L'exemple le plus significatif d'un dionysiaque contrôlé serait la Fête Des Fous médiévale, dont on a dit qu'elle correspondait à la période des Saturnales antiques et qui intervenait dans les fameux douze jours : entre Noël et le 6 janvier. Elle symbolisait l'inversion du temps comme celui des hiérarchies. Elle fut d'abord et paradoxalement organisée à l'intérieur des églises par le clergé lui même où l'ordre ecclésiastique était perverti, renversé ,où l'on se travestissait ,ou les cantiques devenaient paillards, les processions obscènes . Le roman de Victor Hugo, « Notre-Dame de Paris » décrit justement l'atmosphère de liesse populaire à une époque(XVème ) où la fête s'était étendue du clergé au peuple.La ville entière était animée par des jongleurs, des acrobates, des voleurs qui prenaient possession de la rue. Au point culminant de la fête, les farceurs élisaient le Pape des Fous, la plupart du temps un diacre, souvent même un profane ou un étudiant, qui conduisait ensuite à travers les rues de la ville une procession débridée constituée de membres du clergé et d'hommes du peuple, qui se mêlaient aux noceurs.
Ce thème de la folie est d'ailleurs prégnant d'un point de vue religieux et donne lieu à d'autres évènements symboliques. Il permet d'abord de proposer une nouvelle étymologie possible de Carnaval, mais qui prend toujours son sens comme fête chrétienne. Ainsi rapproche-t-on le carnaval de la « Nef Des Fous » currus navalis (char-naval), non seulement parce que ce char était présent dans de nombreux défilés mais aussi parce que c'est ce thème a de l'importance au moyen âge finissant (surtout au XVème). La « nef des fous » est bien sur en référence au célèbre tableau de Jérôme Bosch mais d'abord à l'ouvrage de Sébastien Brant (1494), Das Narrenschiff, une œuvre s'adressant à tout public populaire comme savant, illustrée de gravures de Durer. L'auteur y peint la décadence de mœurs où l'excès a remplacé toute mesure dans une société en pleine mutation et où règne la vanité et l'ambition, comme déjà l'argent : le passage du moyen âge à la Renaissance. Dans la nef symbolique, circulent tous les exemplaires de la folie humaine et le fou n'est pas un malade mais un impie qui vit dans la méconnaissance de dieu. Le thème a une donc une portée religieuse et morale et les carnavals allemands de l'époque feront défiler de tels « chars du mal ». On y stigmatise Satan et ses folies, comme les mœurs du clergé. La nef des fous montrerait dans un rire contrôlé (à l'opposé de tous débordements) et qui n'a plus rien de Dionysiaque ce qu'il en est d'un monde privé de codes et d'interdits où les valeurs sont reniées. Le monde est fou mais la folie sert de repoussoir et le rire devient au service de la morale, organisé par les pouvoirs.La réforme protestante n'est donc pas loin.
Il en va de même du tableau de Jérôme Bosch, se situant à la frontière de ces deux époques .Le peintre nous offre la vision d'un monde à l'envers qui a perdu ses repères religieux. il se sert du grotesque carnavalesque, d'où la richesse de son imaginaire qui a inspiré les Surréalistes, mais à des fins morales et édificatrices. Le ventre a remplacé la tête et la corruption du pêché est d'abord celle du clergé. Aussi ces personnages, laïcs ou moines sont ils assez fous pour naviguer sur un navire sans gouvernail, voiles ou rames. (Ils ont perdu les repères doctrinaux et moraux.)
Pour conclure l'un des termes du débat, si l'on suit, Daniel Fabre dans Le « Carnaval Ou La Fête A l'Envers », le christianisme aurait , dès le Moyen Age, procédé à une unification doctrinale du monde, établi un ordre calendaire et fixé définitivement le sens du carnaval. Les origines païennes seraient désormais intégrées et ne subsisteraient localement que dans des coutumes et des superstitions.
« Après ces derniers feux du paganisme qui offrent une multitude d'origines possibles du carnaval, le férial chrétien apparaît comme le résultat lentement élaboré d'une confrontation historique; c'est d'elle que le carnaval tient sa place et ses formes et c'est donc là qu'il faut en chercher les plus sûres racines.
Le christianisme désormais reconnu développe une «politique du temps» très différente de celle du polythéisme. Tout d'abord, l'ordre théologique doit être inscrit dans le cursus des fêtes de l'année - alors que le calendrier antique se permettait d'accueillir maintes divinités secondaires ou marginales, qui n'avaient parfois pas d'autre existence que cette apparition fugitive, au détriment de certains grands dieux qui, tel Jupiter, y étaient peu présents. La même volonté d'emprise conduisit à unifier, s'agissant de la commémoration du grand drame christique, le temps de tous les chrétiens, quel que soit leur lieu de vie dans le vaste Empire. Enfin, et c'est une différence majeure, la liturgie chrétienne instaure une obligation générale de culte,-en principe, elle ne favoriseas les dévotions sélectives, les confréries autonomes, ce qui était le mode d'existence de la croyance et de la pratique païennes…
Les sources doctrinales de l'opposition chrétienne à tous les cultes anciens sont très claires. Les dieux du passé ne sont pas morts ; ils n'ont pas disparu de ce monde mais sont maintenant reconnus comme des démons et l'on ne fête pas ces êtres déchus. D'autre part, l'usage du masque, au théâtre comme dans les rites, est une atteinte grave au créateur. L'homme a été fait à la ressemblance de Dieu. Il commet donc un péché en modifiant son image; aussi le Diable est-il désigné comme le maître inquiétant de l'illusion et du masque. »
On pourrait se demander pourtant si les thèses précédentes ne sont pas d'abord le fruit d'une vision épurée , évolutionniste et linéaire de l'histoire que d'ailleurs Judaïsme et Christianisme ont contribué à répandre (L'histoire Sainte)avant qu'elle ne se laïcise au XVIIIème siècle, comme Progrès Des Lumières. A partir de la conversion de Constantin, le christianisme se serait imposé, aurait combattu et définitivement triomphé du paganisme (c'est-à-dire des cultures gréco-romaines ,germaniques ou celtiques) par la conversion des païens (surtout les élites)-).Il aurait établi peu à peu, comme on vient de le voir, son ordre doctrinal et temporel en occultant définitivement les racines culturelles anciennes. Il faut toujours se garder pourtant d'une illusion rétrospective projetant nos concepts sur le passé, comme celle qui privilégie l'idée de rupture. Comme l'a montré l'historienne des religions, , le problème du devenir chrétien de notre monde est bien plus complexe que la simple volonté impériale ou la victoire doctrinale par conversion réussie des élites civiles ou militaires.( on passe d'ailleurs sous silence que ce fut aussi par la contrainte étatique, comme celle de l'empereur Thédose, voire les persécutions qui ont existé après celles subies par les chrétiens eux-mêmes - ainsi le lynchage de la philosophe néo-platonicienne Hypatie à Alexandrie ,victime des moines fanatiques du patriarche Cyrille).S'il se présente comme rupture avec le passé (le Chemin de Damas) et comme théologie du salut dans une histoire linéaire et « voie royale » vers la parousie et la « vie d'après », la réalité de ce devenir est toute autre.
« Le fractionnement et le pluralisme du christianisme primitif sont désormais un fait acquis. ... Aucune histoire récente du christianisme ne se présente plus comme une histoire générale, mais, nécessairement, comme une juxtaposition d'observations ponctuelles… Si l'on considère qu'il y a deux approches des origines historiques du monde chrétien, l'une consistant à faire l'histoire de l'Église et l'autre celle des communautés chrétiennes dans leur environnement, l'essentiel est de ne pas projeter la première sur la seconde en supposant trop tôt acquise l'unité de l'Eglise et de la doctrine. Les anachronismes qui en résultent ont longtemps faussé les interprétations et la perspective d'ensemble. Ainsi, les catégories d'orthodoxie et d'hérésie ne se sont fixées que progressivement et assez tardivement à partir de la fin du IIe siècle : jusqu'alors, les doctrines chrétiennes primitives étaient encore très fluides. Ce qu'on désignera plus tard comme «hérésie», dans un sens péjoratif, exprime d'abord un particularisme local dans un système théologique unitaire, auquel un consensus de pasteurs et de penseurs oppose une autre vision unitaire de l'Eglise. Le premier christianisme se présente donc comme un phénomène complexe, marqué par les différences de temps, de lieu, de personne et de culture. Ce fractionnement ne se vivait pas seulement à l'échelle de l'empire romain, entre les différentes régions et aires culturelles, mais à l'intérieur même des grandes villes comme Rome, Éphèse ou Corinthe, où saint Paul l'avait relevé dès les années »Marie Françoise Baslez.Comment notre Monde est devenu Chrétien.Points. Histoires.
De par ses considérations, ne faut il pas plutôt considérer comme suspectes et finalement appauvrissantes, les démarches de retour aux sources, comme la recherche rétrospective d'une origine et d'une orthodoxie épurées, toujours en rupture et qui nieraient les syncrétismes (terme odieux à toute orthodoxie doctrinale.).Le monde antique était pluraliste, les syncrétismes y régnaient : La conquête romaine avait réuni dans un même ensemble les peuples de trois continents, constituant un des plus vastes espaces pluriethniques, pluriculturels et plurireligieux de l'Antiquité. Aussi n'existe-t-il pas, ne pouvait-il pas exister de christianisme primitif au singulier et pur doctrinalement mais bien une diversification de mouvements, un maillage de réseaux qui ont fait son histoire et se sont dégagés peu à peu. Comme le dit René Nouailhat, le christianisme, lui-même, a « syncrétisé » à outrance » pour établir son ordre et ses dogmes tardifs.
« Les nombreuses fêtes païennes de corporations spécialisées, avec leurs processions, sont reprises telles quelles par celles des saints. L'assomption de la Vierge le 15 août, rivalise avec la fête de la déesse de la bonne Traversée, le 12. La Sainte Agathe reprend les rites des processions d'Isis. L'étimasie, adoration du trône vide sur lequel sont posés les emblèmes impériaux, se retrouve à l'identique dans l'iconographie chrétienne. Et ainsi de suite.
L'usage massif du paganisme par les chrétiens date surtout de la période où Théodose en interdit le culte, en 392 (interdiction ensuite plusieurs fois renouvelée), et de celle de Justinien à Byzance en 529, qui va jusqu'à la suppression de la liberté de conscience, au baptême obligatoire, et en 535, lorsqu'il reconquiert l'Afrique du Nord contre les Vandales, à la remise des synagogues aux chrétiens.
« L'assimilation du paganisme va se faire à deux niveaux : " par en haut ", avec la culture philosophique et spirituelle - celle de l'aristocratie - et dans les mécanismes du pouvoir impérial; et " par en bas ", avec les religions naturelles, celles des paysans. Ce qui fut lent et complexe, tant pouvaient subsister les " superstitions ". Les canons disciplinaires des conciles sont instructifs à cet égard, avec leurs interdits sur le recours aux voyants, aux sorciers, et la récupération de pratiques, comme l'incubation (aller se coucher près de la tombe des martyrs) et des fêtes païennes traditionnelles.
« Faut-il parler d'usage chrétien du paganisme ou d'usage païen du christianisme ?
Les premiers mouvements chrétiens se sont développés en intégrant de multiples apports religieux venus du Proche-Orient, de l'Égypte, de la Grèce et de Rome, sous les modes d'un vaste syncrétisme judéo-helléno-pagano-barbaro-chrétien ; ils se sont rapidement diffusés tout autour de la Méditerranée ; ils ont abouti à une religion d'Empire, laquelle sera ensuite traversée par maintes réformes ou par quelques ruptures instauratrices de nouvelles voies.
« De toutes ces composantes, il nous reste des traces, des vestiges et des œuvres, accumulés au cours des siècles. L'étude du patrimoine religieux chrétien peut aider à entrer dans l'intelligence de cette histoire plurielle et complexe. L'histoire chrétienne est une histoire d'emprunts, de passages, de dettes, de recontextualisations, de redictions, de greffes successives, de strates accumulées, de sédimentations. Le christianisme, dès ses premières formulations, et tout au long de son développement, a toujours été culturellement métissé et plurireligieux. »René Nouailhat,. Institut de formation à l'étude et à l'enseignement des religions, Centre universitaire catholique de Bourgogne.séminaire sur le « fait religieux » EDUSOL.(c'est moi qui souligne ici.)
Pour ces raisons sans doute , Philippe Walter, lorsqu'il étudie les fêtes et les rites au Moyen Age, propose un livre au titre provocant et paradoxal : « Mythologie Chrétienne ». L'auteur précise d'entrée que sa question n'est pas de savoir si le christianisme serait ou non une mythologie .Il constate, comme dit plus haut, qu'il ne s'est pas construit à partir de rien mais bien dans des cadres mythologiques préchrétiens totalement extérieurs à la Bible et ces cadres seraient populaires.. Il aurait existé en effet, une culture populaire, une mémoire archaïque orale des peuples européens, faite de traditions, ou de superstitions, un « langage naturel du peuple », en un mot une mythologie diffuse qui permettait de penser le monde et le sacré. Cette mythologie loin de disparaitre, aurait existé à l'intérieur même du christianisme médiéval. Le christianisme aurait donc réalisé un authentique compromis religieux, un syncrétisme entre l'orthodoxie doctrinale et des traditions apocryphes impossibles à décanter. La preuve en serait la reforme protestante au XVIème et son souci d'épurer le dogme de ses éléments païens (culte de la Vierge et des saints. )
« Le mot carnaval contient de nos jours des idées largement dépréciées qu'on a fini par identifier à des manifestations folkloriques et sans importance, abandonnées à une fantaisie personnelle ou collective. Pourtant l'étude historique et littéraire des fêtes médiévales permet de comprendre que Carnaval remonte à une antique et vénérable mémoire (au moins celtique et indo-européenne). Dès lors, son originalité ne saurait aussi facilement se dissoudre dans les brumes d'un « folklore » douteux. Aujourd'hui, Carnaval est devenu cette parenthèse bruyante et folle de l'hiver, tout juste bonne à amuser les touristes et à faire travailler les agences de voyages. Pourtant, avant d'être un ensemble de réjouissances ou de divertissements intégrés à la société de consommation, Carnaval était une religion ; c'était même la religion qui a précédé le christianisme. Il contenait toute une explication cohérente du monde et de l'homme. Il définissait les rapports de l'homme et de l'au-delà dans une appréhension originale du sacré. La mythologie carnavalesque constitue ainsi l'armature de la mythologie médiévale…. »Philippe Walter. Mythologie Chrétienne. Imago.
L'auteur va donc développer une thèse différente de celle du carnaval purement chrétien en s'inspirant de L'école De Mythologie Française et en particulier des travaux de Claude Gaignebet.
La fête carnavalesque serait à étudier comme une « religion ». une forêt de rites et de symboles, vestiges de cultes indo-européens et préhistoriques et transmis par la culture gréco-romaine germanique et celtique..elle aurait survécu, dans et malgré le christianisme, par le calendrier, par la nature des fêtes , et par le culte des saints.
- Ainsi carnaval correspondrait à une manière archaïque de penser le temps selon les phases de la lune et donc de diviser l'année en quarantaine (une lunaison et demie). Quarante jours s'écoulent ainsi entre Noël et la Chandeleur(2fevrier) et quarante jours entre la Chandeleur et Pâques. Carnaval est donc la période entre la dernière lune d'hiver et la première du printemps, ce qui le qualifie comme rite saisonnier : on célèbrerait le renouveau de la nature et « la libération des âmes »(Cl. Gaignebet).Les celtes utilisaient déjà un calendrier luni-solaire de 29 jours avec un mois lunaire divisé en deux périodes ;la nouvelle lune débutait la première et la pleine lune la seconde. Le premier calendrier romain était presque identique(les Ides correspondaient à la nouvelle lune et débutaient le mois, les Calendes (pleine lune) le fermaient ; on rajoutait un mois. La réforme du calendrier julien(Jules César) se calqua désormais sur le cycle solaire mais conserva Ides et Calendes. Si l'église hérita du calendrier julien elle fixa ides et calendes par des fêtes importantes destinées à remplacer les fêtes païennes anciennes.
« Le Moyen Age a obéi à une pulsation imaginaire du temps qui remonte à un passé archaïque (et dont Carnaval est sans doute le conservatoire le plus durable). On pourrait sans doute parler ici des mythes fondateurs de l'Eurasie. Le christianisme a inscrit ses commémorations dans le vieux cadre de ce temps païen ritualisé. En ce sens, il est tributaire de la "mémoire du temps" archaïque. Tout mythe digne de ce nom (je parle de mythes ethno-religieux et non de mythes inventés par la littérature comme celui du Graal par exemple) s'inscrit dans cette pulsation imaginaire du cosmos, ce que Gilbert Durand appelle le drame agro-lunaire de notre monde. Le mythe accompagne le rite qui s'accomplit toujours sur certains sites. Avec le mythe, on se trouve bien comme l'a admirablement dit
Mircea Eliade devant le Temps et l'Espace originels commémorés rituellement dans le présent d'une liturgie. Or la littérature médiévale (romans arthuriens ou chansons de geste) est tributaire de ces mythes anciens. Elle n'est pas inventée par des écrivains médiévaux imaginatifs mais colporte une vieille matière orale qui remonte aux mythes archaïques de l'Europe. Pour comprendre quelque chose à ces récits archaïques, à leur structure et à leurs motifs, je propose de les replacer dans un calendrier rituel. Le cadre calendaire et rituel éclaire certaines significations des mythes anciens. Carnaval est évidemment l'ensemble rituel et mythique central de cette mémoire ancestrale. Encore ne faut-il pas réduire le carnaval aux théories sociologiques modernes (à la Bakhtine, voir son ouvrage fort discutable et réducteur sur la culture populaire au Moyen Age et à la Renaissance). Il faut plutôt faire de Carnaval le coeur de tout un système de pensée que les travaux de Claude Gaignebet, le plus grand folkloriste français contemporain, ont bien illustré. Carnaval est une religion du souffle cosmique, c'est-à-dire une célébration rituelle du voyage des âmes entre les deux mondes, tout autre chose que le défouloir télégénique ou le bazar touristique qu'on voudrait aujourd'hui nous confectionner. Avec le vrai carnaval on est plus proche d'un théâtre primitif qu'Antonin Artaud appelait le "théâtre de la cruauté" que d'un divertissement pour gogos en goguette. Ce vrai carnaval (mot qui semble bien apparenté à cette déesse Carna dont parle Dumézil) nous replonge dans un système mental qui est exactement celui que l'on peut observer dans le théâtre médiéval (je pense par exemple au Jeu de la Feuillée d'Adam de la Halle) mais je pourrais citer une multitude d'autres oeuvres qui en témoignent (du Satiricon de Pétrone aux romans de Rabelais, ou à rebours de Finnegans Wake de Joyce aux chansons de geste). Voilà la vieille culture de l'Europe: elle est dans cet imaginaire foisonnant que certains s'acharnent aujourd'hui à faire disparaître des écoles et universités au motif suivant: produit périmé car date limite de consommation dépassée ». Philippe Walter.Entretiens.
A ussi, Philippe Walter reprend il la question de « l'énigme du nom » pour réfuter l'étymologie traditionnelle et l'origine communément admise, construction tardive de clercs selon lui (1268 voit apparaitre en français la « nuyct de Quarnivalle »).Ceux-ci, selon une pratique courante par rapport aux textes, auraient transformé les racines du mot soucieux de les faire correspondre avec le dogme et surtout d'occulter certains aspects qui constituaient un tabou pour leur foi. Ils voulaient, dit l'auteur, faire disparaitre le carnaval en lui donnant le sens de carême. Jacques Le Goff a d'ailleurs mis en lumière les procédés par lequel l'Eglise avait occulté la culture populaire à l'époque mérovingienne, par destruction pure et simple, oblitération et détaturation.Les dictionnaires et encyclopédies, y compris contemporains auraient répété simplement cette étymologie au fil des siècles, désormais consacrée par ces répétitions.. Le procédé d'occultation aurait ainsi concerné l'étymon lui-même « Carn » et qui ne serait pas simplement la viande et la chair mais bien d'abord la déesse romaine Carna, (quarni-valle vient de l'italien),déesse associée aux fèves et au lard dont le culte était présent chez beaucoup de peuples indo-européens et dans divers folklore.De même « Val » renverrait à la figure de Saint Valentin, justement fêté en période carnavalesque –l'invention chrétienne pourrait avoir syncrétisé la aussi une créature païenne de manière d'ailleurs différente selon les régions puisque pas moins de cinq saints distincts sont regroupés sous le même nom.
« La syllabe finale val de Carnaval doit également être expliquée. On note tout d'abord que l'onomastique des romans arthuriens n'ignore pas cette syllabe. On la retrouve à la fin de certains noms comme ceux de Lanval ou Perceval. On note également que la syllabe val se relie directement à la syllabe gal si l'on tient compte de l'évolution phonétique de la gutturale dans les langues romanes. Un hagionyme comme celui de saint Gall ou des toponymes français comme Saint-Gal (Lozère), Saint-Gal-sur-Sioule (Puy-de-Dôme), Saint-Gall (Bas-Rhin) et Saint-Romain-en-Gal (Rhône) témoignent de l'existence de substrats légendaires et mythiques préchrétiens tournant autour de ces noms en Gai ou Val. Par ailleurs, tous ces toponymes offrent une répartition géographique significative sur l'ensemble du territoire français et certains désignent des sites connus pour leurs vestiges archéologiques de la période celtique et gallo-romaine (Saint-Romain-en-Gal près de Vienne en Isère) alors que l'abbaye de Saint-Gall en Suisse était, durant le haut Moyen Âge, un établissement monastique de toute première importanc8. Le nom de Gal appartient très probablement à la mémoire préchrétienne de l'Occident. Il renvoie à des rites et à des croyances dont Carnaval peut encore témoigner. » Philippe Walter. Mythologie Chrétienne.
Un des éléments majeurs de la christianisation du paganisme, au sens où on l'entend, fut bien le culte des saints remplaçant d'anciennes croyances à des divinités et reprenant souvent le nom même des créatures païennes. Les saints possédaient des attributs mythiques comparables à leurs modèles. le culte cherchait à absorber les tendances polythéistes de la religion préchrétienne dans le cadre monothéiste du christianisme. « C'est la raison pour laquelle le culte voué à certains saints très mystérieux ne peut manquer de surprendre aujourd'hui : saint Valentin est de ceux-là. La syllabe initiale de son nom Val appelle à établir un lien éventuel avec la mythologie de Carnaval, d'autant que le saint est fêté en période carnavalesque. »
Pour en revenir à la déesse Carna , que les romains célébraient aux calendes de juin, elle est connue par Ovide et Macrobe et son culte originel remonterait au début de la République, Brutus ayant chassé le roi et fait un vœu à la déesse à cette occasion.Elle symbolisait les organes vitaux de l'homme. C'est pourquoi son culte était d'abord alimentaire (en particulier la purée de fève et du lard, aliments, pensait-on susceptibles de fortifier le corps)..
« S'agissant du lard, nourriture carnée par excellence, on aura aucun mal à souligner son aspect « carnavalesque ». Les saucisses, jambons et autres chairs grasses font partie de la gastronomie carnavalesque depuis fort longtemps. Carnaval, c'est d'abord le grand manger, une absorption démesurée de nourritures,, des repas gargantuesques ou pantagruéliques, et cela quel que soit le royaume de Carnaval. Un tel rite semble en accord avec la racine que la plupart des étymologistes reconnaissent dans Carnaval : caro, « la viande ». D'ailleurs, en ancien français, le mot qui a précédé celui de Carnaval est Carnage (ou Charnage) qui appelle un sacrifice rituel de chair, vraisemblablement pour un festin grandiose et sacré. Carna protège en outre les forces vitales et les renforce grâce aux vertus nutritives particulières qui s'attachent à certains mets. » Philippe Walter. Mythologie Chrétienne.
Quant à la fève, l'histoire « mythique » de Rome expliquerait aussi son importance symbolique. Selon Ovide, le mot latin « faba » renvoie aux actions des Fabiens, compagnons du héros fondateur Remus et frère jumeau de Romulus . Ayant les premiers retrouvé un troupeau volé(avant les compagnons de Romulus ) ,ils auraient seuls consommé au retour un banquet rituel abondant ne laissant que les os aux autres et accomplissant donc un véritable » « carnage » de nourritures. Le mythe renvoie ainsi aux luttes rituelles de la jeunesse et aux temps fondateurs. Triompheraient dans cet épisode les plus « sauvages », le temps d'un repas. On se rappellera que Romulus finira par tuer son frère parce qu'il avait prétendu se moquer de l'ordre en franchissant d'un saut et par jeu le tracé futur de l'enceinte de Rome. Pour les romains la fève riche ainsi de toute une mythologie restera un aliment impur. « Ciceron pensait qu'elle gâtait le sang, faisait enfler le ventre, excitait la sensualité et causait de mauvais rêves. La fève ne serait-elle pas la nourriture carnavalesque par excellence, celle qui fait gonfler le ventre et qui rend l'homme semblable à la femme enceinte ? Nombreuses sont les confréries de Carnaval qui s'amusent sur l'ambiguïté de ce ballonnement. »
Par ailleurs la fève mettrait selon la tradition quarante jours à germer ce qui correspondrait au temps carnavalesque des quarantaines du calendrier lunaire mis à jour par Claude Gaignebet: ainsi la fève apparait à l'épiphanie dans le gâteau de roi, déjà un roi pour « rire » le temps d'un jour.
Mythologie Chrétienne développe d'autres éléments qui renverraient à des rites du carnaval médiéval où même antérieurs et qu'on retrouve toujours dans le carnaval moderne. Le plus connu est évidemment celui du mannequin géant destiné à être brulé (on appelait dimanche des Brandons, le premier dimanche de carême).Les gaulois avaient déjà de tels rites sacrificiels selon la Guerre Des Gaules.Le géant serait la figure bien connue (et que popularisera Rabelais).de Gargantua. Philippe Walter cite, comme source, un roman médiéval qui met en scène un géant Gargan, combattu et finalement décapité. On désignait d'ailleurs les païens par le sobriquet de gargantuates, ceux de Gargan, pendant la période médiévale. Ce roi géant dans tous les cas est sacrifié sur un bucher au soir du mardi gras.
Mais pourquoi un mannequin ? Référence serait faite à un autre roman médiéval, la Manekine, à la fois, édifiant et œdipien. Le roi de Hongrie aurait été contraint par la noblesse d'épouser sa fille pour remplacer la reine défunte. La jeune fille, Joie, pour échapper au mariage se coupa la main et devint Manekine, la Manchote. Elle fut alors condamnée à être brulée sur un bucher. Sauvée une première fois (le jour de la Chandeleur),elle épousa le roi d'Ecosse (qu'elle rencontra le premier jour de carême)mais encourut l'hostilité de la reine mère qui l'accusa d'avoir enfanté un monstre(le roi étant absent lors de l'accouchement).On voulut alors une nouvelle fois la bruler avec son fils ,mais le sénéchal les remplaça par deux simulacres de bois qu'on sacrifia sur le bucher.. Abandonnée sur les flots, elle finit par arriver à Rome et retrouver le roi, le jour des Rameaux, (ainsi que sa main le jour de Pâques.)
Philippe Walter va mettre en rapport ce roman avec divers contes et traditions (comme celui bien connu de Peau D'âne)dans un véritable tissage mythique.
« Tout au long de ce récit construit sur un conte populaire fort répandu apparaissent des dates rituelles du calendrier populaire et liturgique. À la Chandeleur (2 février), le roi veut épouser sa fille. Trois jours plus tard, elle est abandonnée aux flots sur une barque qui arrive en Ecosse, le dimanche des brandons. Elle épouse le roi d'Ecosse à la Pentecôte. Deux ans plus tard, en janvier, elle accouche d'un fils. Au début du carême, le roi parti en voyage rentre en Ecosse mais il apprend qu'on vient d'abandonner aux flots la barque sur laquelle se trouvent sa femme et son fils sauvés in extremis du bûcher. Dans cette trame narrative, une date mérite plus particulièrement d'être soulignée : celle du dimanche des brandons (ou premier dimanche de carême). Ce jour clé du calendrier carnavalesque se trouve associé à un bûcher sur lequel doit brûler la Manekine à deux reprises. Il s'agit, bien évidemment, du rappel des rites de crémation que le folklore carnavalesque a bien conservés jusqu'à nos jours. Il est d'usage de brûler le dernier jour de Carnaval le simulacre d'un géant et d'une géante, incarnations rituelles des jours gras. Dès lors, la Manekine et son fils ne seraient que les substituts légendaires du géant et de la géante de Carnaval qu'on brûle sur le bûcher dans les premiers jours du carême.
Il ne faudrait toutefois pas faire des rites carnavalesques mentionnés dans La Manekine une simple allusion littéraire glissée par le romancier dans son récit. En fait, c'est l'histoire de la Manekine elle-même qui constitue la version folklorisée (et partiellement christianisée chez Philippe de Rémy) d'un authentique mythe de Carnaval. Avec une précision rare, le récit maintient les dates rituelles en relation avec le mythe qu'il évoque. Le témoignage parallèle de la tradition folklorique permettra de mesurer l'importance de cette conservation.
Dans cet esprit, on notera particulièrement certaines variantes de contes russes et serbes concernant l'enfant de la Manekine que les folkloristes qualifient, à juste titre, de « mythiques ». L'enfant est décrit comme « doré jusqu'aux coudes, ses pieds d'argent jusqu'aux genoux, son front portait un soleil rouge, sa nuque une lune brillante ». Dans ces mêmes versions, la belle-mère répand le mensonge suivant : « Ta femme a enfanté un enfant moitié chien, moitié ours ; elle vit dans le bois en commerce avec les bêtes » ou encore « ta maîtresse et notre petite fille a mis au monde un enfant comme nous n'en avons vu de notre vie : il a des pattes de loup, des regards d'ours, une gueule de chien ». Le roman médiéval confirmait d'ailleurs ces données : la créature velue enfantée par la Manekine aurait quatre pieds, les yeux enfoncés et une énorme tête ; dès qu'elle sortit du ventre de sa mère, elle « s'enfuit comme une vouivre », selon le texte en ancien français. Une version occitane du conte de La Manekine intitulée Sainte Brigitte précise : « Un enfant naît et la mère répond qu'il était né quelque chose et qu'elle ne savait pas bien si c'était un chien ou si c'était un enfant. » Le récit se souvient ici d'une créature monstrueuse que des versions archaïques du même conte plaçaient probablement au cœur de l'histoire ; de plus, cette créature hybride était attachée rituellement à la date de Carnaval. D'ailleurs, les légendes médiévales sont coutumières de telles chimères. La légende du chevalier au cygne évoque bien des êtres humains métamorphosés en cygnes que l'on fait passer justement pour des chiens "….
Il convient d'emblée de souligner l'importance de la divinité de Carnaval qui se cache derrière le personnage de la Manekine. Elle est la clé qui ouvre la compréhension du véritable puzzle hagiographique construit autour des huit grandes dates « carnavalesques ». On verra qu'un autre roman médiéval donne au monstre en forme de vouivre enfanté par la Manekine le nom de Garganeùs, qui rappelle bien évidemment le nom de Gargantua, le géant de Carnaval par excellence. Dès lors, examinée sous l'angle mythique, la Manekine n'est autre que le géant ou plutôt la géante de Carnaval, appelée à brûler sur le bûcher du dimanche des bordes.
C'est donc bien autour du bûcher de Carnaval que se concentrent les principaux rites et mythes de la période. En fait, cette attention aux rites carnavalesques commande une relecture éclairée de toute la tradition légendaire et folklorique du Moyen Âge dans le but de mieux comprendre la mémoire mythologique qui l'organise. La convergence du folklore médiéval et moderne mais aussi des textes littéraires médiévaux ainsi que de témoignages mythologiques et ethnologiques non littéraires permet de rétablir la mémoire « sauvage » du monde préchrétien et le réseau des croyances païennes qui s'y rattachent. Une compréhension renouvelée de cette littérature médiévale ainsi que de ses rapports avec les contes folkloriques est l'enjeu de ce réexamen. Il va de soi que le présent ouvrage ne peut qu'ouvrir quelques pistes de recherche et non entreprendre l'exploration exhaustive de ces vastes domaines encore largement inexplorés, malgré le renouveau des études sur la littérature médiévale depuis deux décennies. »… Philippe Walter. Mythologie Chrétienne.
A SUIVRE
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