"Il faut regarder la vie avec des yeux d'enfant
Selon Carlo Severi dans « l'empathie primitiviste », il y a deux manières de représenter un espace. L'une, typique de l'art occidental dans sa tradition , est essentiellement optique, et cherche à imiter les modalités de la perception quotidienne. L'autre, qui est propre à l'icône byzantine comme à l'art primitif, est de caractère symbolique, et vise plutôt la réalisation d'une synthèse, ou d'un équivalent mental de l'image. La modalité propre à la perspective tend à immobiliser l'œil ; La modalité symbolique, au contraire, fait appel à sa mobilité active.Une représentation qui ne suit pas les règles de la perspective est certes moins adéquate du point de vue d'un oeil immobile, Cette même représentation symbolique, toutefois, conduit aussi le regard à explorer activement une forme. Là réside sa force : pendant son exploration, à partir de ce que l'œil voit, mais aussi à partir de ce que l'œil reconnaît comme manquant, le regard produit mentalement une représentation intérieure plus complète, plus vivante et plus intense de celle qui se trouve matériellement inscrite sur la surface de l'icône.
« L'art du peintre byzantin et russe est d'offrir au regard des traces, des indices qui lui permettent de reconstruire l'objet qui se trouve mentionné, mais non décrit, dans l'image. Et comme l'esprit est infiniment plus puissant que le pinceau du peintre, l'icône produit une image mentale infiniment plus intense que sa représentation en perspective. Il est clair pour nous que cette découverte d'une modalité de représentation visuelle qui se réalise dans le dialogue entre l'œil et l'esprit, en s'inscrivant au cœur même du processus de synthèse mentale produit par la perception à partir d'une forme-indice (la ligne d'or qui marque les contour d'un objet dans les icônes) ne se limite nullement à une interprétation de l'art byzantin. ….toute image visuelle a une affinité profonde avec les constructions que nous voyons dans les icônes »…
« … Dans son essai sur la Question de la forme , Kandinsky écrit que « l'émotion qu'on éprouve devant le réel est la partie essentielle de l'œuvre d'art ». De ce fait, toute œuvre accomplie « est porteuse d'un son interne dont il s'agit de percevoir la résonance ». L'instrument de cette perception est précisément la forme, dans la mesure où elle s'affranchit progressivement de toute affinité avec les apparences. C'est par cet éloignement progressif de l'apparence que la forme devient porteuse d'empathie, ou plutôt, selon ses propres mots « d'une énorme force inconsciente ». Carlo Severi.l'Empathie Primitiviste
Au début du 20ème siècle plusieurs mouvements artistiques, dont les Fauves, poursuivirent une intensité nouvelle de l'œuvre d'art et rencontreront à cette occasion l'art primitif. L'artiste cherchera un nouvel espace capable de correspondre à cette force affective par une rupture avec l'art de la représentation et donc avec l'académisme. Or les objets africains, océaniens asiatiques ou « nègres », comme on disait à l'époque sans beaucoup distinguer, leurs apparaissaient chargés d'énergie, de sens et de mystères dans leur immédiateté selon la formule de W.Benjamin définissant l'art cultuel « apparition unique d'un lointain,si proche soit –il .
« Derain avait appelé la crise violente et brève du fauvisme «l'épreuve du feu». Le Matisse qui l'aborde en été 1905 se considère encore, malgré plus de douze ans de recherches intenses, un apprenti, hésite, s'interroge, se cherche et se débat dans les pires difficultés. Celui qui en ressort, moins de deux ans après, ne doute plus, a trouvé son style et les collectionneurs qui lui apportent l'aisance, impose sa personnalité, fait figure de chef d'école, de maître - et, d'ailleurs, ne tarde pas à fonder sa propre académie. Ses tableaux, jusque-là de dimensions modestes, pour la plupart, grandissent, et ce changement d'échelle est le corrélatif naturel d'une ampleur d'esprit, d'une volonté de porter loin qui durera une douzaine d'années, après quoi, le retour à des formats plus limités traduit un repli sur «l'intimité» - c'est le mot qu'utilisé Matisse pour qualifier ce nouveau tournant. L'ordalie a dégagé, fortifié en lui des convictions commandant, dès lors, sa pratique picturale, qu'il s'efforcera aussitôt de comprendre et de faire comprendre - «Suis-je clair?» est une phrase qui reviendra dans sa correspondance, sa conversation, tout au long de sa vie - comme s'il espérait que la démonstration pondérée compenserait le choc provoqué par l'irrationalité audacieuse de l'œuvre et que le discours réparerait le tissu par elle déchiré. Mais l'aspect le plus remarquable des Notes d'un peintre, publiées en décembre 1908 dans La Grande Revue, ce n'est point qu'elles rendent compte, avec une exactitude saisissante, de l'esthétique qui régira dorénavant son œuvre, mais que cette œuvre, alors, soit encore pour la majeure part à venir: le mur de feu traversé interdit le retour, voire le recours au passé… ». Pierre Schneider. Matisse. Flammarion
L'épreuve de la couleur telle que l'initièrent les fauves, entraina une rupture profonde avec le passé et bouleversa les données de la peinture. Matisse s'est expliqué et dans ses propos (dans les Notes) et dans certains de ses tableaux, notamment dans cette toile maîtresse qu'est L'Atelier rouge (1911).
«Ce que je poursuis par-dessus tout, c'est l'expression.» Terme nouveau, délibérément utilisé afin de s'opposer à impression: le tableau cesse de recueillir passivement l'empreinte du monde pour devenir la projection d'un moi ; il est une construction subjective et non plus une reproduction objective. Encore faut il s'entendre sur le mot expression : «L'expression, pour moi, ne réside pas dans la passion qui éclatera sur un visage ou qui s'affirmera par un mouvement violent ;elle est dans toute la disposition de mon tableau ; la place qu'occupe les corps, les vides, les proportions tout cela y a sa part. La composition est l'art d'arranger de manière décorative les divers éléments dont le peintre dispose pour exprimer ses sentiments». Expressif ne veut donc pas dire expressionniste pour Matisse
« Qu'ont fait les Réalistes, qu'ont fait les Impressionnistes? La copie de la nature. Tout leur art tient dans la vérité, l'exactitude de la représentation, art tout objectif, art d'insensibilité pourrait-on dire, de notation pour le plaisir. D'ailleurs, quelles complications derrière cette apparente simplicité ! Les tableaux des Impressionnistes, je le sais, moi qui suis parti de là, fourmillent de sensations contradictoires. C'en est une trépidation.
Nous voulons autre chose. Nous allons à la sérénité par la simplification des idées et de la plastique. L'ensemble est notre seul idéal. Les détails diminuent la pureté des lignes, ils nuisent à l'intensité émotive, nous les rejetons..
Je prends dans la nature ce qui m'est nécessaire, une expression suffisamment éloquente pour suggérer ce que j'ai pensé. J'en combine minutieusement tous les effets, je les équilibre en description et en couleur, et cette condensation à quoi tout concourt, même les dimensions de la toile, je ne l'atteins pas du premier jet. C'est un long travail de réflexion, d'amalgamation. J'ai à peindre un corps de femme; d'abord, j'en réfléchis la forme en moi-même, je lui donne de la grâce, un charme, et il s'agit de lui donner quelque chose de plus. Je vais condenser la signification de ce corps, en recherchant ses lignes essentielles. Le charme sera moins apparent au premier regard, mais il devra se dégager à la longue de la nouvelle image que j'aurai obtenue, et qui aura une signification plus large, plus pleinement humaine. ».Matisse. Entretiens. Dans Ecrits Et Propos Sur L'art.
Selon Pierre Schneider, après la phase destructive du fauvisme, devait succéder une phase de reconstruction substituant « l'image » à la représentation, « évoquant les choses avec art » comme le dit Matisse. La couleur porté à « son plus haut degré de pureté » ne pouvait se satisfaire de représentations liées au réalisme. Ainsi natures mortes et paysage vont disparaitre progressivement au profit de la « figure » comme le portrait ou « nu »qui constituent le matériau des styles abstraits, décoratifs et liturgiques. «Ce qui m'intéresse le plus, ce n'est ni la nature morte, ni le paysage, c'est la figure. C'est elle qui me permet le mieux d'exprimer le sentiment pour ainsi dire religieux que je possède de la vie.»
Pour donner un exemple :« la révélation m'est donc venue de l'Orient» constate Matisse, jetant, en 1947, un regard rétrospectif sur ses voyages au Maroc. Il était revenu du Maroc avec une caisse entière de carreaux, de céramique murale aux motifs floraux ou géométriques stylisés, de fragments, d'objets modestes qui lui serviront «à sortir de la peinture d'inimité. Il en sortira avec un aspect du dualisme qui marque son œuvre ,dualisme de deux influences : Cézanne qui l'incite à exagérer les volumes, les Orientaux, à les gommer .
Pour Matisse, si le Maroc est un jardin fabuleux source de multiples œuvres, Amido, Fatmah la mulâtresse Zorah sur la terrasse, Le Riffain deboutet Les six personnages du Café arabe, avait-il cependant besoin du voyage pour ces créations ? Matisse est loin de l'orientalisme de Delacroix qu'il critique. Le voyage lui sert à emmagasiner des émotions comme dont il se souviendra ,à l'instar de son jardin d'Issy. À un visiteur il confiait, parlant de sa maison: «J'ai aussi là-bas un merveilleux jardin avec beaucoup de fleurs, qui sont pour moi les meilleures leçons de composition de couleurs. Les fleurs me donnent des impressions de couleurs qui restent marquées de façon indélébile sur ma rétine comme au fer rouge. Ainsi lorsqu'un jour je me trouve, la palette à la main, devant une composition et que je ne sais que très approximativement quelle couleur utiliser en premier, alors ce souvenir peut surgir en mon for intérieur et me venir en aide, me donner une impulsion.»
Les voyages sont seulement l'occasion, pour Matisse, à la fois d'accumuler des souvenirs dans lesquels il puisera par la suite, et aussi de continuer de clarifier ses recherches en cours et ses « presciences ». Cette « décantation par la mémoire s'applique au Maroc, comme elle s'appliquera à Tahiti, et lui permettra d'en mettre en forme le souvenir » plusieurs années plus tard.Ainsi Les Marocains(1915-191),Les Demoiselles à la rivière (1916-1917,) et jusqu'à Zulma (1950, ) sont-ils un exemple de l'utilisation a posteriori de la mémoire comme machine à décanter le réel jusqu'à l'abstraction, cette abstraction qui le tentera délibérément et systématiquement dans les œuvres qui vont suivre, à partir de 1914 et qu'il emploiera de nouveau plus tard, lorsque s'étant rendu à Tahiti il en rapportera ses Souvenirs d'Océanie.
Les choses n'ont jamais été faciles pour le peintre. S'il parle souvent d'« émotion » et de « sentiment », ce n'est pas d'une spontanéité facile à accueillir mais l'implication de toute la personne, d'où sa devise paradoxale : « Du conscient à l'inconscient par le travail. » Le travail c'est, de mettre au jour ce que le peintre ne maîtrise pas. Travail du peintre mais aussi travail de l'œuvre, d'où les reprises, les « doublons » du même sujet, quelquefois de manière très différente.
Ces reprises montrent des aller et retour sans choix décisif entre la peinture descriptive, impressionniste dit-on souvent, et la tendance au résumé, à la concentration, à l'« abstraction » qui caractérise les œuvres les plus célèbres des années autour de 1910.D'où le dualisme du peintre procédant par paires, d'œuvres contemporaines représentant le même sujet et dont la plus « moderne » n'est pas forcément la dernière. . Matisse cherchera toujours à réaliser ce qu'il aime entre tout: «faire deux choses en même temps», c'est-à-dire, par exemple fusionner abstraction et réalité.
Les versions « impressionnistes » sont organisées en fonction du motif, des plaisirs et des informations qui lui sont associés. Au contraire, ce qui domine dans les tableaux « abstraits », c'est la présence active du peintre –par des instruments de travail prêts à l'emploi, éventuellement par une simple ligne verticale marquant l'embrasure de la fenêtre d'où il voit les choses . Ce peintre invente un espace, un langage qui rend l'objet de sa peinture directement présent à notre sensibilité, sans passer par la description.
Son premier traitement d'un thème était perceptif, la seconde version, qui découlait de la première, était plus synthétique. De cette manière, il pouvait conserver son contact intense avec la nature tout en prenant en même temps quelque distance avec un traitement entièrement fondé sur sa perception. Léo Stein se rappelait bien ce précoce exemple du procédé : « Un été, il rapporta de la campagne une étude déjeune pêcheur en même temps qu'une copie libre de celle-ci, avec des déformations extrêmes. Il prétendit tout d'abord que c'était le facteur de Collioure qui l'avait faite, mais admit finalement que c'était une de ses propres expériences. C'était la première chose qu'il faisait avec des déformations forcées. » Jack D. Flam. Matisse Et Les fauves. Dans. W.Rubin.Le Primitivisme Dans L'art Du 20ème Siècle
Matisse cherche à rendre par l'organisation de formes et de couleurs l'émotion qu'il éprouve à propos du sujet : « J'étudie à fond mon sujet et quand j'en suis pénétré, je le rends comme en chantant» Le sujet est le point de départ nécessaire mais le « chant » de l'artiste a son propre rythme, sa propre mélodie. Cette manière de peindre n'est pas asservie à l'objet, elle dépend principalement de la subjectivité de l'artiste,c'est pourquoi elle instaure aussi, par l'émotion traduite et communiquée plastiquement, un rapport direct entre le peintre et le spectateur. La peinture se rapproche du public et l'implique dans sa dynamique. Elle ne cherche pas à produire un schéma c'est de ce qui est représenté mais un espace qui relie directement, au-delà de la représentation, le peintre et le sujet puis la peinture et celui qui la regarde. Cet espace, Matisse le dit spirituel, c'est-à-dire non matériel, indépendant de l'objet représenté, élargi, infini, illimité, productif d'une autre manière d'être.
Pour P. Schneider une œuvre symbolise ce tournant ; Peindre un atelier c'est méditer sur l'art .Ce serait donc vrai pour « L'atelier Rouge », tableau qui multiplie les références à la peinture, chevalets,toiles instruments. .Le rouge vibrant de l'œuvre renverrait à la crise fauve : rien d'extérieur à cette peinture, ni portes ni fenêtres rien d'extérieur au rouge qui dévore tout ce qui n'est pas sa surface et l'espace fictif . . L'Atelier rouge confirme l'exigence de l'image : parmi les tableaux visibles dans la pièce accrochés au mur rouge, des œuvres antérieures, ne figurent qu'un paysage, qu'une nature morte. Les autres sont des nus: Grand Nu (1911?), Nymphe et Faune (1908), Nu à l'écharpe blanche (1909), Luxe II, Nu assis fleuri, assiette en céramique (1907), sans compter les nus représentés en sculpture. L'Atelier rappellerait qu'une peinture est image sans les entraves réalistes qui la vouaient aux choses
« Seules ont traversé le barrage de feu pour s'inscrire, lumineuses et légères, sur le fond rouge, les œuvres d'art. Le fauteuil d'osier et le cadran de l'horloge ne font qu'apparemment exception à cette loi : le premier est, aux yeux du peintre, l'emblème de son art («quelque chose comme un bon fauteuil»); le second ne l'est pas moins, puisque l'oisiveté, le bien-être, comme d'un bon fauteuil, sont les caractères de l'Age d'or, de ces temps mythiques qui vivent un présent éternel. Les œuvres,(celles du mur de l'atelier) toutes de Matisse, doivent leur survie ou, plus précisément, leur résurrection, au fait qu'elles ont renoncé à ce dont le mur rouge interdit la présence : modelé, perspective, dégradés, valeurs. Elles sont là parce qu'elles ont consenti à se réduire à des surfaces d'ailleurs les sculptures, pour lesquelles cela est impossible, semblent fantomatiques, irréelles - grâce à l'utilisation exclusive de couleurs pures. La plupart d'entre elles sont des œuvres décoratives (des nus féminins) et le paysage posé au sol, la nature morte accrochée au mur ont été, par rapport aux originaux, poussés en ce sens. Elles sont moins des représentations que des images, c'est-à-dire qu'elles ont renoncé à nous faire croire qu'en elles, comme en quelque miroir, le monde extérieur a été pris au piège. Le «rien que par la couleur» du fauvisme a imposé à Matisse l'évidence qu'il y a désormais un écart infranchissable - le mur de feu de L'Atelier rouge - entre la présence de la peinture et l'apparence de la réalité. «Avant tout, dit Matisse, je ne crée pas une femme, je fais un tableau . » Pierre Schneider. Matisse. Flammarion
Pour comprendre et retracer ce cheminement du peintre vers cette nouvelle peinture après Collioure et la rupture fauve il faut revenir au moment où il contemplait les « objets nègres » à la vitrine du » père Sauvage »
"II aime s'entourer d'objets d'art moderne et ancien, de matériaux précieux, et de ces sculptures où les Nègres de Guinée, du Sénégal et du Gabon, ont montré avec une pureté unique leurs émotions terrifiées".APOLLINAIRE
« J'avais médité sur l'art du Dahomey et du Niger, j'avais contemplé des monstruosités hindoues, des mystères asiatiques et beaucoup d'autres grotesques primitives, et il m'était venu à l'esprit qu'il y avait une analyse raisonnée de la laideur de même qu'il y en avait une de la beauté ; que l'une n'était peut-être que le négatif de l'autre, une image inversée qui pourrait avoir sa propre valeur et sa propre signification ésotérique. Lorsque le monde était jeune, l'homme avait peint et taillé des choses effrayantes et obscènes. Ce renouvellement était-il le signe de quelque seconde enfance de la race, ou bien une véritable renaissance artistique ? …. « C'est Matisse qui fit le premier pas dans le pays inconnu de la laideur. »GELETT BURGESS.ENTRETIENS.1908-09
Au cours de l'été 1906, au moment de son premier achat d'une sculpture africaine, Matisse cherchait la nouvelle base esthétique de son art dans une synthèse de l'art de Cézanne de l'art de Gauguin et d'un primitivisme général tel qu'on le trouvait dans l'art populaire et dans l'art des enfants ou encore les Naïfs (les peintures d'Henri Rousseau qui avaient figuré au Salon d'automne « fauve » de 1905). Les deux correspondaient à deux façons très différentes de traiter la forme et l'espace. Le premier impliquait un modelé sculptural, un espace tangible mais non perspectif ; le second, des coloris plats et vifs et un traitement plat et décoratif des figures, des objets et du fond. La polarité qui existe entre ces modes peut être constatée dans des toiles de Matisse réalisées à Collioure peu après son retour d'Afrique du Nord et qui doivent être regroupées deux par deux : la Nature morte au pélargonium et Les Oignons rosés, et les deux versions du Marin.
Les deux natures mortes contiennent un arrangement d'objets similaires : des oignons rosés, une poterie traditionnelle d'Afrique du Nord et une version en terre cuite de la sculpture de Matisse Femme appuyée sur les mains, de 1905. La « Nature morte au pélargonium » apparait traditionnelle dans son traitement. Elle est peinte selon un point de vue unique (la perspective de la table et des objets qu'elle supporte), les ombres portées y sont clairement marquées. Le traitement des contours et la touche sont en même temps cézanniens. La matrice de cette image, comme dans les tableaux de Cézanne, est enracinée dans la perception sensorielle, et la représentation reste naturaliste dans l'ensemble.
Les « Oignons rosés » d'autre part montrent des objets simplifiés et aplatis comme dans un dessin d'enfant. Ils sont placés dans un espace abstrait, sans lien avec un point de vue spécifique, dépourvus d'atmosphère et sans ombre ni lumière. Matisse a utilisé ici une technique simplifiée et primitiviste pour diminuer le sentiment de réalité et accentuer les relations symboliques entre les objets. Les spirales du grand vase agissent comme une articulation symbolique de la force de la croissance d'oignons qui semblent pousser à partir de la surface terreuse. La figure féminine et les chameaux sur le vase viennent compléter le quatuor de symboles : femme, animal, spirale, croissance végétale.
Le même constat peut être fait pour les deux versions du « Marin », la seconde étant peinte d'après la première et non d'après le modèle, un procédé que Matisse conservera. Si la première reste perceptive, fauve et cézannienne par ses touches et sa construction spatiale, la seconde se voulait synthétique selon Gauguin, et méditation intellectuelle du premier tableau .
Le grand amateur américain Léo STEIN parla de « déformations forcées » ; la vie est transcrite par un dessin d'une grande simplicité aux courbes harmonieuses et par des plans uniformes de couleurs vives. La petite histoire raconta que l'auteur hésitait devant son tableau au point qu'il l'attribua d'abord au « facteur » du coin
Parmi les toiles de Collioure des toiles, à l'été 1905Matisse peint « La Raie verte », portrait de Madame Matisse. Le surnom du tableau provient de la barre verte, « abstraite » qui divise le visage de Mme Matisse et marque avec netteté la frontière qui, sur le visage, sépare la zone d'ombre de la zone de lumière. D'une certaine façon le tableau demeure donc réaliste, ressemblant au modèle par son ossature faciale. ( Matisse cherchera toujours à concilier la généralité de l'icône et du masque avec la ressemblance particulière ;des années après on identifiera sans peine le modèle). En même temps, la raie verte, qui représente l'arête du nez, marque la bipartition ou les oppositions des plans colorés qui se heurteraient si, chaque fois, un tiers ne s'interposait pour les réconcilier: la raie verte entre le versant ocre et le versant rosé du visage, la chevelure bleue entre le fond vert et le fond violet. Le système réaliste est abandonné par l'aplanissement de reliefs, élimination de détails: méplats, joues, orbites,etc.
« Mais, de même que certaines rivières, depuis longtemps emprisonnées dans des canalisations souterraines, ne se signalent plus à la surface que par le tracé sinueux des rues qui les longent, l'élément réaliste ne subsiste désormais qu'en filigrane de l'ordre instauré par la couleur. Si l'étude de Nice fait penser à l'épouse du peintre, le tableau de Copenhague évoque, par sa gravité, une prêtresse du feu de ce feu dont l'été 1905 marque l'éclosion. La tête s'est redressée, frontalisée, sous le poids de sa mission. L'impression de grandeur hiératique est telle que la masse bleue qui couronne la tête n'éveille plus l'idée du chignon caractéristique d'Amélie Matisse, mais d'un diadème. Il y a eu transfiguration du portrait en icône. Comme ces empereurs du Bas-Empire stoïquement pétrifiés sous leu» enduit d'or ou ces femmes solennisées par les fards, celle qui fut Mme Matisse irradie un sacré. L'impression de sacré découle de la sensation de rayonnement provoquée par l'intensité chromai tique. Le tableau est une cérémonie qui trans forme le modèle, pleinement consentant à sa simplification, en oint de la couleur…
Ce consentement, c'est, bien entendu, celui du peintre. La Raie verte atteint à la paix parce que Matisse y accepte la substitution de l'image à la représentation. a représentation rappelle, prend un modèle: l'image invente une présence . L'image ne ramène pas à une réalité existant hors d'elle, avant elle. Chaque fois que nous voulons remonter à la réalité qu'elle a transfigurée, le charme se dissipe. Elle est opérante, mais seulement en tant qu'objet fabriqué, qui ne nie pas sa nature de toile couverte de couleurs en un certain ordre assemblées, se refuse à tromper l'œil: à se prétendre autre chose qu'image. Le recours à ce terme vierge de connotations historiques mais le sens auquel il est utilisé ici renvoie à Byzance -, rendu nécessaire par la naissance ou la renaissance du rapport entra peinture et réalité qu'instaure l'art moderne,-se justifie historiquement. » Pierre Schneider. Matisse. Flammarion
Depuis 1905, Matisse s'orientait donc et progressivement vers une peinture où était revendiquée, ce que J.Laude a nommé « L'autonomie Du Fait Plastique ». Il cherchait à rompre avec le classicisme par des déformations qui n'affecteraient pas l'unité de l'œuvre et négligeraient le pittoresque;des déformations nécessaires donc à la finalité de l'œuvre et qui résultaient de son travail d'intégration.il faut dire que s'il trouva des confirmations dans l'art nègre , le primitivisme de Matisse débordera toujours les cadres étroits de celui-ci trouvant aussi son inspiration chez Gauguin ,dans l'art islamique(emploi de l'arabesque) ou auprès des icônes byzantines. On peut noter qu'outre l'influence de Gauguin dont les figures connaissent de telles simplifications, Matisse se réfère à l'art égyptien dans son refus du détail anecdotique ou psychologique ; La statuette vue chez le « Père Sauvage » est spontanément assimilée à une sculpture égyptienne du Louvre. « Dans l'esprit des artistes les arts du Nil furent associés à ceux du Continent noir ».J.Laude.
Sa nouvelle manière était de fait une négation de la grande tradition de la peinture de la Renaissance dans laquelle il avait été formé. Ainsi que le remarquait Picasso, ce que Matisse recherchait vraiment à cette époque, c'était la simplicité directe de l'art des enfants. Ainsi, Les arts primitifs et exotiques qui l'intéressaient au moment ont pu constituer pour lui, selon JEAN LAUDE la confirmation, extérieure à sa propre tradition, de ses découvertes plastiques les plus novatrices et leur fournir une impulsion.
Les innovations plastiques vinrent d'ailleurs en premier lieu de ses sculptures, telles que le Nu Couché I.(1906-1907).
« C'est le sculpteur qui, chez Matisse, a découvert la statuaire africaine, non le peintre. Mais le peintre bénéficia de la découverte du sculpteur, à travers les œuvres que celui-ci a réalisées : découverte telle qu'elle était déjà en partie adaptée et assimilée.
Au regard de ces faits, consultons maintenant deux documents contemporains. Le premier est constitué par des notes de cours prises en 1908 par Sarah Stein à l'académie privée de Matisse : « Les articulations, [professe le peintre], poignets, coudes, genoux, épaules, doivent montrer qu'elles supportent les membres, spécialement quand le membre supporte le corps. Et dans le cas d'une pose [où le corps s'appuie] sur un membre particulier, bras ou jambe, il vaut mieux exagérer l'articulation, plutôt que de sous-exprimer. On prendra garde avant tout à ne pas couper le membre à l'articulation, mais à faire des articulations une partie inhérente du membre. Le cou doit être plus puissant pour supporter la tête. Dans le cas d'une statue nègre, où la tête est large et le cou étroit, le menton est soutenu par les mains, ce qui donne un support additionnel à la tête. » Le deuxième document est constitué par le passage des Notes d'un peintre où Matisse étudie le problème de la figuration du mouvement, en empruntant ses exemples à la sculpture : « Regardons une statue égyptienne : elle nous paraît raide, nous sentons pourtant en elle l'image d'un corps doué de mouvement et qui, malgré sa raideur, est animé. »
Ce que voit Matisse dans une sculpture africaine est d'abord une construction fortement architecturée et hiérarchisée où sont données des solutions originales à des problèmes d'équilibre entre les différentes parties. Le peintre ne fait nulle allusion au fait que cet équilibre est obtenu aux dépens de l'anatomie et des rapports dimensionnels entre les différentes parties du corps. Par ailleurs dans la statuaire égyptienne, Matisse s'intéresse principalement au fait que le mouvement est rendu et suggéré avec discrétion, malgré la « raideur apparente » de la statue. Pour lui, le mouvement doit être suggéré et rendu par un ensemble de formes non descriptives, par le rythme intérieur de l'œuvre. Or aussi bien que la sculpture égyptienne, avec autant et même davantage de force démonstrative, Matisse aurait pu citer la sculpture nègre. Si celle-ci se signale par un aspect hiératique où la description de gestes ou d'un mouvement quelconque est exclue, elle n'en crée pas moins l'impression d'une intense animation par une disposition rythmique des volumes, en même temps que par une exagération de certains muscles moteurs : notamment, le fuseau des mollets est souvent raccourci en même temps que renflé dans sa partie médiane.
Les sculptures de l'Afrique noire proposaient à Matisse des exemples où l'architecture de l'œuvre était profondément unifiée, où tous les éléments jouaient leur rôle dans l'ensemble, où la stabilité n'était point menacée malgré l'emploi de déformations hardies. Ces déformations étaient d'une nature qui confirmait le peintre dans les recherches qu'il avait alors entreprises. Dans une statuette baga ou fang ou soudanaise, l'artiste africain demeure soucieux de dépouiller ses figures de tout détail secondaire, ne contribuant pas à l'unité de vision qu'il veut obtenir et provoquer : il assigne chaque forme à sa définition la plus simple. Parfois les yeux sont réduits à un cercle engravé ou à une forme lentillée, incisée d'un trait horizontal dans le sens de sa largeur, voire même à une simple ligne. En certains cas, ils sont figurés par un petit disque de métal cloué en son centre ou par un cauri collé avec une résine. Le nez est généralement schématisé. Le dessin de l'arête forme une ligne continue avec celui des arcades sourcilières. Les accidents naturels ou psychologiques du visage ne retiennent pas l'attention du sculpteur. Quand celui-ci en tient compte, c'est au prix d'une sélection et d'une exagération de la tendance générale : ainsi, chez les Fang, l'avancée de la bouche est accentuée dans le sens du prognathisme, sans indication du menton, le profil étant en museau…...
Des produits de la statuaire africaine, prise ici en général, Leiris note « qu'ils constituent non pas de simples effigies en liaison directe ou indirecte avec une architecture dont elles seraient l'ornement, mais de véritables instruments, établis à des fins pratiques et jouissant d'une relative autonomie - mis à part des cas tels que ceux des bas-reliefs et plaques mentionnés plus haut - ils ne sont pas destinés à s'intégrer à un ensemble (bâtiment qu'une de leurs fonctions serait de décorer, voire simple salle ou lieu quelconque d'exposition) ». Les sculptures baga, fang ou soudanaises ne dérogent pas à cette règle : elles sont indépendantes d'un mur et même d'un fond . Mais elles ont toujours un aspect monumental, malgré leurs dimensions relativement réduites (50 cm environ). Cette autonomie relative et cet aspect monumental expliquent en partie la présence hautement plastique de ces statuettes… Jean Laude .La Peinture Française Et L'art Nègre
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