« L'enseignement officiel s'oppose presque diamétralement à la vision huichole du monde aussi bien en ce qui concerne la conception du temps et de l'espace que le rôle accordé à l'écriture.
Pourquoi en ce cas les connaissances et le système culturel des peuples indigènes n'auraient-ils pas droit au même traitement ? Le temps huichol est celui d'un peuple du maïs : cyclique, correspondant aux différentes étapes annuelles de la vie de la céréale. Il est aussi logique que notre comptage linéaire et abstrait. Le traitement autochtone de l'espace est tout aussi pertinent. Il cherche à établir une correspondance précise, équilibrée, entre les cinq directions de l'univers (le « centre » étant la dernière) et celles de l'homme. La conception huichole du corps, fondée sur différents dualismes, masculin/féminin, lumière/obscurité, droite/gauche, chaleur/froid, etc, semble proche de celle des philosophies orientales remises au goût du jour par le développement récent de certaines pratiques médicales importées dont l'acupuncture est la plus connue et peut-être la plus efficace. Au contraire, les « philosophes » du monde huichol que sont mara'akate et kawiterutsixî (les anciens, CHAMANES ET CHANTEURS qui ont accumulé pouvoir et savoir) remarquent avec lucidité, mais sans trop d'amertume, le peu de cas que le monde scolaire fait de leurs connaissances.
Il en est de même pour l'idée d'écriture, base de l'enseignement scolaire traditionnel. Une grande partie des adultes sont analphabètes. La honte attachée à ce qualificatif dans nos sociétés s'atténue dans le cas huichol — pour ne pas dire qu'elle s'inverse — puisque presque tous les mara'akate et kaiviterutsixi le sont. Or ce sont les sages, les « savants » de la société. Pour eux l'écriture (et son corollaire la lecture) n'est pas a priori du côté de la « culture » mais du pouvoir. L'idée d'écriture pour les Huicholes est donc empreinte d'ambivalence : d'une part elle matérialise la parole et synthétise la mémoire sociale et mythologique, expression donc d'un pouvoir de type chamanique, d'autre part elle symbolise le pouvoir colonial qui, de nos jours, n'est pas moins bureaucratique et autoritaire que du temps de la colonisation espagnole. En ce dernier sens elle est perçue comme un facteur d'aliénation. Comment s'étonner dès lors de la double réaction de fascination et de rejet vis-à-vis de l'écriture et de ceux qui la représentent : fonctionnaires, indigénistes, experts en tous genres, médecins, prêtres... anthropologues ?
Les relations que les Huicholes entretiennent avec leurs écoles sont comparables à celles de l'ethnologue avec la culture lointaine au sein de laquelle il s'insère plus ou moins : un mélange de fascination, de crainte et de méfiance. Dans leur grande majorité, les élèves ne vont pas au-delà du sexto grado, « sixième degré » qui marque la fin de l'école primaire. Ce court apprentissage ne paraît guère suffisant pour « gérer soi-même ses propres intérêts ». Le « gradué » reste à mi-chemin, aussi éloigné maintenant des valeurs de sa culture d'origine que d'une véritable maîtrise des outils conceptuels nécessaires au développement autonome de sa propre société. Seule une petite minorité entreprend des études secondaires. Les causes de cet échec sont les mêmes que lors de la fondation des écoles en 1930 : budget très insuffisant, non prise en compte de la culture d'origine.
L'école de l'Etat, dirigée aujourd'hui par les instituteurs huicholes «bilingues», n'est pas en reste pour sa part d'endoctrinement nationaliste. Chaque fête laïque (Fête nationale, Jour de la Constitution, Jour des instituteurs) est précédée d'une parade des élèves au pas militaire et d'un salut au drapeau. Le plus étonnant néo- rituel est sans doute la « Fête des Mères » où l'on prétend apprendre aux enfants à les respecter sans paraître se rendre compte que la notion de « mère » est au coeur de la pensée indigène... dans un sens plus cosmologique. Il n'y a donc rien d'inattendu à ce que les relations que les parents indigènes entretiennent avec l'école soient pour le moins ambiguës. Les enfants à l'école, ce sont des bras en moins pour les travaux quotidiens(qui concernent encore plus les filles, bien moins scolarisées) et aussi les travaux saisonniers dans les plantations du Nayarît. Il n'est donc pas rare que les parents y emmènent leurs enfants sans en référer à l'autorité scolaire. Nombre de familles ont d'ailleurs une stratégie scolaire bien définie : un ou deux enfants iront à l'école jusqu'à la fin du primaire et feront par la suite office de lecteurs de documents administratifs et de comptables des opérations économiques familiales. Les autres resteront à la maison pour seconder les parents. La proportion des filles scolarisées demeure donc faible : elles sont trop précieuses pour les travaux alimentaires, agricoles et artisanaux.
Rares sont ceux (et encore plus celles) qui parviennent à poursuivre des études secondaires. Il y a depuis quelques années une école secondaire sur le territoire communautaire mais sa capacité d'accueil est limitée à quelques dizaines d'élèves. Les autres doivent sortir de la sierra et être aidés financièrement par leurs parents, ce qui n'est pas toujours possible. Il existe certes des bourses en quantité limitée. La majorité des élèves sortent du système éducatif dans une position frustrante : l'école a semé dans leur esprit le doute sur le sens et la valeur de la costumbre sans en contrepartie leur avoir donné réellement la capacité d'acquérir un travail correctement rémunéré ni un pouvoir à l'intérieur de la communauté. Cette frustration alimente la rancœur des futurs maestros, pris en tenaille entre la logique politique locale et les promesses émancipatrices de l'idéologie scolaire. »DENIS LEMAISTRE. LE CHAMAN ET SON CHANT.L'HARMATTAN.
Gabriel PACHECO ( Urii Temai, «Jeune Flèche ») né en 1963 dans la communauté huichole de Xatsitsarie (Etat du Nayarit), est justement un des produits ambivalents de l'enseignement et aussi un des premiers indiens à publier un livre » »Tatei Yurienaka », « Notre Mère la Terre" ,Contes Modernes des Indiens Huicholes du Mexique dans la traduction. Après un diplôme de linguistique, et des textes destinés aux livres de lecture dans les écoles de l'Etat, il va élaborer une œuvre plus personnelle mêlant apport divers et inspiration traditionnelle. Comme beaucoup de jeunes scolarisés, ses études l'ont d'abord mené à l'extérieur du territoire et dans un cadre culturel étranger, éloigné en particulier de la tradition orale. L'appartenance à la culture d'origine et le fait de poursuivre des études restent aujourd'hui encore et comme le montre le texte ci-dessus une source de profondes contradictions. C'est en ce sens que G.Pacheco va faire retour sur celle-ci. Son entrée au Centre de Recherches sur les Langues Indigènes de l'Université de Guadalajara lui permis de redécouvrir l'ensemble culturel huichol. La constitution d'un lexique huichol lui permis de revivre dans des conversations avec les anciens et les chamanes,ce qui lui était devenu distant et de retrouver ainsi ce qu'il avait vécu dans l'enfance.
Le livre se place justement au cœur de ses contradictions, où des personnages de fiction évoluent dans une société en perte de tradition.S'y rencontrent les rituels, et les pèlerinages dans des souvenirs dont certains, nostalgiques, évoquent des aspects d'un monde d'autrefois qui savait maintenir un équilibre interne. D'autres, plus critiques, décrivent les facteurs de perturbation venus de l'extérieur : les missions, les écoles, la fuite des jeunes à la ville, le conflit agraire, la pression de la culture dominante sur l'esprit même des Huichols. A aucun moment il ne tombe dans une prise de position pamphlétaire ni ne défend un passé qui ne fut jamais totalement idyllique et de toute façon est irrécupérable. Il ne se fait pas non plus l'avocat d'un progrès qui consisterait en la simple substitution de valeurs nouvelles aux anciennes.
Le conte présenté est un exemple des problèmes d'acculturation et de pression de la culture dominante : on a lu ci-dessus l'ambigüité des symboles scolaires : là où l'école célèbre la fête des mères, les indiens donnent à ce mot un sens cosmologique et fondateur. Toute leur histoire subie, y compris la plus récente, s'est bâtie en violation de cette Vision du Monde.
la terre nourricière ; Tatei Utuanaka, « mère du maïs », disent les Huicholes. Takutsi Nakaivé, « notre grand-mère oreille dressée », qui précède l'apparition du feu et du soleil. Les indiens se considèrent les Petits-fils de la terre primordiale, en dette avec elle et liés par un perpétuel processus de « remboursement » . La relation de la terre et de l'homme est essentiellement fondée sur la communication. La terre est écoute. Toutes les grandes entités mythologiques terriennes ont naka, « oreille, ouïe ». La terre « écoute » ce que lui disent ses « descendants » grâce à ces vecteurs privilégiés de la communication que sont les vibrations des pas des danseurs mais aussi tous les rituels où abondent flèches, cierges et coupes enduits de sang sacrificiel, plus rapides à communiquer que la parole. « Aux coins de la terre il faut mettre des cierges pour entretenir le monde vivant ». Le cierge est ici métaphore pour dire le sacrifice à l'issue duquel l'homme peut espérer quelques retombées positives pour lui-même : « Mettre des cierges aux coins de la terre » signifie donc qu'il faut l'alimenter dans un espace circonscrit, choisi. « C'est pour vous, c'est pour le monde entier que nous l'accomplissons ».la pensée huichole est « homothétique » ;elle conçoit espace et temps comme une série d'emboitement,du particulier à l'universel. Le même mot, kiekari, signifie la rancheria (ensemble d'unités résidentielles, unies par la parenté et rassemblées sous l'autorité d'un même tuki, c'est-à-dire la « grande maison » cérémonielle et, conjointement, tout l'univers connu. « Collines surmontées d'offrandes et de cristaux de roche, points d'eau couverts de flèches et de coupes, grottes sacrées où s'amoncellent les objets votifs, l'espace est criblé de signes d'appartenance. Ces espaces marqués signifient tout aussi bien le passage du temps, la mémoire, car ils signalent à l'attention du marcheur la lente progression des ancêtres sur les chemins sinueux qui les ont menés à la fin au pays de lumière, du soleil levant et du peyotl : Wirikuta. DENIS LEMAISTRE.op.cite
On conçoit et c'est ce qu'évoque le livre, combien cette « géo-mythologie » s'accommode mal des divisions administratives, des volontés d'expansion des entrepreneurs métis et des complexes problèmes territoriaux et agraires. L'histoire de la terre "ivixarika" depuis la Conquista, est d'abord celle d'un refoulement, puis d'une tentative de contrôle de la part des pouvoirs politiques de tutelle, (les communautés administratives actuelles sont l'œuvre des Fransiscains au XVIIème ) ;enfin, jusqu'à nos jours, d'une expropriation dont le projet minier évoqué dans l'article précédent n'est que le dernier avatar.
Il est très vraisemblable que les Huicholes du XVIème siècle vivaient dans les fertiles plaines côtières du Nayarit
Le XIXème vit la troisième grande époque de l'histoire coloniale des Huichols : après le refoulement du XVIème puis le contrôle et la centralisation villageoise du XVIIIème siècle, vint le temps des expropriations qui se poursuit jusqu'à nos jours. Les pressions vont prendre des formes multiples : implantation d'émigrants nouveaux, vente de terres par de faux représentants communautaires, corruption de certaines autorités indigènes. Le système de domination et de clientélisme, nommé au Mexique « caciquisme », l'emporta rapidement (et l'emporte toujours) sur les velléités de réforme agraire. Le maintien et le développement des grandes propriétés agricoles tournées vers l'exportation (canne à sucre, tabac, bois dans la région qui nous occupe) tendit à repousser la boulimie de terres des paysans pauvres vers les marges indigènes. Ils n'avaient en effet d'autre choix qu'entre la prolétarisation urbaine et la ruée vers les terres dites baldias (vacantes). A cet égard les terres indigènes sont une proie de choix. Comment en effet les paysans pauvres pourraient-ils comprendre que quelques milliers d'indigènes aient à leur disposition plusieurs milliers .Si Le Mexique est défini maintenant comme une nation pluriethnique et pluriculturelle par une modification de la constitution sous le régime Salinas (1988-1994) la communauté indigène n'est toujours pas reconnue comme propriété juridique .à la place de celle-ci, il pourra simplement être « tenu compte » des pratiques coutumières.
La fin de la présidence Salinas connut pourtant un évènement significatif et qui influença la problématique agraire des huichols : l'insurrection indienne dans le CHIAPAS des Néo-Zapatistes (EZLN) du sous commandant Marcos , le jour même (1er janvier 1994) de l'entrée en vigueur du « traité de libre commerce » avec les U.S.A. et le Canada. Dans la sierra huichole et inspirées par le mouvement du Chiapas, de nouvelles structures politiques se sont crées depuis une dizaine d'années,comme de nouvelles alliances .. L'Union des Communautés Indigènes Huicholes du Jalisco (UCIHJ) vit ainsi le jour en 1990. Elle regroupe les trois communautés montagnardes où la COSTUMBRE (tradition) demeure vigoureuse. Elle va promouvoir une Politique intérieure d'union entre les trois communautés qui jusqu'alors agissaient chacune pour soi et souvent contre les autres et d'alliances élargies, notamment avec des O.N.G. les communautés huicholes ont depuis un représentant officiel auprès de LO.N.U. et tentent d'utiliser efficacement l'accord 169 qui enjoint les gouvernements signataires à respecter les droits fonciers des minorités indigènes ( le gouvernement mexicain a ratifié cet accord en 1990). Une bataille juridique s'est donc engagée entre les communautés indigènes et l'Etat mexicain pour qu'il soit respecté.
Si Yurienaka n'existait pas qu'en serait-il de nous ? Qu'en serait-il de ce chêne rouvre et de son feuillage perlé de gouttes d'eau ?
Cette nuit il a bien plu et la terre est très humide. Mon grand-père est sorti très tôt pour marcher pieds nus autour de sa maison. Là il a parcouru toutes les parties couvertes d'herbe verte. Moi aussi je me suis levé de bonne heure et j'ai fait quelques pas entre les hautes herbes. Je me suis ensuite accordé un bref repos sous ce vieux rouvre. Mon grand-père dit que la rosée, comme la terre, a des vertus médicinales et c'est pour suivre son conseil que tous les jours je marche un peu sans sandales, le pantalon retroussé au-dessus des genoux. Il m'a parlé de tout : comment nous devons nous comporter en tant qu'êtres humains, pourquoi nous avons surgi sur la terre, veillés quotidiennement par les dieux... La terre sur laquelle nous vivons est Notre Mère et nos bisaïeuls l'ont donc appelée Tatei Yurienaka La rosée est un signe des dieux qui font pleuvoir, eux-mêmes messagers des dieux qui commandent à tout. Mon grand-père est intarissable sur ces questions-là.
La terre a une odeur agréable comme la fleur de tukarixa (campanule) et des couleurs, semblables à celles de l'œillet d'Inde femelle. Elle a un pouvoir médicinal comme l'eau sacrée de Takutsi, « Notre Grand-Mère » Nakawé. En somme elle est Notre Mère Yurienaka mais aussi Notre Grand-Mère). Belle également est la rosée, brillante et fraîche comme l'eau claire de la source, transparente et scintillante quand Tawexikua « celui qui nous fait croître », s'y mire le matin, de l'autre côté de l'horizon. Selon mon grand-père, la rosée est un bon fortifiant pour les pieds et les jambes et c'est la raison pour laquelle je marche entre les hautes herbes, pour qu'elles m'enveloppent et me couvrent, pour recevoir d'elle une infinité de gouttes d'eau qui se glissent dans mon dos. Cette petite pluie qui y coule est bonne pour qu'il reste fort et résistant, pour ne jamais devenir bossu. Je fais donc ainsi pendant toute la saison des pluies. Turatemai ,mon grand-père, dit pourtant que la rosée dans le dos n'a pas autant de pouvoir que sur les pieds et les jambes. Turatemai est bien vieux mais n'a encore aucun besoin d'une canne. Dès que l'obscurité tombe je m'assieds à côté de lui et du feu. C'est alors qu'il me parle. Il n'approuve jamais quand je suis habillé en Teiwari(les étrangers blancs et metis). Sans trêve il me donne des conseils et j'en tiens compte. Il m'explique aussi les raisons de l'apparition de l'homme et les circonstances qui ont amené nos bisaïeuls à occuper les lieux qui dès lors sont devenus sacrés. En suivant la voie qu'il m'enseigne j'éprouve une affection de plus en plus grande pour Tatei Yurienaka, elle qui me donne la vie, me parle et m'enveloppe doucement quand vient la nuit : je dépends d'elle, grâce à elle je recouvre mes forces et sur elle je vis.
Comme je l'ai dit elle est aussi notre Grand-Mère et nous la connaissons également sous le nom de Takutsi Nakawé. Indissolublement unies, elles veillent sur nous et nous bercent sur leurs seins. C'est pour cela qu'elles existent, qu'elles vivent avec nous et pour nous. J'en suis conscient et je les aime beaucoup, je les traite avec tendresse : sans sandales je suis avec elles, je dors tranquille avec elles. Tout ce qui existe sur la surface de la terre dépend d'elles. Et quand vient le temps d'honorer les sites sacrés je m'en vais, enchanté par la vie, et je leur offre l'eau bienfaisante, l'eau bénie de Tatei Yurienaka et de Taktttsi Nakawé. Quand il m'arrive de ne pas réussir à atteindre les sites sacrés, je reviens sur mes pas jusqu'à un lieu où je peux prendre de l'eau, où les dieux me le permettent à condition de leur adresser les prières qui conviennent à chacun d'eux. Jamais je ne les oublie, je pense à elles, je leur donne à boire leur eau sacrée. Nombreux sont ceux qui disent que ces endroits-là sont terribles, qu'ils sont pleins de ravins, de roches, de hautes collines. En effet les terrains plats sont rares.
Malgré tout cela je n'utilise pas de sandales, je marche les pieds découverts. Les gens d'ailleurs qui viennent nous rendre visite se moquent de notre façon de nous vêtir. A force de les entendre j'en ai parlé à mon grand-père. 11 n'y a attaché aucune importance et m'a entretenu d'autres sujets avec l'air de ne pas avoir entendu.
Depuis toujours il m'a chéri et n'a jamais permis qu'on me fasse du mal. Quand venait la nuit je me dépêchais de m'asseoir à côté du « Grand-Père Feu », Tatewari. Mon grand-père à moi me parlait alors de tout, m'enseignait la manière d'agir avec les autres et l'obligation de m'informer de ce qui se passait ailleurs. Il a toujours dit qu'il faisait cela pour que je connaisse la tradition de mon peuple car je puis bien me vêtir en teiwari,.cela n'est pas trop dangereux, mais si j'adhère à leurs idées, là je peux me perdre complètement. Il m'a appris aussi que ma mère a failli me perdre quand j'étais peut et que, sans lui, je ne serais plus de ce monde. Je n'en ai aucun souvenir mais je le crois car il dit toujours la vérité. Je ne me rappelle pas qu'il m'ait jamais grondé ; il m'a toujours parlé droit, faisant appel à ma raison.
Je suis les traces de mon grand-père et ça ne plaît pas aux métis. Eux vivent avec de grosses chaussures et se débrouillent toujours pour dormir loin de la terre, là-haut dans les camtonesty ou en tout lieu confortable où l'on ne risque pas de se salir. Partout ils cherchent le confort, dans les carretones ou dans un lit. Eh bien ! S'ils ne m'apprécient pas, je le leur rends bien ! Parce qu'enfin : qui oserait repousser sa mère ? Pourquoi donc enserrent-ils à ce point leurs pieds ?
Ne savent-ils pas que c'est par les pieds que nous sommes attachés à Notre Mère Terre ? Que par eux nous respirons le souffle vital de Tatei Yurienaka ? Nous tous qui vivons sur elle, nous en sommes imprégnés. Lorsque je fais de longues marches je n'ai besoin ni de cheval ni de chaussures et je vais déchaussé, montant et descendant entre buissons et collines. Stupéfaits les métis me regardent puis me disent qu'à cheval on va vite et qu'avec les chaussures on arrive où l'on veut sans être gêné par les pierres et les épines. Ils disent aussi que plus on est élevé au-dessus de la terre plus on jouit de la vie et que c'est dans ce but qu'on construit de hautes maisons, qu'on y respire l'air pur et que c'est aussi pour ça qu'ils se déplacent en avion, pour ne pas se salir avec la terre... Je me rappelle la fois où un teiwari ne me quittait pas des yeux. A tout moment il me prenait en photo. Dès qu'il me voyait arriver chargé d'une provision de bois, il me regardait par le trou obscur de son appareil. Je crois que je lui faisais pitié et qu'il me trouvait aussi amusant. Il disait qu'il était intéressant de J photographier ma chemise et mon pantalon déchirés et passait beaucoup de temps à en faire des clichés. Les chèvres sentent de loin et lui n'avait rien à leur envier.
Quand il marchait autour de moi il dégageait une telle odeur que je ne pouvais m'en déprendre qu'en m'éloignant. Il n'arrêtait pas de me reluquer et moi je le regardais de haut en bas. Il a dû prendre ce regard pour un signe d'amitié car il est entré dans ma maison en souriant jusqu'aux oreilles. Plusieurs nuits de suite il prit l'habitude de s'asseoir sur un tronc à nos côtés, tout près de Tatewari. Mais nous, ma grand-mère, mon grand-père et moi, demeurions assis par terre. Quand le sommeil le prenait, il s'en allait dormir là d'où il venait mais sans oublier de nous photographier auparavant. Rien de ce qui est sur la terre ne doit souffrir, tel est l'enseignement de mon grand-père. Aussi ne gâche t-il pas les graines de maïs, de haricot noir ou de courge mais les couve comme un trésor et ne les dépose dans la terre que lorsqu'il sait, à travers ses prières, que les dieux l'ont permis. 11 me dit que j'ai encore beaucoup à apprendre et me répète ce qui lui semble important. Tant qu'il vivra, conclut-il, il ne cessera jamais de m'enseigner. Et, tant qu'il vivra, j'obéirai à ses ordres. Il me raconte que ce qu'il m'apprend, c'est ce qu'on lui a appris ; tout petit encore, son père l'emmena de nombreuses fois à pied à Pariyatsie, la « terre de l'aube » (WIRIKATA) où, devenu grand, il retourna avec ma grand-mère.
A présent tous les deux pensent qu'ils n'ont plus la force de faire ce voyage et que c'est désormais moi, en leur nom et au mien, qui dois l'accomplir en compagnie de quelques mara'akate. Mes pieds sont heureux à l'idée de fouler la terre de là-bas. Lorsque les pieds savent que le jour est arrivé de se diriger vers Panyatsie, ils se réjouissent, veulent sentir et caresser le corps de Tatei Yurienaka. Les pieds écoutent le cœur et la respiration de Tatei et Takutsi. Ils choisissent de marcher sur la terre parce qu'ils savent que là est leur chemin. Tatei Yurienaka est la patronne des pieds marcheurs et ne les abandonne jamais, leur montre la bonne voie. Si en revanche on ne marche pas sur elle selon sa loi, elle se charge de provoquer des faux pas qui nous mettent en danger. Il faut suivre les pas qu'elle nous inspire, où qu'ils nous conduisent. D'ailleurs mon grand-père dit qu'elle est aussi patronne des pieds non marcheurs et qu'elle nous a pourvus de pieds volumineux pour supporter les longues marches, de pieds fendillés de petits plis pour que s')' loge la respiration de Tatei Yurienaka et qu'ainsi nous absorbions plus de vie et de santé, enfin qu'elle nous les a allongés pour que leurs empreintes s'impriment bien lorsque nous marchons. Tatei Yurienaka n'approuve pas que nous ayons les pieds comprimés, alors nous portons des sandales avec des courroies qui ne les couvrent pas entièrement parce qu'elle aime sentir sur elle leur chaleur... Quand vient le jour de la fête, nous nous asseyons tous sur Notre Mère Terre et, quand il lui vient une grande tendresse pour nous, elle nous couche en son manteau. C'est parce qu'elle nous considère qu'elle le fait pareil pour tous. Jamais elle ne nous laisse seuls, elle reste avec nous. Elle décide quand elle emporte une ou plusieurs personnes à son monde à elle et les reçoit corps et âmes...
Mon grand-père m'a raconté que les pieds de ma grand-mère avaient beaucoup enflé alors qu 'elle était encore jeune : elle était en dette d'une promesse qu'elle n'avait pas honorée. Quand vint la Semaine Sainte elle dut réaliser offrandes et sacrifices et danser avec la musique jusqu'à l'aube. Alors seulement Tatei Yurienaka lui rendit la santé car c'était à elle que la promesse était due...
La plupart des métis (l'essentiel des Mexicains)ne marchent que pour marcher sans savoir où ils ont à s'arrêter. Un jour, avec cette effronterie qui les caractérise, ils parvinrent à un site sacré et se gaussèrent de ce qu'ils y virent. Ils affirmaient ne pas comprendre pourquoi nos bisaïeuls et nos mères se trouvaient si loin de nos demeures , que ce serait bien mieux de leur construire des maisons à côté des nôtres au lieu d'aller les chercher si loin, cachés dans leurs grottes. Les teiwarixi prétendent que ce n'est pas ainsi qu'on doit agir avec les dieux, que leur dieu à eux demeure dans une très belle maison et qu'il regarde toujours d'en haut. Non, vraiment, il est inconcevable qu'un dieu soit par terre et encore plus dans une grotte. Ils ne le permettraient pas pour le leur. Ils disent aussi que les héros ne doivent jamais rester au ras du sol, ni dans les sources ou les collines, mais toujours dans de vastes hauteurs, pour ne pas être souillés.
Moi qui ai reçu l'enseignement de mon grand-père, je ne pense pas du tout comme eux. D'abord la terre est Notre Mère et Notre Grand-Mère ; tout ce qui y vit leur appartient et nous aussi nous dépendons d'elles. Voici bien des années que nos « Bisaïeuls », Tatutsiwa, et nos ancêtres encore plus anciens, Takakaiïma, prirent racines en ces collines, sources, grottes, ruisseaux, plateaux, mers, cerfs, oiseaux, peyotl, maïs, maisons cérémonielles, et en nous-mêmes. Nos dieux sont apparus en des lieux distincts que nous honorons toujours sans tenir compte de leur éloignement. Ils ne nous demandent jamais de leur construire leurs maisons car nos ancêtres l'ont déjà fait...
GABRIEL PACHECO.CONTES MODERNES DES INDIENS HUICHOLES DU MEXIQUE.L'HARMATTAN.
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