« L’artiste européen, au XXe siècle, n’a de chance de parer au dessèchement des sources d’inspiration entraîné par le rationalisme et l’utilitarisme qu’en renouant avec la vision dite primitive, synthèse de perception sensorielle et de représentation mentale. »
ANDRE BRETON, ENTRETIENS (1913-1952), PARIS, GALLIMARD, 1969, P. 248.
« Après une journée de quête pensive,
Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied
Dormir parmi tes fétiches d'Océanie et de Guinée Ils sont des Christ d'une autre forme et d'une autre croyance.
Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances. »
GUILLAUME APPOLINAIRE.ZONE.
« Ouvrir les feuillets des livres de Breton ou pousser la porte de l'atelier du 42, rue Fontaine, c'est rencontrer la même présence troublante de l'« âme primitive ». En majesté aux murs du petit appartement, invoqués avec insistance dans les textes théoriques, les récits et les poèmes, les objets sauvages constituent l'univers familier d'un écrivain qui n'a cessé de marquer ces signes comme les clés d'accès à l'univers surréaliste : « les plus profondes affinités existent entre la pensée dite "primitive" et la pensée surréaliste », déclarait-il en 1945.
La connivence s'était avouée depuis longtemps, et de multiples façons : en fait, elle remonte aux enfances de l'homme (on connaît l'anecdote, très symbolique, du premier fétiche acheté avec l'argent d'un succès scolaire, où Breton se choisit faux-monnayeur de la culture) et aux débuts de l'œuvre. Les poupées hopi apparaissent tôt dans La Révolution surréaliste ; la réflexion esthétique du Surréalisme et la peinture s'appuie, dès 1928, sur les exemples amérindien et océanien.
La complicité illumine les derniers moments l'activité poétique. Le recueil de phrases automatiques qi donnent le « La » à l'expression lyrique fait place à cette étrange formule, qu'on dirait née du rêve prophétique d'un Indien des grandes plaines, mais qui résonne comme l'invitation à rester à l'écoute : « si vous vivez bison blanc d'or, ne faites pas la coupe de bison blanc d'or ». D'un pôle à l'autre de ce demi-siècle de pensée surréaliste, enseveli ou non, le talisman demeure. Impossible qu'on ne le retrouve pas tôt ou tard entre les feuillets du cœur, en s'applquant à rendre l'homme au sentiment primordial qu'il eut de lui-même et que le rationalisme positiviste a corrompu. »JEAN CLAUDE BLACHERE. LES TOTEMS D’ANDRE BRETON .L’HARMATTAN
Il est sans doute impossible de dessiner les contours d’un « primitivisme surréaliste » sans commencer par souligner que la figure du « primitif » n’appartient pas de manière exclusive et inédite au mouvement surréaliste, même si elle en accompagne rigoureusement le développement historique et permet de ce fait d’en identifier certaines caractéristiques. Dans quel contexte les surréalistes ont-ils alors rencontré cette figure et comment se sont-ils constitués leur « primitif » – un primitif à valeur de modèle (ou de référence imaginaire) pour leur propre pratique esthétique ?
Le primitivisme, c'est-à-dire l'intérêt marqué par les artistes modernes pour l'art et la culture des sociétés tribales \ tel qu'il se révèle dans leurs œuvres et dans leurs propos, constitue la seule thématique fondamentale de l'art du XXe siècle à avoir été aussi peu approfondie. A la réflexion, il n'est peut-être pas surprenant que le primitivisme n'ait suscité que si peu de recherches, car pour tenir un discours pertinent sur ce sujet il est nécessaire de connaître assez bien l'un et l'autre de ces univers artistiques, afin de saisir l'enjeu de leur rencontre au sein de la culture occidentale. Par tradition, ils constituaient deux domaines d'étude distincts. Jusqu'à une époque récente, les objets tribaux relevaient exclusivement de l'ethnologie, du moins pour ce qui concernait la recherche et la muséologie. C'est seulement depuis la Deuxième Guerre mondiale que l'histoire de l'art a pris en compte ce matériel. Dans l'enseignement supérieur, les cours sur l'art primitif restent malgré tout relativement rares, et bien peu parmi les étudiants qui les suivent s'intéressent d'aussi près à l'art moderne. On ne doit donc pas s'étonner de trouver une grande proportion d'erreurs dans tout ce que les historiens de l'art du xxe siècle ont pu dire sur l'intervention de l'art tribal dans l'éclosion de la modernité. Faute de bien dominer la chronologie de l'arrivée et de la diffusion des objets primitifs en Occident,
ils ont fait immanquablement des suppositions gratuites quant aux influences. A titre d'exemple, je citerai le fait qu'aucun des quatre types de masques présentés par des auteurs éminents comme sources d'inspiration possibles pour Les Demoiselles d'Avignon ne pouvait être connu de Picasso en 1907, année où il a peint ce tableau. Réciproquement, la plupart des spécialistes de l'art des peuples « primitifs » n'ont qu'une connaissance très superficielle de l'art moderne, et quand, d'aventure, ils y font une allusion, celle-ci trahit parfois une naïveté confondante.
Les éclairages de nature fort différente que les anthropologues et les historiens d'art spécialisés dans les cultures africaines et océaniennes ont jetés sur les objets tribaux sont en fin de compte beaucoup plus complémentaires que contradictoires. Les uns et les autres visent naturellement à la compréhension des sculptures tribales dans le contexte où s'est inscrite leur création. Comme je m'occupe de l'histoire du primitivisme, mon objectif est tout différent : je veux comprendre les sculptures « primitives » par rapport au contexte occidental dans lequel des artistes modernes les ont « découvertes ». Les fonction et signification précises de chaque objet, dont les ethnologues se préoccupent au premier chef, n'entrent pas dans mon propos, sauf dans la mesure où elles étaient connues des artistes modernes en question. Toutefois, avant les années vingt où certains surréalistes sont devenus amateurs d'ethnologie, les artistes n'étaient généralement pas informés, et de toute évidence ne se souciaient guère, de ce genre de chose. Cela ne veut pas dire qu'ils étaient indifférents aux « significations », mais plutôt qu'ils s'intéressaient uniquement aux significations qu'ils pouvaient percevoir grâce aux objets eux-mêmes. . WILLIAM RUBIN.LE PRIMITIVISME DANS L’ART DU XXEME SIECLE.FLAMMARION
le primitivisme moderne repose avant tout sur la revendication critique d’une libération par rapport à certaines normes contraignantes, d’ordre stylistique, mental ou moral, caractéristiques de l’Occident – libération dont les artistes ont cru trouver le modèle dans d’autres cultures, radicalement étrangères à la culture occidentale, et représentant à ce titre une alternative valable à celle-ci. Le « primitif » représentait avant tout l’horizon de possibilité d’une contre-culture, qu’incarnait une figure hétérogène- et dont la valeur était essentiellement critique- à celle de l’Occidental ou du « civilisé ». En effet, le point de vue occidental coïncidait jusqu’alors avec le point de vue colonial : Dans ces conditions, le « primitif », ou le « sauvage » était considéré comme un type humain singulier, situé au début du développement social, culturel et psychologique de l’humanité : un être éternellement enfantin, dont la simplicité, loin d’être une qualité et une garantie d’authenticité, est plutôt le signe d’un défaut d’humanité et d’un maintien hors de l’histoire.(darwinisme social)
Le propre du primitivisme fut au contraire de contester ce mode d’évaluation et de renverser ces catégories(tout en gardant pourtant la même et problématique schématisation historique). Il mettait en question la supériorité supposée du point de vue occidental et se proposait à l’inverse de revaloriser la figure du primitif, désignée comme le « révélateur » des insuffisances, des oublis, ou du refoulé de la civilisation occidentale.
« Le discours sur notre sujet a pâti d'une certaine équivoque quant à la définition du primitivisme. Ce mot est apparu en France au xix« siècle, et il est entré officiellement dans la langue française avec un usage réservé à l'histoire de l'art, comme l'atteste le Nouveau Larousse illustré en sept volumes publié entre 1897 et 1904: «».
Si l'« imitation » invoquée par le Larousse est à la fois excessive et trop limitative, l'emploi de ce terme pour désigner des peintures et sculptures influencées par des artistes dits « primitifs » appartenant à une époque antérieure ne s'est pas moins perpétué depuis lors dans l'histoire de l'art. Seuls les « primitifs » ont changé d'identité. La définition du Larousse reflétait l'usage que l'on faisait de ce terme au milieu du XIXe siècle : les « primitifs » en question étaient avant tout les Italiens et les Flamands des XIV et XVe siècles. Mais, dès avant la parution du Nouveau Larousse illustré, des artistes avaient donné plus d'extension à l'épithète « primitif » pour l'appliquer aux arts roman et byzantin, ainsi qu'à une multitude d'arts non occidentaux allant du péruvien au javanais. Le sens de « primitivisme » s'était modifié en conséquence. Cependant, aucun de ces deux mots n'évoquait encore les arts tribaux d'Afrique et d'Océanie. Cette acception ne leur serait donnée qu'au XXe siècle.
Dans ce cadre élargi, la définition relative à l'art donnée par le Webster devenait simplement « l'adhésion ou la réaction à ce qui est primitif». Manifestement, ce sens était bien enraciné lorsque Goldwater a utilisé le mot dans le titre de son Primiti-vism in Modem Painting, en 1938. La cohérence globale de toutes ces définitions n'a pas empêché certains auteurs de confondre le primitivisme (phénomène occidental) avec les arts des peuples dits primitifs.
Van Gogh, par exemple, qualifiait de « primitifs » les styles de cour et théocratiques des Égyptiens anciens et des Aztèques du Mexique ; il parlait d'artistes « sauvages » à propos des maîtres japonais qu'il vénérait. Gauguin utilisait les adjectifs « primitif » et « sauvage » pour décrire des styles aussi différents que ceux de la Perse, l'Egypte, l'Inde, Java, ou du Cambodge et du Pérou. L'artiste, qui se déclarait lui-même « sauvage », devait ensuite adjoindre les Polynésiens à la liste déjà longue des « primitifs », mais il était moins attiré par leur art que par leur religion et ce qu'il restait de leur style de vie. Des dizaines d'années avant que quelques artistes n'aient commencé à se soucier de la sculpture africaine ou océanienne, leurs devanciers, de la génération de Gauguin, ont admiré les arts exotiques pour plusieurs qualités que leurs successeurs du xx» siècle allaient apprécier hautement dans l'art tribal. Ils admiraient surtout la force d'expression jugée déplorablement absente des derniers stades du réalisme occidental, qui paraissait insipide et exsangue aux artistes d'avant-garde de la fin du XIXème. Pourtant, à part Gauguin et son intérêt pour la sculpture des îles Marquises et de l'île de Pâques, aucun artiste du XIXe siècle ne manifestait dans son travail un intérêt réel pour l'art tribal, qu'il soit océanien ou africain. Le sens que nous donnons actuellement à l'art primitif, souvent synonyme d'objets tribaux, correspond strictement à une définition du XXe siècle. Les premières décennies du XXe siècle ont vu à la fois un déplacement et un rétrécissement du domaine de l'art primitif. Avec la « découverte » des statues et masques africains et océaniens par Matisse, Derain, Vlaminck et Picasso, en 1906-1907, une interprétation moderniste de ce terme s'est faite jour. Son champ sémantique s'est recentré autour de l'art tribal, mais ses emplois plus anciens n'ont pas disparu tout de suite. Tout simplement, l'« art primitif » s'est confondu de plus en plus avec les objets tribaux au cours des vingt-cinq années suivantes. Pour l'avant-garde artistique du début du siècle, il s'agissait avant tout de l'art océanien et africain auquel s'ajoutait, en Allemagne, un échantillonnage de l'art des Indiens d'Amérique et des Eskimo (très mal connu des artistes parisiens avant les années vingt ou trente).WILLIAM RUBIN OP CITE
C’est pourquoi le « primitivisme » moderne correspondait avant tout à la contestation interne du modèle occidental de civilisation : dans cette perspective, outre l’intérêt d’aller à l’autre bout du monde pour dénicher le modèle de cette primitivité radicale,(on en restait malgré tout au schéma évolutionniste) , il était également possible de trouver le “primitif” à l’intérieur même du monde ou de l’Homme occidental ; les paysans, les enfants, les fous, ont ainsi pu jouer ce rôle de « marginaux », de « primitifs de l’intérieur» susceptibles d’apporter à la culture occidentale les conditions de son renouveau, de sa révolution interne en la rafraîchissant par leur simplicité et leur authenticité. On a sans doute là l’une des clés de la valorisation surréaliste de l’apport freudien, au moins aussi important pour la constitution de leur « primitivisme » que l’apparition d’œuvres issues de l’art tribal.
"Océanie... de quel prestige ce mot n'aura-t-il pas joui dans le surréalisme. Il aura été un des grands éclusiers de notre cœur. Non seulement il aura suffi à précipiter notre rêverie dans le plus vertigineux des cours sans rives, mais encore tant de types d'objets qui portent sa marque d'origine auront-ils provoqué souverainement notre désir. Il fut un temps, pour tels de mes amis d'alors et moi, où nos déplacements, par exemple hors de France, n'étaient guidés que par l'espoir de découvrir, au prix de recherches ininterrompues du matin au soir, quelque rare objet océanien. Un irrésistible besoin de possession, que par ailleurs nous ne nous connaissions guère, se manifestait à son sujet, il attisait comme nul autre notre convoitise : de ce que d'autres peuvent énumérer comme biens du monde, rien ne tenait à côté de lui. J'en parle au passé pour ne désobliger personne. Je suis coupable, paraît-il, devant certains, de continuer à m'émouvoir des ressources de l'âme primitive, de m'en être récemment ouvert à propos de spécimens de l'art indien ou des régions polaires auxquels s'étendait notre prédilection commune, — le rationalisme le plus borné a aujourd'hui ses néophytes : sans doute ont-ils perdu la mémoire et la grâce de cela comme du reste.
J'ai gardé de ma jeunesse les yeux que nous avons pu avoir d'emblée, à quelques-uns, pour ces choses. La démarche surréaliste, au départ, est inséparable de la séduction, de la fascination qu'elles ont exercées sur nous.. ANDRE BRETON OCEANIE
Le primitivisme va ainsi s’inscrire dans la lignée de mouvements culturels et artistiques qui s’élaborent au tournant du siècle à partir d’une commune réévaluation critique des schémas mentaux et esthétiques imposés par l’Occident blanc et rationnel. Cette réévaluation est à l’œuvre notamment dans les avant-gardes littéraires et artistiques qui émergent alors en Europe. Parmi celles-ci, il y a d’abord le groupe Die Brücke (formé autour de Kirchner, Nolde, Pechstein), qui met en question les canons de l’esthétique occidentale au nom d’une quête affective plaçant au premier rang des critères de l’art l’émotion suscitée par les œuvres. En fonction de ce critère, les sculptures d’Afrique et d’Océanie, les bois gravés allemands des XVe et XVIe siècles, et les dessins d’enfants se trouvaient tenus pour également « primitifs » et méritaient à ce titre d’être désignés comme des modèles pour les artistes européens. Le mouvement du Blauer Reiter (Le Cavalier bleu), dont le manifeste, l’Almanach du Blauer Reiter, est publié en 1912, sous la responsabilité de Wassily Kandinsky et de Franz Marc, renforce cette position en mettant tout particulièrement en lumière le parallèle entre l’art des enfants et l’art primitif... Il s’agissait désormais d’établir une primitivité (dont on gardait ainsi le concept) fondamentale de l’enfance, envisagée comme le moment privilégié d’accès à certaines vérités essentielles, que l’âge adulte viendra ensuite occulter ou réduire. Mettre sur le même plan les dessins d’enfants et les productions des peuples primitifs, cela revient donc à mesurer leur valeur esthétique à leur teneur affective et expressive. La référence au « primitif » joue donc ici simultanément à un double niveau : le primitif est au plus loin, il est l’étrange et l’étranger qui confronte l’Occident à ses propres limites ; mais il représente aussi cette part énigmatique, obscure et précieuse de chaque homme, par laquelle il communique originairement avec une simplicité et une vérité essentielles, voire avec le principe de son humanité.(cette idée est loin d’etre abandonnée dans l’attrait pour les « arts premiers »)
Dans les premières années du surréalisme, l'intérêt grandissant pour l'art primitif s'observait aussi bien dans les galeries et les revues d'art que chez les membres du groupe surréaliste lui-même. Parmi les nombreux auteurs qui écrivaient alors sur ce sujet, Guillaume Apollinaire était le plus directement associé aux surréalistes. Dès 1912, il avait fait mention dans son poème « Zone » des arts primitifs d'Afrique et d'Océanie. Il y décrivait un individu qui attache peu de valeur aux formes traditionnelles de la culture occidentale. L'intérêt d'Apollinaire pour les objets primitifs et les croyances attachées aux cultures dont ils proviennent se confirme dans sa préface à Sculptures nègres, livre du marchand d'art parisien Paul Guillaume publié en 1917 ; en avril de cette année, Apollinaire écrivait un article sur la sculpture fétichiste des races noires, qui devait toucher un public plus vaste grâce au célèbre Mercure de France.
"La curiosité a trouvé un nouvel aliment en s'attachant aux sculptures d'Afrique et d'Océanie.
Cette nouvelle branche de la curiosité née en France a trouvé jusqu'ici plus de commentateurs hors de chez nous. Cependant, comme elle vient de France on est en droit de penser que c'est ici qu'elle agit le plus profondément. Ces fétiches qui n'ont pas été sans influencer les arts modernes ressor-tissent tous à la passion religieuse qui est la source d'art la plus pure.
L'intérêt essentiel réside ici dans la forme plastique encore que la matière soit parfois précieuse. Cette forme est toujours puissante, très éloignée de nos conceptions et pourtant apte à nourrir l'inspiration des artistes. Il ne s'agit pas de rivaliser avec les modèles de l'antiquité classique, il s'agit de renouveler les sujets et les formes en ramenant l'observation artistique aux principes mêmes du grandj art.
Au reste, les Grecs ont appris des sculpteurs africains beaucoup plus qu'il n'a
Les premières années du surréalisme à Paris virent se multiplier les livres et les articles consacrés à la culture et à l'art des primitifs. En 1919 par exemple, alors que la galerie Devambez organisait l'une des premières expositions d'art africain et océanien à Paris, Henri Clouzot et André Level publiaient L'Art Nègre Et l'Art Océanien. Cette tendance se poursuivait l'année suivante avec la parution dans la revue Action de l'article « Opinions sur l'art nègre » qui contenait des témoignages de Picasso, Gris, Lipchitz, Cocteau et d'autres. La popularité grandissante de l'art primitif et de son corollaire, le primitivisme, se reflétait également dans l'importance croissante de photographies d'objets primitifs dans les revues d'art de la fin des années vingt et des années trente, en particulier Documents, Cahiers D'art, La Révolution Surréaliste Et Minotaure.
Le double registre du lointain et de l’originaire se retrouve d’abord sous une forme subversive dans le mouvement Dada, (voir mes articles correspondants : Du « Noir Puisons La Lumière »)qui allait lui aussi privilégier l’art primitif, l’art populaire, l’art naïf et l’art des enfants, en y voyant des formes d’expression jusque-là tenues en marge de l’ordre établi, de son esthétique et de ses valeurs sociales, mais susceptibles d’en précipiter la faillite. L’intérêt du « primitivisme dadaïste » tient pourtant à ce qu’il ne prend pas seulement la forme d’un intérêt esthétique objectif pour ce qui serait identifié et reconnu comme l’« art » primitif mais à ce qu’il débouche directement sur une pratique poétique et plastique originale, en charge d’opérer une subversion radicale de l’esthétique et de la psychologie de l’homme occidental. Le primitif s’identifie ainsi au spontané : il ne s’agit donc nullement de reproduire ou d’imiter tel ou tel objet issu d’Afrique ou d’Océanie, mais de se montrer capable de produire des textes ou des objets qui suggèrent d’eux-mêmes une certaine puissance expressive, analogue à celle dont étaient créditées les œuvres de l’art primitif. L’objectif était donc de reproduire non pas des œuvres réelles, mais l’acte expressif, spirituel qui avait dû présider à leur création. On comprend dans ces conditions le statut particulier des masques
d’inspiration « nègre », créés par Marcel Janco pour les manifestations du groupe, et qui opéraient le lien entre l’univers régressif de Dada et les exigences poétiques et esthétiques fortes portées par le mouvement : les manifestations Dada tournaient ainsi à de véritables rituels sacrés, restaurant la fonction positive du mythe et de l’art au sein de la vie. Tristan Tzara qui résume le mieux l’esprit de ces manifestations, dont l’objectif principal était, selon lui, de « faire de la poésie une manière de vivre bien plus que la manifestation accessoire de l’intelligence et de la volonté ». Et il écrivait : Pour [Dada], l’art était une des formes, commune à tous les hommes, de cette activité poétique dont la racine profonde se confond avec la structure primitive de la vie affective. Dada a essayé de mettre en pratique cette théorie reliant l’art nègre, africain et océanien à la vie mentale et à son expression immédiate au niveau de l’homme contemporain, en organisant des soirées nègres de danse et de musique improvisées. Il s’agissait pour lui de retrouver, dans les profondeurs de la conscience, les sources exaltantes de la fonction poétique1. » 1 Tristan Tzara, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 1975, tome 1, p. 401.
Le surréalisme a pour sa part été créé au début des années vingt par un groupe d'écrivains et de poètes français qui, d’abord au seins du mouvement dada avaient recherché une façon nouvelle d'affronter un environnement artistique et social qu'ils trouvaient étouffant.. Les surréalistes étaient résolus à créer toute une nouvelle philosophie de la vie et de l'art, et leurs intérêts, tout d'abord essentiellement littéraires, impliquait un contact non seulement avec les tendances contemporaines des arts visuels et de la littérature, mais avec la psychologie, l'anthropologie, la philosophie et la politique. Leur fondement intellectuel fut donc quelque peu éclectique et soumis à des influences diverses . Beaucoup de ces influences découlaient d'un intérêt direct pour primitivisme , en tant que tel mais aussi de la prise en compte des formes élémentaires de la conscience humaine qu’on estimait similaires à ceux qu'on pensait être être à l'origine de l'expérience primitive. les trois des éléments les plus importants da la « philosophie « surréaliste résidaient ainsi dans la conviction que le rêve formait une partie valide et intégrante de l'expérience de la vie, dans la croyance dans le pouvoir créateur de l'inconscient, dans la constatation du besoin universel du mythe, qui dériverait d'une base mentale commune partagée par l'humanité entière et unirait quasi tous les peuples et toutes les cultures. Dès les débuts du mouvement, les surréalistes étudièrent les idées et les créations des penseurs et des artistes du passé, en quête d'une inspiration et d'un support historique utiles pour la formulation et la justification de leur propre philosophie.
Outre leur intérêt qui se manifestait dans les domaines anthropologique, philosophique et littéraire, beaucoup de membres du groupe surréaliste étaient eux-mêmes d'actifs collectionneurs d'art primitif. Tzara possédait des sculptures africaines lorsqu'il était à Zurich. Après s'être installé à Paris à la fin de 1919, il continua à manifester ce goût de la collection que nombre de ses collègues allaient maintenant partager. Parmi les premières collections, celles de Breton et Paul Eluard furent exceptionnelles .L'art primitif était également présent dans diversesexpositions organisées par les surréalistes eux-mêmes. La première de celles-ci, l'exposition inaugurale à Paris, de la galerie Surréaliste ouverte le 16 mars 1926, réunissait des œuvres de Man Ray et une sélection d'objets océaniens des collections de Breton, Éluard, Aragon, etc. Autre événement important du même type, l'Exposition surréaliste d'objets se tint du 22 au 29 mai 1936 dans une galerie réputée d'art primitif, celle de Charles Ratton. Dans cet incroyable mélange d'objets se trouvait une vaste sélection de pièces provenant des cultures primitives océaniennes et amérindiennes. Celles-ci étaient placées côte à côte avec des objets naturels, interprétés ou réalisés par les artistes et les poètes surréalistes.
Mais ce n’était pas seulement les objets primitifs qui attirèrent les surréalistes mais bien la vision du monde de l'homme primitif, sujet qui avait été de plus en plus étudié tout au long du XIXe et au début du xxe siècle par les ethnographes, les anthropologues, les psychologues et les philosophes les plus divers. Telle que la décrivaient certains chercheurs, la mentalité primitive exprimait directement les qualités mêmes que les surréalistes essayaient d'intégrer à leur propre vie et à leur art. ils s’appuyèrent ainsi sur les œuvres de personnalités représentatives ,comme Sir James Frazer, Lucien Lévy-Bruhl, ou Sigmund Freud .
Frazer croyait à l'existence d'une mentalité humaine commune. Celle-ci se révélait par la façon similaire dont les peuples de situations géographiques, de cultures et de périodes diverses conceptualisent et expriment leur relation avec le monde dans lequel ils vivent. Le Rameau d'Or, une des « bibles » des surrealistes , constitue un énorme recueil de sources culturelles dans lequel un certain nombre de thèmes fondamentaux de la pensée humaine sont illustrés par des milliers d'exemples tirés des mythes et légendes du monde antique, de l'Orient, de la culture populaire européenne, des culture d'Afrique, d'Océanie et des Amériques.
L'une des plus importantes contributions de Frazer à l'étude de ce qu’il pensait être « l'esprit primitif » réside dans son investigation de la fonction du rêve. Par le biais de nombreux récits , Le Rameau D'Or expose la croyance implicite de l'homme « primitif » que ses rêves constituent une partie intégrante et essentielle de sa vie quotidienne ; de telles expériences oniriques seraient plus importantes par l'influence qu'elles exercent sur son comportement que les événements et les pensées qui animent ses moments de veille. La vie de l'homme primitif pendant le rêve est selon Frazer considérée comme porteuse d'une vérité d'un niveau plus élevé que les expériences de sa conscience en état de veille.
Le Rameau d'or accorde aussi une importance majeure à l’animisme : pour Frazer ,les peuples des cultures primitives considèrent que, dans l'univers qui les entoure, chaque objet, chacune des forces qui animent la nature est investie d'une âme ou d'un esprit au même titre que les êtres humains. Une telle vision du monde les conduirait à une relation beaucoup plus étroite avec leur environnement, puisqu’ils que considèrent les objets, la flore et la faune avec lesquels ils vivent comme doués d'un pouvoir spirituel capable du même type d'action et de réaction que celui que leur procure leur propre force vitale. Ainsi, dans une culture primitive, la relation harmonieuse avec les forces de la nature est le gage de la réussite, au contraire l'Occidental moderne qui tend à considérer l'homme comme supérieur à la nature, se sépare donc de celle-ci à la fois physiquement et psychologiquement.
Au cours du premier tiers de ce siècle, les spécialistes français établirent une solide tradition de recherches anthropologiques. Un des fondateurs de ce mouvement, Lucien Lévy-Bruhl, qui jouissait d'une large audience, exerça une influence particulière sur les surréalistes. Dans ses deux ouvrages majeurs, Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, de 1910, et La Mentalité Primitive, de 1922, Lévy-Bruhl tenta de définir les différences fondamentales entre les façons dont les individus de culture primitive et européenne contemporaine envisageaient le monde et structuraient leur relation avec celui-ci. Sa thèse principale (aujourd’hui caduque et qu’il remit lui-même en question à la fin de sa vie) est que l'homme primitif organise le monde selon un principe dualiste qui accorde une grande valeur aux forces spirituelles mystiques qui animent toutes choses et donne son impulsion à toute motivation causale. De même que Frazer, Lévy-Bruhl affirmait encore que le rêve constituait le point de rencontre le plus important de la réalité physique et d'entités spirituelles causales plus insaisissables. Cependant, tout en déclarant que l'état de rêve est l'intermédiaire le plus évident entre l'homme et les esprits, Lévy-Bruhl soutenait que l'une des caractéristiques principales de la société primitive est que ses membres se considéraient dans un état de communication ininterrompue entre la réalité matérielle temporelle et le royaume des esprits. Ses théories étaient donc particulièrement séduisantes pour les surréalistes qui essayaient de développer la capacité d'utiliser le rêve et l'inconscient comme moyens d'éclairer l'expérience consciente et d'enrichir le processus de la création.
Dans ses recherches sur la perception et la cognition primitives, Lévy-Bruhl mettait l'accent sur l'importance du totémisme — système selon lequel il pensait qu’un groupe social s'identifie à quelque élément naturel, plante ou animal, et reconnaît celui-ci comme son esprit dominant et son gardien.La reconnaissance mutuelle qui en résulte sous-tend ce que Lévy-Bruhl appelait le processus de représentation collective. Il expliquait comment, pour le « primitif » qui appartient à une communauté totémique, chaque animal, chaque plante, chaque élément tel que le soleil, la lune, les étoiles, faisait partie d'un totem. Le rôle totémique des catégories végétales et animales exploitées sur le plan spirituel telles que les décrivait Lévy-Bruhl a été d'une grande importance dans l'œuvre des artistes surréalistes, en particulier André Masson et Max Ernst.
L'auteur qui exerça l'influence la plus profonde sur le développement des liens idéologiques du surréalisme avec le primitivisme reste Sigmund Freud. L'INTERPRETATION DES REVES, publié en 1900, faisait entrer dans le champ de la psychanalyse moderne la croyance en la validité des phénomènes du rêve . Freud posait comme principe que tous les sentiments et toutes les émotions auxquels on ne pouvait faire face quand la conscience est en état de veille apparaissent sous une forme déguisée et métaphorique pendant la période du rêve ; la clé de ses théories de l'interprétation des rêves était donc la combinaison du processus des associations libres avec la lecture des symboles des rêves. Ces deux méthodes revêtaient une grande importance aux yeux des surréalistes dont l'intérêt marqué pour les rêves et leur symbolisme était fondée sur un désir d'incorporer les ressources de l'inconscient à des œuvres d'art, afin de doter celles-ci de cette puissance de suggestion et d'élargissement du champ de la conscience qui réside dans l'expérience onirique.
Totem et Tabou de Freud, paru en 1913, eut également une grande influence sur les surréalistes, leur intérêt pour le primitivisme et leur compréhension de celui-ci. Freud tentait dans cette étude de combler le fossé qui sépare l'anthropologie sociale, le folklore et la psychologie, afin de déduire la signification originelle du totémisme à partir des vestiges reconnaissables qui en subsistent chez l'enfant dans la culture européenne. En conséquence, le livre essaie d'établir une relation entre l'intelligence primitive et certains éléments psychologiques toujours manifestes dans la société occidentale, ceci afin de mieux comprendre chacun d'entre eux. Dans son introduction à Totem et Tabou, Freud affirmait [...] il existe encore des hommes que nous considérons comme étant beaucoup plus proches des primitifs que nous ne le sommes et dans lesquels nous voyons les descendants et successeurs directs de ces hommes de jadis. C'est ainsi que nous jugeons les peuples dits sauvages et demi-sauvages, dont la vie psychique acquiert pour nous un intérêt particulier, si nous pouvons prouver qu'elle constitue une phase antérieure, bien conservée, de notre propre développement. Admettons que cette preuve soit faite ; en établissant alors une comparaison entre la « psychologie des peuples primitifs », telle que nous la révèle l'ethnographie, et la psychologie du névrosé, telle qu'elle ressort des recherches psychanalytiques, nous devrons trouver entre l'une et l'autre de nombreux traits communs et être à même de voir sous un jour nouveau, dans l'une et dans l'autre, des faits déjà connus.
Se référant fréquemment aux idées de Frazer et Lévy-Bruhl, ainsi qu'à celles d'ethnographes de son époque insistait vigoureusement sur le pouvoir de la magie, sur le pouvoir des forces mentales qui peuvent modifier le cours des choses selon le primitif. Freud désignait ce pouvoir comme « la toute-puissance des idées ».
Dans le chapitre de Totem et Tabou intitulé justement « animisme, magie et toute-puissance des idees », Freud discutait le rôle de l'art en relation avec la psychologie humaine :
L'art est selon lui le seul domaine où la toute-puissance des idées se soit maintenue jusqu'à nos jours. « Dans l'art seulement, il arrive encore qu'un homme, tourmenté par des désirs, fasse quelque chose qui ressemble à une satisfaction ; et grâce à l'illusion artistique, ce jeu produit les mêmes effets affectifs que s'il s'agissait de quelque chose de réel. C'est avec raison qu'on parle de la magie de l'art et qu'on compare l'artiste à un magicien. Mais cette comparaison est encore plus significative peut-être qu'elle le paraît. L'art, qui n'a certainement pas débuté en tant que « l'art pour l'art », se trouvait au début au service de tendances qui sont aujourd'hui éteintes pour la plupart. Il est permis de supposer que parmi elles se trouvaient bon nombre d'intentions magiques ».
La société primitive aurait ainsi trouvé les réponses aux questions de la vie dans le monde spirituel et le royaume du rêve. En étudiant les cultures et les arts primitifs, les surréalistes suivirent une voie semblable. Ils reconnaissaient dans les sociétés primitives que la relation entre l'art et le processus créateur était étroitement influencée par la magie. La qualité magique de l'objet dépendait de son rôle en tant qu'incarnation d'une « puissance ». Dans la philosophie surréaliste,aussi la capacité d'un objet à évoquer des images mentales et, à travers celles-ci, de puissantes émotions, constitue sa mesure du « merveilleux ». Breton cherchait un moyen par lequel l'artiste contemporain pourrait créer des formes qui auraient le même degré de pouvoir psychique et de signification associative que les objets du magicien-artiste primitif. C'est donc à travers son rôle en tant qu'artiste que le surréaliste approche au plus près la culture primitive, car c'est dans l'art — littérature et arts visuels qu'il réalise le mieux ses buts et ses aspirations.
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