« L'imagination de l'homme, pas plus que la nature, n'accepte le vide. Où se tait le bruit humain, la nature fait jaser les nids d'oiseaux, chuchoter les feuilles d'arbres et murmurer les mille voix de la solitude. Où cesse la certitude historique, l'imagination fait vivre l'ombre, le rêve et l'apparence. Les fables végètent, croissent, s'entremêlent et fleurissent dans les lacunes de l'histoire écroulée comme les aubépines et les gentianes dans les crevasses d'un palais en ruine. » VICTOR HUGO
« Une invention individuelle ne constitue pas par elle-même un mythe Pour qu'elle le devienne il faut que transmutée par une alchimie secrète, le groupe social se la soit assimilée parce qu'elle répondait à ses besoins intellectuels et moraux. Des histoires sortent de la bouche d'individus; certaines réussissent, d'autres pas...
Le problème de l'origine des mythes ressemble à celui de l'origine du langage, que la Société de Linguistique de Paris s'est solennellement interdit de poser parce que les réponses ne peuvent être que conjecturales. Peut-être la neurophysiologie du cerveau saura-t-elle un jour le résoudre. En tout cas, la réponse ne viendra pas des anthropologues, ni des linguistes. Pour ce qui est des représentations mythiques, il est moins intéressant de s'interroger sur leur origine que sur l'attitude intellectuelle des gens vis-à-vis de leurs propres mythes. De ceux-ci, il existe toujours des versions différentes. Or on ne choisit pas entre ces versions, on n'en fait pas la critique, on ne décrète pas que l'une d'elles est seule vraie ou plus vraie qu'une autre : on les accepte simultanément, et on n'est pas troublé par leurs divergences. Des enquêtes menées en divers points du monde confirment la généralité de cette attitude mentale. Il faudrait l'étudier de près et la comparer avec notre attitude vis-à-vis de l'histoire dont circulent aussi dans nos sociétés des versions diverses et parfois même inconciliables.
D.E. : Donc, pour vous, un mythe, c'est l'ensemble de ses variantes, de ses versions. Vous ne cherchez pas à déterminer la version authentique?
C.L.-S. : II n'y a pas de bonne version, ni de forme authentique ou primitive : Dans tout ce que j'ai écrit sur la mythologie, j'ai voulu montrer qu'on n'arrive jamais à un sens dernier. Y arrive-t-on d'ailleurs dans la vie? La signification que peut offrir un mythe pour moi, pour ceux qui le racontent ou l'écoutent à tel ou tel moment et dans des circonstances déterminées, n'existe que par rapport à d'autres significations que le mythe peut offrir pour d'autres narrateurs ou auditeurs, dans d'autres circonstances et à un autre moment.
Un mythe propose une grille, définissable seulement par ses règles de construction. Cette grille permet de déchiffrer un sens, non du mythe lui-même mais de tout le reste : images du monde, de la société, de l'histoire, tapies au seuil de la conscience, avec les interrogations que les hommes se posent à leur sujet. Ce rôle que j'attribue au mythe correspond à celui que Baudelaire prêtait à la musique. A propos du prélude de Lohengrin, il montre par des exemples que chaque sujet individuel perçoit dans l'œuvre un contenu différent; et pourtant tous ces contenus se ramènent à un petit nombre de traits invariants ».Cl.Levi-Strauss .De Près Et De Loin. Odile Jacob
(C'est moi qui souligne dans les textes !)
Est donc perdue l'œuvre de Pythéas qui, seule, eût pu nous informer avec exactitude sur la place qu'y occupait Thulé. Nous avons également perdu l'œuvre de ses premiers lecteurs et commentateurs. Les maigres renseignements qui nous sont parvenus par des canaux indirects sont entachés de contradictions et de flous, qu'il s'agisse de la latitude de Thulé, de la nature de ses mers environnantes, de la métaphore obscure du «poumon marin» ou de particularités de ses habitants, en tous points conformes à la vision stéréotypée des gens du Nord.
« Le dossier qui pouvait être reconstitué sur ces bases offrait de la sorte une voie royale aux candidats «découvreurs d'énigmes», sérieux et moins sérieux, animés du désir d'identifier une fois pour toutes Thulé à un lieu connu par ailleurs, de l'inscrire dans l'histoire et de lui forger un destin. De plus, en raison même de ses obscurités, il mettait à la disposition de créateurs de fictions, reconnues pour telles ou proclamées véridiques, un espace suffisamment rempli pour qu'il apparaisse réel, mais aussi suffisamment vide pour accueillir les rêves et les phantasmes des écrivains et de leurs lecteurs. » Monique Mund-Dopchie. op.cité
Ce qu'on sait de l'œuvre de Pythéas s'y prêtait d'ailleurs : la réalité qu'il avait découverte, échappait aux repères quotidiens et aux codes des peuples méditerranéens. Il devait donc pour donner vie à « l'ailleurs » recourir à des images. Malheureusement ces dernières ne furent pas parfaitement comprises par les lecteurs du traité SUR L'OCEAN et se mêlèrent avec des théories sur la nature des eaux du globe et avec des représentations mythiques d'autochtones, tenues pour de histoire et de la géographie authentiques par les commentateurs grecs et romains. La «mer figée», la «mer paresseuse et lourde» et le «poumon marin » restèrent des représentations confuses véhiculées à propos de l'océan Septentrional. Demeura un flou et donc un mystère qui entraina des conséquences pour l'imaginaire du lieu .Faute de concret géographique Thulé demeura réduite à un nom véhiculant une image pour les siècles à venir : celle désignant le bout du monde qui marquait la fin du territoire de l'Empire(chez les romains) puis simplement celle du règne de l'humain qui fixait la limite, atteinte par le progrès de la science ou par l'expansion de la « culture. En même temps le symbole s'intégrait et redonnait vie à d'autres mythes : ceux des origines du monde ou des royaumes des morts et des initiés, installés dans des îles océanes grâce à l'imaginaire des Grecs et des Latins et à celui des populations étrangères avec lequel ils étaient entrés en contact. Aux époques suivantes ils ne manqueraient pas d'être suivis — avec d'autres préalables toutefois — dans la voie qu'ils ouvraient au rêve.
Le Moyen Âge continua la recherche des Anciens en la précisant d'autant plus que, parmi les auteurs qui en parlent, plusieurs résidaient en Angleterre (Bède le Vénérable), dans le nord de l'Allemagne (comme Adam de Brème) ou en Scandinavie. À côté de données géographiques reprises à l'Antiquité ou inspirées par l'expérience géographique, le mythe de Thulé s'est aussi inséré dans une tradition littéraire qui subit l'influence celtique et finit par s'inscrire dans la matière de Bretagne.Les deux directions : localisations et imagination littéraires continuèrent au XVI-XVIIème avec des publications tres nombreuses. On se fondait sur les données des Anciens, sur les connaissances géographiques du temps et des descriptions de voyageurs (Christophe Colomb a prétendu être allé jusqu'à Thulé). À des considérations qui intéressent surtout les gens savants vinrent s'ajouter des options liées à la politique : certains pays, dont la Suède, voulaient contenir Thulé ou bien en être proches, afin de se donner un passé prestigieux. Tantôt Thulé sera ainsi une île inexistante dans la réalité, tantôt elle est située en Islande, ou bien dans le nord des îles britanniques (dans les Hébrides ou les Shetlands) ou bien en Scandinavie. L'option mythique a vu surtout dans Thulé un point de départ riche de symboles et de développements plus ou moins oniriques. Située aux confins du monde, dans une région glaciale, Thulé est remarquable dans la mesure où elle connaît une situation marginale à l'opposé des pays de vieille civilisation : les habitants ne cultivent ni le blé, ni la vigne, ils se nourrissent de poissons. Selon certains, ils vivent très âgés; d'autres les présentent comme des sauvages, tantôt bons, tantôt mauvais; l'imagination a pu se donner libre cours.
Pour ce faire, Thulé ne fut plus seulement une ile découverte par un savant et navigateur grec (qu'on oublia peu à peu), mais s'intégra dans des cultures différentes. l'Islande, premier et durable lieu géographique d'ancrage de L'ultima Thulé, fut conçue d'entrée comme une terre de merveilles, par les singularités naturelles et surnaturelles qu'on prêtait à cette dernière ;lieu de séjour accueillant une société-primitive au sens positif ou au sens négatif de l'épithète ; contacts directs avec l'au-delà à travers le purgatoire des âmes souillées et les trolls, qu'on mentionnait régulièrement sans trop y croire. A partir du XVIIIe siècle, l'île autrefois colonisée par les Vikings fut également introduite dans la conscience commune de l'Europe à travers les mythes nordiques, qu'elle avait recueillis dans ses écrits et qui concurrençaient la tradition antique : Thulé bascula alors dans l'univers légendaire des pays du Nord de l'Europe lorsque la diffusion des sagas en dehors de la sphère où ces œuvres avaient été composées et la comparaison entre différentes cultures poussèrent auteurs et publics à s'intéresser aux mythologies autres, en particulier celles de Celtes et des Germains. L'île révélée par Pythéas se transféra ainsi dans de nouveaux horizons oniriques, où elle est devenue plus ou moins équivalente des terres enchantées venues d'ailleurs : Avalon et Asgard ont ainsi rejoint l'Hyperborée, à laquelle Thulé avait été très tôt reliée.
« Il ressort de ces études qu'« il n'existe pas une essence du mythe, qui autoriserait à proposer une définition transhistorique »
Chaque société, à différentes époques, a fabriqué des mythes, s'en est approprié d'autres, transmis par la tradition, en a adapté certains et en a détourné d'autres afin que ces mythes, parfois constitués en mythologie, deviennent les vecteurs de la pensée de la société en question.
La mythologie peut être appréhendée comme un héritage. Son analyse permettra de mieux comprendre chaque société qui le véhicule, située dans le temps et dans l'espace. Mais elle peut aussi être appréhendée comme un récit ou un ensemble de récits qui, par leur forme, leur structure, sont porteurs de sens. Il s'agit alors avant tout d'analyser le ou les récits en question. Ces deux modes d'analyse varient donc suivant les mythes étudiés et la société qui les véhicule, mais aussi suivant leur forme. Ils ne s'opposent pas, mais apportent chacun une vision complémentaire, permettant ainsi de mieux comprendre certains aspects d'une société à un moment donné, mais aussi d'un mythe, de la mythologie, à travers l'appropriation, l'adaptation ou le détournement qu'une société en a fait….Dans l'appréhension d'un mythe, il faut donc être attentif à la fois à son contexte et à ses actualisations particulières, mais aussi à l'imaginaire poétique, qui peut amener un poète « non seulement à transmettre une tradition, mais aussi à l'activer, à la réactiver et la reconfigurer » Jean-Michel Renaud, « Jean-Pierre Aygon, Corinne Bonnet, Christina Noacco (dir.), La Mythologie de l'Antiquité à la Modernité. Appropriation – Adaptation – Détournement », Kernos
Sa fortune surtout grandit ainsi paradoxalement au début du romantisme époque où commença à s'intéresser davantage aux cultures nationales qu'à l'univers gréco-romain.
Le tournant fut surtout accompli par Goethe et sa célèbre Ballade,Der Konig von Thule, intégrée dans le premier Faust (1808) pour être chantée par Marguerite. Dans les vers de Goethe, le royaume de Thulé n'est plus identifié à aucune terre connue, tout au plus s'agit il d'un château au bord de la mer. Inconnu aussi ce roi dont on apprend seulement qu'il est âgé et amoureux d'une morte. Goethe était un admirateur de la culture gréco-romaine mais en même temps un lecteur de la littérature nordique : il a pu emprunter le nom de la ballade à la première tradition, comme aussi bien lui donner une résonance nordique(la coupe de fidélité offerte par son amante qu'il jette à la mer en mourant figure dans la mythologie celtique du transfert de la souveraineté ). Mais on peut tout aussi bien supposer que le nom « Thule» a été introduit dans le poème pour l'assonance et la rime : dans ce cas, ce serait uniquement un jeu de sonorités qui aurait présidé au choix du poète. En tout état de cause, l'harmonie du vers «Er war ein Konig in Thule» a contribué à répandre celui-ci, avec comme véhicule la musique. La musique allemande fit d'abord connaître la version remaniée du poème à travers les compositions de Schubert, Schumann, Liszt. .En France, à partir de la traduction de Gérard de Nerval du premier Faust, La ballade chantée par Marguerite fut en effet mise en musique dans le Faust de Gounod et dans la Damnation de Faust de Berlioz. Plus près de nous, Arthur Honegger, dans son opéra bouffe Le roi Pausole .Avec Goethe et le Faust, la lointaine Thulé, n'était plus qu'un nom poétique qui ne conservait de son origine que son sens le plus fondamental (l'angoisse existentielle des humains, la hantise de la mort et la recherche de moyens pour la contourner)et l'aura poétique rattachée à son nom mélodieux.
Gar treu bis an das Grab,
Dem sterbend seine Buhle
einen goldnen Becher gab.
Il était un roi de Thulé
À qui son amante fidèle
Légua, comme souvenir d'elle,
Une coupe d'or ciselé.
C'était un trésor plein de charmes
Où son amour se conservait :
À chaque fois qu'il y buvait
Ses yeux se remplissaient de larmes.
Voyant ses derniers jours venir,
La coupe, son cher souvenir.
Il fit à la table royale
Asseoir les barons dans sa tour ;
Debout et rangée alentour,
Brillait sa noblesse loyale.
Sous le balcon grondait la mer.
Le vieux roi se lève en silence,
Il boit, — frissonne, et sa main lance
Il la vit tourner dans l'eau noire,
Le roi pencha son front pâli
La vague en s'ouvrant fit un pli,
Jamais on ne le vit plus boire
Traduction Gérard de Nerval
« On peut encore considérer que Thulé fut aussi l'objet d'un mythe « littéraire », car certains textes ont indiscutablement orienté son destin : les vers de Virgile et de Sénèque, l'identification à l'Islande proclamée par Adam de Brème et à la Suède par Rudbeck, la ballade de Goethe ont pesé aussi lourd sur la représentation de l'île et les errances de l'esprit auxquelles celle-ci a pu donner lieu que l'Utopie de Thomas More sur la fortune de l'Atlantide. En donnant à son île, d'une part, les qualités morales et politiques de l'Athènes terrienne d'autrefois, d'autre part, les constructions géométriques et l'extrême éloignement de l'Atlantide, le Chancelier d'Henry VIII n'a pas peu contribué à faire de cette dernière une contrée idéale, contrairement à l'interprétation qu'en avait fournie Platon. De même, l'heureuse trouvaille de poètes latins, l'ancrage dans des hauts lieux de la mythologie germanique, la magie d'espaces quasi perpétuellement enneigés ou jugés tels, la pureté de la lumière du grand Nord ont fait oublier qu'un astronome marseillais avait mentionné une première fois l'existence d'une ultime Thulé parce que celle-ci s'intégrait tout simplement dans ses calculs des latitudes et des limites de l'habitabilité de la terre. » Monique Mund-Dopchie. op.cité
S'ajoutèrent bientôt de nouvelles strates de merveilleux qui modifièrent encore la représentation de l'île : un syncrétisme hasardeux, surtout antirationaliste, opéré à partir d'emprunts à l'antiquité et à d'autres cultures, et avec pour but de satisfaire une nostalgie d'unité de la race humaine et la quête d'une pureté originelle. L'un d'entre eux allait cependant être particulièrement efficace au plan de l'imaginaire: la fusion de l'Ultima Thulé avec l'Atlantide, qui fut préparée par diverses tentatives d'ancrer cette dernière dans un environnement septentrional. Le mythe de l'Atlantide était parti d'un récit initial de Platon pour se transformer au fil des siècles en réécriture de l'histoire de l'humanité et de la civilisation aboutissant à une quête mystique de la civilisation-mère et d'un peuple premier idéalisé. Il suffisait pour la confusion des deux mythes, que certains placent l'Atlantide dans l'Extrême-Nord, soit au pôle soit près de celui-ci, fusionnant ainsi l'éloignement dans le temps(Atlantide) et dans l'espace(Thulé). A partir de ce moment, Thulé, confondue avec l'île mythique a été dotée d'habitants au niveau de vie technologiquement avancé et d'une haute élévation morale ; de même, on la fit disparaître à la suite d'un cataclysme. Elle devenait dès lors définitivement inaccessible comme tous les paradis perdus de la mythologie, puisque l'éloignement dans l'espace qui l'avait soustraite aux recherches des explorateurs et géographes antiques, était renforcé par l'éloignement dans le temps. Cette nouvelle Thulé alimentera désormais, comme on le voit de nos jours la science fiction, ou la bande dessinée dans une moindre mesure que l'Atlantide toutefois. Elle sera également pour certains groupes occultistes et dans des milieux gravitant autour d'Hitler l'objet d'un véritable mythe au sens ethnologique , c'est-à-dire d'un récit sacralisé expliquant à un groupe qui il est et d'où il vient tout en précisant sa relation avec d'autres et en forgeant une identité.
Commentaires