Les chasseurs ont une relation avec leurs animaux; et la base de cette relation, c'est que les uns dépendent des autres. Les chasseurs-cueilleurs ont des relations similaires avec la terre elle-même. On ne peut pas toujours tracer une ligne nette entre l'animé et l'inanimé. De manière générale, échouer à prendre soin de la terre, c'est encourir un risque moral qui comporte un danger spirituel. Cela met encore en jeu des réalités spirituelles, et la relation entre les êtres humains et les esprits de ces lieux où hommes et esprits cohabitent. Ces lieux ne peuvent être contrôlés, et doivent rester intacts. Hugues Brody.Op.Cite
Une source de complication essentielle que cherchera à résoudre le mythe tient en effet à l'existence des animaux, si proches des Inuit qu'on leur prêtait le pouvoir de se métamorphoser en humains comme on prêtait aux humains la capacité de se réincarner dans des animaux ou de se métamorphoser en animal. . Cette proximité se traduisait dans les récits par l'adoption de petits d'animaux ou au choix d'animaux comme conjoints sans oublier le récit de l'engendrement par une femme d'un baleineau. Pourtant, dans la pensée mythique, cette proximité parentale avec le monde animal se termine toujours de façon dramatique. C'est que, même s'ils étaient proches, les animaux constituaient la principale source de nourriture, dans un pays où les ressources tirées du sol sont très limitées. La consommation de chair humaine étant prohibée, dans la pensée inuit à la différence de nombreux autres groupes amérindiens —,les mythes marquent donc une rupture avec l'indistinction en excluant les animaux du champ de la parenté et de l'alliance matrimoniale afin de pouvoir mieux les chasser pour s'en nourrir, utiliser leur peau, leurs tendons ou leurs os. Mais il fallut prendre toutes sortes de précautions, car la relation chasseur/gibier est fragile et repose sur le bon vouloir des esprits-maîtres des diverses espèces animales et la collaboration des humains avec eux. Pour se référer encore une fois à Sedna, le mariage, trop proche, entre humains et animaux, fussent-ils domestiques comme le chien, est stigmatisé. Si l'héroïne a réussi à procréer avec son mari- chien, c'est au prix de la mort de celui-ci et de la séparation de leur descendance, laquelle constitue les groupes humains les plus éloignés des Inuit, dans le temps et dans l'espace. Les animaux sont respectables, mais ils doivent être au service des humains, telle est la leçon de l'histoire ! Les chiens servent à les transporter ou à les aider à la chasse, en contrepartie de quoi ils sont nourris par eux. Les animaux sauvages offrent leurs corps, comme nourriture ou comme matière première, aux humains qui s'en servent pour leurs vêtements, leurs habitations, leurs embarcations ou leur équipement technique. Mais en contrepartie, les humains doivent leur offrir estime et respect.
Dans l'exemple suivant r une grand mère veut venger son petit fils (les orphelins étaient les souffre douleurs du groupe) en suscitant une métamorphose, source bientôt de catastrophe..
"La vieille femme mâcha la peau pendant des heures afin de l'imprégner de sa salive pour l'assouplir. Elle l'étira jusqu'à ce qu'elle s'ajuste parfaitement au visage de son petit-fils. Puis elle emmena l'enfant au bord de la mer. Elle plaça la peau sur sa figure et le jeta à l'eau en disant : «A partir de maintenant, tu vivras dans la mer et tu agiras comme un bébé phoque. Tu feras surface près des kayaks des chasseurs en prenant bien garde de ne pas te laisser harponner. Tu nageras vers le large et quand tu seras loin de la côte, tu agiteras en l'air ton bras et ta main gauches en criant très fort: Ungaa ! Ungaa!»
Le petit garçon se transforma en bébé phoque. Il suivit les instructions de sa grand-mère et peu de temps après, il fit surface près des kayaks d'un groupe de chasseurs. Dès qu'ils l'aperçurent, les hommes essayèrent sans succès de le harponner. Une poursuite s'engagea et lorsque le bébé phoque parvint au large, il agita en l'air son bras et sa main gauches en criant très fort: «Ungaa! Ungaa!
Un vent violent se mit aussitôt à souffler sur la mer. Les vagues étaient si hautes que les chasseurs ne pouvaient plus avancer. La panique s'empara des hommes qui tentaient en vain de regagner la terre ferme. Un après l'autre, les kayaks chavirèrent et tous se noyèrent. "
Les crises et conflits ont donc pour origine ce perpétuel chevauchement des frontières . La vie humaine va se diversifiant,se fragmentant , en se complexifiant depuis les origines indistinctes, devenant difficile à gérer pour les humains ordinaires. Aussi,le mythe va-t-il ,par le récit des avatars des protagonistes, montrer ce qu'il advient si l'on transgresse les règles, et les tabous comme celui qui préside à la différenciation des sexes , ce qu'il advient si l'on néglige les rapports de parenté source de l'alliance (en pratiquant l'inceste) ou l'on refuse le partage des produits de la chasse. Même la mort et la guerre trouvent justification et explication dans des récits soulignant la nécessité d'éviter l'entassement sur la banquise et l'occupation abusive de l'espace, là ou la dispersion est vitale.
« Le ciel est un vaste pays avec beaucoup de trous Les trous nous les appelons étoiles. Des hommes y habitent et quand ils versent quelque chose à terre, cela passe à travers les étoiles et nous avons alors de la pluie ou de la neige. Dans le pays céleste habitent les esprits des hommes et des animaux après leur mort...
« Les esprits des hommes et des animaux sont transportés sur la terre par la lune. Quand la lune n'apparaît pas au ciel, c'est qu'elle est en route vers la terre avec les âmes. Après la mort on peut devenir autre chose que ce que l'on était pendant la vie. Un esprit d'homme peut se transformer en celui de n'importe quelle espèce d'animal. Pinga veille sur la vie des animaux et il ne lui est pas agréable que l'on en tue un trop grand nombre. Rien ne doit se perdre. Quand on a mis un renne à mort, il faut recouvrir son sang et ses entrailles. Ah la vie est éternelle. Mais jamais on ne sait sous quelle forme on renaîtra. »CITE PAR KNUT RASMUSSEN.
L'Inuk ressent profondément la présence de cette Nature animée et changeante, parsemée et ponctuée de signe à décrypter ; l'incessante métamorphose d'un univers spatio-temporel en perpétuel devenir, dont l'homme n'est qu'une parcelle, et un instant fugace: il va donc s'efforcer de décrypter, par tous ses organes sensoriels aiguisés, le langage occulte de ce monde primordial et dynamique, régi par un ordre caché que l'on se doit de respecter.A plus forte raison, la personne possédant un savoir magique peut déchiffrer ce système interconnecté et mystérieux, voir au-delà des apparences pour atteindre le savoir profond : vérité transmise de maître à disciple, d'esprit à esprit dans le cadre du chamanisme.
Les chamanes vont redonner sens à l'existence aliénée et segmentée en retraversant les frontières, passant d'une échelle, d'un monde à l'autre et recréant l'alliance originelle
"C'est sans la moindre gêne que j'ai assisté dans l'Arctique central canadien à des séances de chamanisme : elles étaient dans le droit fil du quotidien. Ce peuple est affamé de sacré. Jamais un chaman ne m est apparu comme un sorcier ou un charlatan. Ces presciences sont prises très au sérieux. Le chaman n'est pas un asocial souffrant de troubles psychiques comme l'a trop souvent suggéré l'ethnopsychiatrie contemporaine, 1'Eglise des missionnaires ou le parti communiste soviétique, ce qui reviendrait à assimiler le chaman au schizophrène, voire à l'autiste. Pour les inuits . l'attirance pour un dialogue avec les morts n'est pas le symptôme d'une grave affection mentale comme le suggère notre Occident .. "
« Le rythme des tambours recourt à des nombres simples, d une numérotation sacrée : 3, 5, 7, 9. Les danseurs font revivre par leurs gestes les forces vives. La voix des danseurs est sourde. Le timbre, les phrases sont d une violence contenue. Dans leur gestuelle du torse, des jambes et des bras, au rythme de la musique et des paroles, les Esquimaux pensent autant sinon plus qu'avec leur tête. « Chanter, danser, c'est prier doublement. » Le rythme est celui du battement du cœur. Ces transes de possession permettent aux vivants de communiquer avec les chers cousins — baleines, morses phoques, ours, renards — qui sont invités à visiter les hommes et à se laisser manger de temps à autre. "
Le respect est teinté de crainte. Les danseurs qui se relayent sont gantés par respect pour les ombres, les esprits de la chasse. Ils s'avancent en s'inclinant, de côté, à droite, à gauche, regardant le grand large, la main en visière. Les femmes baissent les yeux. D'abord, les participants se font face, sans bouger, le buste droit, les pieds rivés au sol, genoux fléchis, les avant-bras dressés en suppliant, paumes tournées vers le ciel. Puis les mains sont tournées vers le public en offrande ; ils les superposent, la main droite au-dessus de la gauche et la dépassant légèrement. Le spectacle se précipite en se bousculant. D'autres acteurs masqués interviennent. Un torse humain devient une queue de baleine. Derrière, un homme renard avec un nez en bec d oiseau se dédouble et ses mains tiennent lieu d'oreilles de géant. Un autre le suit avec un nez en forme de queue de baleine. Dissimulés sous leur masque de bois rouge ocre aux fortes pommettes, les danseurs sont censés se métamorphoser : la moitié du visage est tordue, une langue rouge pend sur le menton. Du chant mélodique, on est passé aux appels joyeux. Le battement des tambours est plus lent, assourdi. Les cinq batteurs frappent au centre des membranes ; le rythme est devenu solennel, presque pompeux. On reprend souffle ensemble. Ces hommes et ces femmes continuent à chercher à se dégager des tensions qui les oppressent dans le huis clos quotidien.
"Dans cet utérus théâtral, le groupe accouche d un autre lui-même. L'univers n'est plus séparé entre vivants et morts, humains et animaux. Terre/mer, sec/humide, froid/chaud, clair/nuit, nord/sud, est/ouest. Dans l'intimité de leurs pensées les plus secrètes, les hommes et les femmes osent parler avec ces forces et avec des marques de soumission, solliciter l'infinie bienveillance…..»JEAN MALAURIE.L'APPEL DU NORD
Je n'évoque ici que le chamanisme inuit : pour l'ensemble de la question on peut se référer à mes autres articles : http://agoras.typepad.fr/regard_eloigne/chamanisme/
Toutes les sociétés de chasseurs-cueilleurs, et bien d'autres cultures tribales, sont dites chamaniques.
Le terme vient de « chaman », un mot des peuples Tungus de Sibérie qui désigne une personne douée du pouvoir de passer du monde humain à celui des esprits, et de voyager sous une forme désincarnée. L'anthropologie applique le terme de «chamanisme » à des systèmes de croyance où la possession et les voyages spirituels sont d'une importance centrale. Il y a de multiples versions de cette forme de vie spirituelle et religieuse, et chacune importe l'idée de possession spirituelle dans son propre domaine social et économique. Le trait essentiel et distinctif du chamanisme des chasseurs-cueilleurs est cependant un mélange de flexibilité, d'une part, et d'autre part d'un fort attachement à un territoire spécifique.
Le chamanisme est présent dans un monde sans certitudes matérielles. Dans ces conditions, le respect pour ce monde importe autant que le savoir lui-même. Les esprits doivent être apaisés, leur pouvoir de nuire minimisé. Il n'y a pas de limite à ce que le monde peut contenir, ni aux façons dont l'inconnu peut se révéler. Tous doivent être extrêmement attentifs, prudents, utiliser toutes leurs facultés pour être conscient de la terre et de ce qu'elle peut receler. Et il s'agit d'un pays spécifique, d'un territoire ; le pouvoir du chamanisme réside dans une région particulière, il n'est pas un moyen de comprendre ou d'influencer le monde dans son ensemble.
"Il est facile de voir comment ces idées chamaniques expriment et contribuent ensemble à la foi des chasseurs-cueilleurs en une information détaillée et une grande intuition. Le chamanisme prépare le cerveau à travailler à son potentiel le plus élevé, le plus complet. L'incertitude est profonde et intelligente. Nul ne sait ce qui va se produire, ni quelles décisions, dans quelque domaine que ce soit, vont se révéler correctes. D'où, par exemple, l'importance en inuktitut d'exprimer prudence et précautions de toutes sortes. La nature analogue des mythes reflète le sentiment que le monde lui-même défie tout mode d'expression digital. Pour ceux dont les jugements sur la réalité sont au centre de la vie quotidienne, la subtilité d'expression et une tergiversation habituelle sont des façons de rester proches de la vérité." Hugues Brody.Op.Cite
Chez les inuit, Le chamane appelé Angagok (angakuq) était aussi qualifié de tunghalik, «celui qui a des esprits», Innombrables, ces esprits, souvent hiérarchisés, possédaient chacun un pouvoir spécifique. « Domestiqués » par le chamane, ils lui permettaient de communiquer avec les « êtres essentiels, les «grands tuunrat», et tous les esprits peuplant les différents niveaux de l'univers. En 1914, un missionnaire anglican dans le sud de la terre de Baffin, avait dressé une liste de 347 esprits auxiliaires chamaniques. Ce grand nombre reflétait la diversité des rapports que les Inuit établissaient avec l'invisible. Il témoigne aussi du pouvoir créateur des chamanes, ainsi que de leurs relations de rivalité, chacun prétendant avoir des esprits originaux.
Meilleur connaisseur du « monde-autre » inuit, le chamane savait voir et affronter esprits, spectres, créatures monstrueuses, nains, géants et chimères de toutes sortes.
On lui demandait donc de réduire toutes les infortunes. En communiquant avec les esprits-maîtres » des animaux, il devait faciliter l'accès au gibier, le localiser et le faire venir près les chasseurs. Il soignait les malades en retrouvant leur âme égarée. Il savait changer le sexe du bébé à naître. Il réalisait une sorte de médecine préventive en s'adressant aux diverses entités susceptibles de produire la maladie. Pour cela, disait-on, il voyageait dans les mondes marin, souterrain et céleste, aidé de ses esprits auxiliaires. On lui demandait aussi d'apaiser les tempêtes, de faire respecter les interdits... Aidé par des « mots puissants », on prétendait même qu'il était capable de transformer un humain en animal.
D'une grande théâtralité, les séances chamaniques étaient tenues à l'occasion des rituels hivernaux dans une maison commune .D'autres se déroulaient tout au long de l'année quand survenaient des intempéries prolongées. Durant ces dernières, le chamane séjournait la tête penchée dans une position fœtale, autour d'étroits orifices creusés dans la glace pour pouvoir, disait-on, atteindre la terre des morts.
Lors des séances hivernales, les participants desserraient leurs habits et les lumières étaient éteintes. Le chaman opérait parfois derrière un rideau, où on lui prêtait des exploits extraordinaires. On le disait entouré d'une aura. Des battements de tambour et des chants manifestaient les esprits, et il arrivait qu'un dialogue s'instaurât entre le chaman et l'assistance.
dans L'ESPRIT DE L'OURS,CROYANCE ET MAGIE INUIT une vieille chamane raconte son initiation à l'auteur DANIEL POUGET : elle décrit en particulier une cérémonie chamanique inuit.
"Je me souviens que la pièce principale de la maison d'Hilla pouvait recevoir environ une quinzaine de personnes. Celles-ci se disposaient en cercle ; tout autour, sur les murs, étaient accrochés une multitude d'objets considérés comme des protections aptes à chasser les mauvais esprits. Il y avait là des peaux d'animaux, de lièvre, d'ours, de phoque, de renne... Chacune avait des spécificités considérées magiques. Par exemple, chez les phoques et les rennes, Hilla avait surtout récupéré les grosses touffes de poils blancs situées au bas de la gorge de l'animal. Elle agissait de manière identique sur les peaux d'ours blanc qui parfois étaient tachées de noir. Sur les murs étaient accrochés les crânes blanchis de ces animaux ; tout cela conférait à la pièce une espèce de fantasmagorie qu'il est difficile de décrire. Le décor comprenait également une multitude de petits ossements d'animaux, parfois taillés ou sculptés. Ce qui m'impressionnait le plus, c'était le rostre du narval ; chez Hilla, il y en avait partout, ils étaient aussi accrochés aux murs. Tous les Inuit croient très fort à la puissance magique contenue dans les grandes dents de ces cétacés. Nos sculpteurs découpent cet ivoire pour en faire ce que l'on appelle des tupilek, qui sont des statuettes porteuses de grande magie. Je te reparlerai de cela un peu plus tard. ....
"Le sol de la pièce où cela se déroulait était couvert de peaux d'ours. Le silence s'installait dès qu'Hilla faisait son apparition. À chacune des séances vécues en sa présence, j'ai toujours été impressionnée par son apparence, elle portait toujours la même robe ample, cousue avec différents morceaux de peaux d'animaux ; en fait, tous ceux qui peuplent notre nature. Sur toute la surface de cette robe étaient accrochés de petites statuettes en os, des dents d'ours, des morceaux d'ivoire de narval et quelques morceaux de ruban. Ces objets n'ont pas une fonction décorative. Ce sont, en réalité, des amulettes protectrices nécessaires pour la conjuration. Sur son visage, avec la suie des lampes, chaque fois elle dessinait des traits fins qui, au départ de son nez, convergeaient vers le front, vers les joues, vers le menton. Ses cheveux étaient noués au-dessus de sa tête. Son crâne était ceint d'une courroie qui lui permettait de retenir haut son chignon. Dans une main, elle tenait le krida, ce grand tambour plat de forme circulaire, en peau de phoque tendue, qu'elle mouillait avant chaque séance afin qu'il rende un son plus beau et plus
Dans l'autre main, elle tenait une petite baguette de bois pour taper sur le krida. Tel un rituel bien rodé, Hilla commençait toujours en exécutant quelques pas de danse. En cadence, elle frappait le tambour qui répercutait des sons graves.
Elle parlait en disant :
«Amalo, amalo (eh bien, voilà)» ou bien «Amasse, amasse (quel plaisir d'être ensemble). »
Après cette entrée en matière, Hilla prenait place au milieu du demi-cercle. Elle alternait les dialogues récités d'une voix généralement monocorde, et les manipulations du krida avec une dextérité extraordinaire. Parfois, elle poussait des cris effrayants accompagnés de rires démoniaques. Comme Hilla cultivait aussi des talents de ventriloque, elle proférait des paroles qui, selon les tonalités, semblaient venir du haut de son corps, ou des profondeurs de la nature. Les spectateurs, captivés, ne perdaient pas un seul de ses gestes, pas une seule de ses paroles. Ils attendaient avec impatience le moment où Hilla allait raconter une légende.. … Généralement, après sa longue explication sur un mythe, Hilla, perdue dans ses pensées, terminait par son traditionnel amalo, eh bien, voilà. Puis, se plongeant à nouveau dans une méditation des plus profondes, lentement elle s'animait en agitant son krida. Les sons émis suivaient un rythme pressant, comme immatériel. Puis la voix d'Hilla s'élevait sans timbre, dans un langage que seuls pouvaient comprendre les initiés, puisqu'il s'adressait aux esprits. Notre chamane, dans un état semi-extatique, se mettait alors à danser, on n'entendait plus que sa respiration saccadée. L'assistance était subjuguée, tous étaient transportés par les faits et gestes de cette femme.
Après un temps qui nous paraissait très long, elle ralentissait enfin la cadence, reprenant son souffle normal. À ce moment très précis, nous savions tous qu'elle était entrée en contact avec les esprits. La séance se terminait par des gémissements plaintifs, les participants étaient alors assurés que, dans les jours suivants, de nombreuses guérisons interviendraient.
Lentement Hilla récupérait, revenait avec nous. elle demandait que beaucoup de lampes à huile soient mises en action pour faire une grande lumière. Dès que sa voix était redevenue normale, elle racontait son voyage dans le monde des esprits, les recommandations qu'elle avait reçues pour tous, énonçait ce que chacun devait faire pour mettre en péril les esprits malveillants encore présents. À ce moment, elle sortait de son sac à médecine diverses petites choses, parmi lesquelles un petit morceau de peau de poisson qu'elle donnait aux pêcheurs, tel un porte-bonheur. Elle distribuait également des serres de chouettes qui, cousues à l'intérieur des vêtements, protégeraient ceux qui allaient partir à la chasse pour une longue période. Elle donnait aussi des fragments de stéatite : cette pierre, frappée par la foudre, avait la propriété de protéger des tempêtes. Aux femmes, elle remettait des griffes d'ours, formidables amulettes contre les mauvaises rencontres mais aussi des arêtes de saumon, petits éléments qui facilitent les tâches de couture…
… Chez nous, il y a une plante appelée kupalarssuit kafé, le café du bruant des neiges. Cette appellation bizarre s'explique par le fait que le bruant des neiges se régale des graines de cette plante. Quant à nous, nous la faisons torréfier, avant de la faire bouillir dans l'eau ; cette préparation nous donne une sorte de café. Personnellement, je faisais griller les petits grains tout en respirant la fumée qu'ils dégageaient. Peu à peu, cela me permettait d'être envahie par ce que nous appelons «l'âme du souffle». Cette manifestation immatérielle me conduisait facilement vers les états de transe légère. J'accentuais ces passages vers d'autres mondes en buvant de grandes quantités d'infusions très chargées de kajaussat, le Ledum palustre, appelé plus communément «le thé du Labrador».
À ce moment de ma vie, je ne me rendais pas tellement compte que je progressais dans la connaissance des pouvoirs merveilleux et que je pénétrais de plus en plus au cœur des mystères des dieux et de la nature. J'étais encore trop sous l'influence d'Hilla qui me parlait de tout ce qui m'arrivait, de tout ce que je ressentais. Elle me guidait et ne manquait pas de me prodiguer de nombreux conseils, tout en essayant de corriger les erreurs que je pouvais commettre "
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