lorsque les hommes parcourent ce paysage, ils se remémorent les grandes épopées qui l'ont façonné. Mais les ancêtres ont aussi laissé derrière eux sous forme d'art, des représentations plus explicites d'eux-mêmes et de leurs actions. En particulier, ils souhaitaient que les humains qui leur succéderaient sur terre marchent sur leurs traces, continuent à suivre les règles de conduite qu'ils avaient instituées et commémorent leur existence. Lors de leurs déplacements sur terre, ils ont par conséquent laissé le souvenir de leurs actions en modifiant le paysage, mais aussi en laissant sur place des chants, des danses, des peintures, des cérémonies et des objets sacrés. Ceux-ci témoignent de la vie des ancêtres et des contrées qu'ils ont parcourues. Au cours de leurs périples, les
ancêtres choisirent certains éléments topographiques et les transcrirent sous une forme verbale ou graphique.
On dit souvent dit que les peintures aborigènes sont des cartes géographiques , ce qui est vrai en un certain sens seulement . Carte est en effet un terme ambiguë dans ce contexte : il est difficile sans ethnocentrisme d’appliquer tel quel le concept occidental de carte topographique aux formes culturelles aborigènes. On décrit souvent les peintures comme des vues aériennes de certaines régions - comme si elles constituaient une tradition aborigène de photographie aérienne. Voir les peintures sous cet angle est séduisant pour les hommes d'une autre culture, qui pensent ainsi saisir ce qu'est l'art aborigène. La majeure partie des créations aborigènes s'intéresse au paysage; certaines peintures et certains motifs représentent avec force détails la topographie de lieux précis. Mais pousser trop loin l'analogie entre art aborigène et cartes géographiques constitue une simplification exagérée et une méconnaissance
« Les ancêtres du Temps du Rêve existaient avant que le paysage ne prenne forme : ils l'ont modelé et l'ont chargé de sens. Les peintures aborigènes sont des représentations conceptuelles qui suggèrent une certaine appréhension du paysage, et non des relevés topographiques. Quand elles représentent les caractéristiques d'un territoire, elles n'entendent pas indiquer les reliefs, mais plutôt la symbolique mythologique du site.(c’est moi qui souligne !) howard morphy .l’art aborigene .phaidon
L'Australie aborigène embrasse plusieurs traditions artistiques distinctes établies de longue date, à l'intérieur desquelles les motifs graphiques abstraits et les représentations symboliques constituent, les plus puissants véhicules de la signification. Chaque groupe possède son propre vocabulaire de motifs et de symboles qui peuvent être utilisés dans une multitude de combinaisons et de contextes. L'interprétation des dessins et des images de cet art ne se réduit cependant pas à de simples rapports d'équivalence, comme s'il s'agissait de l'analyse d'un texte de prose. Ici, comme dans le langage de la poésie, avec ses complexités intrinsèques, ses références multiples et ses ambiguïtés voulues, chaque symbole, chaque signe iconographique, peut recouvrir une multitude de sens.
Chaque groupe de motifs doit être interprété en fonction du contexte rituel, social et politique dans lequel il apparaît. La signification s'élabore en fonction du pouvoir spirituel. Images et motifs religieux, une fois appliqués à un objet, que ce soit la peau d'un acteur rituel ou la surface externe d'un bouclier ou d'un sac, ont le pouvoir de transmuer cet objet en le faisant passer d'un état ordinaire à un état extraordinaire, du profane au sacré. Dans les cérémonies, la peinture et les dessins ont pour rôle de transfigurer les corps et les objets en les rendant éclatants.
Les niveaux d'interprétation varient selon les connaissances rituelles de l'artiste et de l'observateur et supposent une compréhension du paysage ancestral. Ainsi, un grand initié aura accès, dans une image, à un large choix de significations. Il en fournira peut-être un commentaire plus détaillé si elle figure dans une œuvre créée à l'occasion d'une cérémonie, mais si elle apparaît dans une œuvre destinée à l'instruction d'adolescents non-initiés ou à une exposition, il s'en tiendra au niveau d'explication approprié. Il est d'usage aujourd'hui pour les artistes de fournir pour chacune de leurs œuvres une sorte de notice explicative. La multiplicité des niveaux d'interprétation possibles leur permet toutefois de présenter leur art à un public souvent peu averti de ses connotations culturelles sans en compromettre le caractère religieux. Ils distinguent eux-mêmes deux catégories générales d'explication : l'explication « confidentielle », réservée aux initiés et l'explication « et l’expression publique » accessible à tous.
La conception mythologique du paysage, telle qu'elle est perçue dans l'art aborigène, détermine la composition picturale. La peinture acquiert alors un sens très éloigné de la conception occidentale d'une carte géographique ».
En premier lieu, ces peintures ne postulent aucune échelle ou orientation conventionnelle (telle qu'avec une boussole). Alors que l'art occidental a déterminé certaines conventions dans la réalisation des cartes ou des paysages - haut et bas, gauche et droite, nord et sud -, c'est rarement le cas dans l'art aborigène. Les peintures sont fréquemment produites à même le sol, l'artiste ajoute des détails pendant qu'il tourne autour et chaque section de la peinture peut avoir sa propre orientation géographique. … Dans une peinture, plusieurs orientations coexistent bien souvent ; des vues différentes du paysage peuvent se superposer les unes aux autres, et la hiérarchie proportionnelle des éléments de la composition indique davantage leur importance symbolique au sein du mythe que leurs relations géographiques. Les peintures du désert ont par exemple le génie d'exprimer de manière étonnamment simple une notion complexe comme que synchronicité : la multiplication des traces laissées par les Rêves, les ancêtres et leurs totems ne signifie pas qu'il y a une multiplicité de choses sur un même plan, mais que c'est le même principe — souvent présenté comme dédoublé en une paire — qui se déplace dans l'espace et dans le temps. La surface du sol est marquée par les passages des animaux et des hommes, où différentes séquences de temps se superposent. Les peintures corporelles — ou à l'acrylique aujourd'hui — présentent par exemple le même être ancestral assis en quatre endroits différents, correspondant à quatre haltes différentes : pour cela quatre cercles reliés par des lignes forment le carré topologique de son déplacement, alors que quatre demi-cercles tracés à côté des cercles sont la trace de l'Etre ancestral assis près de chacun des quatre sites. Cette mise à plat du temps se déchiffre comme on piste un animal et permet de redéployer le plan à deux dimensions des traces vers l'émergence en 3D de l'être qui a laissé sa trace et qu'on peut alors nommer puis mettre en mouvement en 4D, c'est-à-dire dans un récit qui par définition déroule du temps. Un bon pisteur est aussi un maître du temps, lui qui sait déduire l'ancienneté d'une trace : une demi-journée ou un mois de passage. Le temps du récit sera aussi celui du chant qui avance en changeant de tempo pour mémoriser la vitesse de marche nécessaire de site en site (selon les lieux et les saisons). howard morphy .op.cité.
L'ensemble de la création, de toute vie humaine, est répertorié dans le paysage auquel les ancêtres sont inextricablement associés. Presque tout ce qui existe a sa place dans le Temps du Rêve, qu'il s'agisse d'un animal tel que le kangourou ou l'émeu, d'un objet comme le lanceur, la pointe de pierre ou la coiffe de cérémonie, d'une pratique rituelle comme la circoncision ou même d'une maladie comme le rhume ou la variole. Et tout ce qui a sa place dans le Temps du Rêve correspond sur terre à un lieu donné : une colline est en réalité le corps métamorphosé d'un kangourou, des pierres ont jailli autrefois du corps d'un ancêtre, et ainsi de suite.
Les aborigènes peuples chasseurs interprètent les traces visuelles à l’aide de savoirs qu’ils vont ensuite projeter dans l’espace(y compris pictural). La pensée aborigène est une pensée du réseau et de la connexion : tout interagit dans l’univers règne animal ou végétal, la surface comme le monde souterrain ou le ciel. Ces connexions sont mises en œuvre par les rites, les rêves, et par le lien spirituel et physique qui unit chaque humain à certains éléments de son environnement. Barbara glowczewski
Pour une série de raisons dues à la colonisation mais aussi à sa grande complexité, L’histoire de l'art aborigène se caractérisa dans un premier temps par son invisibilité et le déni dont elle fut l'objet. Les récits des premiers explorateurs font peu référence à l'art, et peu d'œuvres furent collectées. Certaines des premières gravures et peintures européennes représentant des rituels montrent des motifs de peintures corporelles (Elles évoquent l'art rupestre et les sculptures sur sol). Toutefois, les descriptions sont généralement bien minces et truffées d'adjectifs tels que « primitif » ou « grossier ». Lorsque des œuvres étaient admirées pour l'habileté de leur exécution ou leur effet esthétique, on leur accordait souvent une origine étrangère.
l'art aborigène demeura pour une grande part hermétique aux colons européens. Selon l'idéologie coloniale, l'Australie était Terra nullius : une terre déserte de toute présence humaine.(voir articles correspondants) Moins les Aborigènes étaient matériellement visibles, plus l'appropriation de leurs terres corroborait cette vision. Il était dans l'intérêt du colon de ne pas voir l'art aborigène. Cette idée fut renforcée par la théorie socio-évolutionniste qui se développa vers le milieu du XIXe siècle. Chasseurs et cueilleurs, les Aborigènes passaient pour les représentants d'une forme primitive de société. Ils auraient été les précurseurs des sociétés agricoles dont l'évolution s'était achevée avec l'avènement de la civilisation européenne.
Ce peuple vivait, pensait-on dans un état « proche de la nature », et ne possédait ni art ni religion. Jusqu'au XXème siècle, le discours sur l'art aborigène a posé la question de la ressemblance entre Aborigènes et colons. « Être comme les colons » sous-entendait agir comme eux et assimiler leurs formes culturelles.
Le rejet des œuvres aborigènes en tant qu'art tint aussi à ce qu'elles ne correspondaient pas à la conception européenne du XIXe siècle de l'objet d'art.
produit dans un contexte ritualiste, l'art est souvent destiné à connaître une existence éphémère, Les peintures corporelles, les sculptures sur le sol et les constructions cérémonielles sont conçues pour durer quelques heures (au plus quelques jours). Surtout, entre la perception aborigène et la conception européenne de l'art, deux cultures s'affrontaient. L'Occident glorifiait l'objet fini, la pièce de collection et distinguait la forme de son contexte de production. Pour l'art aborigène, le processus de création est souvent aussi important que l'objet achevé. L'art manifeste l'apparition des forces ancestrales lors d'un rituel . Nombre des formes plus permanentes correspondaient et correspondent toujours, à des objets sacrés servant lors de cérémonies d'initiation. Ils étaient révélés aux membres de la société dans des conditions particulières et restaient inaccessibles aux étrangers, encore plus aux envahisseurs. Par ailleurs, les formes les moins éphémères, les gravures et peintures rupestres que l'on trouve dans toute l'Australie, sont par leur nature impossibles à collecter. La reconnaissance de l'art aborigène est liée à quatre phénomènes découlant les uns des autres : l'évolution de la conception de l'art en général et de l'art non-européen en particulier, une meilleure connaissance de l'art et de la culture aborigènes, le développement économique de la production artisanale au sein des communautés aborigènes et, enfin, la détermination des Aborigènes à voir reconnaître la valeur de leur culture, de leur histoire et de leur mode de vie.
Au début du XXe siècle, en Europe et ailleurs, les artistes commencèrent à s'intéresser aux formes artistiques non-européennes. L'indépendance de ces œuvres envers toute tradition académique, associée au fait qu'elles étaient censées évoquer les pulsions d'un artiste dit « primitif », permettait à l'art occidental de s'affranchir des contraintes de sa tradition académique ; il contribua fortement à la découverte de leur valeur esthétique.
En 1924 une femme peintre : Margaret Preston, publia un article qui restera comme un manifeste : «L'art indigène en Australie», texte totalement à contre-courant des mœurs de l'époque
«Je suis allée à la rencontre de gens qui n'ont rien vu ni connu d'autre qu'eux-mêmes et qui, depuis toujours, n'ont cessé d'utiliser les mêmes symboles pour s'exprimer. Ce sont les Aborigènes d'Australie. Si un art national peut surgir dans un pays, c'est uniquement à partir de l'art de ces êtres-là. » Margaret Preston interroge : «La France serait-elle maintenant à la tête de toutes les nations dans le domaine des arts si ses artistes et artisans n'avaient emprunté non seulement à l'art de ses propres colonies mais, tout aussi librement, à l'art des colonies des autres pays ? En nous tournant vers l'art des primitifs, nous devons nous souvenir qu'il s'agit d'en faire le point de départ d'une renaissance. ».
Sous son impulsion, les Aborigènes entrèrent au musée des Beaux-Arts de la ville de New York en 1941 ! L'exposition fera le tour des États-Unis, ira au Canada. La manifestation se voulut une rétrospective complète de la peinture australienne, de 1788 à 1941, de la date officielle de la découverte du pays-continent par les colons jusqu'à l'année de l'exposition.M.PRESTON écrivit dans le catalogue: « Les Aborigènes d'Australie ont toujours été considérés comme la branche la plus basse de l'humanité; cela paraît faux si l'on étudie leur art»; elle souligne : « L'Australie est le seul pays au monde où les peintures rupestres sont toujours florissantes en tant qu'expression normale des Aborigènes»; ces fresques pariétales, semblables dans le Nord aux peintures sur écorce, et qui ne peuvent être vues que in situ, n'en sont pas moins contemporaines pour Margaret Preston qui conclut : « L'art aborigène représente non seulement des objets, mais des vérités essentielles, lesquelles peuvent, ou non, être vues par l'œil humain.
En 1941 également, une exposition organisée à Sydney présentait des objets aborigènes à côté d'autres œuvres signées par des peintres et des décorateurs européens s'inspirant de motifs et de sujets empruntés à l'art aborigène. Ce témoignage de l'intérêt croissant suscité par cet art trahissait toutefois une regrettable tendance à se l'approprier pour l'intégrer dans l'affirmation d'une identité artistique australienne originale.
Après la Seconde Guerre mondiale, l'essor des études anthropologiques et l'intérêt croissant manifesté dans certains milieux artistiques australiens conduisirent à une plus grande appréciation de l'art aborigène. Les pièces rassemblées par l'ethnologue Charles Mountford, au cours d'une importante mission officielle en Terre d'Arnhem en 1948, furent par la suite réparties entre les divers musées nationaux. Il organisa quelques années plus tard une exposition de tableaux sur écorce qui fut présentée dans plusieurs villes d'Europe en 1957 et 1958.
En europe,le peintre français d’origine tchèque karel Kupka , devint ethnologue et accomplit plusieurs voyages en terre d’Arnhem. Son ami, Dawidi, chef des Liagalawirnir, lui demanda d'échanger leurs noms ; ils furent désormais frères, et Karel Kupka fut admis dans les lieux sacrés de différents peintres initiés. Il publia le 20 novembre 1962 à la Guilde du Livre à Lausanne « Un art à l'état brut » présenté par un texte d'André Breton. Cet ouvrage, qui selon l’auteur devait montrer en Europe l'expression culturelle unique qu'il avait eu la chance de rencontrer, sera traduit en anglais, allemand et tchèque.
"Peintre voulant trouver une réponse à la question obsedante "pourquoi la peinture ?"
je me suis tourné vers les arts préhistoriques, et ceux appelés primitifs,
plus précisément vers la peinture des aborigènes australiens.. De peintre, je devins apprenti ethnographe »,.
Outre sont inestimable travail de recherche, le fruit de ses collectes principalement composé d'œuvres sur écorce, des meilleurs peintres liés aux plus anciennes traditions aborigènes constitue sans nul doute le plus important ensemble hors d'Australie. Cette collecte se répartit aujourd'hui principalement entre le Musée d'ethnographie de Bâle, et le quai Branly où il constitue désormais « la chambre des écorces ».
« L'œil non prévenu, je veux dire non instruit de ce qu'il va voir, mais aussi non faussé par la «façon de voir » qui, en Occident, lui est impartie depuis des siècles, se laissera-t-il errer sur ces écorces peintes tombées devant lui des lointains de la Terre d'Arnhem, qu'il trouvera son bien, tout d'abord, dans leur exemplaire harmonie. Bien avant de pénétrer les intentions qui y président, il s'enchantera de l'accord privilégié qui englobe leurs éléments constitutifs. Leur texture, qui va du plus souple au plus serré, épouse si parfaitement la gamme de couleurs réduite et pourtant si riche dont elles disposent que le plaisir immédiat qu'elles procurent tend à se confondre avec celui que dispensent les coquillages de là-bas — cônes, volutes et autres —-fascinants entre tous. Elles semblent leur emprunter leur ramage dans toute son étendue : n'y manque même pas la lueur sous-jacente de la nacre. Ainsi s'affirme d'emblée l'unité rythmique des œuvres ici considérées. Elles s'en trouvent, tout au long de la côte, un répondant organique.
Aimer, d'abord. Il sera toujours temps, ensuite, de s'interroger sur ce qu'on aime jusqu'à n'en vouloir plus rien ignorer. Avant comme après cette enquête, c'est la résonance intime qui compte: sans elle au départ on est presque irrémédiablement démuni et rien de ce qu'on aura pu apprendre n'y pourra suppléer si, chemin faisant, elle est perdue. C'est là l'évidence que viennent renforcer tous les jours tant d'« explications de texte » s'entêtant à vouloir réduire les « obscurités » d'un poème alors que ce qui importe avant. tout est que, sur le plan affectif, le contact s'établisse spontanément et que le courant passe, soulevant celui qui le reçoit au point de ne lui faire nul obstacle de ces obscurités mêmes. De même qu'une œuvre plastique, quelle qu'elle soit, ne saurait avoir pour nous d'intérêt vital qu'autant qu'elle nous séduit ou nous subjugue bien avant que nous n'ayons élucidé le processus de son élaboration. Il en va tout spécialement ainsi de l'œuvre de ce que nous appelons — non sans gauchissement quand il vit de nos jours — un «primitif», soit, par définition, un être gouverné par des affects beaucoup plus élémentaires que les nôtres. …
Et, tout d'abord, quelle leçon ! La fin que poursuit l'artiste australien n'est en rien l'œuvre achevée telle que nous pouvons la cerner dans ses limites spatiales (il l'abandonne sans se soucier aucunement de sa préservation) mais bien, en tout et pour tout, la démarche qui y aboutit. Que certaines de ces peintures soient « uniquement produites pour le plaisir de l'effort créateur » ne saurait faire oublier qu'elles témoignent du même principe générateur que les autres, initiatiques, qui, sous le sceau du secret, propagent les mythes propres à la tribu. Il est flagrant que celles-ci et celles-là procèdent du même esprit, comme elles sortent des mêmes mains. Claude Lévi-Strauss, se référant à Lloyd Warner, qui a étudié les Australiens septentrionaux, considère que chez eux, « le système mythique et les représentations qu'il met en œuvre servent à établit des rapports d'homologie entre les conditions naturelles et les conditions sociales, ou, plus exactement, à définir une loi d'équivalence entre des contrastes significatifs qui se situent sur plusieurs plans : géographique, météorologique, zoologique, botanique, technique, économique, social, rituel, religieux et philosophique. » D'où l'immense intérêt de remonter à ce qui peut être le pivot d'un tel éventail, de saisir comment, selon encore Lévi-Strauss, « le système des représentations totémiques permet d'unifier des champs sémantiques hétérogènes. Un intense projecteur demandait à être braqué sur la trame initiale presque indifférenciée dont l'artiste seul décidera qu'elle va servir à exprimer, par exemple, le miel sauvage, la masse des algues ou le feu. Nous sommes là aux sources de la représentation conceptuelle, dont notre époque commence à voir qu'elle frappe de dérision la représentation perceptive. L'Aborigène, qui s'y tient, fait montre sur le plan plastique d'une quasi-infaillibilité….
L'« Alcheringa », le temps des rêves, qui est aussi celui de toutes les métamorphoses... ces lames d'eucalyptus saupoudrées de pollen qui en proviennent sont celles qui nous y ramènent le mieux. Aussi discrètes que les esprits « Mimis » de la mythologie australienne qui, à la moindre alerte, soufflent sur une fente de rocher pour l'agrandir jusqu'à ce qu'elle leur livre passage, elles tablent sur l'éphémère et opèrent par enchantement. »
Que l'homme, aujourd'hui en peine de se survivre, mesure là ses pouvoirs perdus ; que celui qui, dans l'aliénation générale, résiste à sa propre aliénation, « recule sur lui-même comme le boomerang d'Australie, dans la deuxième période de son trajet. »
André Breton. preface a un art à l’etat brut de karel kupka.lausanne
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