« Les chasseurs-cueilleurs doivent emmagasiner énormément de données sur leurs territoires et les créatures qui y vivent. Ils accumulent également des informations sur les techniques de chasse et de cueillette, et les événements qui illustrent l'application de ces techniques. Pour mémoriser ces connaissances, ils se servent de chants et d'histoires. Pourtant il reste toujours une somme d'informations qui échappe même à l'ancien le plus sagace, à tout ce qu'il a appris et entendu pendant sa longue vie. Comme dans tout système humain, il est parfois nécessaire de deviner ce que même le plus grand réservoir de connaissances ne saurait contenir. Les chamans détiennent les talents et les techniques spécifiques qui leur permettent d'aller du inonde matériel au monde spirituel, du quotidien au métaphysique. Les rêveurs puissants sont les équivalents dunne-za des chamans. Ils peuvent recevoir des informations nouvelles. Un ancien me dit un jour que ces rêveurs fonctionnaient un peu comme des magnétophones : ils enregistraient un chant-rêve dans leur sommeil, et ils se rendaient compte qu'ils pouvaient le rejouer à l'état de veille. L'origine du chant était mystérieuse ; sa signification pouvait être obscure ; mais son existence ne pouvait être mise en doute ». hugues brody op.cite
Pour s'adapter au milieu, les inuit disposaient et disposent encore d'un véritable « savoir », d'une « sagesse » du territoire, bien que ne donnant pas lieu à l'énoncé discursif que nous mettons en œuvre pour rendre compte du notre. Cette compréhension globale découlait de l'élaboration d'un système d'exploitation efficace . Il était nécessaire pour la prise de décision particulièrement complexe pouvant représenter une question de vie ou de mort. Quand entamer la prochaine étape du circuit saisonnier ? Est-il temps de partir pour l'intérieur des terres, ou de retourner au rivage? Cet ordre de décisions comportait d'énormes risques. Pour prendre ces décisions, les chasseurs avaient besoin du savoir et d'avoir présents à l'esprit tous les faits pertinents :la structure des années précédentes , les changements de temps, sur une période de plusieurs mois comme lors des jours précédents ;les modèles des déplacements des animaux, le cycle de leurs populations, les relations entre les bêtes et les endroits où elles peuvent ou non aller se nourrir.ils devaient ainsi se fier à la fois, à un savoir accumulé pendant des années, et prêter la plus grande attention a ce que d'autres disent avoir vu et fait les jours derniers. Partageant leurs récits de chasse et de voyage. Ils observaient le ciel et sentaient le vent. Les premières connaissances mobilisées étaient donc celles qui concernent l'étendue, l'espace, et relèvaient habituellement du champ du savoir cynégétique: se reconnaître et se déplacer sûrement. Venaient ensuite les toponymes, qui transformaient,on l'a vu, l'espace parcouru en un milieu habité, vivant, humanisé. Chaque lieu nommé renvoyait à une pratique, à une histoire, à des hommes d'hier ou d'aujourd'hui. Les autres lieux, anonymes, n'étaient que de simples points de repères, utiles pendant les déplacements mais non investis par l'histoire des hommes.
« Simultanément, ou un peu avant ou un peu plus tard, les connaissances qui se rapportent aux écosystèmes alimentent elles aussi la lecture du territoire, notamment toutes celles qui concernent les comportements du gibier. Ce sujet occupe une grande place dans la géographie des Inuinnait. C'est ainsi que l'on comprend mieux, en s'attachant aux conditions dans lesquelles le savoir géographique est mobilisé, pourquoi les chasseurs insistaient, lors des enquêtes toponymiques, pour que les renseignements concernant la faune - et plus particulièrement les principaux gibiers, caribous, bœufs musqués, ombles arctiques et canards sauvages - fussent consignés avec le nom des lieux.
La mémoire, la tradition orale, viennent elles aussi enrichir la lecture de l'espace et guider le chasseur dans ses choix. Les expériences personnelles , accumulées, mais encore celles des parents et des Anciens, transmises par les ; gestes ou la parole, toutes sont mobilisées au moment de décider où seront posés les filets, vers quelles vallées on se dirigera pour chasser les caribous
ces récits de portée locale s'ajoutent, plus tard, au calme des veillées, ceux de «portée régionale - qui nourrissent la dimension verticale de la perception du territoire - et même ceux de portée nationale - qui rappellent aux "hommes par excellence" qu'ils sont au centre de l'Univers, du monde terrestre bien sûr, mais aussi des mondes céleste et marin, puisque ceux qui peuplent ces derniers étaient à l'origine des Inuit comme eux . »BEATRICE COLLIGNON.OP.CITE
La toponymie inuit suggère l'idée que l'espace est relation. Le lieu est explicitement apprécié en fonction de la relation que les hommes ont établi avec lui. L'indiquent, les toponymes liés aux déplacements, qui évoquent le plus souvent la façon dont le lieu est traversé par le voyageur : "le raccourci", "le passage", "le détroit", etc. le nom du lieu représente une relation dynamique à l'espace .Ce qui compte pour ce lieu, ce n'est pas le point lui-même mais sa position par rapport à d'autres, c'est-à-dire le système spatial de relations dans lequel il est compris, aux deux sens de ce terme. « De plus, pour un très grand nombre de toponymes, la relation est sous entendue. Elle n'est pas contenue dans le nom lui-même mais elle est systématiquement évoquée par les utilisateurs des toponymes. Habituellement, chaque locuteur garde pour lui ce petit commentaire : il sait qu'il est inutile d'en faire part à ses interlocuteurs qui, inuit comme lui et utilisateurs du même territoire, se font au même ' moment la même réflexion. Ici, nul besoin de parole pour partager l'idée. »
Parmi les éléments structurants de l'espace, l'analyse des pratiques montre que se sont, sans aucun doute possible, les lignes qui ont la primauté. La mise en ordre de l'espace passe d'abord par le repérage des itinéraires qui relient entre eux les lieux du territoire et traversent des aires d'extension limitées. Ce qui implique quelle repose sur le principe de mobilité. Les lieux n'occupent qu'une place secondaire dans ce système, ils sont perçus comme disposés le long des itinéraires, parfois à la croisée de plusieurs itinéraires, ce qui leur confère alors une fonction de carrefours qui leur vaut d'occuper une place plus grande dans l'image mentale du territoire. leurs noms sont bien mémorisés (même parmi les jeunes générations sédentarisées), alors que la mémoire des autres toponymes se perd vite lorsque l'on cesse de fréquenter une région.
« Dans cette représentation du territoire un lieu n'existe pas en soit mais seulement dans la relation qu'il entretient avec d'autres (lieux, hommes ou gibier). C'est cette relation qui donne sens au lieu, qui est lui-même un des éléments constructeurs de ce sens dans la mesure où les relations qu'il tisse avec d'autres lieux font qu'il participe activement à l'élaboration du système spatial. Les lieux sont ainsi les points d'ancrage d'un espace humanisé organisé en réseau de relations, tandis que les aires (surfaces) occupent une place très discrète dans cette représentation du territoire. Peu intégrées au "milieu humanisé" - en dépit de leur importance dans les activités cynégétiques - elles occupent une position marginale.
Si l'espace est relation et relativité, il en découle qu'il est aussi subjectif. Ce sont les multiples transformations qui affectent la perception de l'espace qui sont mises à l'honneur dans le savoir géographique des inuit . Si les facteurs physiques jouent un rôle important (et reconnu) dans cette mobilité qui affecte l'espace géographique, le facteur humain n'est pas pour autant oublié .les relations contitutives de l'espace ne sont pas un "en soi", mais une construction intellectuelle. Leur qualité dépend du regard de l'homme, placé explicitement au cœur d'un système géographique dont il est l'un des acteurs. L'espace est ainsi considéré en fonction de l'appréciation, personnelle ou collective, de celui qui le perçoit et élabore à son endroit un discours ou des pratiques adaptées aux caractères perçus de cet espace : il n'est donc rien d'autre qu'une idée subjective. Dans le cas des Inuinnait - contrairement à ce que l'on peut observer dans d'autres cultures - les fondements mêmes du savoir géographique tiennent dans cette conscience de la subjectivité. Il n'y a pas d'autre discours possible sur l'espace qu'un discours personnalisé, spécifique et contingent. On a ainsi vu précédemment qu'une même saison sera désignée par des noms différents en fonction du contexte dans lequel on est amené à en parler ». BEATRICE COLLIGNON.OP.CITE
Les Esquimaux ont un mot difficilement traduisible en français : SILA . Le vêtement imperméable porté extérieurement, (notre anorak) se dit en inuit : silapak, ce qui est à extérieur. Sila est donc le temps qu'il fait, l'atmosphère, voire l'univers. De quelqu'un qui a perdu la raison, les Esquimaux disent : Silai-: il est privé de sila, il n'a plus sa tête, son intelligence, sa sagesse.
Voici donc un double concept exprimé par la même racine ; l'un se rapporte au monde, l'autre à l'homme. Sous cette dichotomie, il y a une unité fondamentale ; car le monde, c'est d'abord les horizons visibles, c'est ensuite le mystère des étoiles, des morts et des dieux, c'est enfin l'idée qu'un homme s'en fait à travers ses expériences et ses rêves de sorte que Sila exprime tout à la fois ce qui est cadre de l'action et support à la méditation, la connaissance intime des paysages comme le monde intérieur planté de craintes et de joies. Pour l'Esquimau, comme pour tout homme, l'univers a d'abord une composante spatiale. Grand observateur par nécessité, son sens de la terre fait l'admiration de l'étranger. Un conducteur de traîneau, par exemple, se repère dans des circonstances où tout autre serait perdu
« Le sens de l'orientation est avant tout un sens non des directions mais des éléments : le vent, la neige, le sol fournissent des indices que l'Esquimau sait déchiffrer. Le vent par exemple peut servir de boussole ; il suffit de tourner le visage pour éviter que les tourbillons de neige s'engouffrent dans le capuchon ; pour peu qu'on modifie sa route, on le sent aussitôt, exactement comme le pilote de planeur sait qu'il dérape au froissement de l'air contre sa carlingue. De même, le vents culpte la neige ; sous la mince semelle des bottes, on perçoit des stries qui donnent, elles aussi, un critère de direction. Parfois, c'est la dureté du sol qui signale un passage particulier ; l'Esquimau sait qu'il y a du sable sur la rive droite de la rivière et non sur la rive gauche, par exemple, comme il devine qu'il avance sur la banquise et non sur la terre ferme. » JEAN MICHEA OP.CITE
On a bien souvent remarqué la facilité avec laquelle les Esquimaux dressent une carte ; ils connaissent assez leur pays pour cela. La manière dont ils procèdent est cependant particulière : qu'ils utilisent le sable, la neige ou une feuille de papier, ils ne délimitent pas un territoire donné entre un rivage, une rivière et une chaîne de lacs par exemple, pour inscrire ensuite les points saillants de la topographie ; d'emblée il apparaît que ce territoire est, pour eux, une série de routes ; ils les déroulent dans l'ordre où les souvenirs montent à la mémoire : on part du camp, on suit les contours d'une baie, on coupe à travers un isthme... une autre baie, un autre cap, on remonte une rivière, on oblique entre deux collines et ainsi de suite. C'est une véritable découverte du pays ; cela fait songer à la cartographie antique qui retraçait l'histoire des découvertes. En comparant le dessin esquimau à la carte véritable ou à la photographie aérienne, la reconnaissance du parcours est immédiate ; il y a bien deux baies qui se suivent, séparées par un isthme, et le lit de la rivière est parfaitement orienté. Seulement l'échelle n'y est pas : Pourquoi ? « Tu vois, répond l'Esquimau, dans cette baie il n'y a jamais d'aglou (trous de phoques); dans l'autre, au printemps, on tue toujours beaucoup de phoques ! » si une baie porte un luxe de détails c'est qu'elle est importante pour celui qui y vit, c'est qu'elle signifie quelque chose, qu'elle lui parle... L'itinéraire n'est donc pas pensé mais vécu ; du même coup, sa dimension spatiale est déformée en fonction de sa signification.
Une carte orthodoxe est orientée ; celle de l'Esquimau l'est aussi, bien qu'en fonction d'autres critères. L'étoile polaire, noutsouitok, (l'immobile) n'est pas une référence, pas plus que le soleil au zénith ; « vers la mer », « vers le haut » (la terre) « vers la lumière » (le sud) sont beaucoup plus appropriés et varient suivant les lieux.
« Tout travail avec les Inuit impliquant l'utilisation de cartes révèle rapidement l'importance des relations dans l'approche géographique. L'appréhension des cartes topographiques de grande ou moyenne échelle se fonde en effet sur une perception de l'espace comme un ensemble de relations. Un Inuinnait commence toujours sa lecture d'une carte par le repérage de quelques lieux-clefs, à partir desquels il déchiffre ensuite l'ensemble de la carte en y transposant son image mentale du territoire : un réseau d'itinéraires, de lignes qui relient des lieux. Cette primauté donnée aux itinéraires comme fil directeur pour la lecture de la carte met en exergue le rôle joué par les relations dans le processus de mise en ordre de l'espace, mise en ordre qui seule permet d'y vivre sereinement. C'est par elles que l'espace prend sens, qu'il devient lisible, interprétable, apprivoisé. La carte sert de support à l'expression d'une représentation du territoire qui s'est construite ailleurs, non pas en fonction des informations données par la carte et des modes de représentation cartographiques qui influencent tant les Occidentaux, mais en fonction d'une perception où l'espace est d'abord un ensemble de relations. Elaborée en dehors de tout contexte cartographique, elle demeure aujourd'hui opératoire aux yeux des Inuinnait, qui continuent (y compris les jeunes) à penser l'espace d'abord en termes d'axes, de chemins : un tissu de relations où chaque lieu a sa place le long des fils et se mémorise en fonction des qualités de ses liens avec d'autres lieux, disposés eux-aussi le long d'itinéraires qui sont comme le fil d'Ariane du territoire ». BEATRICE COLLIGNON.OP.CITE
Cette conception linéaire de l'espace, révélatrice d'un point de vue, se retrouve dans les mythes. Certains d'entre eux racontent une aventure ; au lieu de la situer dans une région imaginaire, ils font état d'un voyage. Dans le mythe de Sedna, par exemple, une jeune fille fut emmenée dans une île, elle envoya ses enfants au loin, son père voulut la ramener, elle descendit au fond de la mer, etc. L'important, semble-t-il, n'est pas de préciser où les événements se sont passés mais leurs péripéties spatiales. Ainsi du mythe du soleil et de la lune, de celui de l'enfant orphelin, de celui du roi des caribous, etc. « Sans doute tout cela est-il très imprécis ; il s'agit d'itinéraires en pointillé si l'on peut dire, comme les périples des explorateurs de la Renaissance... Et ce pointillé devient plus ténu encore lorsqu'il s'agit de voyages fabuleux entrepris par les chamanes vers les Esprits qu'il faut maîtriser ou calmer. Ici encore, l'aventure du magicien est essentiellement un itinéraire, un voyage entre le monde des hommes et celui des morts ou des dieux, ici encore peu importe le pays traversé : la route et ses embûches sont seules importantes…. »
« La géographie des Inuinnait a jusqu'ici été présentée comme partagée entre savoir cynégétique et tradition orale. Des connaissances inscrites dans ces champs du savoir ont été identifiées pour leur contenu géographique : celles relatives aux déplacements, aux écosystèmes, aux récits, à la toponymie, sans oublier l'investissement affectif dans le territoire. Pourtant, l'observation en situation de la mobilisation du savoir géographique révèle l'importance, non pas d'une autre forme de connaissance mais d'une forme de pensée : la pensée magique, qui imprègne la perception du territoire et la construction d'un savoir à son endroit.
A Tatiik comme ailleurs, les paroles prononcées comme les événements rêvés ont pour le chasseur autant de poids que ce qui est, ou a été, directement observé. Il n'y a pas de confusion entre ces deux domaines, mais une importance égale accordée à l'un et à l'autre. Rêver que beaucoup de poissons se prennent dans les filets est considéré comme un élément de connaissance au même titre que le fait de savoir que les ombles arctiques sont nombreux à Aimauqattahuk parce que cet évasement de la rivière est un point de passage obligé pour ceux qui remontent la Kuujjuaq pour se reproduire à Qariaq, puis redescendre vers l'océan. De même, la concentration de la pensée sur un phénomène particulier (prendre beaucoup de poissons, trouver les traces d'un ours polaire, etc.) est comprise comme un moyen d'influencer le cours des choses, plus encore si cette idée est verbalisée, à l'image de ce qui se produisait à l'origine des temps et que rapporte la tradition orale Le monde est aujourd'hui mieux établi, mais le pouvoir de la pensée exprimée par les rêves ou par la parole reste fort. Il s'appuie sur une conception animiste de la nature que la christianisation récente - au mieux soixante ans pour les Inuinnait - n'a pas éteinte. La proximité des hommes, du gibier et des lieux permet l'efficacité de la parole. Quant aux rêves, on considère qu'ils sont l'un des moyens de communication privilégiés entre les hommes, les animaux et les lieux, et qu'ils sont prémonitoires" . BEATRICE COLLIGNON.OP.CITE
'(A SUIVRE)
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