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« Sorcellerie ! Ce simple mot contient une étrange charge d'émotion et de mystère. Prononcé par l'intellectuel citadin, par l'adepte des sciences occultes, par le présentateur de télévision, par le paysan et par bien d'autres encore, il suscite des mondes d'images folles. La sorcière surgit, vieille édentée chevauchant son balai dans les airs, par une nuit bien noire, et dont le ricanement retombe en pluie d'angoisse sur les humains ordinaires rivés au sol, prisonniers de leur corps trop lourd. La scène change brusquement. Le sabbat apparaît, dans une clairière isolée, sur une haute montagne, loin de la civilisation, en tout cas. Sorciers et démons infernaux s'agitent sur cette scène de désolation, parmi les reptiles, les ossements, les cadavres de jeunes enfants. Satan y dit une messe à l'envers, ou une messe noire sur le corps dénudé de l'une de ses adeptes. D'affreux repas et des danses indécentes précèdent d'abominables orgies. Le chant du coq, dans le lointain, annonce l'aurore et la fuite désordonnée de cette faune démoniaque. Le silence retombe, vide de Dieu, sur la terre fumante qui semble encore souffrir d'avoir porté en cette nuit d'horreur les réprouvés et les damnés.
Par contre, elles demeurent présentes dans le champ culturel contemporain : l'art, la littérature, le cinéma, la télévision, les journaux les accueillent, en les édulcorant, en les déformant totalement parfois. Et si la sorcellerie fait recette, sur les écrans, dans les collections de livres ésotériques ou même dans les colonnes de la presse à l'occasion d'un crime qui s'en x réclame, c'est qu'elle noue un certain dialogue, aux tréfonds de nous-mêmes, avec cette part d'inexplicable, d'angoisse, d'interrogation sur le sens de la vie que le rationalisme et les progrès techniques du XXe siècle finissant ne peuvent définitivement détruire. Il n'est pas jusqu'aux traitements burlesques, aux transpositions ironiques de ce thème, dans tel feuilleton télévisé, dans tel article d'un journaliste amusé par les histoires de bonnes femmes, qui n'éveillent la curiosité soutenue du public. Parce que, tout simplement, les mots et les images pénètrent jusqu'à un canton lointain de notre univers mental et revivifient des inquiétudes stagnantes mais jamais oubliées.
En fait, il n'est nullement nécessaire de croire à la sorcellerie, ni même de s'être un jour posé la question, pour se découvrir attentif et passionné si d'aventure elle vous est contée sous quelque forme que ce soit. A cet 'instant s'écarte un peu le voile qui sépare, dans notre civilisation, le monde aisément dominé par l'homme et " l'univers surnaturel. Une partie de ce dernier, c'est-à-dire ce qui n'entrait pas alors dans le cadre exact de l'orthodoxie religieuse, avait été niée et refoulée, voici quelques siècles, pour bâtir une alternative très simple : Dieu ou le diable, le Bien ou le. Mal... Cependant, l'unification du surnaturel .ainsi réalisée n'avait jamais totalement fait disparaître des conceptions magiques et animistes invétérées qui peuplaient les espaces invisibles d'une infinité de forces^ supranormales. De nos jours, il est possible que certains ne possèdent plus au fond d'eux-mêmes la moindre référence à de telles croyances. Mais je crois plutôt que les traces des diverses philosophiez de l'existence qui se sont succédé en France depuis un millénaire, et sans doute depuis plus longtemps encore, subsistent peu ou prou en nous, au-delà de la conscience que nous pouvons en avoir. Chacun certes en témoigne inégalement, selon sa condition sociale et selon l'éducation qu'il a reçue, en particulier. Car ces traces ne constituent nullement un acquis génétique. Elles sont exclusivement d'origine culturelle, et comme telles elles sont assimilées tout au long de la vie : la mémoire paysanne, nous le verrons en épilogue, véhicule toujours nombre de croyances magiques et une conception bien vivante de la sorcellerie. Quant aux lettrés, par exemple, ils enregistrent des superstitions anciennes, même sans les partager réellement, en lisant la littérature du Moyen Age ou du XVIe siècle, en essayant de comprendre un tableau de Bosch ou de Goya, en étudiant l'histoire du christianisme, etc ». Robert Muchembled. La Sorcière Au Village.Folio
La sorcellerie est mise en œuvre de croyances, de techniques et de pratiques « magiques », se reproduisant depuis des siècles. C'est un système aussi bien européen, que le fait de sociétés traditionnelles ; il fonctionne dans un type donné de situations, mettant en jeu et combinant le non-dit (la sorcellerie c'est ce dont on ne parle pas publiquement ) les sorts, le pouvoir la « force » et là la mort. .En France, le mot apparaitrait, dès le VIIIe siècle, « ensorcerés » pour ensorcelés en 1188 , « ensorcellement » en 1393 . Le terme de sorcellerie doit se distinguer de celui de magie, système intellectuel et pratique qui postule l'existence de forces surnaturelles et de lois occultes permettant d'agir sur le monde. Ainsi pour CL.Levi-Strauss, la magie n'est ni une fausse science, ni une pensée »primitive ou prélogique mais une autre rationalité, une façon de donner du sens. Elle met en place un système de classification des êtres et des choses. La sorcellerie plus restreinte, constituerait l'extrême de la magie, en ce sens que le mot est communément utilisé pour désigner l'ensemble des effets néfastes (accident, mort, infortunes diverses) qui résultent de l'activité de groupes ou de personnes supposées malveillantes qui seraient dotées de pouvoirs surhumains (Favret-Saada). Bien que les anthropologues soient très prudents lorsqu'il s'agit de comparer des phénomènes appartenant à des cultures différentes, ils admettent généralement, avec plus ou moins de nuances, son caractère universel.
Les études d'ethnologie et d'histoire, que le phénomène de sorcellerie a suscités ,n'ont pas réussi à épuiser la complexité du phénomène et le fait qu'aucune société humaine n'ait ignoré la magie et la sorcellerie .Le progrès des lumières , notre raison scientifique et technicienne , qui prétendaient les reléguer au rayon des arriérations et superstitions, voient paradoxalement le retour des sectes, de l'ésotérisme, de la floraison des « marabouts »,voyants, guérisseurs qui fait que notre médicine longtemps positiviste s'interroge sur la guérison traditionnelle(les tradipraticiens). Le cinéma fourmille de sorciers effrayants comme sympathiques ; .l'anthropologie marquée par son origine coloniale n'ose plus considérer ces phénomènes comme le propre d'une pensée « sauvage », primitive ou de secteur « arriérés » de nos sociétés(le monde paysan). L'histoire (et la micro histoire) pour sa part, se penche sur un passé parfois sanglant, étudie les « sorcières au village » ou la propagation puis la répression de la sorcellerie européenne de l'antiquité à nos jours. Le phénomène sous ses formes diverses, permet alors de comprendre la conception du monde d'une époque donnée (le Moyen Age est ainsi celle du « Merveilleux et du magique et non comme on croit souvent celui des procès en sorcellerie). Le « terrain » de l'ethnologue devient celui du bocage domfrontais ou mayennais (Favret-Saada).
Désormais l'anthropologie loin de déprécier va donner du sens : comme système symbolique, la sorcellerie à l'instar des religions ou du chamanisme répond à des buts fondamentaux : expliquer l'inexplicable, définir l'ordre caché de l'univers régissant la vie des hommes, vaincre ainsi les peurs, réduire l'angoisse face à des problèmes qui dépassent les capacités ordinaires ou naturelles de l'être humain, en particulier à propos de la maladie et de la mort.Nous savons pour le moins aujourd'hui que le chemin de l'évolution n'est pas obligatoirement uniforme (sauf à confondre rationalité et idéologie, réalité et modèle idéal)et surtout que le nouveau coexiste avec l'ancien dans les structures mentales.. Chaque existant est en fait un complexe d'influences diverses, un être dont la pensée s'alimente à des sédimentations culturelles issues d'époques et d'horizons variables.
Depuis les boutiques où l'on faisait commerce d'envoûtements à Rome et dont Pétrone témoignait déjà au 1er siècle dans le Satiricon, la sorcellerie perdure de siècle en siècle jusqu'aujourd'hui, en passant au travers des flammes de milliers de bûchers. À toutes les époques, les sociétés humaines ont été amenées, pour des raisons de renforcement interne, à diaboliser certaines de leurs minorités : malades, hérétiques extravagants, excentriques sexuels, porteurs de vérités nouvelles, immigrants détestés, etc. La sorcellerie, au moins dans sa forme diabolique, n'a-t-elle été qu'un nom d'emprunt, un cas particulier parmi bien d'autres d'une nécessité fondamentale de la nature humaine : la haine de l'Autre, la nécessité de l'exclure pour se rassurer ?
On peut se demander justement si la résurgence actuelle de croyances ésotériques, le gout de l'occulte et du surnaturel ne sont pas, comme le montre l'histoire, le signe d'un déséquilibre culturel fondamental ,celui qui traverse les sociétés et chacun de nous, crise analogue à la difficile naissance de la modernité où s' inventa justement la sorcellerie .Car la véritable révolution culturelle qui eut lieu sur le continent, au temps des rois absolus, ne concernait pas le seul domaine religieux ; elle était liée à la montée en puissance de l'Etat.
Dans un certain sens, les sorcières ont toujours existé. Cela, de l'aube de l'histoire (et sans doute avant) à nos jours. En Europe, elles existèrent en nombre durant des siècles, en tout cas au su et au vu de tout le monde, et même assez tranquillement. C'est seulement vers 1450-1480 quand leur statut social, jusque-là tout au plus surveillé et méprisé, au pire rendu illégal dans quelques domaines ou pour quelques années, devint marqué du sceau du Diable, qu'on commença à les poursuivre massivement et non plus individuellement, avec un maximum des persécutions entre1580 et 1630.
Pour l'antiquité justement, qu'était un sorcier ou une sorcière ? L'Antiquité romaine distinguait une magie blanche et noire et désignait sous le même vocable de mage ceux qui les pratiquaient, prêtres à fonction magique. Mais il y avait une magie noire, dévoiement de l'autre, parce que réservée à des intérêts privées souvent peu dicibles
En Grèce comme à Rome, tous les auteurs rapportent comme chose banale l'utilisation de la magie. Il s'agit d'abord d'une magie bienfaitrice, qui veut éviter le malheur. On fait appel aux moyens magiques pour éviter les pluies dévastatrices, écarter les gros nuages porteurs de grêle, faire tomber le vent. On peut aussi répandre sur les récoltes futures une foule de bénédictions qui les rendront fructueuses. Ces formules se trouvent dans des textes aussi techniques que le Traité sur l'agriculture de Caton.
La magie divinatrice, louable dans son propos, est d'usage constant et officiel. Consulter les oracles est normal, sans intention maligne, et l'on est généralement fort instruit et fort satisfait du résultat, que ce soit les oracles du Capitule à Rome, ou ceux, certes plus obscurs, de la Pythie de Delphes (on les appelle loxias, c'est-à-dire ambigus). Il s'agit là de magie quasi étatique, jugée utile et même nécessaire. Prêtres, médecins, enseignants, avocats, généraux, hommes d'État y ont recours et demandent ce qui leur arrivera, ou ce qui arrivera à leur clients. Les grands devins sont même entretenus aux frais de la nation.
« Ceux qui connaissaient certains grands secrets du monde étaient dits divini, magi, harioli. Ceux qui pouvaient invoquer les esprits s'appelaient incantatores, (ou coragii en Germanie.) On nommait pythones, haruspices, augures, ceux qui savaient lire l'avenir et, selon le mode de divination qu'ils utilisaient, on distinguait encore les pyromantii (par le feu), hydromantii (par l'eau), necromantii (par le recours aux âmes des morts), etc. Les tireurs d'horoscopes furent au cours des temps nommés mathematid, horoscopi, genethliaci, etc. On connut encore les fascinatores, propres à jeter le mauvais œil, et aussi des striges (strigae) ou lamies (lamiae) qui, bien avant le vol des sorcières du sabbat chrétien, étaient soupçonnées de perpétrer des crimes sous la forme d'oiseaux de nuit.
Les plus dangereux, les plus craints en tout cas, ceux qui se vantaient de savoir attirer le malheur et de le répercuter sur d'autres sont au début de l'époque chrétienne cités comme sortilegi, sorticularii (concile de Narbonne, 589), sortiarii (Hincmar, archevêque de Reims, IXe), tous mots désignant des jeteurs de sorts mais à des époques différentes. Le mot de malefici (auteurs de maléfices, voire malfaiteurs) devint vite le plus général et le plus courant. Enfin, ceux qui savaient éventuellement empoisonner sur commande un voisin, voire un empereur, et utilisaient le venin, étaient appelés venefid.
Une telle variété d'appellations met à jour plusieurs caractères : durée du phénomène magique, variété des techniques, hiérarchie des savoirs.
Toutes les dénominations ici indiquées ne sont pas contemporaines, Le sortilegus n'est qu'un vulgaire devin au premier siècle avant J.-C. C'est un redoutable sorcier quand, au vie siècle, le pape Grégoire Ier en parle, ou quand on trouve le mot sous la plume de Césaire, évêque d'Arles »Gui Bechtel. La Sorcière Et L'Occident. Agora.
Chez Homère, Euripide et bien d'autres auteurs, les magiciennes sont présentes dès le début de l'histoire grecque. Circé, qu'on voit dans l'Odyssée, use, de tous ses charmes pour séduire les hommes. Elle est la séduction non seulement amoureuse mais magique. On ne peut lui résister. Elle sait fabriquer et offrir le breuvage qui donne l'oubli. Elle connaît le chemin des enfers. Grande praticienne du sortilège, elle est capable de transformer n'importe quel homme en animal d'un simple coup de baguette, et notamment les compagnons d'Ulysse en porcs, chiens, lions.
La grande figure reste Médée : Elle ramasse les herbes magiques, qu'elle moissonne « d'une faux enchantée ». Elle sauve Jason, qu'elle aime, en lui procurant une potion magique qui le rend insensible aux flammes sortant de la bouche des monstres d'Héphaïstos. Elle endort le dragon qui garde la Toison d'or, s'empare de ce trésor et le remet à Jason» Son mythe fut l'un des premiers à identifier la femme et les puissances du Mal. Médée, plus jalouse que sorcière pourtant, empoisonne et tue autour d'elle. Dans l'œuvre homérique, bien d'autres femmes possèdent des pouvoirs que les hommes n'ont pas. Hélène use de drogues pour calmer Télémaque ; Calypso, fille d'Atlas et nymphe de l'île d'Ogygie, sait assez enchanter Ulysse pour le retenir dix ans.
La Lune est la première divinité maîtresse des sorts. On la retrouve dans la mythologie gréco-romaine sous divers noms. Elle est Hécate, dont Médée et Circé peuvent se dire les filles, au moins les descendantes. Elle règne très officiellement sur la magie ancienne, puisqu'elle détient les secrets de la vie et est la souveraine de l'art des morts. Cette insaisissable divinité, qu'elle soit Diane chez Horace, Artémis à Athènes, Séléné chez Théocrite, est la mère de toutes les magiciennes de l'Antiquité classique.
Le monde des anciens n'était pas le nôtre ; un point commun réunissait penseurs, philosophes prêtres et médecins : l'univers leur apparaissait impénétrable, rempli de mystères et de signes.. Pour qui les comprenait le monde pouvait être modifié. Il le pouvait parce que c'était un grand vivant parfois instable. . D'un point de vue physique, à l'âge tant classique qu'hellénistique, on reste le plus souvent dans le cadre de schémas philosophiques où tout est équilibre ou déséquilibre. Les éléments en équilibre forment le monde, disent beaucoup de philosophes : feu, air, eau, terre, étages selon les lois de la pesanteur. Le feu est le principal, qui forme la matière des huit sphères. Léger, il est au-dessus, près du ciel où sont collées les étoiles fixes et où vivent les dieux. Au-dessous de la Lune, vient l'Air, peuplé de démons. L'eau cerne la Terre. Celle-ci enfin, centrale, se tient immobile dans l'espace par la volonté divine.
Autre équilibre encore dans notre monde, celui des contraires : le chaud et le froid, le sec et l'humide. Un principe de sympathie (ou d'antipathie) fait que les choses s'attirent (ou se repoussent) dans ce continuum perpétuellement instable, ce qui ouvre la voie à tous les apprentis magiciens en équilibrage et déséquilibrage. Autre équilibre : celui des quatre humeurs dans le corps humain qui détermine la santé, idée de la médecine hippocratique qui se maintiendra jusqu'au XVIe siècle au moins. Dans notre corps, ces quatre humeurs, le sang, les deux biles et le flegme, jouent plusieurs rôles. Elles déterminent notre tempérament : sanguin, colérique, mélancolique ou flegmatique. Mais l'une de ces humeurs vient-elle à l'emporter trop nettement sur les autres, les troubles commencent. équilibrées ces humeurs signifient la santé ; en déséquilibre, elles donnent la maladie. En stabilisant ou déstabilisant, le médecin va pouvoir travailler à maintenir la première, le sorcier à provoquer la seconde.
« Tout dans le monde et dans le ciel est, en effet, tenu par des liaisons subtiles, que soupçonne déjà Pline, quoiqu'il ne croie pas à la magie, et qui font de l'univers, selon le mot de Plotin, un « poème ». Tout est lié, comme le dira encore Jean de Meung. L'homme partage l'existence avec les pierres, la vie avec les plantes, la sensibilité avec les animaux, l'intelligence avec les anges.
Bref, même sans mettre en cause le démon (ou les démons, notion plus compréhensible à l'époque), on peut agir dans un tel univers où tout est équilibre douteux, la bonne mine du voisin, une femme qui ne répond pas assez vite aux désirs de son amoureux, une guerre qui menace, un orage qui tarde à crever. Mages, magiciens et sorciers, on verra plus loin la différence, trouvent là leur domaine d'action : détruire ces équilibres, ou les rétablir ». Gui Bechtel. La Sorcière Et L'Occident. Agora.
L'antiquité comme plus tard le moyen Age resteront flou dans l'emploi de la terminologie. Comme chez les grecs, les auteurs chrétiens utilisaient magie en deux sens : d'une part une magie naturelle qui permettait de connaître les grandes lois de l'univers et, par exemple, de guérir par les plantes, Mais il existait aussi une magie intermédiaire, un peu moins noble, qui consistait à utiliser le savoir à des fins peu élevées, voire défendues par l'Église, comme connaître l'avenir. Le mot magia recouvrait donc le pire et le meilleur ;magie vraiment noire il devint sorcellerie(laquelle pouvait être quand même bénéfique parfois) par l'utilisations de moyens défendus.
« Rappelons d'abord, dans l'absolu, ce que fut, à toutes époques, le sorcier face au mage : un sous-fifre par rapport au chef, un imitateur devant son modèle, un rebouteux au regard du médecin, un empirique à côté du savant. En 1957, dans un petit ouvrage maintes fois réédité, un peu simplificateur mais ayant le mérite d'une grande clarté, Jean Palou traduisait cette opposition en quelques formules souvent répétées depuis lors : « La Magie est l'Art de commander aux forces du Mal, la Sorcellerie celui d'essayer de commander les mêmes forces. Le Magicien est un initié des grands mystères ; le Sorcier ne connaît que de petits mystères. Le Magicien est un maître. Le Sorcier est un apprenti. »
Nous retiendrons cette distinction, pour nous capitale : la magie est la science de ceux qui savent, et la sorcellerie l'approximation de ceux qui voudraient savoir. L'ennui est que personne n'a jamais pu dire où,finissait la magie, où commençait la sorcellerie ». Gui Bechtel. La Sorcière Et L'Occident. Agora.
Le paganisme antique survécut longtemps au moyen Age :on adorait encore Neptune et Minerve au VIème siècle. Des cultes de la fertilité subsistent probablement pendant plusieurs centaines d'années dans l'Europe et le calendrier (cf. le Carnaval) christianise simplement le temps païen. Malgré le curé, on porta longtemps des amulettes, on écouta des oracles, on suspendit| des objets votifs et des flambeaux sacrés. Les sorcières de village furent longtemps partout tolérées, qui pratiquaient, guérissaient, envoûtaient..
Ensuite, le christianisme des premiers temps sécréta lui-même beaucoup de magie ; réapparut, en effet, sous des formes diverses, une « magie chrétienne ». On la reconnaît dans nombre de positions théologiques qui prirent de plus en plus de place dans la doctrine, sur la nature de Dieu ou du Christ, et aussi dans la pratique quotidienne : la messe avec présence réelle du Sauveur, l'absolution, les processions, les bénédictions des récoltes ou de la mer ; surtout le culte des saints (d'anciennes divinités païennes régionales) et le culte marial qui multiplièrent les miracles ,intervention du surnaturel dans la nature. . Il y eut donc souvent (tout le temps ?) mêlés, imbriqués, se soutenant et se combattant, du paganisme et du christianisme de la magie et de la sorcellerie, de la magie et de la religion.(voir Favret Saada pour le bocage mayennais).ce surnaturel qui n'est pas toujours proprement chrétien resté présent quoique souvent déformé dans les contes de fées ou les légendes régionales
Tout ce qui précède pose en creux un problème qui va hanter notre histoire : comment l'idée de sorcellerie devint-elle si prédominante en Europe, (au dépens de la magie) ,qu'elle engendra les procès et les buchers, et le mythe menaçant de la sorcière :
« D'où date la Sorcière? Je dis sans hésiter: « Des temps du désespoir. »
Du désespoir profond que fit le monde de l'Eglise. Je dis sans hésiter : « La_Sorcière est son crime. » [...]
A son apparition, la Sorcière n'a ni père, ni mère, ni fils, ni époux, ni famille. C'est un monstre, un aérolithe, venu on ne sait d'où. Qui oserait, grand Dieu! en approcher?
Où est-elle? Aux lieux impossibles, dans la forêt des ronces, sur la lande, où l'épine, le chardon emmêlés ne permettent pas le passage. La nuit sous quelque vieux dolmen. Si on l'y trouve, elle est isolée par l'horreur commune; elle a autour d'elle un cercle de feu.
Qui le croira pourtant? C'est une femme encore. Même cette vie terrible presse et tend son ressort de femme, l'électricité féminine '.
Cette magicienne avait selon Michelet une fonction précise dans son village. Elle guérissait, car elle connaissait les herbes, et elle était la femme consolatrice en des temps impitoyables.
De nombreux auteurs reprirent cette thèse romantique, qui accorde une certaine place à la réalité de la sorcellerie . Elle était cependant presque entièrement bâtie sur les élans du cœur d'un historien visionnaire et ne reposait ni sur une nouvelle méthode d'analyse, ni sur l'exploitation de documents différents de ceux que connaissaient les démonologues ou les rationalistes. Somme toute, l'image de la sorcière ne se modifiait que sous l'effet de raisonnements philosophiques a priori . Le froid rationalisme expliquait son martyre pour flétrir la barbarie de ses bourreaux, tandis que la sensibilité romantique lui assignait une place éminente de rebelle et de consolatrice d'une humanité soumise à de terribles jougs, voire plus tard le rôle de prêtresse du culte païen et devenu secret de Diane.
Servante du démon, fétu de paille emporté par le vent de l'histoire en des siècles de fer, sombre révoltée : la sorcière est un peu tout cela à la fois, dans les mentalités collectives de notre époque. D'autant que des ouvrages proches des théories démonologique, rationaliste ou romantique continuent à paraître régulièrement. Pourtant, aucune de ces constructions ne me paraît rendre exactement compte de la façon dont était vécue — dont est encore vécue? — la sorcellerie dans les masses populaires. Chacune, en réalité, n'est qu'une explication reflétant les préoccupations essentielles de celui qui la formula le premier et de ceux qui y adhérèrent. Chacune prolonge un combat idéologique dont la sorcière n'est que le prétexte ». Robert Muchembled. La Sorcière Au Village. Folio.
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