L'œuvre de Blumenberg va rencontrer alors et dialoguer avec un autre philosophe allemand Ernst Cassirer , dont la Philosophie Des Formes Symboliques, s'intéresse aux phénomènes d'expression qui ne sont pas encore scientifiques.. En effet, avec Cassirer, la théorie s'est élargie au mythe et aux formes symboliques; Nous ne nous contentons pas de recevoir des impressions par nos sens, l'esprit génère des signes, des symboles: « un monde de signes et d'images qui se sont créés d'eux-mêmes s'avance au devant de ce que nous appelons la réalité objective des choses et s'affirme contre elle dans sa plénitude autonome et sa force originelle ». L'homme n'est pas en contact direct avec le monde : le symbole lui sert d'interface dans ce rapport à ce dernier, médiation nécessaire, la seule possible, entre l'homme et le monde. La conscience est un flux incessant qui se déroule dans le temps, mais doit produire en même temps de la stabilité, grâce aux formes symboliques. Ainsi le langage n'est pas un simple instrument au service de la pensée mais ce par quoi une production du sens est possible. L'esprit humain articule dans toute langue un aspect matériel (le son) et un aspect abstrait (le sens) ; cette activité d'articulation s'opère dans chaque langue de manière unique. Dans le langage, le mythe, l'art, c'est ce travail qui est à l'œuvre : on part de l'intuition sensible mais en lui donnant forme. Chronologiquement, il faut bien partir des données sensibles pour constituer une expérience, mais il faut qu'une première mise en ordre du monde ait, au préalable, réussi à distinguer non seulement des objets mais des principes d'explication des relations ente les objets. Le point de départ de la connaissance n'est pas seulement perceptuel, il est aussi mythique.il deviendra par la suite religieux, logique, scientifique ou philosophique.
Pour Cassirer, le mythe permet une première structuration du monde .
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Si les formes symboliques de ressemblent aux métaphores de Blumenberg, celui-ci a le souci de se démarquer de Cassirer ,en particulier sur le problème du mythe. Le philosophe allemand, selon Blumenberg, ne rompait pas en fait avec le tradition philosophique, issue des grecs : la subordination au mieux du mythos au logos (quand ce n'était pas la dénonciation de son caractère fallacieux et mensonger), dans une perspective allégorique. Le mythe restait une pensée « primitive », un tenant-lieu provisoire de la raison, de la théorie scientifique et des concepts .Blumenberg s'élève fortement contre cette tradition. Les fonctions du mythos et du logos, de l'image et du concept, sont pour lui équivalentes ; les deux engendrent de la distance envers une réalité à laquelle le sujet est livré, qu'il doit maîtriser.
« La théorie des formes symboliques permettait seulement de corréler les moyens d'expression du mythe à ceux de la science, mais encore dans un rapport historiquement irréversible et avec la prééminence irrémissible de la science - terminus ad quem…
cette philosophie conçoit le mythique comme la forme par excellence de ces opérations qui sont encore possibles et nécessaires par surcroît pour supporter un monde et vivre dans un monde qui n'a encore aucune théorie»,
Un tel pré-savoir de la fin supposée exclut de thématiser le mythe comme forme d'élaboration de la réalité, authentiquement juste..
« il devrait être clair que l'antithèse du mythe et de la raison est une invention tardive et funeste, dans la mesure où elle renonce à voir la fonction du mythe -celle de dépasser toute l'étrangeté archaïque du monde - comme une chose rationnelle, quelque indigents que puissent paraître ses moyens ».
L'analyse qu'entreprend Blumenberg va s'inspirer des thématiques freudiennes qu'il déplace vers le mythe : il existe un « travail du mythe », comme il existe pour Freud « un travail du rêve ». Pour le fondateur de la psychanalyse, le rêve condense, déplace des significations parfois insupportables ou perturbatrices pour la vie psychique du sujet ; de même, le travail de deuil «élabore» la douleur, lui ôte peu à peu son caractère écrasant. Le travail du mythe, selon Blumenberg, met de la même façon, à distance l'angoisse devant le chaos, grâce à des images familières, personnifiées, de façon à la diluer dans des récits; mais ce travail connaît un «processus secondaire» qui fait oublier qu'il a servi, à l'origine, à transformer « l'angoisse ». Le mythe transformera par exemple l'angoisse (du rien) en peur, en une « peur » des dieux, moins intense, parce que moins diffuse; on peut s'adresser aux dieux, non au vide. D'un fond de terreur, le mythe tire des formes divines et des récits captivants.
L'exemple que donne Blumenberg est celui de la naissance D'Aphrodite/Venus qui nait de l'écume de la mer. (On a évidemment en mémoire le tableau de Botticelli). or cette belle image efface l'origine du mythe qui lui a donné naissance,la séparation nécessaire du ciel Ouranos et de la terre Gaia ( soit donner sens à une indistinction première ,échapper au chaos, mettre de l'ordre).Cronos (le temps) accomplira cette tâche en émasculant son père Ouranos pour l'être finalement lui aussi par Zeus, celui qui va être à l'origine des lois du monde en triomphant des forces obscures. L'esthétisation est oubli de l'origine : Aphrodite est née en fait de la semence d'Ouranos dont l'organe sexuel a été jeté à la mer. « Aphrodite naît de l'écume de la terrifiante émasculation d'Uranus - c'est là comme une métaphore de l'opération du mythe», note Blumenberg : d'un fond de violence archaïque extrême naît une forme belle, rassurante.
«Cependant, son travail [celui du mythe], alors, n'est pas à son terme : dans la Vénus Anadyomène de Botticelli, celle-ci s'élève hors de l'écume de la mer, et seulement pour les connaisseurs du mythe à partir du secret de la terrible blessure d'Uranus. [...] L'arrière-plan de terreur a été oublié, l'esthétisation accomplie ».
Le travail du mythe repose pour Blumenberg sur le processus de « signifiance » (d'autres traductions emploient significativité).Principe culturel selon lequel les choses vitales reposent sur d'autres significations et valeurs que le monde des sciences exactes.
Ainsi, dans une approche objective, l'espace et le temps restent indifférents à ce qui se produit. La raison se heurte ici à l'anonymat et à l'indifférence de la réalité par rapport aux souhaits humains. Il en est de même pour le principe de causalité ou le caractère nécessaire des lois. Le mythe au contraire réintroduit une structure de désir dans la réalité en brisant l'homogénéité et l'indifférence du temps et de l'espace : il permet de distinguer des lieux et de leur accoler une histoire, de distinguer des temps en leur associant des événements qui ont une portée humaine, une signification. Ainsi la figure cyclique et rassurante de l'Odyssée « le schéma cyclique a été une figure de la confiance dans le monde». Sens du «retour» d'Ulysse : cercle qui se ferme, durée qui fait sens, espace qui n'a pas été parcouru sans fin, en vain.
Là où le concept est la marque de la clarté et de la distinction, la théorie , celle de la cohérence logique , les mythes restent pourtant le domaine de l'ambiguïté, de l'incertitude quant au sens, de la multiplicité des interprétations. Ce reproche habituel fait justement la valeur des mythes aux yeux de H.Blumenberg.le mythe pour cette raison est sans cesse repris et réélaboré : il donne à penser comme Ricœur le disait du symbole.la « significativité implique précisément la plurivocité, qui ne tient pas seulement au potentiel apparemment inépuisable d'élaboration du mythe, mais aussi à la pluralité des théories sur son origine et sa fonction véritable »
Contrairement à la science qui fournit des réponses mais chaque fois dans un domaine délimité de spécialisation, les grands impératifs anthropologiques posent des questions toujours ouvertes, peut être nécessairement sans réponses, mais qu'on ne peut justement ne pas poser. Elles concernent le tragique humain(l'origine, la limite essentielle de l'action individuelle ,le sens de la culture , la mort etc... Le caractère structurel du mythe est selon Blumenberg de, justement reposer ces questions à l'infini. On se dispute et on reprend sans cesse par exemple les mythes d'Œdipe ou de Prométhée. « L'histoire de Prométhée ne répond à aucune question sur l'homme, mais elle paraît renfermer toutes les questions qu'on pourrait poser à son propos »
Le paradoxe du mythe n'est pourtant pas de nous fournir des réponses ,ni de poser clairement des questions mais selon l'auteur de rendre au contraire « inquestionnables », certaines interrogations, non en les occultant ou en les supprimant mais en inventant « avant que la question ne devienne urgente et pour qu'elle ne le devienne pas »,ce qu'il oppose aux dogmes théologiques qui élaborent des réponses et aboutissent à un credo.
« Le mythe consisterait en quelque sorte à tenir un discours profus et narratif pour empêcher le questionnement de prendre la forme d'alternatives théoriques qu'on devrait trancher une fois pour toutes par « oui » ou par « non ». Si, comme le disait Althusser, il y a «un nécessaire dogmatisme de la thèse », le mythe évite de susciter des questions dont la réponse peut consister en une thèse. Sa manière de se dérober, c'est de « faire des complications», …Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué?, dit une plaisanterie qui, comme tout mot d'esprit, a son fond de vérité : la complication narrative, les tours et détours du mythe sont un principe de plaisir, comme le voyage d'Ulysse qui l'entraîne hors de la quotidienneté. «Si l'on cherche un instrument descriptif universel pour les façons de procéder du mythe, on pourra tenter au moins une approche avec l'idée d'Umstândlichheit: la ruse, le déguisement, la transformation, l'erreur, forment la trame favorite des mythes, qui mettent en scène des complications, des égards oubliés, des transgressions punies, des désirs dont l'assouvissement passe par des tours et détours. C'est par là que le mythe communique avec le rite comme avec l'ensemble des procédés visant à agir « par procuration » et substitutions : « le rapport humain à la réalité est indirect, embarrassé), retardé, sélectif et avant tout "métaphorique"». Les complications du mythe reflètent les opérations substitutives auxquelles l'humanité a recours pour jouer avec une réalité qu'il s'agit ainsi de fractionner, d'acclimater, de rendre familière . Jean Claude Monod. Hans Blumenberg .Belin.Le Mythe Au Travail.(c'est moi qui souligne)
Se dessinent ici les rapports du mythe et du rite :le rite lui aussi déplace et représente et comme tel constitue une des techniques de communication et de maitrise du réel. On aurait ainsi remplacé les sacrifices humains par des sacrifices animaux comme le montrerait l'histoire d'Abraham. « L'animal symbolicum domine la réalité qui serait véritablement mortelle pour lui, en la représentant et en la déplaçant. [... ] l'homme peut non seulement représenter une chose à la place d'une autre, mais il peut aussi faire une chose à la place d'une autre. [...] »
Les complications, les détours du mythe (à l'instar de l'archétype du labyrinthe) ne sont pas vains. Comme le montrera Proust dans la Recherche, le temps perdu n'en est pas un mais laisse au contraire le champ ouvert pour diverses experiences. Les détours du mythe rendent familières des régions étranges et étrangères de l'existence. . Le mythe arrache ainsi des formes sensées à ce qui se donne d'abord comme sans raison et sans rapport à nous, il donne aux choses un visage. « Irruption du nom dans le chaos de l'innommé » Le mythe permet ainsi de fractionner ce que Blumenberg nommera « l'absolutisme du réel » désignant par là son opacité première, son indifférence aux vœux humains, sa «surpuissance» sans partage, mais aussi littéralement, son absence de « lien »avec nous ; le fait que rien« n'oblige » la réalité à répondre à nos souhaits ou nos demandes. Le mythe « peuple » la réalité de forces à propos desquelles on peut raconter des histoires. Face à l'opacité d'un monde éprouvé « en bloc » le polythéisme opère des divisions, ce qui est justement le propre de l'opération mythique
Nommer ce qui, sinon, resterait anonyme et hors de toute prise, pur chaos. Nommer, c'est déjà avoir prise, suggérer qu'une force naturelle est personnifiée - et peut dès lors être invoquée, priée, influencée par le rituel; cette réalité est alors moins terrifiante et opaque qu'elle n'en avait d'abord l'air : e Par son opération, tout est plein de dieux, tout est plein de pensée, tout est plein de noms et de forme humaines ;là où il y a « des » dieux, la réalité, la Nature cessent de n'opposer qu'une indifférence aux souhaits humains,: l on peut jouer un dieu contre un autre, on peut espérer un retournement du malheur, on peut « diviser » le pouvoir en invoquant un recours, une force de secours...
«Toute confiance envers le monde commence avec les noms à propos desquels on peut raconter des histoires [...] Des histoires sont racontées, pour faire passer quelque chose. Dans les cas les plus bénins mais non les moins importants : le temps. Sinon, et plus gravement : la peur. » . Jean Claude Monod. Hans Blumenberg .op.cité.
Un autre aspect de l'analyse de Blumenberg est de situer le caractère ludique du mythe, son gout pour les histoires, son jeu incessant des métamorphoses à l'opposé du sérieux des religions et de leur dogmes. Le principe de métamorphose par lequel Zeus se change en cygne ou en taureau pour conquérir les femmes convoitées s'oppose à l'unicité de l'incarnation chrétienne par exemple. Le christianisme a d'ailleurs intégré le principe de la métamorphose, tout en le limitant comme symbole du mal dans la figure de Satan : « Le Satan de la tradition chrétienne est, comme Protée, une hypertrophie du répertoire mythique [...]. Le Diable a sa nature dans l'absence de nature, comme auto-disponibilité à la métamorphose et à l'exhibition des attributs animaux.Il a été trop peu observé qu'il est, dans toute sa constitution, la contre-figure au réalisme substantiel du dogme. Dans la forme de Satan, le mythe est devenu la subversion du monde de la foi dogmatiquement disciplinée. »
Blumenberg souligne donc la spécificité du mythe en opposant sa plasticité aux exigences théologiques. Il le situe aux antipodes d'une vérité dogmatique qui sacralise les sources ,les fige en « canons » et qui désigne des interprètes «autorisés», en éxigeant décisions et renoncements,y compris des renoncements pulsionnels. Le mythe reste du côté de la variation orale et du jeu, par une continuité paradoxale où l'histoire connait des substitutions,des variations dans sa remémorations et sa réception. Ce jeu des mythes, ce bricolage perpétuel au sens de Lévi-Strauss excluent tout retour à l'archaïsme et à la primitivité, toute nostalgie de l'origine. S'il y a du fondamental dans le mythe, il se situe plutôt dans le résultat que dans l'origine, comme ce qui peut satisfaire les attentes.
«En tant qu'objet des sciences de l'esprit, les œuvres-sources n'ont aucune prééminence par rapport aux résultats de leur influence, parce que et dans la mesure où il n'y a plus de dignité particulière de leur origine 1...1 La production et la réception sont équivalentes 1...1 Quelque chose comme une "reconquête du sens perdu" n'existe pas; on tomberait là l...] seulement dans un mythe de la mythologie. L'originel reste une hypothèse, dont la seule base de vérification est la réception. »
D'autre part, si l'origine n'a pas de privilège, il est également douteux que le mythe connaisse une fin. Le projet d'une pensée entièrement conceptuelle ou formalisée, débarrassée de toute métaphore et de tout mythe était lui-même, aux yeux de Blumenberg, un mythe. Il existe ainsi de nombreuses versions du « mythe de la fin des mythes», d'une raison qui serait parvenue à surmonter tout élément figuré, narratif, mythique. L'idée que la science ou la raison pourraient éradiquer le mythe s'est avérée chaque fois illusoire, la science elle-même tendant alors à occuper la place vacante et à créer des mythes de substitution. Selon les critères de scientificité modernes, l'objectivation scientifique porte sur un domaine de l'être particulier, délimité. Le «sens du devenir» historique, par exemple, ne peut faire l'objet d'une science « totale » sans recourir au mythe. Raconter une histoire (une philosophie de l'histoire par exemple) embrassant le genre humain ne serait rien d'autre qu'une mythologie (et une idéologie si elle se prenait au sérieux) ; elle ne témoignerait que d'une recherche du sens là où la pensée scientifique nous laisse face à du non-significatif .H.Blumenberg marque ainsi sa méfiance envers tout récit total de l'histoire .Celui-ci consisterait en fait à rassembler toutes les mutations et ruptures comme autant de variantes d'un Unique Substantiel, pour lequel le nom de Dieu n'est plus disponible dans notre modernité.. Il faut alors poser à la place des anciens noms un nouveau titre: le Monde, l'Histoire, l'Inconscient, l'Etre » pourquoi pas le Marché (c'est moi qui l'ajoute). À partir de ces noms, un récit total redeviendrait possible, sous la forme d'un thème et de variations. «De tels projets sont totaux précisément en tant qu'ils font passer l'envie de questionner plus avant, et d'inventer autre chose. »
La philosophie de Blumenberg se présente au contraire comme une entreprise de réouverture permanente des problèmes et marque son admiration pour l'inventivité dont témoignent les mythes tout en insistant fortement sur la précarité des progrès et de la fragilité des réalisations humaines. Elle marque une défiance constante vis-à-vis des « mythes forgés », des tentatives pour retrouver l'atmosphère « enchantée » qui est supposée avoir présidé à leur naissance. Elle rejette avec force ,comme pseudos-mythes ce qui constitue les mythes nazis et leurs avatars, lesquels sous un habillage de retour à l'origine(raciale),sont en fait des exercices modernes de la domination. S'appuyant sur son refus des thèses de la « sécularisation de la modernité », (que je n'ai pas développées ici), Blumenberg montre que celle-ci ,n'est pas le prolongement laïc des racines judéo-chrétiennes mais bien une rupture radicale et conscience avec elles, par l'accent mis sur la créativité et la liberté humaine. Blumenberg reste rationaliste au sens où il garde la différence entre logos et mythos (sans subordination ni hiérarchie) et insiste sur la spécificité de la philosophie comme de la science (dont il ne nie en aucune façon les résultats).Le mythe contourne les questionnements ;s'il part de questions essentielles, il les transforme bien vite en histoires ludiques. La raison philosophique au contraire « a introduit dans le monde, contre le mythe, le questionnement sans fin ».
Le rationalisme de Blumenberg reste un rationalisme dégrisé, tragique, au sens originel du mot, d'une ambiguïté indécidable.. L'homme est à la fois indigent et prodigue, il dépasse sans cesse ses besoins strictement nécessaires par ses créations, métaphores et concepts, sciences et mythes mais les résultats, la culture, demeurent précaires et le « chaos » menaçant. Il n'y a pas plus de paradis prémoderne perdu que de triomphe définitif de la raison.
« Il n'y a pas de triomphes définitifs de la conscience sur ses abîmes : la culture [Bildung], la rationalité, les' Lumières signifient moins ce qui a été accompli une fois de manière radicale et peut être accompli une fois pour toutes, que, bien plutôt, l'effort que l'on peut constamment redéployer afin de dépotentialiser, découvrir, dénouer, retransformer enjeu. »
Quelques textes
« II y a plus d'un monde - voilà une formule qui, dès Fontenelle, a stimulé les Lumières. Avant même le recours à des modèles cosmogoniques, elle est apparue comme la manière la plus puissante de contredire la métaphysique théologique, qui, contrainte de déduire l'unité du monde de la notion de Création, pouvait alors se réclamer de Platon et d'Aristote, parce qu'ils avaient vu et combattu dans la démultiplication du cosmos, chez Démocrite, une destruction de la raison universelle..
Nous vivons dans plus d'un monde est la devise de découvertes qui ont produit le choc philosophique de ce siècle. On peut la lire comme une métaphore absolue des difficultés que nous rencontrons de plus en plus pour rattacher à la réalité quotidienne de notre expérience et de nos capacités de compréhension ce qui se « réalise » dans les régions devenues autonomes de la science, des arts, de la technique, de l'économie, de la politique, du système éducatif et des institutions confessionnelles, et qui est « offert » à un sujet à la fois pris dans un monde vécu et limité par la durée d'une vie pour lui permettre de saisir, tout simplement, dans quelle mesure il « en fait partie », d'emblée et absolument ». Hans Blumenberg La Lisibilité Du Monde
« L'homme conduit sa vie et établit ses institutions sur la terre ferme. Pourtant quand il cherche à saisir le mouvement de son existence dans sa totalité il a recours de préférence aux métaphores du voyage en mer et de ses risques. Le répertoire de ces métaphores nautiques de l'existence est riche et varié. On y trouve les côtes et les îles, les ports et la haute mer, les récifs et les tempêtes, les abîmes et le calme plat, les voilures et la barre, les timoniers et les mouillages, la boussole et la navigation astronomique, les phares et les pilotes. La représentation des dangers encourus en haute mer ne sert souvent qu'à visualiser le confort et le calme, la sécurité et la sérénité du port où la traversée doit s'achever. C'est seulement là où il est exclu d'arriver au but, comme chez les sceptiques et les épicuriens, que le calme plat au milieu de la haute mer elle-même peut représenter la contemplation du pur bonheur ».
« Parmi toutes les réalités élémentaires auxquelles l'homme est confronté, c'est celle de la mer, du moins
jusqu'à la conquête tardive du ciel, qui est pour lui la moins rassurante. Elle relève de puissances et de dieux qui, avec une opiniâtreté extrême, se soustraient à la sphère des forces déterminables. C'est de la limite du monde habitable, de l'océan, que sont issus les monstres mythiques qui sont les plus éloignés des figures familières de la nature et qui semblent étrangers au monde comme cosmos. Le fait que le phénomène naturel qui depuis toujours a le plus effrayé les hommes, le tremblement de terre, soit de la compétence mythique du dieu de la mer, Poséidon, relève également de cet univers inquiétant. Dans l'explication semi-mythique de Thaïes de Milet, le premier des philosophes ioniens de la nature, il est comparé aux secousses qui agitent le bateau sur la mer - et ce, pas seulement au sens métaphorique, car pour lui toute terre ferme flotte sur l'océan universel2. Par là, le protophilosophe établit la passerelle la plus ancienne qui permet comprendre ce paradoxe singulier d'où j'étais parti, à savoir que l'homme, bien qu'étant un être vivant sur la terre ferme, se représente la totalité de sa situation au monde de préférence par les images du voyage en mer. Deux présupposés déterminent avant tout la charge de signification de la métaphore du voyage en mer et du naufrage : d'une part, la mer comme limite naturelle de l'espace des entreprises humaines, et, d'autre part, la démonisation de cette même mer en tant que sphère de l'imprévisible, de ce qui n'est pas soumis à une loi, de ce qui trouble l'orientation. La mer, jusque dans l'iconographie chrétienne, est le lieu où se manifeste le mal, dans sa version gnostique aussi, en ce sens qu'elle représente la matière brute qui avale et ramène tout en elle-même. Parmi les promesses de l'Apocalypse de saint Jean, il en est une qui assure que l'état messianique ne connaît plus la mer (he thalassa ouk esti eti). L'odyssée dans sa pure forme, c'est l'expression de l'arbitraire des puissances, le déni du retour, comme c'est le cas pour Ulysse, l'errance absurde, et finalement le naufrage, dans lesquels la fiabilité du cosmos est remise en question et sa contre-valeur gnostique anticipée. »…
La mer a toujours été suspecte aux yeux de la critique de la culture. Qu'est-ce qui a pu pousser l'homme à quitter la terre ferme pour la mer, si ce n'est la lassitude de n'être que chichement nourri par la nature et la monotonie du travail agricole, si ce n'est l'avidité du gain vite réalisé et la perspective de gagner plus que ce qui est raisonnablement nécessaire, pour lesquelles les philosophes ont facilement une formule sur les lèvres, le désir de l'opulence et du luxe ? Le fait qu'ici, à la limite de la terre ferme et de la mer, ait eu lieu non la chute dans le péché, mais le faux pas qui amène à bafouer la norme et à dépasser la mesure, possède la qualité expressive qui fonde durablement les topoi. Hans Blumenberg. Naufrage Avec Spectateur. L'arche.
« Or ce n'est pas seulement avec les efforts actuels en matière d'interdisciplinarité que la mythologie est devenue le « point de rencontre d'un grand nombre de disciplines spécialisées ». Mais les ethnologues et les archéologues, les philologues classiques et les indogermanistes, ainsi que les philosophes et les sociologues, ont principalement considéré les mythologies comme des phénomènes localisables dans l'histoire ou dans la préhistoire, et même les cultures primitives qui nous sont contemporaines ont été exploitées en vue d'une possible illustration de ce qui, pour nous, relève du passé. C'est tout d'abord la psychanalyse sous ses différentes formes qui a ouvert une nouvelle perspective sur le rapport entre le primordial et le contemporain.
Mais ici aussi, à la faveur d'une mise en parallèle du « monde primitif » historique et du « monde souterrain » psychique, le mythe demeure une formation archaïque, qu'il faut considérer dans son caractère souterrain comme une période aussi bien fermée que close du procès de la conscience humaine. C'est justement la fascination pour le système de communication entre le « monde primitif » phylogénétique et le « monde souterrain » ontogénétique qui a empêché la thématisation des phénomènes diachroniques de réception, de citation et de transformation de ce potentiel mythologique, lesquels forment un complexe très singulier de structures historiques. On peut naturellement se représenter l'image presque mécanique d'une espèce d'« histoire de l'efficience] de la mythologie, où les restes d'une strate jadis homogène en tant que « forme de pensée » sont emportés dans le flux de l'histoire à titre d'insertions erratiques et reçoivent à l'occasion les honneurs d'une culture muséale. Une telle représentation n'explique rien, elle n'explique surtout pas comment, loin de leur origine et de leur fonction authentique, des contenus mythologiques peuvent être encore et toujours repris et interprétés, variés et accentués différemment, pour servir de figures directrices en vue de déterminer de manière élémentaire notre conception de nous-mêmes et du monde. »
« Que signifie la profusion des « échos en provenance de l'ancienne mythologie » ? Le recours aux mythologèmes, l'allusion et le renvoi, l'allégorèse et la « rectification », l'apport de compléments et la variation ont-ils seulement une signification approximativement comparable dans des contextes historiques différents ? Peut-il y avoir et y a-t-il quelque chose de tel qu'une « nouvelle mythologie », qu'une mythisation formelle, et si oui : y a-t-il là autre chose qu'un phénomène esthétique ? Faut-il décrire la réalité tardive de la mythologie en général et dans l'ensemble comme une forme d'« esthétisation » ?
Dans ce contexte, la question de l'« essence du mythe » ne doit nous retenir que de manière provisoire ; peut-être est-il indifférent, pour ce qui concerne les configurations dans lesquelles les éléments mythologiques ont été appelés à figurer, de savoir si ce sont des expériences de la nature ou de l'histoire, de l'ordre du rêve individuel ou des rituels collectifs, si ce sont des phénomènes astraux ou météoriques qui sont passés dans la mythologie. En revanche, aux fins de notre enquête, il est indispensable de se donner des déterminations plutôt formelles de ce qui, en fin de compte, est demeuré du mythe, et qui permettront de reconnaître une « nouvelle mythologie », telle par exemple cette « mythologie de l'histoire » dont parle Nietzsche dans les travaux préparatoires à sa considération de l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie '. Ou bien toute réception du mythe — de même que la prétention de la philosophie d'avoir mis définitivement un terme au mythos dans le logos — est-elle simplement un subterfuge pour recouvrir, en procédant de manière sélective, quelque chose qui serait demeuré inchangé quant à sa réalité : « survivance du mythe au milieu d'une humanité qui n'est qu'en apparence démythologisée2 » ? Une telle supposition correspondrait à la tentative de Sigmund Freud, déjà effectuée en 1912 dans Totem et tabou, de transférer le phénomène individuel de la latence des vécus traumatiques précoces ainsi que les contraintes de répétition qui les accompagnent à l'histoire du genre humain afin de mettre en évidence l'une de ses grandes lois élémentaires. Les réflexions suivantes ne prétendent pas offrir une réponse aux grandes questions, ni confirmer ou contester les grandes thèses classiques, mais elles voudraient être lues en relation avec elles. Elles s'interrogent sur la fonction des processus de réception du mythe en tant qu'indicateurs de conceptions historiques de la réalité… »
« Pour l'essentiel, on se représente l'origine et l'originalité du mythe sous deux catégories métaphoriques antithétiques. Pour ramener cela à la formule la plus brève possible : comme terreur et comme poésie — et cela signifie : soit comme l'expression d'une pure passivité induite par un ensorcellement démoniaque, soit comme les excès Imaginatifs de l'appropriation anthropomorphique du monde... Ces catégories sont assez puissantes pour qu'on puisse leur assigner à peu près tout ce qu'on a proposé en matière d'interprétation du mythe… ».Hans Blumenberg .La Raison Du Mythe. Gallimard.
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