Seigneur innommable du monde, donne-moi l’Autre ! - Le Div... Non, le Divers. Car le Divin n’est qu’un jeu d’homme. »
« Du grand soleil de midi qui flamboie sur les mers et les îles du Pacifique à la nuit qui s'étend sur les terres jaunes et les grands fleuves de Chine, ainsi se déroule l'œuvre de Segalen. Non pas dans un sens linéaire. J'ai longtemps pensé qu'on pouvait établir comme des étapes dans ce long cheminement spirituel du poète : il serait passé du stade sensuel au stade esthétique et pour finir au stade « mystique ». Au fond, c'était par trop schématique. Toutes ces étapes se confondent. C'est simultanément qu'il se sent attiré par la sensualité la plus physique et appelé à décrire combien le monde est beau. Mais la beauté du monde ne doit pas faire illusion, ou plutôt l'illusion fait partie de la beauté du monde. C'est dire que derrière l'illusion réside une réalité suprême ou des secrets décisifs qu'il faut savoir conquérir. » H. BOUILLIER, Victor Segalen, Mercure de France,
Breton d'origine, médecin de la marine, Victor Segalen (1878-1919) fut un aventurier du monde .Sa vie fut prit la forme d’un itinéraire mouvementé, consacré à la médecine mais aussi à la poésie, au roman et à l'essai, à l'édition, à la peinture, la musique et l'archéologie. Pourtant il fut avant tout et davantage un écrivain dont l'œuvre, à la fois de poète visionnaire et d’ethnologue très documenté, est presque totalement consacrée à l'Océanie et à la Chine. Il l’écrivit au cours de ses voyages sous l’influence de Mallarmé,de Debussy mais surtout de ceux qu’il nommait des « hors la loi », Nietzsche, Rimbaud , Gauguin.
Contemporain de Claudel et de Saint-John Perse, Victor Segalen ne trouva sa vraie place qu'à la fin du XXe siècle, et ses livres font de lui une des voix poétiques majeures de la littérature française. A sa mort sans compter sa thèse de doctorat en médecine sur Les Cliniciens ès lettres, il n’avait publié que quatre ouvrages dont un, Le Fils du ciel, en partie seulement. Sa biographie comporte pourtant aujourd'hui une vingtaine de titres.
Du voyage, il tira à la fois un modèle de voyageur, « l’exote »passionnées de toutes les formes du sensible, de toutes les richesses du réel, et « une « esthétique du Divers » fuyant toute uniformité. Dans l’esprit de Segalen, le voyage est la mise à l’épreuve, sur le terrain, de ses idées concernant le rapport entre le réel, la perception des phénomènes immédiats et l’imaginaire, les constructions de l’esprit. Sans la charge du réel, l’imaginaire s’étiole, devient fantaisie creuse ; sans la puissance imaginative, le réel s’épaissit, s’affadit. Son exploration du lointain (Tahiti et la Chine) ressortit aussi et surtout d’une quête intérieure . Si ses premières expériences s'orientent surtout vers la recherche de l'étrangeté géographique et culturelle à travers l'expérience du voyage, très vite il se rend compte qu'il devient impossible de penser l'altérité hors de l'identité et inversement, d’ou ce que l’on peut nommer une « dialectique du divers. L'Autre ne peut se définir que par rapport au Moi et l'Etre lui-même dont fait partie le Moi ne se laisse appréhender que sur le mode du Discontinu, de l'Absence, c'est-à-dire, d'une manière générale sur le mode de la Différence
« Ce sont les écarts différentiels qui donnent aux individus leur « identité », qui leur permet de se situer les uns par rapport aux autres. »
Dès 1908, Segalen s'intéresse à la Chine : Pour son premier séjour, il soigne les victimes de l’épidémie de la peste de Mandchourie (1908), puis souhaite s'y installer avec sa femme et son fils (1910). . Il publie sous son vrai nom la première édition, ornée d’idéogrammes, des Stèles à Pékin, en 1912, recueil composé de poèmes en prose inspirés des textes des inscriptions commémoratives. En Archéologue et ethnologue précis, à la recherche des monuments des anciennes dynasties chinoises, il arpente les rives escarpées du Yang Tseu-Kiang pour relever le réseau hydrographique, et Il entreprend en 1914 une mission archéologique consacrée aux monuments funéraires de la dynastie des Han. Il en résultera une étude capitale sur la sculpture dont il faudra attendre 1972 pour la voir publiée : la Grande Statuaire chinoise. C’est donc de Chine qu'il rapporte ses œuvres majeures, fasciné par un espace énorme, et par l'image du Fils du Ciel : l'empereur, symbole de l'homme écartelé entre le présent et le passé, soi-même et l'autre, la terre et le ciel.La méprise serait de considérer ces œuvres comme des études simplement documentaires, ou des intrigues romanesques « exotiques ». Segalen avait en horreur l'exotisme littéraire de son époque (Loti). C'est sa Chine qu'il peint, « le paradis mythique de sa poésie », dit Henry Bouillier et donc d’une certaine façon son propre théâtre intérieur.
Segalen meurt, à quarante et un ans, le 21 mai 1919, au lieu dit « le Gouffre », au Huelgoat, dans- le Finistère, un exemplaire d’ Hamlet à la main. Une mort brutale, et théâtrale, insolite qui suscite toujours l’interrogation parce que n’ayant jamais reçu d'explications certaines : Disparu depuis deux jours alors qu’il était parti pour un pique nique solitaire, il est finalement retrouvé mort par sa femme, étendu son manteau plié sous lui, un garrot de fortune à la jambe. S’agissait- il d’un accident, d’une hémorragie qu’il ne parvint pas à stopper ou d’un suicide ? Cette seconde hypothèse, qui a toujours été rejetée par sa famille, reste cependant plausible et ses biographes principaux Henry Bouillier et Gilles Manceron, ne se prononcent pas. Le fait est qu’il a souffert d’épisodes dépressifs à divers moments de sa vie et qu’il a vécu ses derniers mois dans un état d’usure et d’épuisement.
v. Segalen n’avait rien d’un chef d’école et d’un artiste avide de modernité et de provocations calculées .En restant en dehors de la vie littéraire officielle par nécessité médicale et par goût personnel, il avait choisi de rester dans l’ombre (il composait la nuit) pour mieux servir des valeurs esthétiques considérées comme essentielles. Lui-même a indiqué combien son développement avait été lent, combien d'efforts il lui avait fallu, pour conquérir sa personnalité, son art et son univers.
[...] cette ère unique, sans date et sans fin, aux caractères indicibles, que tout homme instaure en lui-même et salue. A l'aube où il devient Sage et Régent du trône de son cœur.
Parler de Segalen n’est donc pas facile : Sa vie, comme sa mort sont marquées par le mystère (il composa un essai sur ce thème) : écrivain du secret, il en protège l'intimité. Comme le montre l’extrait de lettre à sa femme Yvonne, à propos de son Journal qu’il détruira en 1918 : «J'ai conclu avec moi, que les choses vraiment intimes ne s'écrivent jamais. Que les autres peuvent se mettre, ou sous une forme générale qui ne trahisse personne, ou bien certaines, s'omettre tout à fait ». Il n'est pas aisé de cerner sa personnalité. Ses biographes n'en parlent pas. Lui-même se livre peu. Ses confidences obéissent parfois aux circonstances, parfois aux règles de la prudence (par rapport à sa famille); elles contredisent bien souvent ses actes.
Il eut en effet eut une vie active liée à sa grande curiosité : « Je suis né pour vagabonder, voir et sentir tout ce qu'il y a à voir et sentir au monde », écrit-il. Mais cette recherche prendra toujours des aspects contradictoires, échouera d’une certaine façon ou aboutira au Vide ou au silence, ne pouvant peut être ne pas aboutir.
Henri bouiller développera une approche biographique de Segalen selon l’image de la pelure d’oignon dont il faut une à une enlever les diverses peaux( « le Moi est une pelure d’oignon » dira Jacques Lacan).
« La première qu'il dut enlever fut certes la famille. Sur l'enfance de Segalen a pesé la tyrannie morale et religieuse de sa mère. Il a repris à son compte le mot du Poil de carotte de Jules Renard : «Tout le monde n'a pas la chance de devenir orphelin. » Sa rancune dura longtemps, elle n'a même jamais cessé, puisque dans son Hommage à Gauguin (1916-1919), il affirme : «... tout homme exceptionnel étant destiné à décevoir ses parents plutôt qu'à les prolonger.» Et dans René Leys, il écrit à propos de son héros : «... Il a eu le malheur... (on n'ose jamais appeler ceci d'un autre nom) de perdre sa mère à l'âge où l'on refait ses premières dents. »…
C'est surtout à Bordeaux que sa révolte contre la famille s'affirme et s'accroît. Il faut dire qu'elle est liée à la découverte par ses parents d'une liaison sentimentale et d'un montant élevé de dettes. Segalen dut subir l'humiliation d'avouer sa faute et son repentir. Les dépressions nerveuses qui précédèrent et qui suivirent cette crise attestent la fragilité nerveuse de l'homme. On en aura d'autres preuves par la suite. Même quand le jeune médecin, après avoir soutenu brillamment sa thèse, remercie avec effusion ses parents de lui avoir permis d'avoir un métier et d'éviter ainsi de quémander pour placer sa littérature, on ne peut s'empêcher surtout de sentir aussi chez lui la joie d'être libéré des liens familiaux et d'avoir conquis une liberté désormais totale à cet égard. » H. BOUILLIER, Victor Segalen,PREFACE AUX OEUVRES COMPLETES.BOUQUINS.LAFONT
Conquérir son identité consistera donc à rompre avec cette éducation rigoriste et puritaine visant à reproduire un modèle conforme à l'idéal social, moral et religieux de la famille brestoise. Cette enfance, cette adolescence furent donc des périodes dures et pénibles. Souvent, ce n'est pas sans souffrance, ni déchirement qu'il faut rompre avec les autres pour trouver sa vérité. il n'est pas si facile de jeter par-dessus bord le lourd héritage du passé. «Libérez-moi de mon Passé», a-t-il écrit quatre ans avant sa mort. On risque aussi d'être taxé d'égoïsme, comme le remarque Segalen lui-même dans le texte intitulé Moi et Moi, en faisant probablement écho à des reproches qui lui furent adressés: «On a dit égoïsme... Les ignorants! J'essayais de ne pas tomber... et qu'avais-je à faire, vraiment, des autres, et de leur existence, quand j'avais tout d'abord, moi-même à exister ! ».
»Les voyages lui permettront de fuir la vie étriquée que lui propose sa famille et son univers d'origine et, naturellement, de découvrir de nouveaux espaces, sa profession n'est finalement qu'une utilité, un prétexte. Pour une quête du moi que les attaches familiales ou amicales entravent:
Tout cela, - amis, parents, familiers et femmes, - tout cela, pour tromper aussi vos chères poursuites; pour oublier quel coin de l'horizon carré vous recèle, Quel sentier vous ramène, quelle amitié vous guide, quelles bontés menacent, quels transports vont éclater. la stèle "Perdre le Midi quotidien",
Le voyage est une réponse à sa crainte de devenir un homme de société, un "professionnel des lettres", un homme de salons, univers qu'il a tenté de fréquenter pourtant mais dont la futilité l'a très vite découragé. Le voyage est un acte de dépassement des limites géographiques données. Les limites du voyage sont parfois floues et perméables; elles constituent un véritable paradoxe: lieu simultanément de l'extraversion et de l'introspection. Le voyage place donc l'homme en face de cette dualité, sur cette zone limite où il suppose simultanément une ouverture sur le monde et une ouverture sur soi. Ainsi les deux aires géographiques que sont l’Océanie et la Chine vont modeler l'esprit de Segalen et induire en lui une sorte de vision théorique voire métaphysique.
Et d’abord une théorie de l’exotisme : «L'Exotisme considéré comme une esthétique du Divers.» C'est que l'art ne peut s'épanouir dans le marais de l'homogène. Comme l'amour, l'art est une appréhension du singulier et du particulier. Segalen semble bien avoir été obsédé par le dégoût de l'uniformité. Il voulait avant tout traduire la beauté du monde, de tel ou tel aspect du réel, se laisser griser par l'ivresse du changement et de la variété des composantes de l'espace, baigner dans le Multiple comme dans le «grand fleuve Diversité». L'exotisme devient la charte du refus du semblable et du continu, l'exaltation des différences comme sources de toute beauté. Cette esthétique du divers n'incite pas au désir de se perdre dans la confusion du Multiple. Bien compris, au contraire, le rythme de l'alternance et des contraires conduit nécessairement à un approfondissement de soi, car on doit, en vertu de la règle d'exotisme, passer de l'Autre au Même, du monde extérieur au monde intérieur. Il ne s'agit pas d'adopter aveuglément mœurs et cultures étrangères, mais de se servir des mœurs et cultures étrangères pour mieux mesurer et savourer ce qui fonde sa différence. La connaissance d'autrui ramène ainsi à la connaissance de soi. L'œuvre de Segalen, selon une règle constante de sa vie d'aventure et d'esprit, obéit à un rythme d'expansion et de concentration, comme si le regard jeté vers les confins de l'espace et du temps revenait illuminer les parts secrètes de son être intérieur. L'exploration de l'espace extérieur s'achève en exploration de l'espace du dedans : «On fit comme toujours un voyage au loin de ce qui n'était qu'un voyage au fond de soi. »
La revendication d'une Divers lui permettant de s'affirmer en tant qu'être spécifique passera par la découverte de la sensation, interdit de la petite bourgeoisie bretonne à la fin du XIXème siècle, pour laquelle la notion même de « plaisir » est tabou. Sentir, en effet, c'est éprouver l'écart entre soi-même et ce qui est fondamentalement Autre. Mais Segalen fait aussi de la sensation un mode de subversion des valeurs qui menacent son milieu de ce mal absolu, «d'enfer du Même », qu'il définira plus tard comme un phénomène d' « entropie ». Cette action subversive qui affecte d'abord l'être du poète, c'est-à-dire sa conscience, va ensuite déterminer son comportement et, au-delà, son écriture...
Ainsi ses premiers textes : Les Synesthésies et l'école symboliste publié dans le Mercure de France ou sa thèse en médecine, Les Cliniciens es lettres vibrent-ils de cette découverte de la sensation comme intuition de la Différence, jouissance de l'altérité et matière artistique :
« Ayant uni nos sensations nous pouvons en élargir le champ. Car dans l'échelle infinie des mouvements vibratoires, quelques modalités seulement sont matière, encore, à joie des sens.
Sa recherche de la sensation « vivre ivre » (qui s’accompagnera chez lui d’une utilisation ,voire d’un prosélytisme de l’usage de l’opium) sera la motivation principale du voyage, le fondement d'une éthique et d'une esthétique :« Sentir fortement, agir de même » … « Loi fondamentale de l'Intensité de la Sensation, de l'exaltation du sentir ; donc de vivre. » ecrira-t-il dans son « essai sur l’exotisme ».
« Ne pas essayer de la décrire, mais l'indiquer à ceux qui sont aptes à la déguster avec ivresse. » (E.E.,)
Ceux-là seuls peuvent se dire exotes qui, sachant jouir du jeu même des lois de 1' « être universel », éprouvent cette « ivresse du sujet à concevoir son objet ; à le connaître différent du sujet ; à sentir le Divers. » (E.E.,.).
C’est en ce sens qu’il a fait de Gauguin au même titre que de Nietzsche, un prophète de la joie et un rénovateur des anciens cultes païens. Le titre de Maître-dû-JOUIR, donné au héros d’une épopée projetée et fortement inspirée par l'aventure du peintre montre assez que pour lui Gauguin était quelqu’un qui aidait à se délivrer des entraves de la religion et de la morale chrétiennes imposées par les Européens. C'est la raison pour laquelle il figure dans le « cycle des Héros » envisagé par Segalen ou encore dans le groupe des « Hors-la-Loi », en compagnie de Nietzsche et de Rimbaud.
A propos de ce projet il écrit dans une lettre de 1907 :
« Je reprends la société tahitienne au point où la laissent les dernières pages des Immémoriaux, dans un état de désagrégation religieuse et morale complète ; mais je les reprends cent ans plus tard, de nos jours, et je tente d'y surajouter la silhouette d'un de nos contemporains blancs, qui, en guise de codes, de dogmes et de moralités, s'efforcera de leur apporter ce qu'ils ont perdu : la vie joyeuse et nue. Cet homme, le peintre Gauguin, mort aux Marquises, en a esquissé, par certains côtés de sa vie, la silhouette. En tout cas, il a rêvé sans doute d'être cet homme. Il s'agit de réimaginer son rêve. Pur rêve d'ailleurs, et douloureux réveil : la lutte et la défaite, non contre des christianisants probes, mais contre des administrants, gendarmes, instituteurs ! — convaincus, humanitaires, et tout aussi dangereux. Cela fait, j'aurai clos ce que j'avais à dire sur la pénible expérience civilisatrice qu'ont subie ces nobles et clairs pays ». (c’est moi qui souligne)
En même temps, L’exaltation des joies physiques et des plaisirs sensuels qu'il attribue à ses héros, c'est bien celle qu'il préconise pour lui-même quand il décrit avec complaisance dans les immémoriaux ou le maitre -du -jouir ; les grands débordements sensuels des Maoris de son époque quand on ne les surveille pas. Ainsi, Segalen, dont le but était de peindre la Tahiti d'autrefois, s'est mis à rechercher à travers les livres et les derniers témoins, les traces de l'ancien royaume du bonheur. «J'ai essayé "d'écrire" les gens tahitiens d'une façon adéquate à celle dont Gauguin les vit pour les peindre : en eux-mêmes, et du dedans en dehors. Les essais, nées de la méditation du poète devant les chefs-d'œuvre des artistes qui le hantent :Le Double Rimbaud, Gauguin dans son dernier décor, Les Immémoriaux sont autant d'appels à la libération de tous les sens et « d'exorcismes du péché . La religion « païenne prêtée à Gauguin se caractérise par un refus de toute morale étroite et par une apologie de toutes les jouissances. Elle permet de réaliser l’accord accord entre nature et surnature, entre l’homme et les grandes forces de l'univers
La beauté tahitienne, celle des paysages,(dans les immémoriaux) celle de femmes, est tellement présente et tellement synonyme de pure réalité, de pure intensité, qu'elle n'est plus perçue comme une qualité séparée : écrivant du « point de vue maori » (du moins en apparence) Segalen prend ses distances avec ces hommes blancs qui prononcent en vain le nom de la beauté : « Seuls les étrangers ont cet usage de considérer les montagnes nocturnes en proférant des mots sans valeur : « Beau! Splendide! » Ou bien de s'étonner sur la couleur rouge du ciel à la tombée du jour ». Or s'il est vrai que les Maori, autant qu'on puisse le savoir, et même s'ils avaient des mots pour dire le beau, ne s'extasiaient guère devant les paysages, le « point de vue maori » que prend alors Segalen rejoint en fait, par des moyens proprement et purement littéraires, le regard occidental, mais entièrement neuf, du peintre Paul Gauguin, dont les toiles en effet ne nous disent plus, d'un paysage ou d'une femme, qu'ils sont beaux, mais nous montrent tout simplement, avec une puissance étrange et qui n'a rien de « primitif», que ce paysage ou cette femme sont là. Pure intensité des êtres et des couleurs, pure présence, avant la beauté, en deçà ou au-delà de toute extase religieuse. Tel est le mystère de Gauguin. Et tel est le mystère que retrouvent, au travers des mots, grâce aux mots de l'écrivain Segalen, les Immémoriaux. (C’est moi qui souligne) « Segalen, Gauguin, Debussy ». Etienne Barilier. Cahiers de l’herne.
les lignes précédentes marquent sans doute l’essentiel de la référence à Gauguin, outre l’apologie de la rupture et des jouissances. Le Gauguin le plus authentique et le plus libérateur est celui d’abord le Gauguin peintre qui, au mépris souverain de la « ressemblance » des formes ou des couleurs, compose sur la toile un monde dont la cohérence est interne, proprement picturale; celui pour qui Tahiti devient matière pure, matière à création. Les Immémoriaux, écrits grâce à Tahiti, mais grâce à Gauguin plus encore, grâce au Gauguin créateur d'un art poétique (par opposition à l'art mimétique), sont un accomplissement incontestable, une manifestation de réelle autonomie littéraire. L'œuvre retrouve, dans le langage des mots, la puissance créatrice du peintre.
.Au contact de Paul Gauguin, de Claude Debussy, ces créateurs autonomes, ces poètes au sens le plus fort et le plus littéral du terme, Segalen pourra chanter sa « palinodie », et devenir enfin ce qu'il est : un écrivain, un poète des mots.
L'homme Gauguin est mort sans transmettre au jeune artiste cette parole sacrée et décisive dont la perte fera tout le sujet des Immémoriaux. L'homme Debussy est mort sans avoir mis en musique les mots exaltés d’ Orphée-roi. Mais Gauguin peintre, Debussy compositeur, ont éveillé Segalen écrivain. C'est à lui qu'il appartient désormais de quêter et de dire, par les moyens de l'écriture, ce mystère du réel, tahitien ou non, bouddhique ou non, chinois ou non, que l'acte poétique seul, et dans sa solitude, peut mettre en pleine lumière. Etienne Barilier.cahiers de l’herne.
Segalen est aussi obsédé par Rimbaud. Il ne s'est pas contenté d'écrire un de ses premiers articles sur lui, il le cite souvent, soit dans sa correspondance, soit dans ses écrits. « Rimbaud est une perpétuelle image qui revient de temps à autre dans ma route. Et parlant des fulgurances du bateau ivre : voici vingt ans qu'elles me hantent. » Il exalte dans Rimbaud l'homme de désir, celui que le présent ne satisfait guère, et qui ne trouve sa jouissance que dans le passé ou dans l'avenir, retrouve ainsi des traits communs à Gauguin, « le Rénovateur de la joie. »
Mais cette hantise revêt une toute autre signification essentielle pour saisir le sens de la quête de Segalen lui-même. Elle s’attachait à l’énigme de la rupture dans l’existence même de Rimbaud, la dissociation que symbolise le passage du poète à « l’explorateur » et au trafiquant d’armes. Si au départ de sa vie, Rimbaud avait parfaitement pu concilier aventure et poésie avec «ses divagations aux routes de l'esprit», voici qu'il se dérobe et se renie pour toujours
« Intriquée dans tout cela, me hante aussi la commémoration de Rimbaud! Je tente d'imaginer ici, sur les quelques documents découverts, ce que put être l'Explorateur. Car le poète, d'autres l'ont dit. Et pourra-t-on jamais concilier en lui-même ces deux êtres l'un à l'autre si distants ? Ou bien ces deux faces du Paradoxal relèvent-elles toutes deux d'une unité personnelle plus haute et jusqu'à présent non manifestée?».(C’est moi qui souligne !)…. .V.S.Journal, le 10 janvier 1905,
«Aden a dressé devant moi un spectre douloureux et d'augure équivoque: Arthur Rimbaud. C'est là qu'il vécut et souffrit des angoisses inconnues au peuple. Il s'est levé dans Aden
desséché, barrant la route, disant : "Vois mes peines, vois mes espoirs infiniment déçus vois mes efforts étonnamment vains, vois ma fin lamentable... heureusement que cette vie est la seule et qu'il n'y en a pas d'autre, puisqu'on ne pas imaginer de vie plus lamentable..." Il faut que je passe outre.
"Tu as lutté pour le Réel. Tu l'as pris corps à corps. Homme vain !tu avais avais dépouillé d'abord la plus splendide des armures : Poète, tu te reniais toi-même Et tu te flattais d'avoir des muscles et des os. Le poète que tu prisais te conduisait encore, et, par vengeance que tu le méconnusses, à ta perte."
Cette unité plus haute à partir d’êtres distincts c’est ce que recherchera toujours Segalen . s’il existait chez lui lui à une duplicité analogue entre le poète, le voyageur ou l'aventurier, « Il essaiera toute sa vie de concilier aventure et poésie en faisant de sa poésie une aventure et de son aventure de la poésie »,écrit encore Henri Bouiller.
A SUIVRE
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