Vers le début des années 1940.L’artiste va s’attacher en effet à reconfigurer la forme humaine en centrant son travail sur les personnages assis et debout. Sa configuration imaginaire, de conception surréaliste et de construction cubiste, s'écarte notablement des compositions à personnages de la période parisienne antérieure.
Avec des peintures comme Oubli , La Chanteuse des poissons ) et Nu dans la nature l'artiste passe d'un hybride simplement figuré à une version plus compliquée, puis à une présence anthropomorphe fondue dans le paysage. Par exemple, L'artiste métamorphose les personnages traditionnels de la mère et de l'enfant en hybrides surréalistes et, ce faisant, il crée des têtes anguleuses inspirées de Picasso et de l'art africain. Ainsi Anamu (l'une gouaches peintes au début du séjour à La Havane, donne à voir une femme-cheval à tête humanoïde ronde, dont le visage ovale, d'inspiration africaine, ressemble à celui du personnage de gauche dans La Jungle . Anamu est le nom espagnol, peut-être d'origine indienne, donné à une plante sauvage à fleurs blanches très répandue à Cuba, où elle atteint à peu près un mètre de haut. Elle connaît de multiples usages rituels et médicinaux dans la Santeria. Plusieurs symboles issus de l'environnement syncrétiste afro-cubain continuent à fournir les éléments des hybrides. Ainsi le GUERRIER : par ses attributs, une épée, une lance et des oiseaux, Le Guerrier s'identifie à Ochosi, un dieu soldat et chasseur selon la Santeria. Si les oiseaux sont représentés de manière assez vague, on peut tout de même présumer que ce sont des vautours, messagers divins d'Olofi, la divinité suprême dont chaque orisha est une émanation. Pour les adeptes de la Santeria, Olofi, ou Oludumare, se loge dans la tête de chaque être humain. Le tableau de Wifredo Lam semble symboliser cette idée par l'image des deux oiseaux au-dessus de la tête du guerrier.
Dans sa recherche plastique polymorphe l’artiste va ainsi poursuivre plusieurs directions simultanées : Il conçoit des femmes-chevaux, comme celles du Sorcier de L'Océan, dont la morphologie déjoue les attentes par des procédés typiquement surréalistes.
L'image du cheval revêt une importance singulière dans la reconfiguration de la forme humaine à laquelle il se livre. C'est un motif que l'artiste a d'abord introduit dans les dessins de Marseille, notamment les illustrations de Fata Morgana, où la tête de cheval à la bouche grande ouverte dévoilant une langue acérée comme une épée rappelle Guernica de Picasso. Dans l'un de ces dessins, cette tête se juxtapose à celle du personnage central de manière assez analogue à la méthode surréaliste selon laquelle des artistes différents associent chacun un élément à d'autres pour créer une œuvre collective. L'artiste a vraisemblablement commencé par mettre au point des groupes de personnages hybrides, alliant des aspects humains à des éléments chevalins. Après sont venus les personnages isolés, comme dans Figure, dotés d'une anatomie de femme-cheval. Deux œuvres en particulier témoignent de cette évolution iconographique et conceptuelle : Les Yeux de la Grille et Déesse avec Feuillage .Wifredo Lam, soucieux d'aller au-delà d'une simple appropriation des formes animales de Picasso, incorpore plusieurs composantes zoomorphes dans un seul et même personnage, depuis les naseaux de cheval jusqu'à la queue en passant par les oreilles pointues, la crinière et la croupe. Le produit de cet amalgame s'inscrit dans un espace totalement cubiste, où les formes s'interpénétrent à l'intérieur d'une série de points de vue multiples.
Le surréalisme a libéré Wifredo Lam de la figuration traditionnelle et lui a offert, par rapport au naturalisme, une possibilité de subversion qui débouche sur des surprises et des régals sans fin. À cet égard, il s'est révélé profondément influencé par l'insistance avec laquelle André Breton prônait le refus de copier la nature, tant dans la peinture que dans la littérature et le théâtre. Wifredo Lam a pris le parti de s'exprimer dans un langage plastique d'essence surréaliste. Ce choix délibéré va le conduire, à partir des années 1940, à nouer une alliance avec un groupe d'artistes établis à New York, dont la quête de nouveaux principes esthétiques suit différentes voies fondées sur les expériences surréalistes. Leur vocabulaire d'images biomorphes s'accorde avec la conception de l'artiste d'un univers où le genre humain s'unit aux règnes animal et végétal. Cette conception procède aussi d'une vision du monde afro-cubaine, héritée de son milieu familial. Le motif du cheval doit être appréhendé dans ce contexte culturel, où il se charge de significations très fortes. Sa présence renvoie en effet à un phénomène religieux important : la possession. Dans les cérémonies, le fidèle, désigné sous le nom de caballo (cheval), entre en transe sous l'emprise de la divinité invoquée, dont il assume les caractéristiques, gestuelle comprise. La possession spirituelle qui intervient alors se comprend comme un échange de forces de vie (aché) entre l'homme et le divin. Pour décrire ce quise passe, on parle de bajarle el santo25, le saint-divinité descend sur son cheval humain (chez les Afro-Cubains, le mot espagnol santo, «saint», s'applique indifféremment au saint catholique ou à la divinité traditionnelle correspondante). En investissant l'esthétique surréaliste de connotations afro-cubaines, Wifredo Lam a délimité un territoire bien particulier, où s'affirme son identité personnelle et collective. NAISSANCE D'UN STYLE ET D'UNE VISION DU MONDE LE SÉJOUR À LA HAVANE, 1941-1952 JULIA P. HERZBERG.(c'est moi qui souligne ici)
En parallèle, il travaille l’abstraction dont témoigne L'Esprit Aveugle présenté en même temps que Le Sorcier De L'océan à l'exposition de 1948 chez Pierre Matisse. Cette œuvre comporte trois personnages animés dont aucun ne revêt une forme humaine. Leur facture relève d'un cubisme synthétique ,en larges surfaces planes imbriquées les unes dans les autres. Le personnage du premier plan a une tête de cheval pourvue d'un phallus, greffée sur un bras prolongé par une main. Celui du second plan possède une anatomie trop stylisée pour être déchiffrable, hormis la tête ronde à cornes et le losange d'inspiration abakuà en guise de corps. Quant à l’énigmatique personnage du fond, on y distingue vaguement des seins en papaye surmontés de cornes. La papaye constitue le modèle visuel sur lequel l'artiste s'est fondé pour recomposer les poitrines de ses hybrides. À La Havane, on l'appelle familièrement Eleguâ protecteur des voyageurs, est, à ce titre, l'équivalent du vodun Legba (Benin ou Haïti )et du dieu messager grec Hermès. lorsque Wifredo Lam peint Le Présent éternel,l'iconographie indique la présence de quatre divinités guerrières Ochûn, Eleguâ, Ogûn et Ochosi. Ochûn, déesse des fleuves et de l'eau douce, ( une combattante qui use de son charme sensuel pour sortir victorieuse des conflits)
En 1944, Mabille attaché culturel de France en Haïti y avait invité Lam et Breton. Ce fut l’ovccasion pour Le peintre et le poète d’assister à diverses cérémonies vaudoues. Elles comprenaient des sacrifices d'animaux, l'évocation des morts. . "Des femmes, habillées de blanc, dansaient,écrit Mabille. Toutes étaient en transe. D'énormes tambours nous brisaient les oreilles. Quelle beauté sauvage ! Une beauté non intellectuelle, à fleur de peau, une émotion humaine toute nue. Mais André [Breton] ne supportait pas ce spectacle. Il éprouvait des nausées. Je plaisantais amicalement celui qui avait écrit : La Beauté sera convulsive ou ne sera pas ! ". La rencontre de Lam avec le vaudou peut bien lui rappeler des expériences anciennes auprès de sa marraine, prêtresse à Sagua la Grande; elle intervient à un moment de son parcours où les distances qu'il a prises l'autorisent à en faire une lecture plus universelle.
Sur cette création, Pierre Loeb, dans Ses Voyages A Travers La Peinture, publiés en 1946, nous laisse un témoignage précieux: «Parti de Picasso, à qui il doit, non pas une écriture, mais l'esprit de libération, l'audace de s'exprimer en pleine possession d'un magistral clavier de peintre, il enferme dans le cadre du classicisme occidental les attributs de la magie et de la poésie tropicales. Depuis trois ans que je le vois vivre, que je suis nouveau témoin, j'assiste à la naissance d'une œuvre qui se fait chaque jour plus lisible et plus mystérieuse. Plus lisible picturalement et plus mystérieuse sur le plan de l'esprit, car rien, maintenant, ne vient plus nous rappeler les signes déjà tracés. Si nous retrouvons par endroits le souvenir d'une forme, elle est tellement transposée, mêlée à tant d'autres formes, que nous sommes véritablement en présence d'une œuvre difficile à relier à celles du passé.»
Le registre des symboles afro-caraïbes(vaudou, yoruba, ehwe ou fon) constitue un ensemble que le transfert brutal de millions d'Africains réduits en esclavage a enracinée dans un milieu dominé par différentes cultures d'origine européenne. Les croyances se sont retrouvées minoritaires dans un contexte culturel déjà organisé par la culture issue de la conquête espagnole. À ce contact, elles se sont transformées.. Le Vaudou ou la Santeria ont perdu en universalité, mesurée à l'ampleur de l'aire culturelle africaine dans laquelle elle se sont développées à l'origine, et gagné en spécificité. Leur enracinement est devenu plus fort du fait du syncrétisme qu'elles ont développé par nécessité. En même temps, ces croyances ont donné naissance à un imaginaire moins identitaire que centré sur la gestion des différences. Le syncrétisme est une pensée de la diversité des croyances, et c'est bien sa capacité à produire de l'unité à partir de ces différences que Lam a voulu retenir. Pour prendre un seul exemple : l’orisha Changô, prince et roi querelleur et amateur de femmes dans la tradition yoruba, a été identifié dans les pratiques du catholicisme local à Sainte Barbe. Dès lors qu'on entreprend de les représenter sur la toile, naît donc une figure hermaphrodite.
"Un faisceau complexe de préoccupations artistiques, de données personnelles et de circonstances historiques l'a incité à reconsidérer ses choix picturaux et à entamer une période de recherches. Wifredo Lam a renoué avec l'esprit afro-cubain peu après son retour au pays natal. Pour explorer des thèmes américains, et plus particulièrement afro-cubains, il s'est servi des expériences cubistes et surréalistes qui avaient renouvelé radicalement l'art du XXe siècle dans 1'entre-deux-guerres. Il suivait une voie parallèle à celle des surréalistes en Europe ou à celle des Américains fascinés par les mythes des populations indigènes des États-Unis et du reste du Nouveau Monde. Quand Wifredo Lam s'est penché sur ses racines afro-cubaines dans sa quête d'un vocabulaire visuel et d'un cadre théorique, il connaissait bien l'intérêt des surréalistes pour l'art et la culture des peuples non occidentaux, y compris le sien38. Sa sensibilisation au «primitivisme» s'est manifestée dans ses œuvres parisiennes et marseillaises, où il a incorporé des motifs d'inspiration africaine, qui reviennent ensuite dans ses premières œuvres havanaises. L'art africain lui a fourni les moyens plastiques nécessaires pour donner d'autres bases à la figuration occidentale traditionnelle. Il lui a permis également de participer au dialogue moderniste avec le «primitivisme», dialogue qui le touchait d'autant plus que sa mère avait des ancêtres kongo. Pour Wifredo Lam, il s'agissait alors de trouver un langage visuel capable de transmettre les croyances religieuses d'un peuple syncrétiste d'origine africaine qui avait survécu au déracinement, à l'esclavage et au colonialisme. C'est dans son héritage afro-cubain qu'il a trouvé l'iconographie adéquate. Ainsi, la réflexion de l'artiste sur ses racines afro-cubaines a été stimulée par l'attirance de l'avant-garde européenne pour les cultures extra-européennes. On peut en dire autant d'écrivains comme le Sénégalais Léopold Sédar Senghor ou le Martiniquais Aimé Césaire, et d'artistes comme l'Uruguayen Joaquïn Torres-Garcia ou la Brésilienne Tarsila do Amaral, qui ont tous vécu et étudié en Europe, puis sont revenus dans leur pays d'origine où ils ont opéré une synthèse entre la modernité européenne et les modes d'expression autochtones. LEENHARDT
Nous nous trouvons donc, devant un usage de symboles qui ont appartenu à des religions comme le vaudou ou la santeria. Mais le premier caractère de ces symboles réside paradoxalement dans le fait de ne plus appartenir à la religion dans les marges de laquelle l'art occidental a construit son parcours . Si donc on trouve des symboles afro-caraïbes dans les tableaux de Lam, ceux-ci y sont traités comme des graphes, comme des entités plastiques,un vocabulaire de signes ayant pour fonction d'évoquer des univers symboliques mais qui ne constituent plus des symboles religieux proprement dits.. Si comme déjà dit ,les références aux arts africains sont manifestes dans les visages qui sont des masques, l’artiste ne les introduit pas purement et simplement dans sa peinture. Il s'agit, entre le peintre et ces arts, de retrouvailles dans les profondeurs d'un fonds commun, d'où naissent des expressions autonomes, originales. Du seul point de vue de la plastique, les masques peints par Lam ne peuvent se saisir, au contraire de ceux d'Afrique, d'un seul regard: ils réclament une analyse attentive de leurs éléments. Ils tendent moins à présence évidente, statique et globale qu'à une sorte de métamorphoses, toute forme se muant en une autre, qui à son tour en suscite de nouvelles. . Abandonnant petit à petit les formulations liées à un contexte culturel précis, il tourner peu à peu le dos aux mémoires identitaires sur lesquelles il s'est un moment appuyé, pour s'ouvrir à un univers plus général, embrassant l'universalité du déracinement.
Chaque toile de Lam est ainsi une cérémonie des premiers temps. Chaque métamorphose des corps (de la forme indienne à l'africaine, de celle des dieux à celles des hommes) est un tableau de genre du mystère. Chaque transmutation «apporte» aux autres moments de cette alchimie, où ces corps se renouvellent. Nulle perspective : L'instantané du transfert. C'est ce que le peintre appelle «un symbolisme réfléchi».
Symbolisme, parce que nous procédons par là d'un réel manifesté à un réel caché, oblitéré, qu'il faut soumettre à vue. Réfléchi, parce qu'il s'agit d'ausculter longuement le Tout-Monde et sa Relation imprédictible (comment est-ce faisable en peinture ?), et que les humanités si longtemps dévirées de leurs vrais lieux, par tant d'aveuglantes forces, aient à s'y trouver sans se perdre. C'est là notre Poétique.
Raisons pourquoi Lam va droit aux corps, par le travers desquels il désigne les paysages, dont il élèvera parfois les hauts rideaux bruissants. Nous répondons à la question, à peine l’avons-nous posée : Oui, il est possible en peinture, et aussi bien en sculpture, de nommer la Relation. Par cette symbiose des représentations patentes ou cachées des peuples (connus ou inconnus), et sans que l'artiste ait à en dédaigner aucune désormais. L'«universel», quand et si nous voulons en parler, n'est en rien une valeur ni une sublimation, c'est la quantité totalement réalisée de ces représentations. EDOURD GLISSANT.(c'est moi qui souligne ici)
Lam produit ainsi des symboles selon une modalité qui les arrache à leur origine en leur donnant un nouveau milieu expressif. Il invente une grammaire qui est propre à son œuvre picturale et dans cette mesure, impropre à l'usage religieux de ces mêmes symboles. D'ailleurs, sur les tableaux, on ne peut que constater la transformation permanente à laquelle ils sont soumis alors que dans une cérémonie religieuse, les organisations sont constantes et se répètent. Dans le rituel religieux, la liturgie est essentielle, alors que chez Lam les symboles se regroupent dans des configurations toujours changeantes. La permutabilité des signes dans la phrase que constitue chaque œuvre déplace définitivement ceux-ci de l'espace religieux à l'espace de l'art On peut citer l’exemple du motif de la paire de ciseaux, présent dans plusieurs toiles dont la JUNGLE : il évoque les composantes magiques de deux systèmes de pensée extrêmement différents. d’une part la Santeria ,religion afro-cubaine issue de la tradition yoruba et qui confère au prêtre d'Osain le pouvoir de cueillir les plantes utilisées dans les remèdes et les cérémonies... mais le ciseau du prêtre devient aussi le symbole du surréalisme qui extrait les objets quotidiens de leur environnement utilitaire pour les charger d'un mystère qui renvoie à l'énigme suprême de la vie.
(A SUIVRE)
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