"Le milieu entier n'est qu'un morceau infime de la nature, découpé suivant les aptitudes d'un sujet humain."....Comme une araignée fait avec ses fils, chaque sujet file ses relations en propriétés déterminées des choses, et les entrelisse en une solide toile qui porte son existence."Jakob von Uexküll.
A.Berque par les concepts de trajection et de médiance, va chercher à penser l'interaction qui se noue entre l'homme et son milieu : Le paysage, "médiation entre le monde des choses et celui de la subjectivité humaine" est "non seulement trajectif" mais "l'illustration même de la trajectivité".
Très vite, selon l'auteur, l'Occident a établi qu'il y avait « incommensurabilité entre l'esprit et le monde ». Il cite Sénèque : « Rien n'est admirable en dehors de l'esprit; rapporté à sa grandeur, rien n'est grand. » Plus tard, Saint-Augustin décréta qu'il fallait choisir entre le spectacle du monde et celui de notre conscience ; que l'absolu résidait en nous-mêmes et nous n'y aurions accès que dans la mesure où nous ne sommes pas dans le monde. Dans Les Confessions, on lit : « Et les hommes s'en vont admirer les cimes des montagnes, les vagues énormes de la mer, le large cours des fleuves, les plages sinueuses des océans, les révolutions des astres, et ils se détournent d'eux-mêmes. » Le christianisme « disqualifie le monde phénoménal » : « Là commence la réification du monde. » Tout cela fait que l'Europe ne découvre le paysage que plus de mille ans après la Chine... A l'inverse, souligne Berque, la dynamique chinoise, « mondanisante » invite à « se fondre aux phénomènes » .
"L’agir se tient dans ce qui n’est pas encore
L’ordre s’instaure avant que n’éclate le désordre
Cet arbre qui rempli tes bras est né d’un germe infime
Ce périple de mille lieues à commencé sous tes pieds […]
[Soit attentif au terme comme au germe
Jamais tu ne connaîtras l’échec." LAOZI.
Ainsi, la poésie chinoise, sait rendre « le mouvement même de l'existence qui nous porte au-delà de nous-mêmes à la rencontre des choses », et sait confondre « le sentiment et la chose, la personne et la scène », afin de « restituer son unité à l'avènement du phénomène ». Cette fusion avec le monde se reflète dans la langue même :
« Il n'est pas vain qu'en français, comme en anglais ou en grec, etc., l'on puisse poser l'être de "je" indépendamment du monde. En effet, je dis (que je suis) "je" en toute circonstance et en tout lieu ; ce qui n'est pas le cas par exemple en japonais, où l'expression correspondante varie selon la situation...
« Nulle part cette construction du regard n'a été menée aussi loin qu'en Chine, la civilisation paysagère par excellence. Aucune civilisation plus que la chinoise, en effet, n'a travaillé à reconnaître, définir, instituer, reproduire les lignes maîtresses de son regard sur l'environnement. (...) L'une des idées fortes de cette cosmologie, c'est qu'un même souffle vital ou énergétique, le qi, circule dans l'homme et les choses. L'art du géomancien, celui du peintre, du médecin, visent à gérer ce souffle chacun à sa manière. Pour le géomancien, cela consiste à interpréter correctement la topographie, de façon à ce que les bâtiments ne contrarient pas l'écoulement du souffle, mais au contraire en bénéficient. Pour le peintre, à s'imprégner de la dynamique du paysage grandeur nature, en la méditant, pour ensuite - à l'atelier - en exprimer fidèlement les lignes essentielles par les traits du pinceau dans le paysage-image. (...) En fait, il s'agit, dans l'un et l'autre cas, de sentir et d'exprimer avec justesse la correspondance organique du macrocosme (la nature) avec le microcosme (l'homme) ; d'agir en accord avec la dynamique d'un accomplissement général. »A.Berque.Mediance.Belin
Dans cette visée, Il va critiquer le déterminisme simple de la notion de milieu et de ce fait l'écologie. Il reconnait pourtant que si elle a désormais un statut, c'est parce que, science des milieux physiques, elle est la branche de savoir qui a le mieux traduit la prise de conscience environnementale de notre siècle. Elle reste pourtant selon lui et fondamentalement une science positive de la nature, tendant à subsumer le milieu social sous le milieu physique, et répugnant foncièrement à prendre en compte l'ambivalence propre au milieu tout court; à savoir que celui-ci est composé de sujets (individuels ou collectifs) autant que d'objets, donc que sa réalité n'est pas moins subjective qu'elle n'est objective.
« Pour comprendre et aménager nos milieux sans mettre en danger l'une ou l'autre expression de leur double nature d'environnement effectif et de paysage apparent, c'est-à-dire sans dégrader leur sens, nous devons les gérer en tant qu'ils sont, justement, ambivalents, irréductibles à l'alternative du physique et du phénoménal.
Cette alternative, qui remonte à la dichotomie cartésienne du sujet et de l'objet, a dominé la modernité. Elle a permis à l'homme de maîtriser son environnement par la technique, mais elle a peu à peu ruiné le sens de son milieu, désormais écartelé entre deux perspectives inconciliables. La dévastation de nos paysages manifeste cette perte de sens ; de même, la crise écologique de notre planète. Toutes deux viennent en effet de ce que la modernité a déconnecté les trois mondes de la science, de la morale et de l'art, dont l'intercommunication est indispensable à ce que nos pratiques aient un sens, un sens profond, qui allierait le symbolique à l'écologique. Ainsi ont eu le champ libre des pratiques guidées par la seule raison instrumentale, donc fondamentalement dépourvues de sens, et qui de ce fait ont ravagé nos environnements autant que nos paysages.
C'est cela: ce complexe orienté à la fois subjectif et objectif, physique et phénoménal, écologique et symbolique, que j'appelle médiance. ..En effet, prendre acte que les milieux sont essentiellement ambivalents, et que l'observateur participe forcément d'un milieu quelconque, c'est tenter de reconnaître à la subjectivité sa part effective, qui est grande, et chercher par là même à éviter de la confondre avec l'objectivité. C'est se garder de prendre des valeurs pour des faits, en tenant compte justement que dans tout fait mésologique il y a une part de valeur. C'est vouloir comprendre en tant que telle cette alliance apparemment irrationnelle du physique et du phénoménal qu'est le sens d'un milieu, pour éviter précisément que l'irrationnel, sous les espèces du scientisme ou de l'écologisme, par exemple, ne fasse irruption dans les jugements que l'on porte sur le rapport de l'homme à la nature. »A.BERQUE.OP.CITE
A. Berque prend comme outil de médiance, la métaphore, à qui il redonne son sens premier et spatial de transport. La métaphore, au sens large, serait le changement par lequel nous sentons une chose comme autre chose, une assimilation subjective; projection du sujet sur l'objet. « Je peux voir une orange comme la planète Terre ; mais, en fait, la Terre n'est pas une orange. Elle est la Terre, et l'orange est une orange, quel que soit mon point de vue. Telle est la réalité factuelle du monde ».
Les milieux sont pourtant tissés de ces projections, par lesquelles les sujets métamorphosent les êtres qui les entourent en d'autres êtres. « Le conducteur s'assimile sa voiture : si on lui a enfoncé une aile, ce « lui » est aussi bien objet (la voiture) que sujet (le conducteur). Le même mécanisme vaut, à degrés divers, pour tous les constituants du milieu. Les objets y sont tous plus ou moins sujets, et vice versa. Telle est la réalité sensible du monde ». A la longue, ces deux réalités font s'influencer réciproquement et se combiner pour former une médiance, tel le paysage, où le subjectif et l'objectif, le sensible et le factuel, s'interpénétrent, s'entre-composent pour constituer une même réalité. C'est en ce sens que le paysage peut se concevoir comme une « empreinte-matrice ».Dans le processus trajectif que décrit A.Berque où mythe et histoire entre-composent, la société perçoit son milieu en fonction de l'usage qu'elle en fait; réciproquement, elle l'utilise en fonction de la perception qu'elle en a. Des matrices phénoménologiques (les schèmes de perception et d'interprétation du milieu) ne cessent ainsi d'engendrer des empreintes physiques (les modes d'aménagement du milieu) ; lesquels, à leur tour, influencent ces matrices, et ainsi de suite
Pour prendre un exemple de ces métamorphoses, qu'illustre par exemple, la peinture de paysage : le Narrateur de la Recherche visite l'atelier du peintre Elstir(sans doute Monet).Il y contemple les paysages marins, peints par l'artiste.
« Et l'atelier d'Elstir m'apparut comme le laboratoire d'une sorte de nouvelle création du monde, où, du chaos que sont toutes choses que nous voyons, il avait tiré, en les peignant sur divers rectangles de toile qui étaient posés dans tous les sens, ici une vague de la mer écrasant avec colère sur le sable son écume lilas, là un jeune homme en coutil blanc accoudé sur le pont d'un bateau. Le veston du jeune homme et la vague éclaboussante avaient pris une dignité nouvelle du fait qu'ils continuaient à être, encore que dépourvus de ce en quoi ils passaient pour consister, la vague ne pouvant plus mouiller, ni le veston habiller personne. Tandis qu'Elstir, sur ma prière, continuait à peindre, je circulais dans ce clair-obscur, m'arrêtant devant un tableau, puis devant un autre.
Naturellement, ce qu'il avait dans son atelier, ce n'était guère que des marines prises ici, à Balbec. Mais j'y pouvais discerner que le charme de chacune consistait en une sorte de métamorphose des choses représentées, analogue à celle qu'en poésie on nomme métaphore, et que, si Dieu le Père avait créé les choses en les nommant, c'est en leur ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre, qu'Elstir les recréait. Les noms qui désignent les choses répondent toujours à une notion de l'intelligence, étrangère à nos impressions véritables, et qui nous force à éliminer d'elles tout ce qui ne se rapporte pas à cette notion.
Parfois à ma fenêtre, dans l'hôtel de Balbec, le matin quand Françoise défaisait les couvertures qui cachaient la lumière, le soir quand j'attendais le moment de partir avec Saint-Loup, il m'était arrivé, grâce à un effet de soleil, de prendre une partie plus sombre de la mer pour une côte éloignée, ou de regarder avec joie une zone bleue et fluide sans savoir si elle appartenait à la mer ou au ciel. Bien vite mon intelligence rétablissait entre 'es éléments la séparation que mon impression avait abolie
Mais les rares moments où l'on voit la nature telle qu'elle est, poétiquement, c'était de ceux-là qu'était l'œuvre d'Elstir. Une de ses métaphores les plus fréquentes dans les marines qu'il avait près de lui ce moment était justement celle qui, comparant f terre à la mer, supprimait entre elles toute démarcation. C'était cette comparaison, tacitement et inlassablement répétée dans une même toile, qui y introduisait cette multiforme et puissante unité, cause parfois non clairement aperçue par eux, de l'enthousiasme qu'excitait chez certains amateurs la peinture d'Elstir.
C'est par exemple à une métaphore de ce genre —. dans un tableau représentant le port de Carquethuit tableau qu'il avait terminé depuis peu de jours et que je regardai longuement — qu'Elstir avait préparé l'esprit du spectateur en n'employant pour la petite ville que des termes marins, et que des termes urbains pour la mer. Soit que les maisons cachassent une partie du port, un bassin de calfatage ou peut-être la mer même s'enfonçant en golfe dans les terres, ainsi que cela arrivait constamment dans ce pays de Balbec, de l'autre côté de la pointe avancée où était construite la ville, les toits étaient dépassés (comme ils l'eussent été par des cheminées ou par des clochers) par des mâts, lesquels avaient l'air de faire des vaisseaux auxquels ils appartenaient, quelque chose de citadin, de construit sur terre, impression qu'augmentaient d'autres bateaux, demeurés le long de la jetée, mais en rangs si pressés que les hommes y causaient d'un bâtiment à l'autre sans qu'on pût distinguer leur séparation et l'interstice de l'eau, et ainsi cette flottille de pêche avait moins l'air d'appartenir à la mer que, par exemple, les églises de Criquebec qui, au loin, entourées d'eau de tous côtés parce qu'on les voyait sans la ville, dans un poudroiement de soleil et de vagues, semblaient sortir des eaux, soufflées en albâtre ou en écume et, enfermées dans la ceinture d'un arc-en-ciel versicolore, former un tableau irréel et mystique . Dans le premier plan de la plage, le peintre avait su habituer les yeux à ne pas reconnaître de frontière fixe, de démarcation absolue, entre la terre et l'océan. Des hommes qui poussaient des bateaux à la mer couraient aussi bien dans les flots que sur le sable, lequel, mouille» réfléchissait déjà les coques comme s'il avait été de l'eau. Marcel Proust. A L'ombre Des Jeunes Filles En Fleurs.
Les photos noirs et blancs: "corps/paysage appartiennent à l'artiste finlandais :Arno Rafael Minkkinen.J'invite tous les lecteurs de ce texte à visiter son site:http://www.arno-rafael-minkkinen.com/index.html.
Inversement, quoique inséparablement, de ce pouvoir de métamorphose de la réalité, l'incarnation de la conscience dans le corps, induit que la pensée n'est pas sans spatialité .Merleau-Ponty rejetait la notion même de sujet au profit de celle de « situation spatiale avec sa localité »(le visible et l'invisible ».la
conscience elle-même a lieu dans l'espace, et ce lieu, c'est le corps.
La phénoménologie de la perception donne un fondement sensible à l'antique correspondance du microcosme et du macrocosme ; le corps, selon Merleau-Ponty, "est cet étrange objet qui utilise ses propres parties comme symbolique générale du monde et par lequel en conséquence nous pouvons fréquenter ce monde, le «comprendre» et lui trouver une signification".
« Nous disons donc que notre corps est un être à deux feuillets, d'un côté chose parmi les choses et, par ailleurs, celui qui les voit et les touche ; nous disons, parce que c'est évident, qu'il réunit en lui ces deux propriétés, et sa double appartenance à l'ordre de]'«objet» et à l'ordre du «sujet» nous dévoile entre les deux ordres des relations très inattendues. Si le corps a cette double référence, ce ne peut être par un hasard incompréhensible. Il nous enseigne que chacune appelle l'autre….
S'il les touche et les voit, c'est seulement que, étant de leur famille, visible et tangible lui-même, il use de son être comme d'un moyen pour participer au leur, que chacun des deux êtres est pour l'autre archétype, que le corps appartient à l'ordre des choses comme le monde est chair universelle….il vaudrait mieux dire que le corps senti et le corps sentant sont comme l'envers et l'endroit, ou encore, comme deux segments d'un seul parcours circulaire, qui, par en haut, va de gauche à droite, et, par en bas, de droite à gauche, mais qui n'est qu'un seul mouvement dans ses deux phases. Or, tout ce qu'on dit du corps senti retentit sur le sensible entier dont il fait partie, et sur le monde. Il nous faut rejeter les préjugés séculaires qui mettent le corps dans le monde et le voyant dans le corps, ou, inversement, le monde et le corps dans le voyant, comme dans une boîte. Où mettre la limite du corps et du monde, puisque le monde est chair ? Où mettre dans le corps le voyant, puisque, de toute évidence, il n'y a dans le corps que des «ténèbres bourrées d'organes», c'est-à-dire du visible encore? Le monde vu n'est pas «dans» mon corps, et mon corps n'est pas «dans» le monde visible à titre ultime : chair appliquée à une chair, le monde ne l'entoure ni n'est entouré par elle
Encore une fois, la chair dont nous parlons n'est pas la matière. Elle est l'enroulement du visible sur le corps voyant, du tangible sur le corps touchant, qui est attesté notamment quand le corps se voit, se touche en train de voir et de toucher les choses, de sorte que, simultanément, comme tangible il descend parmi elles, comme touchant il les domine toutes et tire de lui-même ce rapport, et même ce double rapport, par déhiscence ou fission de sa masse. Cette concentration des visibles autour de l'un d'eux, ou cet éclatement vers les choses de la masse du corps, qui fait qu'une vibration de ma peau devient le lisse et le rugueux, que je suis de yeux les mouvements et les contours des choses mêmes, ce rapport magique, ce pacte entre elles et moi selon lequel je leur prête mon corps pour qu'elles y inscrivent et me donnent leur ressemblance, ce pli, cette cavité centrale du visible qui est ma vision, ces deux rangées en miroir du voyant et du visible, du touchant et du touché, forment un système bien lié sur lequel je table, définissent une vision en général et un style constant de la visibilité dont je ne saurais me défaire, même quand telle vision particulière se révèle illusoire, car je reste sûr alors qu'en regardant mieux j'aurais eu la vision vraie et qu'en tout cas, celle-là ou une autre, il y en a une, La chair (celle du monde ou la mienne) n'est pas contingence, chaos, mais texture qui revient en soi et convient à soi-même. Je ne verrai jamais mes rétines, mais si une chose est sûre pour moi, c'est qu'on trouverait au fond de mes globes oculaires ces membranes ternes et secrètes. »M.Merleau-Ponty.le Visible et l'Invisible.(c'est moi qui souligne)
Cette solidarité entre le corps percevant et le monde perçu est illustrée par l'expérience du paysage, dont l'apparence est liée à un point de vue incarné : "Notre corps et notre perception nous sollicitent toujours de prendre pour centre du monde le paysage qu'ils nous offrent." il joue ainsi le rôle d'une interface entre la conscience et le monde : pensée et étendue sont comme l'envers et l'endroit, du même chiasme, d'une même chair : le paysage donne à penser et la pensée se déploie comme paysage:
C'est à partir de la position du corps dans l'espace que s'organise dans l'expérience sensible un sens du monde, à entendre d'abord dans son acception première d'orientation : "le monde perçu n'est saisi que par l'orientation, nous ne pouvons dissocier l'être de l'être orienté". Elle définit, selon Merleau-Ponty, un "niveau spatial" primordial" qui constitue une certaine prise de mon corps sur le monde. Ce "niveau est "à l'horizon de toutes nos perceptions, mais un horizon qui par principe ne peut jamais être atteint et thématisé dans une perception expresse" ; "c'est ainsi qu'il peut donner magiquement au paysage ses déterminations spatiales sans jamais paraître lui-même». Le psychologue et psychanalyste Samir Ali parle d'un « espace originel de projection » capable d'informer notre vision du monde, sans que nous en ayons nécessairement conscience ; selon l'auteur , il "opère sur la masse d'impressions sensorielles en les triant, les stylisant, les réunissant en des synthèses où la représentation du monde épouse la forme même du vécu corporel. « On est au point d'insertion du dedans et du dehors". Cette mise en forme du monde concerne notamment l'orientation de l'espace, qui dépend de notre conscience posturale, et s'exprime, dans toutes les langues, par de nombreux transferts métaphoriques du corps au cosmos
"L'organisation du champ perceptif actuel quant à ses dimensions spatiales [...] résulte de la projection hors des limites du corps des repères qui définissent l'espace corporel. Les différentes parties du corps aussi bien que leurs positions relatives deviennent des indices extérieurs. Haut et bas, droite et gauche, devant et derrière, face et dos contiennent des références tant au corps propre qu'à l'emplacement des objets dans le champ visuel, de même que bras, pied, tête, coude, dent, bouche, etc. désignent des aspects du monde. Il se crée de la sorte des correspondances analogiques que toutes les langues fixent en une couche primitive de significations."
Or, si la projection est à l'œuvre lors de la constitution de l'espace et des objets, le rôle dévolu au corps propre en tant que « schéma de représentation » devient, du coup, compréhensible. Cela découle notamment du fait que le corps fonctionnant d'emblée comme un sujet, introduit la cohérence au sein d'une réalité qui se découvre et se dérobe à la fois. L'unité du corps propre qui, dès le début de la vie psychique, se trouve assurée par la continuité des échanges à base d'un subtile jeu d'introjection et de projection entre la mère et l'enfant, n'est pas une donnée réflexive mais d'ores et déjà une réalité sensorielle : elle est cet objet pourvu d'un envers et d'un endroit, cachant cet autre qui se situe un peu plus loin et que l'enfant peut atteindre par une série de déplacements. Elle est aussi cet espace qui se crée à partir des gestes de manipulation, des trajets suspendus et recommencés, des mouvements d'exploration divers. Elle est surtout 1' « autre » que l'enfant reconnaît et à travers lequel il SE reconnaît lui-même .Samir Ali .L'espace Imaginaire. Tel
Ce moment primordial « qui se découvre et se dérobe » est justement saisi, par le Narrateur de la Recherche, dans le « longtemps je me suis couché de bonne heure », où Proust décrit le moment du réveil du corps dans son incertitude. Le corps du narrateur est riche de toute une mémoire des paysages vécus, entre lesquels il hésite un court instant avant de se fixer.
« Peut-être l'immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas d'autres, par l'immobilité de notre pensée en face d'elles. Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit s'agitant pour chercher, sans y réussir à savoir où j'étais, tout tournait autour de moi dans l'obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d'après la formé de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu'autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui, — mon corps, — se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l'existence d'un couloir, avec la pensée que j'avais en m'y endormant et que je retrouvais au réveil. Mon côté ankylosé, cherchant à deviner son orientation, s'imaginait, par exemple, allongé face au mur dans un grand lit à baldaquin, et aussitôt je me disais : « Tiens, j'ai fini par m'endormir quoique maman ne soit pas venue me dire bonsoir», j'étais à la campagne chez mon grand-père, mort depuis bien des années ; et mon corps, le côté sur lequel je reposais, gardiens fidèles d'un passé que mon esprit n'aurait jamais dû oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de Bohême, en forme d'urne, suspendue au plafond par des chaînettes, la cheminée en marbre de Sienne, dans ma chambre à coucher de Combray, chez mes grands-parents, en des jours lointains qu'en ce moment je me figurais actuels sans me les représenter exactement, et que je reverrais mieux tout à l'heure quand je serais tout à fait éveillé- Puis renaissait le souvenir d'une nouvelle attitude; le mur filait dans une autre direction : j'étais dans ma chambre chez Mme de Saint-Loup, à la campagne;
Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que quelques secondes; souvent ma brève incertitude du lieu où je me trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les diverses suppositions dont elle était faite, que nous n'isolons, en voyant un cheval courir, les positions successives que nous montre le kinétoscope. Mais j'avais revu tantôt l'une, tantôt l'autre des chambres que j'avais habitées dans ma vie, et je finissais par me les rappeler toutes dans les longues rêveries qui suivaient mon réveil ..M. Proust du côté de chez Swann.
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