«Mon cauchemar préféré, enfin, celui qui me préfère, c'est celui du labyrinthe. Je suis dans une chambre, et puis dans une autre… »
« Il n'y a pas de porte. Tu y es
Et le château embrasse l'univers
Il ne contient ni avers ni revers
Ni mur extérieur ni centre secret.
N'attends pas de la rigueur du chemin
Qui, obstiné, bifurque dans un autre,
Qu'il ait une fin. De fer est ton destin
Comme ton juge. N'attends pas l'assaut
Du taureau qui est homme et dont, plurielle,
L'étrange forme est l'horreur du réseau
D'interminable pierre qui s'emmêle.
Il n'existe pas. N'attends rien. Ni cette
Bête au noir crépuscule qui te guette ».J.L.Borges Eloge De L'ombre.
« JORGE LUIS BORGES naît à Buenos Aires avant l'heure, prenant le temps à rebrousse-poil, le 24 Août de l'année 1899, soit un jour et un an avant la mort de Nietzsche, le 15 Août 1900. Cette aère période de l'ancien siècle où ils furent contemporains devait exercer sur l'écrivain sud américain une attraction qui ne s'achèvera qu'avec sa propre mort, à Genève, dans l'été de 1986. Ils partagèrent, en tous les cas, une mauvaise vue que Borges hérita de son père, professeur de psychologie qui lui donna, jeune déjà, accès au pluralisme de William James, proche de Nietzsche, en ce que l'existence y sera perçue sous sa multiplicité fragmentaire, irréductible à l'unité. De cette intellection de l'hétérogène, Borges trouvera dans les quartiers de Palermo l'exemple vivant, tant l'insécurité lui inspira l'admiration des petites frappes: existences infâmes où le tango devait s'achever au couteau. Hétéroclite fut encore sa langue, puisqu'elle sera affectée dès 1907 d'un bégaiement qui s'amplifiera avec le temps. De la vision que, enfant, il eut de lui-même sur la porte d'acajou lisse d'une armoire murale, il emportera la crainte de la démultiplication, de la déformation, du masque, des miroirs qui pourtant viendront hanter son œuvre et lui imposer la forme du labyrinthe.
« Pour sortir de la variété déchirée d'un monde en éclats, il trouva refuge dans l'amour des tigres, bondissant sans transition de plateau en plateau, et plus encore en celui de la littérature . C'est là que son univers en variation trouvera de quoi éprouver au plus près les tranches du pluralisme, le tranchant des lames qui lacèrent toute vie. Ce qui a compté le plus dans son existence, c'est la bibliothèque de son père, pour donner à son visage déformé par le poli de l'acajou, d'autres supports, d'autres histoires, de nouveaux devenirs, notamment par la lecture de L'île au trésor ou des Mille et une nuits. De ces nuits qui ne s'achèvent jamais, de ces nuits de trop, placées au-delà de mille, il apprendra un pluralisme bien plus inquiétant que celui de la philosophie à laquelle il s'adonna avec plaisir, très jeune déjà. Aussi aura-t-il l'étrange sentiment de n'être jamais sorti de la bibliothèque de son père et que sa vie se laissera happer par les volumes nombreux qui inspireront évidemment le bibliothécaire qu'il sera dès 1938. La Bibliothèque de Babel, cette bibliothèque infinie comme Mille et une nuits, Borges l'extrait de l'espace confiné des rayonnages paternels. C'est en 1938, heurtant le battant d'une fenêtre ouverte, que la vie de Borges se fermera davantage encore, perdant un moment l'usage de la parole et celui de la vue, amplifiant la cécité qui s'était annoncée fort jeune. Mais, il le répétera toujours avec force, jusqu'en 1975 au moment du prologue de la Rosé profonde : « La cécité est une clôture, mais c'est aussi une libération, une solitude propice aux inventions, une clef et une algèbre. »Jean-Clet Martin .Borges Une Biographie De L'éternité. Ed. de l'Eclat.
« Après l'avoir lu, nous ne sommes plus les mêmes. Notre vision des êtres et des choses a changé. Nous sommes plus intelligents. Sans doute même avons-nous plus de cœur. » disait Cl. Mauriac,lors de la disparition du poète. Il soulignait la dimension d'un des plus grands écrivains de son temps qu'on avait pourtant refusé d'abord d'éditer(mais ce fut aussi le cas de Proust) et dont beaucoup avaient regretté le caractère « intraduisible », l'érudition précieuse, l'excentrisme ou le repli sur soi dans l'indifférence apparente aux évènements majeurs de son époque(le fascisme, les dictatures ou le stalinisme).On pourrait à première vue dire simplement de lui ce qu'on avait écrit d'Aristote : « il vécut, travailla et mourut ».
Au fil de la vie de Borges, on multiplia le concernant, les clichés et les stéréotypes journalistiques, série d'idées reçues, de formules attendues et répétitives, nous habituant à ne voir que le Poète aveugle, l'habitant du Labyrinthe ou le Bibliothécaire de Babel.
Ce ne fut pas sans dure critique : celle du pédantisme, d'une préciosité érudite alliés, disait-on, à un manque de sérieux devant la gravité de l'existence (ce fut une méchante remarque de R.Caillois). Il aurait pratiqué surtout la littérature sur la littérature, dans une œuvre d'imagination pure, l'entrainant loin de la vie, métaphysique tortueuse et scholastique. On dénonça son manque d'engagement comme par exemple son mépris des valeurs nationales qu'incarnait à l'époque le Péronisme. Sans surprise on lui reprocha inversement son mépris du peuple et de ne pas s'élever contre la dictature de Péron qui le mit pourtant à l'écart et dont il proclamait, qu'outre servilité et cruauté elle fomentait « l'idiotie ».sans doute faut il souligner que ces critiques sanctionnaient aussi une attitude troublante par son ambivalence: il approuva le coup d'etat militaire de Videla(30000 disparitions ) pour plus tarde soutenir les Mères de la place de Mai et dénoncer les disparitions.
On stigmatisa un écrivain « cosmopolite » lui qui se qualifiait pourtant de « poète mineur de l'hémisphère austral », comme à l'inverse son gout pour le tango, les jeux de cartes du TRUCO les gauchos et les duels au couteau. De fait Borges mêlera la volonté d'« être argentin » à celle, contraire, de « ne plus écrire une ligne » qui puisse cautionner la furie nationaliste ou ethniciste.Il prétendait d'ailleurs choisir son ascendance, qu'elle soit juive du côté maternel ou anglo saxonne dans une volonté universaliste
« Et comme les alternatives du jeu
Se répètent et se répètent,
Les joueurs de cette nuit
Copient d'anciennes levées,
Fait qui ressuscite un peu, très peu,
Les générations des anciens
Qui léguèrent au temps de Buenos Aires. »
C'est ainsi que de minuscules particularismes argentins, d'humbles réalités locales qu'il décrit avec un souci réaliste du détail vont se relier souterrainement à une vaste anthropologie universelle, à des constantes humaines pas simplement pittoresques, insolites ou anecdotiques .Tels seraient les rituels énigmatiques dont semble faite l'histoire des cultures. Ainsi le tango.
« Le tango passe de main en main, de couple en couple qu'il articule par-delà les temps et les faux-pas. Mais son rythme leur est commun. Ils ne font que le transmettre. Son pas est contagion, figure nomade qui se transmet au travers de générations innombrables, plus durable que les danseurs qui héritent de poses, auxquelles il survit, imposant son tempo à des individus qui s'ignorent. Le tango est une atmosphère, transmise d'époque à époque, imprégnant les corps par de nombreuses attitudes. Il porte avec lui tout une ambiance anhistorique et ramasse une infinité d'attitudes. Il les frappe d'un type, d'un schéma qui peut s'écrouler mais qui persistera de manière rampante, de manière galopante dans les traces qu'il laissera au niveau des poses et des postures de danseurs qui ne s'en rappelleront pas, ignorant que cette danse a d'abord été celle d'une bagarre, d'une figure de combat ou d'un crime. Dans le tango reposent des coups de couteau aussi peu visibles que le sens initial d'une métaphore usée, des rites presque effacés par la danse, mais qui insistent sous chaque figure adoptée. Et que le tango lui-même vienne à se perdre, il n'en aura pas moins marqué la démarche et l'attitude de ceux et celles qui flânent dans la rue selon une cadence imprégnant, le style et le rythme de la marche. »Jean-Clet Martin Op.Cité
Aussi mêle-t-il la culture populaire, les jeux de cartes du truco, les gauchos ou duels aux problèmes métaphysiques du temps, de l'éternité, de l'infini ou aux paradoxes logiques. L'essai (son but et sa méthode) consiste à raconter comment ces deux extrêmes se rejoignent, comment ils sont unis depuis le début. L'œuvre borgésienne se spécialise dans ce genre de duplicités, une forme particulière d'oscillation , une relation d'interférence réciproque. Les cartes du truco racontent la métaphysique, la métaphysique raconte les cartes. Ainsi, « en partant des labyrinthes de carton peint du truco, nous avons abordé la métaphysique » .Lorsqu'il veut exposer le problème de la mise en abyme il prend appui sur une boite de biscuits.(pour ma par ce fut la fascination des boites de Vache qui Rit)
« Je dois ma première notion du problème de l'infini, dit-il, à une grande boîte de biscuits qui dota de mystère et de vertige mon enfance. Sur les flancs de cet objet anormal, il y avait une scène japonaise ; je ne me rappelle plus les enfants ou les guerriers qui la composaient, mais je me souviens que dans un angle de cette image réapparaissait la même boîte de biscuits avec la même image et dans cette image la même image, et - du moins en puissance - à l'infini... Quatorze ou quinze ans plus tard, vers 1921, j'ai découvert dans une des œuvres de Russell une invention analogue de Josiah Royce ».
On sent, à travers les critiques(parfois justifiées comme on l'a dit) qui finissent par converger à quel point Borges dérange, irrite et à la fois fascine le monde culturel qui voudrait mais ne peut guère se reconnaître en lui, et qui le réduit à des clichés répétés. En un mot, que dire de l'écrivain sinon qu'il fut « intempestif » au sens de Nietzsche, à la fois inactuel, à contretemps oui, mais pour ouvrir un avenir à la pensée. Les maîtres selon Nietzsche, écrit Deleuze,
« ce sont les Intempestifs, ceux qui créent, et qui détruisent pour créer, pas pour conserver. Nietzsche dit que, sous les gros événements bruyants, il y a les petits événements silencieux, qui sont comme la formation de nouveaux mondes ; là encore c'est la présence du poétique sous l'historique».
En 1974, lorsqu'il publie ses Œuvres complètes, Borges écrit par jeu sa propre notice nécrologique et critique, telle qu'elle devrait figurer dans une encyclopédie de l'avenir, cent ans plus tard. Le texte illustre bien l'ironie paradoxale de son auteur, mais aussi une modestie qui n'est pas feinte chez quelqu'un qui souligne et assume ses propres contradictions. Je cite certains paragraphes révélateurs :
« Il donna des cours dans les universités de Buenos Aires, du Texas et de Harvard, sans autre titre officiel qu'un vague baccalauréat obtenu à Genève, que la critique continue à rechercher. Il fut fait docteur honoris cama à Cuyo et à Harvard. Une tradition répète qu'il ne formulait jamais de questions lorsqu'il faisait passer des examens, et qu'il invitait les étudiants à choisir et à traiter n'importe quel aspect du thème proposé. Il n'exigeait aucune date, prétextant qu'il les ignorait lui-même. Il avait en horreur la bibliographie qui éloigne l'étudiant des sources.
« II lui plaisait d'appartenir à la bourgeoisie, ce qu'attestait son propre nom. La plèbe et l'aristocratie, pleines de dévotion pour l'argent, le jeu, les sports, le nationalisme, le succès et la publicité, lui paraissaient presque identiques. Vers 1960, il avait adhéré au Parti conservateur car, disait-il, ce parti est indubitablement le seul à ne pouvoir susciter le fanatisme.
«La renommée dont Borges jouit durant sa vie, attestée par une masse de monographies et de polémiques, ne laisse pas de nous étonner aujourd'hui. Nous sommes certains qu'il en fut le premier étonné et qu'il craignit toujours qu'on ne le prît pour un imposteur ou un plaisantin, ou bien pour un singulier mélange des deux. Nous allons rechercher les raisons de cette renommée qui nous semble mystérieuse aujourd'hui. »
Borges vivait et nous avons vécu dans un âge dominé d'abord par l'étatisme, la technique, suivis par la marchandisation du monde. On caractérise cet état de fait par les termes passe-partout de Modernité et Post Modernité .Il se trouve que l'intempestif Borges a assumé d'avance les conditions d'existence, d'exercice de la pensée de l'individu du début du XXIème siècle. Une frontière temporelle impalpable avait tracé un avant et un après. Ce n'était plus le monde de Balzac ou de Proust (où l'on pouvait se définir simplement par une appartenance précise, famille, nations classes, groupes, institutions, Eglises, partis, où abondaient les rites d'initiation et d'identification), mais bien celui de Kafka ou de Calvino. L'espace mental avait été pulvérisé.
«
Nous vivons dans un monde parcouru chaque année par un demi-milliard de touristes pris dans un filet de messages, d'images et d'informations ; où l'objet le plus banal place dans les mains de l'Européen les capitaux de l'Amérique ou du Japon, le travail du prolétaire coréen, la ligne d'un « designer » hollandais ou britannique. L'homme occidental moyen voit vivre à côté de lui des communautés d'origine étrangère ; il se rend en voyage professionnel ou privé dans les plus lointains pays ; une guerre à des milliers de kilomètres détermine le prix de l'essence ; la télévision et les livres lui présentent continuellement à l'esprit l'ensemble bigarré des continents, leurs événements parfois incompréhensibles ; il goûte dans les grandes villes à toutes les nourritures du monde ou à peu près ; il y peut pratiquer toutes les religions.
Il est probable que cette globalisation spatiale touche aussi le temps, mais plus sous les espèces d'une tradition maintenue : plutôt sous les espèces d'un zapping. Quittant son bureau de la Défense, le cadre commercial gagne pour le week-end une maison paysanne à plafonds bas édifiée vers 1840, où il consacrera peut-être quelques heures à la lecture d'une vulgarisation du bouddhisme ou à l'audition d'une œuvre de Monteverdi. À la même heure, le fondamentaliste islamique transmet par courrier électronique des exhortations parsemées de sourates coraniques. À Istanbul ou à Londres, la lampe à huile des mosquées, la chandelle des églises éclairent les visages le même jour que le stroboscope du night-club. »François Taillandier. Borges. Une Restitution Du Monde. Mercure De France.
L'informatique et diverses sciences ont introduit d'autres paradigmes mentaux, d'autres logiques que linéaires : l'arborescence, l'hypertexte et la multiconnexion. Comme vu dans les articles précédents, l'antique et prégnante image du labyrinthe, omniprésente chez Borges, ne peut plus être celle du voyage initiatique, du pèlerinage chrétien ou même des jardins et des jeux .Notre labyrinthe a perdu son centre, son fil d'Ariane, comme l'histoire a perdu son sens.
Intempestif, Borges épouse donc déjà la logique de ce monde à venir : il le fera par exemple en écrivant des textes brefs pour une « lecture atomisée » .Tout texte renverra à d'autres textes ; un livre sera fait de livres, d'où l' érudition foisonnante, et ne conviendra donc pas à une lecture linéaire. Pour l'auteur, l'idéal serait d'y entrer et d'y sortir par hasard. Loin de bâtir une « œuvre » au caractère monumental, il se veut modestement lecteur, annotateur, scoliaste. Autant que ceux de Montaigne, ses écrits ont le caractère de l'essai dans le fond et la forme.. S'y mélangeront les genres, poèmes, nouvelles, littérature policière, articles d'encyclopédies y compris imaginaires, les nomenclatures y compris folles, les auteurs réels ou prétendus, tels Cervantès et Pierre Ménard dont le lecteur ne saura plus lequel des deux avait vraiment écrit Don Quichotte. Dans le Prologue aux Sentiers Qui Bifurquent, (1941) titre primitif de son recueil Fictions, il écrit :
« Les sept pièces de ce livre se passent d'élucidation. La septième (Le Jardin aux sentiers qui bifurquent) est policière ; les lecteurs assisteront à l'exécution et à tous les préliminaires d'un crime, dont l'intention leur est connue, mais qu'ils ne comprendront pas, me semble-t-il, avant le dernier paragraphe.
Les autres sont fantastiques ; l'une — La Loterie à Babylone — n'est pas tout à fait innocente de symbolisme. Je ne suis pas le premier auteur du récit La Bibliothèque de Babel; les lecteurs curieux de connaître son histoire et sa préhistoire peuvent interroger une certaine page du numéro 59 de Sur, qui consigne les noms hétérogènes de Leucippe et de Lasswitz, de Lewis Carroll et d'Aristote. Dans Les Ruines circulaires tout est irréel : dans Pierre Ménard, auteur du «Quichotte », est irréel le destin que s'impose le protagoniste. La nomenclature des écrits que je lui attribue n'est pas trop divertissante mais elle n'est pas arbitraire ; c'est un diagramme de son histoire mentale. ».
Délire laborieux et appauvrissant que de composer de vastes livres, de développer en cinq cents pages une idée que l'on peut très bien exposer oralement en quelques minutes. Mieux vaut feindre que ces livres existent déjà, et en offrir un résumé, un commentaire. .. »
Aux yeux de Borges, tout discours sur le sens qui se veut esprit de sérieux et de gravité devient en fait comique.
Dans un monde insensé, impensable le cauchemar récurant reste le caractère fallacieux de l'écriture Dans ses textes, Borges multipliera ainsi les variantes contradictoires, profession de foi assorties de leurs contraires soulignant chaque fois le caractère problématique du rapport entre fiction et réalité. Borges aime à semer le doute sur ses propres récits multipliant les incises et les parenthèses propres à égarer le lecteur ; ainsi d'une de ces nouvelles, La Mort, où il souligne que d'autres versions sont possibles et qu'un autre ordre des faits nierait ce qui est écrit. La fidélité au réel sera chaque fois oblitérée par le travail nécessaire de l'imagination ou de la raison ou par les incertitudes de la mémoire. Une histoire peut être racontée mais quelques années plus tard la mémoire introduira des variantes et des contradictions inévitables. Bref : les mots, dès qu'ils s'en mêlent, s'éloignent et nous éloignent de la réalité qu'ils prétendent atteindre, habituelles gages de vérités sont autant de leurres mêlant œuvres et auteurs existants à de pures fictions faussement savantes. D'où la prédilection pour le conte fantastique parent pauvre de la littérature qui se confondrait selon Borges avec la métaphysique et qui établit sa parenté avec Poe, Kafka ou Calvino.
Le lecteur ressort abasourdi, égaré entre vraisemblance et illusion. Le langage borgésien cultive la duplicité, (le rôle permanent du « ou ») entre rationalité et anomalie, entre harmonie et chaos.
« Lorsque nous entrons dans Borges, nous sommes surpris de nous trouver confrontés à des théologiens, à des princes épris de magie, à la sanguinaire veuve Ching, pirate, vaincue par des cerfs-volants sur lesquels est inscrite une fable ; au mystérieux Ts'ui Pen qui se retira pour écrire un livre et édifier un labyrinthe dans lequel tous les hommes se perdraient ; aux conjurés inventeurs de Tlon ; au zahir, cet objet atrocement inoubliable que nous pouvons rencontrer à chaque instant ; et à bien des conjectures singulières : « Les preuves de la mort sont statistiques, et il n'est personne qui ne coure le risque d'être le premier immortel. »
Pour accéder à cet univers, il nous faut accepter de nous éloigner du nôtre : celui de Borges s'en détourne, il le dédaigne de toutes les manières possibles, il en enfreint les certitudes les mieux reçues. Il nous dit que nos raisons ordinaires ne sont pas raisonnables. C'est le sens de son exotisme. Il y a un exotisme borgésien ; celui, spatial, de son Orient et (à nos yeux) de son Argentine, ou celui, temporel, de ses théologiens, de ses guerriers et de ses monarques ; mais ce n'est que le décor visible d'un exotisme plus profond, celui de la pensée. » François Taillandier. Borges. Une Restitution Du Monde.
Répétons que le temps n'est plus où la culture était une ,parce que marquée par l'humanisme occidental, héritage des grecs. Dans le multivers culturel qui nous caractérise, cette rassurante illusion s'est dissipée. D'immenses continents culturels sont apparus, en même temps que des pans entiers de notre propre culture disparaissaient peu à peu. Loin de retenir ce passé fuyant et tout en se proclamant « classique » Borges accueille la multiplicité et parcourt les hypothèses, les expériences de pensée les plus diverses. De Milton, à la théologie, aux anciennes littératures épiques, à Swedenborg ou au bouddhisme, aux Mille et une nuits ou à Berkeley, « Plus loin que cet effort et que ce vers, M'attend inépuisable l'univers ».
Cet univers, son univers, est donc tissé de virtualités multiples, « D'avant dernière version de la réalité », selon l'un de ses titres, alliant scepticisme, gout du rêve, de la fiction voire du mystère mais aussi des jeux logiques et de la spéculation ;
Se pose avec constance la question du sens, de la perte du sens. Ainsi les personnages des fictions borgésiennes semblent souvent percevoir le monde qui les entoure comme un chaos : un monde dont les principes leur échappent, un monde qu'ils ne comprennent pas. Il en va de même du lecteur : impossible pour lui de ne pas s'égarer dans la complexité du monde de Borges. L'infini et le labyrinthe thème majeur de son œuvre, revêten, dans ses nouvelles, des formes multiples. Comment, en effet, représenter l'irreprésentable, penser l'impensable, si ce n'est en multipliant encore et encore les images et les constructions. Par exemple, dans "Les Ruines Circulaires", une des nouvelles du recueil FICTIONS le trouble est créé par un jeu lexical. Un « homme gris » voulait créer un homme par le rêve, et l'imposer à la réalité. Le personnage se place lui–même dans l'un de ses rêves. A partir de cet instant, on ne sait plus si le "il" du récit désigne le rêveur ou le rêvé, si le "réveil" signifie un véritable réveil ou le retour à un seul niveau de rêve. Le trouble est créé. « il comprit que lui aussi était une apparence, qu'un autre était en train de le rêver ».
« Si l'étranger peut rêver un homme et prétendre l'imposer à la réalité, d'où provient le rêveur lui-même et qu'est ce qui le soutient, à son tour, dans l'existence ? Si j'ai le pouvoir d'engendrer un homme, par les seules ressources de mon intuition, et que sa figure se verra maintenue dans l'être par le pouvoir que j'ai de la soutenir, qui est-ce qui me soutient en retour pour fonder mon geste d'exister ? Question qui déplace considérablement le point de vue de Schopenhauer conférant encore au moi une valeur absolue.
En vérité, le sujet borgésien n'a pas plus de teneur que son objet. Il appartient déjà totalement au rêve sans que ce dernier ne lui appartienne en retour. Ce n'est plus seulement le monde qui serait le corrélat d'une projection de ma volonté et de ma représentation, c'est encore le moi qui va désormais recevoir, de l'image onirique, sa consistance et son contenu. Si le monde est une image, qui me garantit que je ne fais pas déjà partie de ce monde imagé ? » Jean-Clet Martin Op.Cité
La vie est peut être un songe selon le mot de Caldéron, et le sujet de la représentation lui-même représenté». Par « réflexivité »se forge une image qui ressemble à la nôtre. Comment ne pas soupçonner alors que nous partageons la même condition que les êtres fictifs ? C'est le principe de l'effet de miroir et les miroirs sont toujours présents dans l'œuvre de l'écrivain(le miroir est d'ailleurs traditionnellement lié à l'archétype du labyrinthe comme on le voit dans le Nom De La Rose) « je vis des yeux tout proches, interminables, qui s'observaient en moi comme dans un miroir ». La multiplication des réflexivités des effets de symétries conduit la réflexion du lecteur dans une sorte de tourbillon ; il se trouve obligé de se concentrer sur la suite, et de laisser sa compréhension dans un état inachevé.
« Pourquoi persistes-tu, incessant miroir ?
Pourquoi multiplies-tu, frère mystérieux,
Le moindre mouvement de ma main ?
Pourquoi dans l'ombre ces reflets soudains ?
Tu es cet autre moi dont le Grec a parlé
Et depuis toujours tu guettes. Dans la clarté
De l'eau changeante ou du cristal qui persévère
Tu me cherches et rien ne sert d'être aveugle.
Que je sache sans te voir
Ajoute à mon horreur, magie qui oses
Multiplier le nombre des choses
Que nous sommes et qui étreignent notre destin.
Après ma mort, tu en copieras un autre
Et puis un autre, un autre, un autre, un autre.. »
Les miroirs sont invariablement associés à l'effroi, à l'horreur par la démultiplication du réel qu'ils opèrent. Horreur parce que la fausseté du reflet, cette image qui nous ressemble, nous donne l'idée de notre propre fausseté. Le miroir nous prive ainsi de deux privilèges essentiels, « notre unicité et notre substantialité ». Notre « substantialité », c'est-à-dire le fait que nous ne soyons pas nous-mêmes des simulacres, des reflets : voilà ce que, en déstabilisant notre perception du monde, la duplication par le miroir remet en question. Miroir et réflexivité ont d'ailleurs même problématique que le rêve ; tel personnage rêve qu'il est un papillon et lorsqu'il se réveille et réfléchit sur le songe,il en vient à se demander si sa réalité n'est pas en fait celle d'un papillon rêvant qu'il est un homme. La même réflexivité, la mise en abyme s'étendent pour le poète aux pièces du jeu d'échecs dans l'incertitude de qui « manipule »les pièces
« Tous : roi débile, fou diagonal, reine
Acharnée, tour directe et pions rusés,
Par le noir et le blanc de leur trajet.
Cherchent et livrent leur bataille concertée
Ils ne savent pas l'évidente main
Du joueur qui dirige leur destin ;
L'inflexible et transparente rigueur
Qui pour eux choisit et mesure le chemin.
Le joueur, à son tour, se trouve prisonnier
(Omar l'a dit) des cases d'un autre échiquier
Où les nuits sont les noires et les jours les blanches.
Dieu meut le joueur et le joueur, la pièce.
Quel dieu, derrière Dieu, commence cette trame
De poussière et de temps, de rêves et de larmes ? » J.L. Borges Le Jeu D'échecs.
( A SUIVRE)
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