La citation est de J.P.MOUREY.
« En perdant progressivement la vue, Borges fait l'expérience du tâtonnement, de l'orientation la plus déboussolée, placé au centre d'un labyrinthe de moins en moins praticable. Là, les frontières s'estompent doucement dans l'obscurité tandis que se précise, au travers des autres sens, la topographie imaginaire du lieu qu'il faut réapprendre. Bibliothécaire à Buenos Aires, l'écrivain argentin parcourt des allées de rayonnages à perte de vue. Les pages des énormes ouvrages qui le cerclent ne se lisent plus de manière chronologique pour celui dont l'œil ne saisit pas la typographie. C'est alors la littérature entière qui se réagence en une mémoire d'aveugle et l'association des récits suit le lien étroit du souvenir. Le fil qui les enchaîne devient épisodique ou rhapsodique. Au lieu de longer les écrits dans l'ordre de leur numération suivie, le souvenir réinvente un codex des plus hétéroclites, enjambant les notices de manière fulgurante et désordonnée. On assistera dès lors à une nouvelle exploration du temps et de l'histoire sous l'œil à la fois impatient et distrait de Borges, tête renversée en arrière comme pour mieux se remémorer ». JEAN CLET-MARTIN . BORGES. Une Biographie de l'Eternité
« [Il] leur ordonna de construire un labyrinthe si complexe et si subtil que les hommes les plus sages ne s'aventureraient pas à y entrer et que ceux qui y entreraient s'y perdraient. »Borges. Les Deux Rois.
Est une béante fournaise
Où se mêlent l'arche et le ciel ,
L'escalier, la tour, la colonne ;
Où croît, monte, s'enfle et bouillonne
L'incommensurable Babel » . VICTOR HUGO. Les Mages, Contemplations (1856).
N'est-ce pas ici le monde de J.L.Borges, (lequel possédait une gravure des « Prisons » de Piranèse) ; monde d'escaliers en spirale, de cours centrales, de palais désaffectés, de corridors lentement circulaires. les formes concaves, symétriques, circulaires y forment les éléments d'une architecture archétypique et mythique, celle justement du labyrinthe. les terre-pleins, les jardins, les labyrinthes, les marches, les terrasses, les parapets, les portes, les galeries, les cours circulaires ou rectangulaires, les cloîtres, les carrefours, les citernes, les antichambres, les chambres, les alcôves, les bibliothèques, les entrepôts, les prisons, les cellules sans issue. Des espaces fascinants, qui à l'instar du palais des Immortels ou de la bibliothèque de Babel sont l'œuvre d'architectes divins mais surement fous. Le labyrinthe borgésien, comme déjà dit, n'a plus le caractère rassurant au final de l'archétype traditionnel. Ainsi le palais, qui contient tous les lieux et toutes les richesses de l'univers revient souvent : « II n'est donné à personne de parcourir autre chose qu'une partie infinitésimale du palais. Un tel ne connaît que les caves… »
« Je pris pied sur une sorte de place, ou plutôt dans une cour. Elle était entourée d'un seul édifice de forme irrégulière et de hauteur variable ; diverses coupoles et colonnes appartenaient à cette construction hétérogène. Avant toute autre caractéristique du monument invraisemblable, l'extrême antiquité de son architecture me frappa. Je compris qu'il était antérieur aux hommes, antérieur à la Terre. Cette ostensible antiquité (bien qu'effrayante en un sens pour le regard) me parut convenable à l'ouvrage d'artisans immortels. Prudemment d'abord, puis avec indifférence, non sans désespoir à la fin, j'errai par les escaliers et les dallages de l'inextricable palais. Je vérifiai ensuite l'inconstance de la largeur et de la hauteur des marches : je compris la singulière fatigue qu'elles me causaient. « Ce palais, est l'œuvre des dieux », pensai-je d'abord. J'explorai les pièces inhabitées et corrigeai : « Les dieux qui l'édifièrent sont morts. » Je notai ses particularités et dis : « Les dieux qui l'édifièrent étaient fous. » Je le dis, j'en suis certain, avec une incompréhensible réprobation qui était presque un remords, avec plus d'horreur intellectuelle que de peur sensible. À l'impression d'antiquité inouïe, d'autres s'ajoutèrent, celle de l'indéfinissable, celle de l'atroce, celle du complet non-sens. J'étais passé par un labyrinthe, mais la très nette Cité des Immortels me fit frémir d'épouvanté et de dégoût ».J.L.Borges.l'Immortel. Dans l'Aleph.
Dans l'article précédent et dans l'exemple du Jardin Aux Sentiers Qui Bifurquent on a vu que le protagoniste Yu Tsun n'étais pas seulement confronté à un chemin aux bifurcations innombrables. La nouvelle de Fictions restait un roman policier exposant selon la convention les méandres d'une traque, mais un faux policier parce que c'était le prétexte à réflexion métaphysique . Le labyrinthe au centre du récit, n'était pas seulement celui d'une quête retardée, mais le rêve, à la fois d'une architecture et d'un livre, qui soient un « cosmos », un contenant infini, qui « arrive à embrasser le temps, la terre et les astres »; un univers englobant tous les lieux et les temps y compris les plus contradictoires, en un mot un « labyrinthe de labyrinthe. » Chez Borges, le labyrinthe n'est pas tant celui de notre mémoire collective, édifice où caverne obéissant à une architecture logique qu'on pourrait maitriser, que le symbole de sa conception du monde et de l'homme dans le monde ; non pas un désordre absolu mais un ordre insensé, un chaos, défi à l'intelligence et que nous chercherions à penser.
L'enclosure n'est pas toujours celle qu'on l'imagine d'ordinaire : la demeure d'Astérion est un lieu paradoxal par rapport au mythe antique puisque ses portes sont ouvertes. Et dans le récit des Deux Rois, le meilleur labyrinthe n'est pas celui de « bronze : « il n'y a ni escaliers à gravir, ni portes à forcer, ni murs qui empêchent de passer » .Le deuxième roi abandonne seulement son ennemi dans l'infini du désert, sans repères, d'où on ne peut s'échapper et où l'on meurt.
Un labyrinthe le plus compliqué soit-il, aux murs les plus épais, ne dissimule rien, ne protège de rien, n'est pas le lieu d'une découverte. Abenhacam El Bokhari est une de ces nouvelles policières que Borges affectionne. Un roi y fuit son vizir qui lui dispute un trésor. Il a fait construire près de la mer un labyrinthe complexe aux murs extérieurs pourpres pour s'y réfugier .Telle est du moins, nous dit l'auteur, l'histoire mensongère qu'on raconte ; mensongère parce qu'en fait c'est le vizir qui avait pris l'identité du roi et son trésor et qui avait bâti l'édifice qu'on voyait de loin sur la mer étant donné sa taille et sa couleur. Non pour se protéger du roi (il n'est pas nécessaire de construire un tel labyrinthe, puisque « l'univers en est un ») le poursuivant ; au contraire pour, telle une araignée au centre de sa toile et à l'instar du minotaure, attirer sa proie et la tuer. Ce labyrinthe est un piège qui nous mène à la mort.
… « Ils gravissaient les collines sablonneuses.
Ils étaient parvenus à proximité du labyrinthe. Celui-ci leur apparut alors comme une paroi rectiligne et presque interminable, construite en brique, sans revêtement, à peine plus haute qu'un homme. Dunraven affirma qu'elle était de forme circulaire, mais que le rayon en était si vaste que la courbure devenait imperceptible.
Unwin se souvint de Nicolas de Cusa, pour qui toute ligne droite est l'arc d'un cercle infini... Vers minuit, ils découvrirent une porte en ruine qui introduisait à un couloir aveugle et hasardeux. Dunraven dit qu'à l'intérieur de la maison il y avait de multiples carrefours, mais qu'en tournant toujours à gauche ils arriveraient en un peu plus d'une heure au centre du labyrinthe. Unwin accepta. Leurs pas prudents résonnèrent sur le sol de pierre. Le couloir se divisa en d'autres plus étroits. La maison semblait vouloir les noyer. Le toit était très bas. Ils durent avancer l'un derrière l'autre dans la ténèbre inextricable. Unwin marchait le premier. Sous sa main, l'invisible mur continuait inlassablement, compliqué sans cesse de saillies et de coudes. Unwin, lent dans l'obscurité, entendit de la bouche de son ami l'histoire de la mort d'Abenhacan….
…« En Cornouailles, j'ai affirmé que l'histoire que tu m'as racontée était un mensonge. Les faits étaient vrais ou pouvaient l'être, mais, racontés comme tu l'as fait, ils constituaient, de façon évidente, autant de mensonges. Je commencerai par le plus grand mensonge : l'incroyable labyrinthe. Aucun fugitif ne se cache dans un labyrinthe. Il ne construit pas un labyrinthe sur un endroit élevé de la côte, surtout un labyrinthe cramoisi que tous les marins aperçoivent de loin. Il n'est pas nécessaire de construire un labyrinthe quand l'Univers déjà en est un. Pour qui veut vraiment se cacher, Londres est un meilleur labyrinthe qu'un observatoire où conduisent tous les couloirs d'un édifice. .. »ABENHACAM EL BOKHARI.MORT DANS SON LABYRINTHE. ALEPH
Il y a chez Borges l'angoisse d'un emprisonnement irrémédiable mais de l'ordre de l'angoisse pascalienne, celle d'un homme perdu à jamais dans les deux infinis. Notre geôle est l'univers dans son infinité. Par le labyrinthe, Borges relie un questionnement métaphysique s'efforçant de penser la totalité du monde, l'espace, le temps, l'infini à une littérature fantastique, confinant à l'horreur selon une rhétorique de l'oxymore ; l'ordre mathématique, la circularité, la symétrie s'allient à une vision du chaos et du non-sens. On ne peut ainsi que se perdre dans les ramifications vertigineuses des couloirs infinis redoublés par le jeu des miroirs qu'on y rencontre à chaque pas ; errer sans fin jusqu'à revenir à son point de départ. Prison et infini se rejoignent : on pouvait sortir d'un labyrinthe avec de la patience, et un fil d'Ariane ; il suffisait d'une bonne méthode. Le désert des Deux Rois, par son infinitude même, est dépourvu de toute sortie ; il se répète au fil de l'espace qui se multiplie au fur et à mesure qu'il se présente devant l'errant. L'angoisse s'accroit en proportion de l'espoir de sortir et de l'impossibilité d'y parvenir, de même que les miroirs sont source d'anxiété par leur pouvoir de démultiplication.
Borges retraduit ainsi le mythe du Minotaure : Astérion, errant, seul, depuis la nuit des temps et sans doute pour le restant de ses jours dans ses galeries identiques, vivant dans l'attente d'un hypothétique sauveur qui viendra y mettre fin.
Selon une autre fable grotesque, je serais, moi, Astérion, un prisonnier. Dois-je répéter qu'aucune porte n'est fermée? Dois-je ajouter qu'il n'y a pas une seule serrure ? Du reste, il m'est arrivé, au crépuscule, de sortir dans la rue…
….Je méditais sur ma demeure. Toutes les parties de celle-ci sont répétées plusieurs fois. Chaque endroit est un autre endroit. Il n'y a pas un puits, une cour, un abreuvoir, une mangeoire ; les mangeoires, les abreuvoirs, les cours, les puits sont quatorze [sont en nombre infini]. La demeure a l'échelle du monde ou plutôt, elle est le monde. Cependant, à force de lasser les cours avec un puits et les galeries poussiéreuses depierre grise, je me suis risqué dans la rue, j'ai vu le temple des Haches et la mer. Ceci, je ne l'ai pas compris, jusqu'à ce qu'une vision nocturne me révèle que les mers et les temples sont aussi quatorze [sont en nombre infini]. Tout est plusieurs fois, quatorze fois. Mais il y a deux choses au monde qui paraissent n'exister qu'une seule fois : là-haut le soleil enchaîné ; ici-bas Astérion. Peut-être ai-je créé les étoiles, le soleil et l'immense demeure, mais je ne m'en souviens plus. Tous les neuf ans, neuf êtres humains pénètrent dans la maison pour que je les délivre de toute souffrance. J'entends leurs pas et leurs voix au fond des galeries de pierre, et je cours joyeusement à leur rencontre. Ils tombent l'un après l'autre, sans même que mes mains soient tachées de sang. Ils restent où ils sont tombés. Et leurs cadavres m'aident à distinguer des autres telle ou telle galerie. J'ignore qui ils sont. Mais je sais que l'un d'eux, au moment de mourir, annonça qu'un jour viendrait mon rédempteur. Depuis lors, la solitude ne me fait plus souffrir, parce que je sais que mon rédempteur existe et qu'à la fin il se lèvera sur la poussière. Si je pouvais entendre toutes les rumeurs du monde, je percevrais le bruit de ses pas. Pourvu qu'il me conduise dans un lieu où il y aura moins de galeries et moins de portes… »La DEMEURE D'ASTERION.ALEPH.
Le fantastique et l'horreur ne résident ici pas dans des visions terrifiantes de monstres (qu'au cinéma permettraient les effets spéciaux). Astérion n'a plus rien du monstre fabuleux de la tradition mythique. Le fantastique n'est pas le merveilleux, comme l'a montré Twetan Todorov, mais réside dans un effet de seuil, un suspens entre surnaturel et naturel, possible et impossible, logique et illogique. Il correspond au moment de notre doute face à un phénomène étrange quant à savoir s'il est susceptible d'admettre une explication rationnelle ou s'il relève au contraire du « surnaturel ». Ainsi, dans « l'Immortel » la véritable angoisse ne naît pas du caractère inexplicable de l'immortalité des êtres que finit par rencontrer le narrateur. Elle naît, comme on a pu le lire, de l'architecture colossale et folle de la cité qu'ils ont édifiés , faite de couloirs sans issue, d'incroyables portes donnant sur une cellule ou un puits ,d'escaliers inversés, mais tout autant de son absence de finalité(les Immortels l'ont depuis longtemps oubliée ). Cette cité est décrétée par le narrateur plus inquiétante encore que les labyrinthes auxquels il la compare puisque ces derniers ont un but, même si c'est celui de nous tromper. L'aberrante cité des Immortels n'est qu'un chaos hétérogène.
L'étrangeté absolue provient aussi d'un simple élément qui ne s'intègre pas dans notre univers familier et ses schémas perceptifs.(ainsi le voyeur de Fenêtre Sur Cour observe les gestes quotidiens et banals de ses voisins ,et entrevoit soudain et furtivement ce qui lui semble un meurtre en train de de commettre) . Il en va ainsi d'un objet mythique comme le Zahir (l'un des « quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu », que la tradition islamique rapporte comme obsédant à jamais par sa présence, (c'est l'étymologie du nom),au point de mener à la folie, dès qu'on l'a rencontré . Le fantastique de la nouvelle de Borges réside » au sens dont nous venons de le dire, dans la première phrase qui allie la tradition mythiques et la complète banalité : « A Buenos Ayres, le Zahir est une monnaie courante de vingt centimes ».Rien de plus « idiot » donc, au sens étymologique de simple, que l'objet ainsi annoncé. La matière première des récits est d'ordre mystique et métaphysique, mais Borges y conjugue mystification et dérision, pathétique et ironie. Il répudie « l'esprit de sérieux » qui encombre tant de réflexions philosophiques. Cette écriture est ici proche des textes de Kafka ; Max Brod raconte que l'auditoire s'esclaffait lorsque Kafka faisait lecture de la Métamorphose, texte qui devait mener pourtant la postérité à quantité d'interprétations métaphysiques, religieuses ou politiques .
Faut-il privilégier le questionnement métaphysique ou la mystification, le jeu du texte? L'impossibilité de décider procure plaisir et gêne pour le lecteur. L'art de Borges est d'occupé simultanément toutes les places,….
«Dieu a tout fait de rien, mais le rien perce». Métaphysique. Ironie. Métaphysique de l'ironie. Nous retrouvons les mêmes thèmes chez Borges : «l'irréalité est la condition de l'art» (Fictions), l'univers est le résultat d'une création pour rire, une création des anges subalternes (Discussion). Mais son génie est d'avoir maîtrisé, combiné les dispositifs d'écriture qui assurent la connivence jubilatoire, la complicité diabolique des lecteurs. La rumeur où se perd la source du récit, de la Vérité, l'art de faire varier le degré de réalité des personnages, des mondes décrits, le jeu avec son propre nom, procédés rencontrés précédemment, sont les points textuels révélateurs de cet éthos.
L'œuvre de Jorge Luis Borges interpelle le philosophe. Non seulement elle trouve sa matière première dans des notions mathématiques, des thèmes philosophiques, des débats théologiques tels que l'infini, l'identité et la répétition, le droit à produire une image du divin. Mais elle joue aussi avec notre logique, elle pervertit dans ses énoncés mêmes notre conception de la vérité, de l'identité. Elle met en question notre façon de raconter, de prouver, de juger, de conclure. ..
Croire, ne pas croire en la réalité d'un lieu, d'un clair de lune, d'une cicatrice sur le corps d'un guerrier. L'écriture de Borges joue à multiplier les effets de réel et en même temps à les anéantir au détour d'une phrase. Au plus haut point d'intensité dramatique d'une histoire, une remarque du narrateur, d'un protagoniste irréalise tout. La bataille, le duel, le corps désiré deviennent simulacres. «Ainsi ont dû se passer les choses, quoique de façon plus complexe ; ainsi puis-je rêver qu'elles se passèrent». Le génie de Borges est de déstabiliser les réalités et les mondes les plus certains, y compris sa propre personne, son propre nom «Borges». »Jean Pierre Mourey. Borges Vérité Et Univers Fictionnels .Pierre Mardaga Ed.
Le pire, n'est pas comme déjà dit, l'ordre absolu ou le désordre absolu mais l'ordre insensé, la totalité qui se dérobe(qu'on peut juste apercevoir, comme l'Aleph sans pouvoir par exemple la dire), là où le cosmos s'inverse en chaos L'exemple privilégié reste la Bibliothèque de Babel, le « symbole de notre univers atroce et lucide », composée d'un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales et qui contiendrait tous les livres existants . Les étagères y consignent toutes les combinaisons possibles des vingt et quelques symboles orthographiques ; tout ce qu'il est possible d'exprimer, dans toutes les langues»
« L'univers (que d'autres appellent la Bibliothèque) se compose d'un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d'aération bordés par des balustrades très basses. De chacun de ces hexagones on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement. La distribution des galeries est invariable. Vingt longues étagères, à raison de cinq par côté, couvrent tous les murs moins deux ; leur hauteur, qui est celle des étages eux-mêmes, ne dépasse guère la taille d'un bibliothécaire normalement constitué. Chacun des pans libres donne sur un couloir étroit, lequel débouche sur une autre galerie, identique à la première et à toutes. A droite et à gauche du couloir il y a deux cabinets minuscules. L'un permet de dormir debout; l'autre de satisfaire les besoins fécaux. A proximité passe l'escalier en colimaçon, qui s'abîme et s'élève à perte de vue. Dans le couloir il y a une glace, qui double fidèlement les apparences. Les hommes en tirent conclusion que la Bibliothèque n'est pas infinie; si elle l'était réellement, à quoi bon cette duplication illusoire ? Pour ma part, je préfère rêver que ces surfaces polies sont là pour figurer l'infini et pour le promettre... Des sortes de fruits sphériques appelés lampes assurent l'éclairage. Au nombre de deux par hexagone et placés transversalement, ces globes émettent une lumière insuffisante, incessante… »
.. « Comme tous les hommes de la Bibliothèque, j'ai voyagé dans ma jeunesse ; j'ai effectué des pèlerinages à la recherche d'un livre et peut-être du catalogue des catalogues ; maintenant que mes yeux sont à peine capables de déchiffrer ce que j'écris, je me prépare à mourir à quelques courtes lieues de l'hexagone où je naquis. Mort, il ne manquera pas de mains pieuses pour me jeter par-dessus la balustrade : mon tombeau sera l'air insondable; mon corps s'enfoncera longuement, se corrompra, se dissoudra dans le vent engendré par la chute, qui est infinie. Car j'affirme que la Bibliothèque est interminable.
Pour les idéalistes, les salles hexagonales sont une forme nécessaire de l'espace absolu, ou du moins de notre intuition de l'espace; ils estiment qu'une salle triangulaire ou pentagonale serait inconcevable. Quant aux mystiques, ils prétendent que l'extase leur révèle une chambre circulaire avec un grand livre également circulaire à dos continu, qui fait le tour complet des murs ; mais leur témoignage est suspect, leurs paroles obscures : ce livre cyclique, c'est Dieu... Qu'il me suffise, pour le moment, de redire la sentence classique : la Bibliothèque est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et dont la circonférence est inaccessible ».La Bibliothèque de Babel. Fictions
L'étrangeté et le vertige résident dans l'art de l'auteur de nous offrir, par le labyrinthe, véritable donné cosmique un espace géographique et littéraire où règnent les images antinomiques. Ainsi le cercle ou la sphère furent depuis les Grecs le symbole d'un cosmos fini dont la perfection était le symbole de la création et de son ordre mathématique. Il devait par la révolution copernicienne faire place à l'espace infini, objet de l'angoisse pascalienne. Cet ordre mathématique est celui de la Bibliothèque et de ses hexagones symétriques. La même structure, presque indéfiniment (puisqu'elle est spatialement finie), se répète à l'identique ; De même la vision de l'Aleph est celle d'une sphère microcosmique. Pourtant la « ruse » de Borges est de conjuguer l'inconciliable, ici le cercle et l'infini, l'ordre et le désordre.
Cette architecture relève en effet du chaos. L'ordre mathématique est chez Borges de l'ordre des fractales : un « désordre ordonné ». Mandelbrot créa le terme fractal à partir du latin fractus qui signifiait brisé ou irrégulier pour qualifier des objets dont chaque élément est lui-même un objet fractal. On a donc des « structures en gigogne. »(Les boites de vache qui rit ! ou la Bibliothèque). Si pour le mathématicien ou tout architecte démiurgique l'objet fractal est ordonné et obéit à des équations, il se révèle pourtant chaotique à l'échelle de chacun parce que trop complexe .La cartographie nous révèle les côtes maritimes, comme structures, là où le randonneur qui les parcourt, n'éprouve que chaos, œuvre du hasard. Les systèmes chaotiques dessinent des figures géométriques complexes, les « attracteurs étranges » sur lesquels les objets semblent errer au hasard mais sans jamais pouvoir les quitter. Ces attracteurs combinent justement des lois déterministes et des lois aléatoires, ce qui rend impossible toute prévision à long terme. L'une des principales caractéristiques du labyrinthe chez Borges réside justement dans des excès de symétries et de structures en gigogne mais d'où découlera une désorientation certaine, consécutive à cette surabondance et à l'absence de centre. Le personnage ne peut que s'y perdre, c'est à dire errer sans fin jusqu'à revenir au moins une fois à son point de départ, car les infinis couloirs où les concepts aboutissent nécessairement, dans ce jeu de vraisemblance, à d'autres couloirs (où à d'autres textes, d'autres livres ou d'autres pensées).
« Dans la seule figure de la bibliothèque, tous les archétypes borgesiens de l'infini se retrouvent, se superposent. Il y a l'accumulation des différents niveaux (bibliothèque, livre, mot...), le bouclage qui renvoie le dernier niveau au premier, le chaos qui naît de la complexité croissante du labyrinthe de labyrinthes... et enfin le rôle déterminant du langage. Quel que soit le niveau, (la bibliothèque, le livre, le mot) il est possible de se perdre dans un labyrinthe qui sera toujours de la même forme, mais dont l'issue ne sera jamais entièrement à notre portée. » Laurent Nicolas
Un esprit supérieur (un dieu, philosophe ou mathématicien ) qui aurait conçu l'ordre , le connaitrait fini et parfait ; il aurait par exemple conçu le « Catalogue des Catalogues » de la bibliothèque : "«sur quelque étagère de quelque hexagone (...). il doit exister un livre qui est la clef et le résumé parfait de tous les autres: il y a un bibliothécaire qui a pris connaissance de ce livre et qui est semblable à un dieu".
Ce catalogue de la Bibliothèque de Babel est aussi un labyrinthe, à la fois tout et partie : simple élément de la bibliothèque, il la contient pourtant puisque englobant la totalité de ce qui est et sera écrit. (Il la rend ainsi inutile ; pourquoi un édifice( ?) là où le catalogue suffirait). La structure fractale se répète à l'échelle des groupements de livres, des œuvres des livres et des combinaisons alphabétiques. Par le catalogue des catalogues, Borges poursuit son rêve deTtotalité englobante, celui du Livre De Sable au nombre infini de pages, celui de UNDR où toute littérature se résoudrait en un seul mot. La totalité qui est celle de l'Aleph comme sphère englobant l'univers ou le cercle euclidien de la pièce de monnaie : Le Zahir , comme celle du disque d'Odin.
« Microcosmes, miroirs, labyrinthes... D'un livre à l'autre, Borges répète les mêmes espaces qu'il emprunte à la mystique, à la métaphysique, au mythe et non pas aux constructions et aux techniques du XXe siècle. A la différence de Perec ou de Butor, la ville, l'immeuble aux multiples étages, le nouvel espace-temps créé par les transports modernes ne le séduiront guère. L'Aleph sera ce lieu «où se trouvent, sans se confondre, tous les lieux de l'univers, vus de tous les angles», microcosme de la Cabale. Comme le Zahir ou le disque à une seule face, il participe d'une topologie métaphysique de la Présence impossible. Le miroir nous serait plus familier si, par ses redoublements, il ne devenait un «impossible espace de reflets», une «insaisissable architecture Que construit la lumière avec la pureté Du cristal et l'obscurité avec le rêve». Le labyrinthe aussi déploie ces «rets d'interminable pierre». «De porte, nulle part, jamais». »Jean Pierre Mourey.Op.cité.
Chez Borges, l'ordre mathématique va procurer paradoxalement vertige et monstruosité et engendrer le fantastique. On a beaucoup glosé sur l'écrivain enfermé dans la bibliothèque : celle de son père alors qu'il était enfant, celle aussi de son travail comme bibliothécaire mais surtout l'errance du presque aveugle dans les rayons. (Ci-dessus ,le texte de jean Clet-Martin).Quoiqu'il en soit le narrateur de la bibliothèque de Babel écrit que « les impies affirment que le non-sens est la règle dans la bibliothèque ». Nombreux sont les personnages borgésiens à subir, au moment même où ils croient avoir triomphé dans leur quête, une perte du sens : ils finissent la plupart du temps par s'apercevoir qu'ils ont été dupés, qu'ils s'inscrivent en réalité dans « un ordre, un plan, une géométrie qu'ils ne soupçonnaient pas ou qu'ils ne comprennent pas. Comme l'écrit Roger Caillois : le créateur est tout le monde et personne, un plan d'intelligibilité en suppose un autre qui comprend le premier et qui demeure de ce fait inconcevable. « Il y a enfin un dieu derrière Dieu. »
Ainsi les livres de la bibliothèque :
« L'un de ceux-ci, que mon père découvrit dans un hexagone du circuit quinze quatre-vingt-quatorze, comprenait les seules lettres M C V perversement répétées de la première ligne à la dernière. Un autre (très consulté dans ma zone) est un pur labyrinthe de lettres, mais à l'avant-dernière page on trouve cette phrase : O temps tes pyramides. Il n'est plus permis de l'ignorer : pour une ligne raisonnable, pour un renseignement exact, il y a des lieues et des lieues de cacophonies insensées, de galimatias et d'incohérences. (Je connais un district barbare où les bibliothécaires répudient comme superstitieuse et vaine l'habitude de chercher aux livres un sens quelconque, et la comparent à celle d'interroger les rêves ou les lignes chaotiques de la main... Ils admettent que les inventeurs de l'écriture ont imité les vingt-cinq symboles naturels, mais ils soutiennent que cette application est occasionnelle et que les livres ne veulent rien dire par eux-mêmes. Cette opinion, nous le verrons, n'est pas absolument fallacieuse.)…. »
…. « L'écriture méthodique me distrait heureusement de la présente condition des hommes. La certitude que tout est écrit nous annule ou fait de nous des fantômes... Je connais des districts où les jeunes gens se prosternent devant les livres et posent sur leurs pages de barbares baisers, sans être capables d'en déchiffrer une seule lettre. Les épidémies, les discordes hérétiques, les pèlerinages qui dégénèrent inévitablement en brigandage, ont décimé la population. Je crois avoir mentionné les suicides, chaque année plus fréquents. Peut-être suis-je égaré par la vieillesse et la crainte, mais je soupçonne que l'espèce humaine — la seule qui soit — est près de s'éteindre, tandis que la Bibliothèque se perpétuera : éclairée, solitaire, infinie, parfaitement immobile, armée de volumes précieux, inutile, incorruptible, secrète. » La Bibliothèque de Babel. Fictions.
A SUIVRE
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