« La magie est de tous les temps. Depuis les débuts de l'humanité, elle suit les pas des hommes sur tous les continents. A l'ombre des religions, en leur sein parfois, plus souvent encore en vive concurrence avec elles, elle transporte une part du sacré, du transcendant, de ce qui dépasse l'être mortel, pour lui parler du surnaturel et pour lui laisser la certitude, l'espoir ou l'illusion de pouvoir agir efficacement sur le monde invisible. Véhicule d'une quête éminemment humaine de sécurité, elle s'intègre aisément à certains systèmes sociaux ou politiques, dont elle peut même constituer l'ossature, ou bien au contraire elle entre brutalement en conflit avec les autorités qui redoutent son influence sur leurs sujets.
Chercher sa trace dans le passé n'est pas faire preuve de simple curiosité érudite mais tenter de découvrir les véritables soubassements de la pensée occidentale. Les croyances magiques et les pratiques de sorcellerie ont en effet constamment accompagné les penseurs autant que les gens du peuple avant les triomphes de la raison cartésienne et des Lumières au XVIIIe siècle. L'évolution proprement intellectuelle ne suffit pourtant pas à expliquer de telles ruptures. Elles furent facilitées par l'affermissement des Etats modernes et des Eglises, producteurs de sécurités nouvelles visant à s'établir comme des monopoles, refoulant les traditions surnaturelles qualifiées de « superstitions ». A l'aube du XXIe siècle, celles-ci n'ont d'ailleurs pas totalement disparu de l'Europe technicienne et rationaliste, malgré les fulgurants progrès de la science contemporaine. Elles reviennent même actuellement en force sous de multiples formes : astrologie, pratiques de guérison, rituels d'envoûtement et de désenvoûtement, activités de certaines sectes, messes noires, diabolisme secrètement pratiqué au cœur des plus grandes villes, etc. Comme si la fin du XXe siècle annonçait en ces domaines d'étonnants, de puissants retours du refoulé. Comme si la magie se chargeait de raconter à nos contemporains des choses importantes sur eux-mêmes, que leurs ancêtres rationalistes avaient voulu se cacher.
…Plutôt que de simples survivances magiques, il vaut mieux parler de mutations, d'adaptations, de réorientations. Si le diable peu à peu a déserté l'imaginaire des intellectuels et des artistes, s'il s'est apprivoisé au XIXe siècle comme l'explique Marie-Sylvie Dupont-Bouchat, la magie, le spiritisme ou les sortilèges ont continué à exercer leur fascination aussi bien sur nombre de penseurs que sur les gens du peuple. Les ethnologues partis à la rencontre des gens ordinaires, , ont pu repérer le fonctionnement toujours actuel d'un système de croyances qui explique le monde réel. Ceux qui l'utilisent estiment qu'il fournit des règles utiles, voire indispensables, pour conduire leur vie sociale.
Sans doute de tels phénomènes expliquent-ils que les ruraux déracinés de l'ère industrielle aient légué aux citadins une certaine nostalgie de cette méthode de compréhension du monde ? Surannée, passéiste aux yeux des savants positivistes, elle n'en hante pas moins ce que l'on peut nommer, faute de mieux, la conscience collective de nos contemporains. L'universalité de la magie a certes disparu, suite à la longue crise déclenchée par les bûchers de sorcellerie. Le magisme continue pourtant à s'insinuer dans la vie actuelle, chacun pouvant se situer à son gré le long d'une échelle de valeurs allant de l'adhésion totale au refus ou au doute rationaliste le plus ferme. Aux divers étages se placent des phénomènes de croyance, des attitudes actives, des participations à des cérémonies, des adhésions à des sectes. Il n'est pas certain que la foi religieuse classique ou encore le scientisme puissent suffire à permettre de faire la part des choses, c'est-à-dire à distinguer « celui qui y croit » de « celui qui n'y croit pas ». Robert Muchembled .Magie Et Sorcellerie D'hier et d'Aujourd'hui. Armand Colin
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Etymologiquement, la sorcellerie signifierait le fait de jeter des sorts et c'est déjà toute une histoire : le latin sortis ne signifiait d'abord que le tirage aux sorts, et donc, par extension, la consultation des oracles (une réponse à l'aléatoire de l'existence).L'antiquité y voit une pratique magique mais distinguait pourtant magie blanche et magie noire (Médée, Circé), destinées à agir par des moyens « surnaturels »sur la nature elle-même. C'est cette magie que le christianisme devait déclarer « impure » puis satanique ouvrant la voie idéologique à la persécution. Celle-ci fut pourtant le fait plutôt des états et des tribunaux laïcs, traquant les formes de marginalité sous le couvert de démonologie de même que celui des élites(le clergé, les juges ou même les « humanistes ») combattant les formes de cultures populaires.
« Le sorcier c'était donc l'autre » d'un point de vue religieux (paganisme populaire, hérésie) comme politique et social (mise au pas des particularismes locaux domination masculine).
Si la sorcellerie en Europe est marquée ainsi par la répression massive de la chasse aux sorcières du XVe au XVIIe siècles, son histoire ne s'arrête pas là .Les Lumières puis le positivisme et l'évolutionnisme du XIXe mirent fin sans doute à la persécution mais pour rejeter le phénomène dans les ténèbres de la « mentalité primitive » dévolue aux sociétés qu'on était en train de coloniser ou à une survivance dans les campagnes, signe, pensait un certain rationalisme militant, de l'arriération et de la crédulité du monde paysan. Dans les deux cas le progrès de la raison, de l'éducation, les sciences et les techniques devaient mettre fin aux « croyances archaïques »et apporter la civilisation
Il est douteux pourtant d'affirmer que la sorcellerie soit un phénomène purement rural .Il y eut historiquement des procès et une répression « urbaine ».Surtout, notre monde contemporain majoritairement urbanisé et technicisé voit fleurir toute une économie occultiste- pour la seule France autour de 40000 voyants et le même nombre de « sorciers-guérisseurs dont plus de mille dans la capitale sans compter l'importation, sans vrai rapport avec les systèmes de pensées originaux, de chamans et autres marabouts. La presse enfle la rumeur du phénomène en le comparant aux 50000 médecins ou 30000 religieux et le discute désormais comme choix individuel d'existence parmi d'autres croyances et donc comme acquis de civilisation, censés fournir une réponse aux pertes de repères contemporains.
Quant au progrès des moyens techniques et de la communication il n'est pas une entrave, bien au contraire : l'Internet permet ainsi, comme chacun peut le constater, la diffusion massive de stages chamaniques, la prolifération de sectes sataniques, la consultation en direct des runes et des recettes de désenvoutement. La sorcellerie loin de disparaitre connaitrait, parmi d'autres formes d'ésotérisme un regain de vitalité dans un monde pourtant rationalisé et technocratisé.
« Pour orienter la vie, il n'existe plus de repères de longue durée. Aujourd'hui où l'économique exerce un ascendant absolu, c'est « le calcul » par lequel chacun négocie pratiquement au jour le jour sa situation socioprofessionnelle, qui fait office de jalon acceptable. Réfèrent dangereusement instable, car ces négociations « sur tous les fronts » doivent toujours être en chantier sous peine de voir l'être concerné perdre sens et identité sociale. Mais dans le même temps, elles deviennent le plus sûr moyen de réduire les incertitudes engendrées par la mobilité des repères sociaux et symboliques. Il faut sans cesse ajouter des expériences inédites, des stages, des découvertes guidées, des apprentissages et des formations qui sont « des plus » pour renforcer par l'originalité la position permanente de négociateur aussi bien dans la vie professionnelle, familiale que dans les loisirs. Pourtant, ces négociations n'ont de chances d'entrer dans l'addition que si elles s'affichent dans une dimension inédite : c'est-à-dire avec un caractère propre à induire le mouvement du changement. Car, dans la société moderne de productivisme libéral et de consommation effrénée, la nouveauté est devenue une valeur marchande mais hautement volatile puisqu'elle s'épuise dans le moment même de son utilisation. D'où le besoin constant de nouveauté que l'on peut percevoir dans la succession accélérée des modes.
Dans ce contexte, les pratiques ésotériques ou para-psychologiques deviennent alors des faits de changement non plus extraordinaires, mais tout à fait équivalentes à des pratiques appartenant à d'autres domaines du social. Par exemple, elles sont tout à fait comparables aux pratiques sportives dites « de l'extrême » qui se vendent comme autant de découvertes authentiques du corps et donc de soi. « La glisse sur glacier » renouvelle la géographie de la montagne et la profession de guide, tout comme la pratique de l'astrologie, par exemple, renouvelle le paysage de la ville et bouleverse le savoir du praticien : chaque fois, c'est une émotion vraie qui est revendiquée et transformée en une vérité pleinement vécue. Elles entrent aussitôt sur le marché de la consommation et dans ce que Georges Balandier appelle « la représentation comptable de la vie personnelle ».André Julliard. Le Malheur Des Sorts. Sorcellerie D'aujourd'hui En France .
La sorcellerie relèverait ainsi d'un « je sais bien mais quand même » dont le sens ne pourrait s'éclairer d' un Grand Partage doublé d'un rejet simple entre « eux et nous ». L'autre de la raison, au lieu d'être l'apanage désigné de populations ou de sexe, serait décidément en chacun de nous selon un processus qu'il resterait à expliquer .Une phénoménologie, au cœur de la croyance, est possible désormais depuis les travaux de l'anthropologue J. Favret-Saada.
La violence et le refus de l'autre, la vengeance ou la mort sont justement à la base de ses travaux : après avoir enseigné la philosophie à l'université d'Alger et déjà étudié les révoltes paysannes ou la vendetta, J. Favret-Saada quitte l'université de Nanterre pour se tourner vers le bocage mayennais et normand(le domfrontais) et la sorcellerie paysanne. Elle va publier en 1977 un livre qui fera date, les Mots, les Sorts, la Mort : « On ne peut étudier la sorcellerie, sans accepter d'être inclus dans les situations où elle se manifeste et dans le discours qui l'exprime ». Elle va donc faire scandale dans les milieux de l'anthropologie en traçant le modèle de l'ethnologie participante (l'ethnologue doit être « affecté ») puis dans ceux de la psychanalyse, par la publication de ses carnets de terrain (Corps Pour Corps 1981) puis Désorceler ,où elle entreprend une analyse de l'ethnologie des thérapies rapprochant cure analytique et désorcèlement .Sa thématique de l'accusation la conduira en 1990 à étudier celle de blasphème portée contre Salman Rushdie qu'elle rapproche de celle portée contre les sorciers ; Puis à entreprendre une analyse historique de 'hostilité ancestrale des églises chrétiennes avers les juifs ,Le Christianisme Et Ses Juifs .
« Les tenants de l'idéologie positiviste des Lumières (à laquelle l'ethnologie cotisait) constituent la campagne française et sa sorcellerie en canton de l'irrationnel. « Nous », c'est-à-dire « la science », sommes censés être guéris de cette sale maladie. Dans ce passage, je rappelle que l'expérience de l'irrationnel est notre lot à tous, et qu'on ferait mieux d'éviter de parler d'« irrationnel ». Celui qui l'emploie pour qualifier la conduite d'autrui (celle d'un ensorcelé, d'un amoureux ou d'un militant politique) dit juste qu'elle est déraisonnable, que l'acteur en question résiste à une conception scientifique de la causalité. Je préfère donc parler d'une « expérience » de la sorcellerie, de la politique ou de l'amour. Une expérience où entre, en effet, de l'affectif non représenté, comme dans toute expérience humaine.
Je suis entrée en thérapie au moment où j'allais partir sur le terrain en Mayenne. J'ai trouvé dans l'expérience, les écrits, et le milieu analytiques un appui que mes collègues ethnologues me refusaient. Ma position sur le terrain et ce qu'elle impliquait : la dépossession et la perte de maîtrise de soi, l'acceptation du désir inconnu de l'autre, la reconnaissance d'une opacité constitutive de la communication humaine - tout cela était banal pour des analystes, insupportable pour des ethnologues. Mais leur soutien s'est arrêté là : quand j'ai commencé à dire que le désorcèlement était une « thérapie », je n'ai rencontré que fermeture dans les milieux analytiques. De même, quand, dans « Être affecté », j'ai parlé des « affects non représentés », et de leur fonction essentielle dans la cure. C'était une hérésie théorique (le freudisme n'admettant d'autre registre que celui de la représentation) et une trahison professionnelle (cela rapprochait la cure analytique de l'hypnose). »J.Favret-Saada. Entretiens
De la sorcellerie des campagnes, il était question non seulement dans les études de folklore, mais, à l'époque, dans les journaux régionaux, qui s'étendaient avec ironie sur de sombres affaires de charlatans guérisseurs et magiciens (la fameuse Dame Blanche), poursuivis pour exercice illégal de la médecine. Mais cela existait-il encore, et comment aborder un tel sujet, en dehors des approches, sensationnelles, accusatrices ou discriminantes ? Sujet qui va sembler d'ailleurs se dérober à l'enquête, en premier lieu, ou être sans contenu réel. J. Favret-Saada refuse d'entrée trois sources habituelles qu'elle dénonce, les « folkloristes », les psychiatres et les journalistes. Leurs écrits ne contiendraient que des informations de seconde main, et rejetteraient la sorcellerie du côté des croyances absurdes, du délire paranoïaque, de l'arriération culturelle ou de la naïveté. Comment, de plus, construire une recherche alors que les premiers concernés, les paysans, semblent d'ailleurs adhérer parfaitement à ces discours en renvoyant l'éventuel questionneur aux anciens temps ou à la malhonnêteté de charlatans exploitant la crédulité. Lorsqu'ils vont finalement se confier à l'anthropologue ce sera pour rester dans le registre du « je sais bien mais quand même, sorte de double pensée qu'on retrouve dans bien d'autres systèmes
J'y croyais pas,j' y croyais pas tellement encore, me dit -elle... [Ce n'est pourtant pas qu'elle puisse être dite croire davantage à présent. Mais son récit, comme tout récit de sorcellerie, pose inévitablement la question de savoir C0mment on peut à la fois n'y croire nullement et y croire tout à fait] ... J'y croyais pas tellement encore, mais j'ai dit à l'homme de Quelaines(un désorceleur important mais étranger à la région) Vous savez qui c'est?
— Oui, je sais qui que c'est. C'est à Chailland.
— Si on vous pose des questions, vous allez nous dire qui c'est? demande Marie, qui précise à mon intention : « J'ai eu tort de poser cette question, j'aurais voulu ne jamais savoir. »
•— Pourquoi donc?
— Parce que je trouve ça idiot, de savoir, c'est complètement con. Je passe, mais je vous assure que... » (Soit : je ne vais pas vous les nommer, ces sorciers, parce que les sorts, ce sont des stupidités; mais je ne puis éviter d'y penser quand je rencontre ceux qui ont été nommés ce soir-là.) L'ethnographe risque un nom, à tout hasard : celui de Pottier, un petit-cousin de Suzanne Fourmond, comme elle originaire de Villepail et venu occuper une ferme à Chailland; Pottier, le principal animateur de la cabale contre les Fourmond et d'ailleurs son bénéficiaire évident, puisqu'il est devenu maire de Chailland après la mort de son parent.
« Oui, dit Marie, bien sûr, que Pottier était dedans [c'est-à-dire dans la liste des sorciers]. Mais il y en avait plusieurs. Je vous assure qu'on ne les compte pas avec les doigts d'une seule main : il y avait le maire [donc, Pottier], nos propres voisins et des gens du bourg. »
Marie est vivement intriguée par l'énigme de ce procès divinatoire : comment est-il pensable qu'un humain sache ce qu'il ne connaît pas? « L'homme de Quelaines, il ne les connaissait même pas [ceux qui ont été mis sur la liste des sorciers], il ne les avait jamais vus: comment savait-il que c'étaient eux [les sorciers]? C'est ça qui m'a étonnée. »J.Favret-Saada. Les Mots, Les Sorts, La Mort. Gallimard
Pour ces raisons, s'il se présente comme discours critique de l'anthropologie des croyances, à l'encontre du folklore ou de la presse à sensation, s'il apporte bien une explication théorique de la sorcellerie, le livre n'est pas à pas à situer dans le registre habituel de l'ethnologie répudiant le « vécu de l'indigène » pour promouvoir une distance avec son autre, marque incontournable ,pensait-on de l'objectivité scientifique. Le résultat, un autre discours sur les croyances, est inséparable de ses conditions de productions. Ce sont les événements, les rapports qui se sont insensiblement noués entre l'ethnologue et la population et avec une famille d'ensorcelé, les Babin, qui ont conduit la recherche vers d'autres voies, évènements et rapports sans qui rien n'aurait été possible.
« Le livre de Jeanne Favret-Saada résume, à sa manière, les tendances de fond de l'anthropologie actuelle des croyances. Croire n'est pas un objet, c'est en fait une position à l'égard du monde. Comprendre cette position, c'est faire partie d'un système, c'est être un acteur du drame qui se joue, c'est être dans un rapport aux autres dans lequel l'extériorité du regard doit céder la place à une entente préalable. D'où parle l'anthropologue, telle est la question à laquelle doit répondre un projet d'analyse des croyances magiques. Connaître une croyance, comme s'il était question de connaître un objet, perpétue un écart entre ceux qui croient et ceux qui savent. Aborder les croyances comme une position, c'est, en revanche,abolir cette distance sans pour autant renoncer au projet de bâtir un discours rationnel sur les croyances. Le livre de Jeanne Favret-Saada a de la sorte le mérite de révéler ces tensions qui tiraillent la raison anthropologique ».Pascal Sanchez La Rationalité Des Croyances Magiques. Droz
Deux faits essentiels mais paradoxaux semblent, en effet, vouer d'entrée tout discours « scientifique » conventionnel à l'échec et la recherche de terrain vaine : tout se passe d'abord comme si la sorcellerie ou en tout cas le sorcier n'existait pas ou plus (les informateurs éventuels, notables médecins, curés éluderont ou invoqueront un passé révolu) .Ce qui va se révéler « fait de parole » est paradoxalement ce dont on ne parle jamais ou qu'on nie, ce qui fait dire à 'auteur qu'il y a là un impossible ou un indicible, quelque chose du réel qui échappe à l'habituelle symbolisation
« Même quand un ensorcelé commente son état avec un proche en qui il a toute confiance, jamais il ne parle de «sorcier» ou de «désorceleur», ne mentionne leur patronyme ou leur localisation exacte. Il emploie des expressions convenues, mais vagues, euphémiques ou à dessein inexactes. Pour le sorcier : « celui qui me l'a fait », « la saloperie », «l'autre », « celui sur qui on se doute » (évidemment, aucun doute ne pèse sur la culpabilité de la personne ainsi désignée). Pour le désorceleur: «un qui est fort pour ça», « la femme qui fait ce qu'elle a à faire », « l'homme de Cossé-le-Vivien» (le désorceleur en question habite bien le canton de Cossé-le-Vivien, mais dans un autre bourg, à quinze kilomètres du chef-lieu).
Cette imprécision délibérée est l'effet d'une censure que les locuteurs exercent sur leur langage parce qu'ils se sentent mal placés dans un double rapport de force : magique et politique. D'une part, la pensée sorcellaire attribue au sorcier la capacité surnaturelle d'entendre à distance. L'ensorcelé et ses interlocuteurs doivent donc rester dans le vague, sans quoi le sorcier se saurait démasqué et tiendrait le raisonnement suivant: si Untel peut parler d'un «sorcier» ou m'accuser nommément, c'est qu'il a consulté un désorceleur, lequel va nécessairement me combattre. Sous cette menace, le sorcier redoublerait ses « tours de force » pour éliminer sa victime pendant qu'il en est temps. De même, l'ensorcelé s'abstient de prononcer le mot «désorceleur», de citer un nom ou une localisation exacte, précisions qui mettraient son magicien à la merci des contre-attaques du sorcier.
D'autre part, un discours limpide fournirait à un «incroyant» (incroyant dans les sorts, un voisin positiviste par exemple) qui se trouverait matériellement à portée de voix, le moyen de dénoncer le désorceleur aux gendarmes, et de railler la crédulité, l'arriération de l'ensorcelé devant la communauté villageoise. Empêcher cet auditeur éventuel de comprendre représente donc un enjeu capital. » .. J.Favret Saada. Désorceler. eds de l'olivier.
Pour entrer dans ce réel il faut « être pris » selon les mots de l'auteur. Au lieu de construire un «objet», anthropologique Jeanne Favret-Saada a été en fait choisie par ceux qu'elle pensait étudier comme « objets ethnologiques une victime »- les époux Babin parce qu'ils avaient cru reconnaître en elle les signes d'un pouvoir magique susceptible d'annuler la répétition de malheurs .l'anthropologue est devenue malgré elle désorceleuse, ou encore considérée comme victime devant sa fragilité apparente. Affaire de croyance le système est donc affaire de confiance et qui ose poser la question, « en parler » est donc soit une victime, un sorcier potentiel, soit un puissant désorceleur. L'auteur sera ainsi prise tour à comme désenvouteuse ou victime d'un envoutement dans laquelle elle-même se sentira prise, (je sais bien mais… »), Cliente deux années d'une « magicienne » qui se confiera à elle pour sa propre promotion etc. Le paysan du Bocage qui se pense ensorcelé, sait en même temps, comme on l'a vu plus haut, que cela sera interprété, par ceux qui ne sont pas «pris», comme une «croyance», comme le signe d'un esprit de superstition qui caractérise pour l'autre son état de «paysan» primitif. En conséquence, l'ensorcelé entre dans un « état de secret» en renonçant à faire appel à toutes les institutions (police, justice, religion, médecine). Il y entre surtout pour limiter tout contact avec le sorcier possible. L'urgence première devient de se protéger de l'extérieur où circule un ennemi doublement menaçant, parce que d'une part on ne le connaît pas et que d'autre part on ne sait pas pourquoi il vous veut autant de mal. La famille se replie à l'intérieur de ses murs en réduisant au strict nécessaire ses sorties et ses relations avec le voisinage, le village ou le quartier ceci dans un bocage déjà paysage d'enclosure.
Parler, se plaindre serait «se dévoiler, manifester une fragilité qui renforcerait en retour l'hostilité du sorcier. L'ensorcelé ne peut échanger qu'avec celui ou celle qui sera désigné comme guérisseur ou devin. La relation d'extériorité avec l'objet postulat de l'objectivité scientifique est impossible à moins que capable d'en parler par ses questions, susceptible donc d'avoir la « force »(ce qu'on ne cessera de lui demander), l'ethnologue occupe une place dans le système ; ce qui est une toute autre ethnographie.
La sorcellerie est son propre référentiel : à l'intérieur de son cadre seulement, peut s'instaurer un espace de relations. Ceux qui sont en dehors du champ de luttes ne pourraient rien comprendre aux enjeux.
« A chacun de nos entretiens, les Fourmond se demandaient pourquoi je voulais entendre leur récit : « II ne s'est rien passé, il n'y a rien à dire, il n'y a pas d'histoire à raconter », m'objectaient-elles régulièrement. Puisqu'il était patent que je ne partageais pas le point de vue du bourg et que je ne cherchais pas à leur faire avouer ce dont chacun les accusait, elles ne voyaient pas ce qui pouvait m'intéresser dans leur récit, car il ne s'agissait pas d'une histoire de sorciers. Certes, elles avaient rencontré un désorceleur, mais après tout, il s'était plus ou moins invité lui-même; elles avaient aussi nommé leurs sorciers mais n'en avaient tiré nulle conséquence. La crainte de relancer le scandale mit rapidement fin à ces entretiens, mais on peut se demander si Suzanne Fourmond ne redoutait pas autre chose quand elle me déclara qu'il était dangereux de parler des sorts et, plus encore, de chercher à comprendre.
On prendra peut-être la mesure de l'impossibilité de cette enquête ethnographique si l'on rapproche l'un de l'autre deux énoncés caractéristiques des discours tenus sur la sorcellerie. D'une part, les ensorcelés déclarent que « ceux qui n'ont pas été pris ne peuvent pas en parler » car ils ne conçoivent pas que puissent témoigner des sorts ceux qui ne seraient pas passés par cette expérience singulière. D'autre part, beaucoup disent aussi que ceux qui ont été pris ne doivent pas en parler afin d'éviter d'y être repris. Car moins on en parle et moins on y est pris. Or si l'on élimine ceux qui ne peuvent pas et ceux qui ne doivent pas en parler, il ne reste personne…… » J.Favret-Saada. Les Mots, Les Sorts, La Mort. Gallimard
De l'intérieur donc, va se révéler tout un système tragique où tous occuperont des places ;toute une dramaturgie du malheur . En étudiant la sorcellerie dans le Bocage, Jeanne Favret-Saada découvre peu à peu que cette croyance ne constituait nullement un ensemble hétéroclite et bigarré de représentations, mais, au contraire, sous cette apparence de chaos, un ordre qui se reproduit avec régularité. L'hypothèse d'un sort jeté par un sorcier suit chaque fois, dans l'esprit d'une victime, un cheminement précis et la croyance au pouvoir des sorciers n'apparaît comme la caractéristique première d'une famille paysanne ». Elle ne surgit qu'à la suite d'un long processus éliminant tour à tour les hypothèses rationnelles susceptibles d'expliquer un malheur quelconque
Une répétition de malheurs biologiques, surtout simultanés, éprouve une famille, menace la survie de l'exploitation puis la vie de ses membres : accidents de voiture et de travail ; maladies ; épidémie stérilité des hommes, de la terre ou des animaux ; échecs scolaires ou professionnels ; décès. Loin de céder à une quelconque mentalité primitive, celle-ci va consulter normalement les institutions patentées pour en connaitre les causes et éradiquer la situation: la médecine ; la gendarmerie ; la justice ; les assurances ; les instituts de recherche agricole (analyse des terres et du cheptel) ; et aussi l'Eglise (on est déjà dans le magisme) : bénédiction de la ferme, du commerce, de l'atelier, etc. Mais ces institutions répondent chaque fois par une explication particulière des causes et la mise en œuvre de techniques particulières : même avec des succès partiels, elles n'avancent que peu ou pas d'interprétation globale de ces événements ,ne répondent pas aux pourquoi ,à la question du sens de ce qui arrive .Une idée va se faire jour renforcé par l'échec relatif des dites institutions dont personne ne conteste d'ailleurs la compétence : l'explication serait forcément ailleurs que dans les causes naturelles (climat, sol, épidémie), sociologiques ou personnelles (faute ou erreur d'utilisation du corps, des savoir-faire, etc.). Le cancer, c'est bien l'irrémédiable le médecin « y peut rien », « mais p'et que Grippon (guérisseur qui a la force), y pourrait quand même l' sauver ? »
Un pas de plus va être franchi dans ce qu'on peut appeler une situation d'énonciation, celle qui avance l'hypothèse d'une attaque et d'une personne malveillante, seule explication sociale restante qui pourrait rendre compte de la globalité du phénomène. Cette hypothèse est le fait non des victimes mais de tiers proches que l'auteur nomme énonciateurs : ils en suggèrent l'idée sans nommer précisément qui que ce se soit : « y aurai-ti quelqu'un qui te veut du mal ? » L'annonciateur vaut par une expérience sociale reconnue : soit par son métier (maquignon, hongreur) qui le met constamment à proximité de telles affaires, soit parce qu'il est un ex-ensorcelé. Avec lui, cet événement sort de la sphère du privé pour entrer dans celle du public par le biais de la rumeur : la famille peut se reconnaître légitimement comme ensorcelée
« L'attaque de sorcellerie, elle, met en forme le malheur qui se répète et qui atteint au hasard les personnes et les biens d'un ménage ensorcelé : coup sur coup, une génisse qui meurt, l'épouse qui fait une fausse couche, l'enfant qui se couvre de boutons, la voiture qui va au fossé, le beurre qu'on ne peut plus baratter, le pain qui ne lève pas, les oies affolées ou cette fiancée qui dépérit... Chaque matin, le couple s'angoisse : « Qu'est-ce qui va 'core arriver? » Et régulièrement, quelque malheur advient, jamais celui qu'on attendait, jamais celui qu'on pourrait expliquer.
Quand le malheur se présente ainsi en série, le paysan adresse une double demande aux gens de savoir : demande d'interprétation, d'abord; demande thérapeutique, ensuite.
Le médecin et le vétérinaire lui répondent en déniant l'existence d'une série : les maladies, les morts et les pannes ne s'expliquent pas avec les mêmes raisons, ne se soignent pas avec les mêmes remèdes. Dépositaires d'un savoir objectif sur le corps, ils prétendent éliminer séparément les causes du malheur : désinfectez donc l'étable, vaccinez vos vaches, adressez votre femme à un gynécologue, donnez un lait moins gras à votre enfant, buvez moins d'alcool... Mais quelle que soit l'efficacité du traitement au coup par coup, elle est incomplète aux yeux de certains paysans, car elle affecte la cause et non l'origine de leurs maux. L'origine, c'est toujours la méchanceté d'un ou plusieurs sorciers, affamés du malheur d'autrui, dont la parole, le regard et le toucher ont une vertu surnaturelle…..
… .Si « ça n'y fait pas », si le curé (appelé parmi les derniers et pour les « petits sorts » ) « n'est pas fort assez » parce que son paroissien est « pris dur » par les sorts, la question de l'ensorcelé persiste : pourquoi cette répétition et pourquoi dans mon foyer? qu'est-ce qui est en jeu dans cette affaire, ma raison ou ma vie? suis-je fou comme le médecin veut m'en convaincre, ou bien m'en veut-on à mort?
Alors seulement est proposée à ce souffrant la possibilité d'interpréter ses maux dans le langage de la sorcellerie. Un ami, ou quiconque s'est avisé des progrès du malheur et de l'inefficacité des savoirs institués, pose le diagnostic décisif : « Y en aurait pas, par hasard, qui te voudraient du mal? » Ce qui revient à dire : tu n'es pas fou, je reconnais en toi les signes de la crise que j'ai vécue jadis et dont tel désenvoûteur m'a sorti.
Le prêtre et le médecin se sont éclipsés depuis longtemps quand le désenvoûteur est requis. Le travail de celui-ci consiste à authentifier la souffrance de son patient, le sentiment qu'il a d'être menacé dans sa chair; puis, à repérer, dans un examen très serré, les points où le consultant est vulnérable. Comme si son corps et celui des siens, son domaine et l'ensemble de ses possessions constituaient une même et unique surface criblée de trous par où la violence du sorcier ferait irruption à tout moment. Le désenvoûteur annonce alors clairement à son client le temps qu'il lui reste à vivre s'il s'obstine à demeurer sans défense. Maître de la mort, il en connaît la date et peut la reculer; professionnel de la méchanceté surnaturelle, il propose de rendre coup pour coup à « celui sur qui on se doute », le sorcier présumé, dont l'identité définitive n'est établie qu'après des recherches souvent fort longues. Ainsi s'institue ce qu'il faut bien nommer une cure, dont les séances ultérieures seront occupées à repérer les trous qu'il reste à colmater en fonction de ce que révèlent les occurrences de la vie quotidienne. » J.Favret-Saada. Les Mots, Les Sorts, La Mort. Gallimard
(A SUIVRE)
Il serait intéressant de comparer les travaux de J.Favret-Saada avec l'humanisme ethnologique d'Ernesto De Martino et son enquête sur le Tarentisme(piqure par la tarentule) dans les Pouilles. Il en tire une conception du "Magisme" comme position d'existence.
cliquer sur le lien:
http://agoras.typepad.fr/regard_eloigne/ernesto-de-martino/
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