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« Segalen avait lui-même parcouru l'archipel
,(il s’agit de la Polynésie) à la recherche « des vieilles choses et des purs documents indigènes », visitant les « lieux sacrés », en pure perte (« c'est la sempiternelle désillusion du passé »), exprimant le regret de ne pouvoir ressusciter le « dernier Païen ». Les matériaux qu'il réussit malgré tout à accumuler, il les fît entrer dans le cadre du roman-poème anthropologique qui va être le chant du cygne des dieux polynésiens.La Polynésie, Segalen en était « revenu », mais si la realité qu'il y avait trouvée n'était pas aussi « exclue » qu'il l'avait espéré, le désir qui l'avait poussé a Partir là-bas, ce « désir de l'en-allée incertaine » qu'il reconnaît chez Rimbaud et qui représente la caractéristique la plus évidente de sa propre nature, était plus fort que jamais, et ce désir se doublait d'un refus du monde moderne, semblable à celui que Nietzsche avait exprimé dans Du pays de la civilisation :
«... je préférerais être manœuvre dans l'enfer et chez les ombres du passé ! - Les habitants de l'enfer ont plus de consistance que vous ! « Hélas ! où dois-je encore monter avec mon désir ?
«Je regarde du haut de tous les sommets pour m'enquérir de patries et de terres natales.
« Mais je n'en ai trouvé nulle part : je suis errant dans toutes les villes, et à toutes les portes, je suis sur mon départ. » Kenneth white : figures, lieux, trajectoires .dans l’esprit nomade. Biblio.
Médecin, poète, archéologue, « romancier » et voyageur, Segalen a mêlé l'exploration du lointain (comme Tahiti et la Chine) à la quête intérieure ; il a confronté sans cesse le réel et l'imaginaire. L'interrogation qui le hante est proche de celle qu'il énonce, à propos de Rimbaud : « Et pourra-t-on jamais concilier en lui-même ces deux êtres l'un à l'autre si distants. Ou bien ces deux faces du Paradoxal relèvent-elles toutes deux d'une unité personnelle plus haute, jusqu'à présent non manifestée ? »
Mettant ses aspirations intellectuelles à l'épreuve, il va rechercher d’abord en Polynésie un monde primordial où tout semble possible, où tout est en correspondance. Mais il trouvera un monde qui meurt, et ce monde agonisant sera pour lui l'objet d'une insondable nostalgie.
« L'œuvre de Segalen est la première œuvre œcuménique du xxe siècle, la première à rassembler des traits empruntés à diverses civilisations et cultures, éloignées dans l'espace et le temps. Certes toute une littérature parnassienne en avait fait autant, mais c'était dans une intention esthétique ou simplement pittoresque ou encore antireligieuse. C'est une grave erreur que de ranger Segalen parmi les épigones de ces bibliothécaires érudits. Il s'est servi de tous les mythes du monde, de toutes les pensées du monde pour exprimer son monde intérieur, un monde évidemment où le culte de la beauté sensuelle et physique joue un rôle éminent, mais aussi un monde où l'imaginaire corrige, rectifie, transfigure les dures conditions du réel. Tout cela en vue d'atteindre enfin la troisième étape, le but de son itinéraire, ce q u'il désigne dans Thibet comme «Celui qui ne sera jamais obtenu, innommable (Po-youl). » H. BOUILLIER, Victor Segalen, Mercure de France,
Dans cette œuvre, Le cycle polynésien semble éveiller moins d'écho que l'œuvre chinoise pourtant, s'il est différent, il montre déjà une richesse de style, de recherche et de désir d'évasion intérieure. Les immémoriaux sont nés de la rencontre du poète avec la Polynésie et l'œuvre tahitienne de Gauguin. Le premier projet de ce texte date de 1903. Il fut édité à compte d'auteur au Mercure de France en 1907 sous le pseudonyme de Max Anély, composé du prénom de son ami Max Prat et du second prénom déformé de sa femme, Annelly.
Après ses études de médecine à l'École du service de santé des armées de Bordeaux, l'officier-médecin est affecté en Polynésie française. Il séjourne à Tahiti en 1903 et 1904. Lors d'une escale aux îles Marquises, il a pu acheter les derniers croquis de Gauguin, décédé trois mois avant son arrivée, croquis qui seraient, sans lui, partis au rebut
On a pu remarquer combien ce fut un bien curieux voyageur :
« Le premier contact avec le grand large est fort peu encourageant, et la première lettre écrite à bord de la Tour aine le 16 octobre, insiste sur les effets néfastes du roulis atlantique. Le spectacle de la mer, d'autre part, n'inspire à Segalen aucune admiration; il ne la décrit guère, il ne l'aime pas. Il est très étrange de constater la médiocre place qu'elle occupe dans l'œuvre de ce Breton, de ce marin, et l'espèce de mépris dans lequel il la tient. C'est un sentiment qu'il expliquera nettement au début de son Journal de Tahiti à Toulon. Il semble qu'il y ait incompatibilité entre ce terrien, fortement attiré par les choses de la terre, et l'immense inconnue liquide et dangereuse dont il ne peut rien dire
La vie est monotone à bord, mais Segalen fait la connaissance du professeur Léon Lejeal qui se prend pour lui d'une grande amitié. Professeur au Muséum, nommé récemment au Collège de France, il se rendait alors à un congrès scientifique à New York. Au cours de longues conversations avec Segalen, il lui suggère de profiter de ce séjour en Océanie pour y recueillir des informations anthropologiques et ethnologiques. Proposition extrêmement importante car elle incitera Segalen à faire des enquêtes approfondies d'où sortira, non pas une étude scientifique, mais Les Immémoriaux. » H. BOUILLIER, Victor Segalen, Mercure de France,.
D’une certaine façon ce voyage se place d’entrée sous le signe de la mort – Segalen échappe de justesse à une redoutable typhoïde qui le contraint à un arrêt forcé à San Francisco (une révélation déterminante pour la suite sera sa découverte du quartier chinois.) Ce séjour est pourtant fructueux puisqu’il il va en effet s’efforcer de se documenter le plus possible sur cette Polynésie où il allait séjourner pendant de longs mois. Non pas en vue d'une carrière universitaire, mais comme un prélude à une œuvre littéraire qu'il projetait déjà de créer.
Nommé à Papeete (1902), envoyé sur l’archipel de Tuamotu par un cyclone, il découvre non l’exotisme merveilleux des mers du Sud, mais la violence de la nature, la misère des indigènes, le délabrement de la culture polynésienne. Son séjour à Tahiti à partir de1903 le convainc d’emblée que la civilisation polynésienne est menacée de mort par l’influence européenne et par l’insouciance des populations. Les maladies, pour la plupart importées par les Européens, tuberculose, syphilis, alcoolisme, etc. mettent en danger la survie de cette culture. Surtout, elle était minée de l'intérieur. Sous la pression politique et religieuse des Européens, les Maoris en étaient venus à oublier leur langage sacré et à renier leur morale et leur religion.
Le mot «Immémoriaux» que Segalen emploie pour titre de son « roman » stigmatisera ceux qui ont rompu avec leur passé et qui s'enfoncent aveuglément dans la nuit de l'oubli.
« Les Immémoriaux sont un cri, un cri prématuré, faute d'oreilles capables de l'entendre, un cri poussé cinquante ans trop tôt dans le désert d'un siècle que passionnait l'aventure coloniale, et d'une civilisation beaucoup trop sûre encore de ses propres valeurs pour être capable de reconnaître celles des autres. Un cri de rage motivé par la destruction stupide, perpétrée par la ferveur religieuse des premiers missionnaires et le zèle obscurantiste de l'administration coloniale, d'une civilisation brillante et séduisante, aux admirables richesses esthétiques et morales. Un cri de déception et de dégoût aussi face à la résignation avec laquelle les Polynésiens acceptaient ce désastre, à l'indifférence avec laquelle ils assistaient sans lutte à la destruction des plus précieuses valeurs élaborées par leurs ancêtres. » Henri Lavondès.cahier de l’herne
Mais le livre à venir ne sera pas que cela si l’on considère ce qu'on pourrait appeler la loi binaire de sa vie intellectuelle et spirituelle. On dirait que chez Segalen règne une sorte de nécessité qui provoque l'apparition du contraire de chaque élément ou de chaque événement. A la mort s'oppose encore plus puissante l'exaltation de la vie,
Il se servit de sa convalescence pour réagir de toute son énergie vitale. C'est ainsi qu'il parcourut attentivement San Francisco, fréquentant musées et théâtres ;c'est ainsi qu'il fit de nombreuses lectures qui le préparaient à son séjour en Océanie.
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Quand Segalen aborde à Tahiti, il a déjà l'intention d'écrire un livre. Il entend profiter de nouvelles expériences et de nouvelles sensations. Le fait d’avoir frôlé la mort se traduit au contraire par une exaltation il se refuse à perdre ce qu'il avait failli perdre à jamais, les couleurs, les odeurs, les joies d'un monde encore inconnu. «Je t'ai dit avoir été heureux sous les tropiques: c'est violemment vrai. Pendant deux ans en Polynésie, j'ai mal dormi de joie J'ai eu des réveils à pleurer d'ivresse du jour qui montait ... J'ai senti de l'allégresse couler dans mes muscles.» lettre à henri manceron.
La mort n’est pas seulement synonyme de disparition. Elle est surtout chez le poète ce qui s’oppose au merveilleux, au Divers saisi dans la discontinuité des instants, dans la rencontre du mystère ce qui permet l’envol de l’imagination.la mort c’est la chute dans l’homogène, dans l’entropie .
Plus tard Segalen ébauchera cette esthétique du conflit en projetant un essai sur le mystérieux .Le moment mystérieux naît de l'interférence de deux mondes : du monde habituel, normal, où nous vivons, et d'un monde insolite, bizarre, qui parfois nous saisit à la gorge de son irrécusable présence. Autre version du conflit entre le Réel et l'Imaginaire, le moment mystérieux ne peut se passer du choc entre le normal et l'insolite. Si par malheur l'homme était obligé de vivre dans un monde complètement fermé au mystérieux, comme dans un monde complètement fermé au réel normal, toute jouissance et toute beauté disparaîtraient. Le normal et l'insolite sont complémentaires.
« II est une volupté plus rare encore, et plus forte, que d'étreindre le Réel, c'est d'éprouver la sensation du Mystérieux, laquelle est seulement donnée quand le Réel va toucher l'Inconnu ».
« II n'y a pas de Mystère dans un monde homogène. » (essai sur le mysterieux p. 118)
« Le moment mystérieux : partout où il y a un conflit de deux mondes différents donc partout où il y a sensation de l'Exotisme dont il n'est qu'un cas très particulier et d'une intensité poussée à la limite. » (E.M., p. 118)
Curieux voyageur, curieux marin pour qui la mer est justement l’homogénéité étouffante devant laquelle il ressent une sorte d’angoisse nauséeuse que seule la rêverie combat : « Huit jours de mer. Navigation dite « heureuse ». Plate, tiède, sans vent, sans mer, sans rien. Ces immensités pacifiques sont vraiment atones parfois... Moi je trouve la pleine mer peu emballante, nauséeuse et bête. Ce que le large a de plus intéressant, ce sont les terres qui surgissent du cercle strict de l'horizon .
Equateur. - Les symboles, les schèmes et les figures des choses m'ont souvent donné plus de joies que les objets eux-mêmes. Le Grand Océan, ces zones de l'intertropique, cette poussière de monde qu'est la Polynésie, j'éprouvais jadis plus d'étonnement à les traverser du regard, sur un grand planisphère, qu'à les parcourir maintenant en leur réalité quotidienne, en leur actualité morne. Les grands vocables d'Equateur, I de Cancer, de Capricorne, sonne mieux que ne frappent leurs cieux [.. .]
On prend une mappemonde, on parcourt d'un œil lent le grand Océan et l'on a certainement une impression plus grande de pittoresque, d'étendue, d'immensité, que lorsqu'on exécute le voyage réel. Plus ça va, et plus l'eau se ressemble. (Lettre à ses parents, 19 janvier 1903).
L’horizon c’est au contraire la promesse de la quête par dépassement de la limite ainsi l’apparition de Tahiti à l’horizon et aussitôt l’imagination poétise le style :
« C'est, en face, dans un ciel pâle, la découpée brutale et douce de l'île désirée. Elle se lit inscrite en violet sombre sur la plage délavée du ciel. De gauche à droite : un éperon longuement effilé, puis une crête déchiquetée qui le prolonge, puis deux pics, dont le géant de l'île, puis un autre sommet, et encore une pente lente vers la ligne d'horizon. Deux plans : les sommets durement accusés, et comme incrustés d'un trait de vitrail, et les versants, très doux et vert-veloutés, perdus en bas dans le pailleté frémissant de la mer. Les brisants sur le récif de corail délimitant une blancheur qui tressaute et s'irise; l'air s'emplit de bouffées tièdes et de parfums caressants. Et sur la gauche, là-bas, le soleil grandit derrière la pointe Vénus »
S’il a donc le projet d’écrire un livre, aucune idée préconçue chez lui, aucun plan d'écriture, mais des répugnances solides cependant. Répugnances pour les journaux de voyage, les impressions de touriste en quête d'exotisme, les décors fabriqués. Il y a du Lévi-Strauss chez Segalen dans sa « haine du pittoresque gratuit. Il alliera toujours science et poésie dans sa recherche de la structure intime du réel. Ainsi l’extrait suivant que n’aurait pas renié pas l’auteur de tristes tropiques :
« Dans la notion "pittoresque", mise en scène, décor et parti à en tirer en littérature et peinture, importance des données géographiques, sous peine de verbager dans le vague. Puissance descriptive des termes géologiques, et coordination apportée par ces termes dans la mise "sur pied" d'une étude d'après nature (littéraire ou plastique). Le géologue sait voir. L'architectonique, le terrain, prime le climat, crée peut-être, à coup sur, modèle la race. Deux formations géologiques similaires, conserveront, fût-ce à l'autre bout du monde, un air de parenté reconnaissable même aux conséquences superficielles (paysage, décor ; pittoresque): "les paysages les plus célèbres par leur originalité semblent calqués l'un sur l'autre quand ils ont été façonnés par les mêmes conditions géologiques ou physiques ».
D’une façon qu’il a lui-même qualifié de foudroyante, un premier projet de « roman » naquit pourtant un mois plus tard. « J’ai cette chance, un mois après mon arrivée dans un pays de tenir mon livre : arrivée 23 janvier; 1er mars : Les Immémoriaux.» : « Titre : Les dieux qui tombent... Résistance d'un vieil Harépo aux invasions liturgiques, sa douleur... Il prédit partout les maux qui vont arriver. Pourchassé, il se réfugie dans la montagne. Il sacrifie seul encore des victimes humaines qu'il attire. On doit le traquer, il résiste... Il ne meurt pas, mais s'avachit comme sa race, se civilise, devient bourgeois... Un jour, il est repris par l'initiation. Il se tue? (ou bien il meurt bourgeoisement comme sa race?)... »
C'est en effet cette opposition qu'on retrouvera dans le livre achevé, entre deux modes de civilisation dont le second est mortel. Un vieillard s'accroche obstinément à ses dieux. Chez Segalen toute œuvre se développe comme une plante à partir de ce qu’il appelle un germe : c’est ici le germe, comme il l’écrira plus tard, de l'œuvre qu'il mettra quatre ans à terminer. Dans les Immémoriaux, Segalen cherche la différence essentielle entre la vraie et ancienne culture tahitienne ,celle de ses origines, pour ne pas réduire la beauté et l’identité tahitienne au mythe que les Européens avaient créé (tels que Bougainville et Diderot avaient tenté de faire.) Tahiti lui est apparue comme un territoire sacré où la nature est porteuse de signes et où l’homme est à l’unisson avec les forces du cosmos : «À travers les visages, dit- il, pénétraient jusqu’au fond des poitrines, les formes familières des monts, le grand arc de corail, la couleur de la mer, et la limpidité des favorables firmaments ».
Ce n’est pourtant qu’une fois revenu en France, qu’il va s'atteler à sa tâche. (il ne rédigera qu’une partie le prodige pendant ce qu’il nomme sa « campagne » polynésienne, occasion d’une rupture avec l’enfance et son éducation religieuse). D'abord à Toulon, ensuite à Brest, au cours des années 1905 et 1906, loin donc des pays où naquit son projet. S’il met pourtant quatre années pour rédiger le livre c’est en raison de la nature de l'ouvrage en question. Il suit les conseils du professeur Lejeal de faire des recherches ethnographiques, de s'enquérir du folk-lore, des coutumes, des mythologies polynésiennes. Ce projet purement scientifique l'avait séduit. Comme dit précédemment il mène constamment une dialectique où se conjuguent l’imaginaire et le réel. Il est donc naturel qu'il ait songé à unir les deux genres, à fondre traité et roman, rigueur et poésie. De là, sur le terrain et en France, des lectures immenses, des enquêtes approfondies, des conversations avec les indigènes, des tentatives pour leur arracher un passé qui sombrait .
: «J'ai lu ou lirai tout ce qui peut se lire pour reconstituer l'ancien Tahiti… « Je pars pour une tournée de trois semaines avec une formidable bibliothèque polynésienne» ( lettre à Mignard, le 15 décembre 1903).
La «formidable» bibliothèque, (non pas seulement celle qu'il emporte dans sa «campagne», mais celle qu'il a consultée pendant les trois ou quatre années consacrées à l'élaboration du livre,) comporte en effet tout ce qui avait été écrit sur le sujet. Il parcourt les récits classiques de voyages et d'exploration du type de ceux de Bougainville, de Cook ,les études des missionnaires anglais protestants. Les ouvrages de mythologie, de philologie de linguistique, de philosophie sont mis à contribution.
Un ensemble donc d'ouvrages complexes, parfois contradictoires, mais qui par là même permettent à Segalen, grâce à des recoupements et des confrontations, de serrer de plus près une vérité historique qu'il veut exprimer. Les études critiques ont montré que Segalen n'avance rien touchant les mœurs, les coutumes, les croyances maories, qui ne soit étayé par des références sérieuses et précises. On peut donc dire qu’il s'est fait une règle très stricte de ne pas verser dans une reconstitution purement conventionnelle ou imaginaire, et de recourir le plus possible à des textes offrant toutes les garanties de la vérité.
Ce gros travail de recherche documentaire a surtout vocation d’exorciser ce que l’auteur déteste absolument, l’exotisme en faveur à son époque :
Les années passées en Océanie le conduiront plus tard à méditer sur la notion. (En 1908, dans l'intention d'écrire un jour un Essai sur l'exotisme, il se mit à rédiger un certain nombre de notes pour préciser ses idées sur ces questions). Dans ces Notes revient comme un leitmotiv, la condamnation de deux sortes d'exotisme trop répandues. La première consiste à rechercher uniquement le pittoresque des choses étrangères, à collectionner, comme dans un album, ce qui dérange les conventions d'usage et de goût. Les meilleurs représentants à l'époque de Segalen en étaient Loti et Farrère. Le roman exotique transportait ses lecteurs dans des régions et des civilisations étrangères, fondant ainsi un musée imaginaire de l’ailleurs en commettant aussi l'erreur de ne chercher que des décors à leurs intrigues restées européennes sous le déguisement exotique. Sans vraiment chercher à pénétrer dans la culture originale des nations étrangères, les écrivains exotiques de cette sorte n’en traduisent dans le meilleur des cas que l'apparence et surtout leurs réactions personnelles, de curiosité ou d'ennui devant l'étalage du bizarre et de l'incompréhensible.
Plus subtile, plus redoutable aussi est une autre forme d'exotisme. Segalen entretint au cours de sa vie un dialogue riche d’émulation, d’admiration mais aussi de répulsion avec l’œuvre de Claudel (Connaissance de l'Est en particulier). Claudel, poète et ambassadeur, interroge les autres cultures mais c’est pour mieux poser sur elles un regard « catholique » et assimilateur; il annexe à son organisation spirituelle tout ce qui peut supporter l'assimilation, c'est-à-dire en somme tout ce qui n'est pas fondamentalement original et exotique aux yeux de Segalen. Cette forme d'exotisme lui apparait plus dommageable que la première, même si elle est plus profonde, dans la mesure où elle tend à défigurer la valeur et l'essence de l'autre.
( A SUIVRE.)
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