Depuis l'aube des temps, comme les autres peuples chasseurs, les Inuit mémorisent grâce à leurs sens aiguisés (direction du vent, courants marins, observation du ciel), des « cartes mentales », des tracés , des itinéraires parcourus, aussi bien par la vue que par les sons et les bruits, vibrant « par tous leurs pores » avec leur environnement naturel qu'ils perçoivent vivant.
Pour prendre ces décisions, les chasseurs avaient besoin du savoir et d'avoir présents à l'esprit tous les faits pertinents : la structure des années précédentes, les changements de temps, sur une période de plusieurs mois comme lors des jours précédents ; les modèles des déplacements des animaux, le cycle de leurs populations, les relations entre les bêtes et les endroits où elles peuvent ou non aller se nourrir. Ils devaient ainsi se fier à la fois, à un savoir accumulé pendant des années, et prêter la plus grande attention à ce que d'autres disent avoir vu et fait les jours derniers. Partageant leurs récits de chasse et de voyage. Ils observaient le ciel et sentaient le vent. Les premières connaissances mobilisées étaient donc celles qui concernent l'étendue, l'espace, et relevaient habituellement du champ du savoir cynégétique: se reconnaître et se déplacer sûrement. Venaient ensuite les toponymes, qui transformaient, l'espace parcouru en un milieu habité, vivant, humanisé. Chaque lieu nommé renvoyait à une pratique, à une histoire, à des hommes d'hier ou d'aujourd'hui. Les autres lieux, anonymes, n'étaient que de simples points de repères, utiles pendant les déplacements mais non investis par l'histoire des hommes.
Dans L'appel Du Nord, J. Malaurie insiste sur la mémoire concrète qu'ils développent reproduisant avec fidélité le moindre détail des impressions « Mais ce qui les hante, dans leurs pensées les plus intimes, ce sont les bruits étranges, les appels sourds, les échos des grottes. Un grattement insolite sur la toile de la tente, un craquement de glace. Une stridulation. Ce sont les morts qui appellent. Eux, nous, sommes en plein mystère ; nous tâtonnons. « Ils » nous apprennent à mieux percevoir l'invisible ; non pas à aller vers la vérité mais à découvrir sa vérité intime. Telle est la règle que nous enseignent leurs anciens. La Nature est le livre sacré » .
Dans la solitude de l'igloo, il montre à ses compagnons la carte qu'il a dressé, ce qui les intéresse prodigieusement ,réveillant en eux toute une sagesse du territoire
« Nous sommes, serrés l'un contre l'autre dans la grande tente unique de l'expédition, de couleur ocre. Mes compagnons - les hommes - de leurs doigts, suivent sur le papier millimétré de cette première esquisse de carte, les contours des courbes hypsométriques ; ils regardent avec intérêt et une certaine admiration les ombrés des arrachés de falaises que le feutre de mon crayon tente de faire surgir. La carte a un pouvoir chamanique. Représenter Nuna, la toundra, ici-même et à plat, sur un papier et en relief, relève de la magie. Impressionnés, ils se taisent d'abord, ayant cherché avec leur ironie habituelle l'erreur, puis, après quelques minutes, revivent des itinéraires anciens parcourus et évoquent à mi-voix un épisode de chasse, un drame ; apaisés, ils m'aident enfin à dresser cap après cap, baie après baie, la toponymie inuit complète qui a toujours été inexistante à ces hautes latitudes groenlandai-ses et que je suis le premier géographe à restituer. R. E. Peary et ses prédécesseurs. 1.1. Rayes (1860-1861), E. K. Kane (1853-1855) ont été d'un parfait mépris pour l'intelligence géographique de ces hommes, dédaignant la toponymie inuit millénaire. Les propos deviennent plus libres et les remarques s'entrecroisent. Les deux femmes, Natuk et Patdloq, discrètement confinées à leur fonction de faire bouillir la viande de phoque et d'ours, tout en réparant nos vêtements de peau avec des fils de nerf de renne, osent intervenir ; elles regardent, en passant, mes croquis topographiques qui portraiturent cette face ridée de la terre et que j'esquisse à coups de crayon et de gomme et elles Parlent : « Le commentaire de carte est d'une richesse presque inepuisable » . C'est ainsi, que peu à peu, je suis passé de la pierre à l'homme » .Pas A Pas Avec Les Inuit .Op. Cite
Le savoir qui dénote la relation des chasseurs-cueilleurs à leurs territoires est un mélange complexe de réel et de surnaturel. Certains faits sont du domaine des choses, certains autres du domaine des esprits. Et le mur qui sépare ces deux formes d'entités n'est pas compact. Les gens peuvent passer du naturel au surnaturel, les esprits venir dans le domaine des hommes. Cette démarcation entre physique et métaphysique est perméable, tout comme la frontière entre l'homme et l'animal. Ainsi les limites du monde humain sont-elles poreuses. Cette perméabilité est la façon de voir et de comprendre le monde qui forme la base du chamanisme .
Gilles Deleuze a d'ailleurs conceptualisé cette forme de pensée comme « pensée en réseau » par définition « sauvage et nomade » et la qualifiera tour à tour de « pensée rhizomatique », ou de « pensée réticulaire multidimensionnelle » mais qui s'oppose en tout cas à la normalité et à la normativité de la pensée cartésienne, rationnelle et unidimensionnelle
Dans ses travaux, l'anthropologue Barbara Glowczewski a ainsi montré l'existence de cette pensée réticulaire multidimensionnelle chez les tribus aborigènes d'Australie, peuples chasseurs/cueilleurs, à l'origine, et qu'on peut ainsi rapprocher des Inuits ,dont le système cognitif spatialisé et la cosmogonie reposent sur une vision traditionnelle de l'univers qu'elle qualifie de « connexionniste » dans le sens où tout y est virtuellement connectable et interdépendant :
« Toute connexion entre deux éléments a des effets sur d'autres éléments du réseau. Que ce soient les hommes et les femmes, le règne animal, végétal ou minéral, la terre, le souterrain ou le ciel, l'infiniment petit et l'infiniment grand, la vie actualisée et les rêves, tout interagit. Ces connexions sont mises en œuvre par les rites, par les rêves, et par le lien spirituel et physique qui unit chaque humain à certains éléments de son environnement – lien que l'on a coutume d'appeler, en anthropologie, "totémique"[Barbara Glowczewski,
J.Malaurie va donc s'attacher à étudier cette dialectique que les Inuits entretiennent avec leur environnement. En ce sens il n'est pas un anthropologue classique attaché à décrire simplement la culture matérielle de ce peuple :l'anthropogéographie est plutôt une science carrefour entre géographie, histoire, psychologie, anthropologie religieuse et art(il a dirigé L'art Du Grand Nord dans la collection Citadelles).Il s'agit de cerner la psychologie profonde de ces chasseurs, leur « philosophie » animiste .(il a ainsi utilisé pour ce faire des batteries de tests dont le Rorschach ou analysé des dessins d'enfants.).L'animisme est en fait la perception plus ou moins consciente de l'homoeostasie du système régulé et équilibré , qu'ils entretiennent avec le sol, la faune , les pierres en un mot la terre qu'ils ressentent comme un grand vivant ,qu'ils voient à l'instar des Grecs antiques ,comme Gaia, la Terre Mère.
On pourrait concevoir ainsi dans le chamanisme comme une expression de ce système .Le chamane (ainsi le chamanisme sibérien et le « modèle » de Roberte Hamayon) compense, par ses rites, la dette du chasseur qui prélève ses proies sur le milieu animal. En épousant symboliquement une femelle animale, promesse d'heureuse chasse, il renoue un pacte ancien et se reporte aux temps originels où l'homme n'était pas séparé de l'animalité. Dans le chamanisme en effet le travestissement et la métamorphose reprennent tout leur sens et leur droit : le chaman selon la pensée inuit appartient à un troisième sexe, homme et femme à la fois. ; Cette transsexualité lui permet les alliances avec des esprits auxiliaires animaux qui s'incarnent dans le chamane ou l'inverse, et l'alliance avec les grands esprits célestes ou sous-marins comme aussi avec les défunts. Les divers aspects ou étages du réel sont donc accessibles par moments, et dans certaines circonstances, parce que leur existence et le passage de l'un à l'autre sont empreints de sens. Le champ des relations s'étend alors à toutes les entités peuplant l'univers (visible et invisible, humain et non-humain). C'est pourquoi le géologue Malaurie, armé de son marteau, apprendra des Inuit, lorsqu'ils qui cassait les pierres pour les observer en laboratoire, à respecter ce qu'ils appellent des Inuat des forces invisible censées maintenir l'équilibre du minéral, et donc à respecter la nature , en l'étudiant, y compris dans sa minéralité .
Aussi le chercheur doit –il quitter toute rationalité formatée pour se mettre à l'écoute de la « pensée sauvage ». Comment penser en dehors des schémas restrictifs et comment pensent-ils eux qui n'ont certes pas les concepts de notre physique quantique mais qui pressentent grâce à leur hypersensorialité et qui pensent par des symboles et des mythes, que l'inertie de la matière, n'est qu'une apparence sensible, qu'il y a une énergie un rayonnement de la pierre, qu'il faut donc se mettre à l'écoute de ce monde tellurique. Malaurie cessera donc d'opposer sensation et raison, intuition et logos. Penser avec les Inuits sera d'abord penser avec son corps dans l'expérience de l'espace.
« J'ai fait mes classes, les étés et automnes 1948 et 1949, en cartographiant en détail, au 1 / 25 000e, la petite montagne crétacée éocène de Skansen au sud de l'île de Disko/Augmarutissat au 69°N. J'étudiais alors les régimes hydrologiques des torrents qui ravinaient cette petite montagne sablo-gréseuse et j'analysais la densité des taux de ravinement, compte tenu du manteau végétal dont je relevais, vallée après vallée, les configurations sur les pentes, variant selon les expositions et les profils ; je mesurais les pulsations de la terre sous les influences contraires de l'exposition au soleil et de la couche gelée permanente sur 500 mètres de profondeur ; j'auscultais la respiration de ce derme fragile qui dégèle sur un à deux mètres selon les textures argileuses, sableuses et la répartition du couvert végétal que je cartographiais en conséquence ; « ...les pas glissent sur la roche gelée, mes mains nues malaxent des grèses argileuses ; je respire l'air glacé pour apprécier les sources d'humidité qui proviennent des secteurs crevassés où se regroupent des colonies de phoques. J'écoute les métaphores chamaniques alliant le minéral, la toundra, la glace, l'animal, le vent, le cosmos ; j'accompagne en pensée les humains, mutés en araignée, oiseau, phoque, loup, ours, lors de leurs grands voyages périlleux dans l'au-delà, à l'écoute des morts. » Pas A Pas Avec Les Inuit .Op. Cite
Il y a donc chez Malaurie toute une épistémologie complexe, issue à la fois de sciences comme la géologie, la cryologie, la géographie, mais aussi de la lecture des philosophes allemands des Nature ou de Goethe, de la philosophie bergsonienne et enfin de la pensée des peuples « racines ». Deux êtres coexistent, l'un rationnel, méthodique, rigoureux dans l'expérimentation, dont le géomorphologue témoigne ; l'autre intuitif, imaginatif, rêveur, un moi « sauvage », primitif comme il aime à le dire. Comme Bachelard il y a ainsi chez lui une pensée du Jour, scientifique, et une de la Nuit « animiste » ; mais comme le philosophe de Bar-sur-Aube, il va en faire vivre la dialectique. Celle-ci prendra la forme d'un itinéraire, d'une trajectoire, dont la pierre est le repère essentiel : parti de la géo cryologie , de la géomorphologie des éboulis, le parcours du chercheur le mènera à L'allée Des Baleines,en 1990, en Tchoukotka sibérienne.un parcours en fait initiatique, comme est chez lui la découverte de l'arctique, qu'il vivra comme une nouvelle naissance.
« En réalisant des pastels - la nuit polaire, les ciels dramatisés, la mer sombre et ses banquises en dérive -, je pressentais au bout de mon doigt, - le majeur qui guide ma sensibilité avec mes craies et leurs pigments gras qui s'écrasent et que je pulvérise finement sur la feuille de papier -, la prégnance de ces immensités démesurées, de cette brume glacée, sur la psychologie naturellement angoissée de ces hommes. En vérifiant cette inspiration du majeur, encore Dieu merci ! opérante, je me convins que ce n'est pas sans raison que j'ai cheminé pendant cinquante ans, du Groenland à la Sibérie, vers cette Allée des Baleines.
C'est bien un cheminement intérieur qui m'a guidé vers ce lieu en août 1990 ; assurément, mon itinéraire est celui d'un géographe-cartographe, d'un géomorphologue, d'un démographe avec ma généalogie des 302 esquimaux polaires de Thulé en 1951-1967, d'un ethnographe des rites, d'un historien-sociologue chez les Igloulimiut 1960-1961, chez les Netsiligmiut en 1961, chez les Utkhikhalingmiut en 1963, d'un psychologue en Tchoukotka en 1990 avec les tests ; mais en fait c'est mu par des raisons intérieures, que j'ai poursuivi, presque obstinément, cette recherche. J'ai voulu voir ce qui est derrière le miroir de ce que j'avais pressenti en 1950-1951. Au terme de ces 31 missions, je découvre en août 1990 avec l'Allée des Baleines la signification de cette recherche obstinée et inconsciente sur 22 000 km, du
Groenland à la Sibérie ; le secret caché de ces hauts lieux hyperboréens. Le labyrinthe de la pierre jusqu'à l'homme. L'itinéraire n'était donc pas achevé. L'extrême importance qu'a pris pour moi ce haut lieu chamanique me fait prendre conscience que cette rencontre était recherchée dans mon inconscient, et de longue date. Je ressens l'Allée des Baleines comme une terre mystique d'un peuple en dialogue avec des dieux cachés. Cette poursuite me fait penser au capitaine Achab, dans sa quête intérieure, avec Moby Dick.
Je ne puis pas expliquer autrement cette préscience d'une pensée plus élevée dans une société dont toutes les apparences matérielles où le comportement, paraissaient pourtant et oh combien ! la contredire.
Je ne puis pas expliquer autrement que, au fil du temps, et avec l'âge, ma focale se soit allongée avec une expérience toujours plus féconde. Des germes ont été déposés ici et là et ils ont éclos, en son temps, en 1990, en Tchoukotka. « Une conscience qui rêve puis se réveille », dit Emmanuel Levinas. Cette pensée diffuse, qui chemine souterrainement et riche d'emprunts, au fil de recherches collatérales, s'est soudain révélée dans une structure achevée. »
Puisqu' on évoque ici Gaston Bachelard, il faut noter que le vieux sage champenois est un des regrets de J.Malaurie , directeur de collection et que ,si celui l'a rencontré une fois ,gardant de cette rencontre le souvenir vif de ses yeux perçants et malicieux et de son insatiable curiosité, il n'a pu, pour des questions D'ayants –Droits , réaliser l'anthologie qu'il aurait voulu publier dans la collection Terre Humaine.
Pourtant (ce qui mérite plus ample développement à venir), on pourrait dire que l'œuvre de J.Malaurie,comme sa personnalité, symbolisent ce que Bachelard a exprimé dans des textes de la Poétique De l'Espace ou de La Terre Et Les Rêveries Du Repos : celui de la « maison onirique » qu'habite chacun de nous et en particulier tout chercheur :
« La poésie, dans sa grande fonction, nous redonne les situations du songe. La maison natale est plus qu'un corps de logis, elle est un corps de songes. Chacun de ses réduits fut un gîte de rêverie. Et le gîte a souvent particularisé la rêverie. Nous y avons pris des habitudes de rêverie particulière. La maison, la chambre, le grenier où l'on a été seul, donnent les cadres d'une rêverie interminable, d'une rêverie que la poésie pourrait seule, par une œuvre, achever, accomplir. Si l'on donne à toutes ces retraites leur fonction qui fut d'abriter des songes, on peut dire, comme je l'indiquais dans un livre antérieur qu'il existe pour chacun de nous une maison onirique, une maison du souvenir-songe, perdue dans l'ombre d'un au-delà du passé vrai. Elle est, disais-je, cette maison onirique, la crypte de la maison natale. Nous sommes ici à un pivot autour duquel tournent les interprétations réciproques du rêve par la pensée et de la pensée par le rêve. Le mot interprétation durcit trop cette volte-face. En fait, nous sommes ici dans l'unité de l'image et du souvenir, dans le mixte fonctionnel de l'imagination et de la mémoire . »
Cette maison onirique est verticale : elle va de » la cave au grenier »une polarité qui selon l'auteur résumerait toute l'ambiguïté humaine. On monte ainsi de la cave au grenier par un escalier, (mais cet escalier semblerait plutôt une sorte de labyrinthe à la Borges comme l'est peut-être toute la maison onirique- cf mes article sur l'archétype du labyrinthe), en laissant de côté l'obscurité qui est celle du rêve ou de la rêverie mais aussi de nos peurs ancestrales .Cet être obscur de la maison participe donc aux puissances souterraines, à la primitivité de l'enfance, à l'inconscient, et à l'imaginaire des profondeurs, toute maison ayant forcément comme fondation la pierre et la terre, la matière fondamentale .Au bout du labyrinthe de l'escalier on atteint le grenier et la lumière ,le monde de notre pensée et de nos actions rationalisées : ainsi dit Bachelard « on voit à nu, avec plaisir, la forte ossature des charpentes. On participe à la solide géométrie du charpentier ».
« Deux lieux me reviennent en mémoire : dans la forêt en Allemagne rhénane, et un grenier, l'été, en Normandie, à la limite des pays de Caux et de Bray. Jusqu'à l'âge de huit ans, j'habitais à Mayence avec mes parents, où je suis né sur les bords du Rhin, au confluent du Main. Un après-midi, je fus renversé par une voiture allemande. Blesse à la jambe et au bras, on m'a transporté dans une maison forestière, au cœur de la Forêt-Noire. A mon réveil, je fus frappé par trois sensations : l'odeur du bois, le brame des cerfs à la nuit tombante et le contact de peaux de bête dont mon lit était recouvert. C'est un lieu où j'étais parfaitement heureux. Il reste comme une pierre blanche dans ma mémoire, au cœur d'une enfance vécue dans un milieu universitaire bourgeois, assez janséniste. Ce n'était pas une maison traversée de rires. Il régnait une certaine tension, de qualité sans doute ; un certain malaise, oui ; c'est le mot propre. Mon père tenait la parole à table, qu'il accordait de temps à autre à mes deux frères, à ma sœur et à moi-même. La prière était dite en commun, à genoux, y compris na mère. Mon père allait et venait, revêtu d'une houppelande noire. C'est an temps où les bibliothèques de la maison étaient fermées à clef, où une femme divorcée paraissait une dévergondée que l'on ne pouvait recevoir à table sans se déshonorer et où aller au café seule, quand on était une jeune fille, paraissait à la limite des convenances. L'argent était considéré comme un luxe inutile pour ne pas dire suspect, la seule vertu étant le travail, sanctionné par des diplômes. Les modèles : X, normalien, rue d'Ulm ; Y, polytechnicien... »
C.J. — II n'y eut que fort peu d'espace de respiration dans ce contexte ?
J-M. — « Mes parents étaient très liés. Il y avait les parents assez loin, effectivement, et les enfants. Des ponts bien sûr, mais rares. Ma mère étant d'origine partiellement écossaise, j'ai reçu une éducation d'esprit assez britannique. Mon premier espace de liberté, je le cultivais en jardinant. Ma seconde maison à Garches près de Paris avait en effet un jardin très grand, de 150 m, tout en longueur. Je m'y réfugiais au fond, loin des autres, en sarclant, binant, soignant mes plantations de primevères — fleurs modestes que j'ai toujours privilégiées. ….
… C.J. — Parlons du deuxième lieu qui vous a touché. Il s'agit du grenier, dans la maison de votre grand-mère maternelle, disiez-vous.
J.M. — J'avais à l'époque huit ans et j'y passais tous les étés jusqu'à 18 ans. C'était en Bretagne guérandaise, au Pouliguen, la maison de la sérénité. Elle portait un nom de ma famille écossaise : Baiglie. Ma grand-mère — celle d'origine écossaise — y parlait à voix basse. Elle parlait peu, disant ses prières en anglais. Elle avait l'art de ne rien dire d'important, afin de respecter le temps qui s'écoulait. C'est elle qui m'a appris à fermer doucement les portes. Étant de tempérament un peu vif, j'y songe souvent, avec reconnaissance. La lumière de sa chambre était tamisée par des volets à fines rainures, lorsqu'elle me recevait l'après-midi, et la pièce sentait le sapin, la lavande et la paix du jour. Et puis, il y eut le grenier où je me réfugiais pendant mon adolescence en Normandie, près de la hêtraie de Saint-Saëns, non loin de Buchy. Je partais y lire pendant de longues heures, dans les odeurs de foin. Mes rêveries et lectures me faisaient vivre la nostalgie du Sud, des terres chaudes et rouges (Autant en emporte le vent, Galsworthy), l'intuition du moment, la sensorialité (Catherine Mansfield), mais aussi les errances dans la steppe (Les Vagabonds de Gorki, Tchékhov). Je suis né le 22 décembre, au solstice d'hiver. Je m'appelle Jean, sous le patronage, voulu par mon père, de Jean le Baptiste que l'on célèbre le 21 juin au solstice d'été. Mon père reliait dans son esprit cette double ascendance et me fêtait en juin par les feux de la Saint-Jean…..
(….) j'ai toujours été sous le signe du « dédoublement », c'est le propre sans doute du rebelle, de l'indépendant, de l'intellectuel, hommes essentiellement libres. Autant chez les Inuit, je suis dans le groupe lors des chasses, autant en tant que Blanc, j'ai choisi, c'est vrai, d'avoir une « base » personnelle au Groenland (1950-1951), à Siorapaluk et dans toutes mes missions ultérieures au Canada et en Alaska. En expédition de recherche, je reste avec et comme eux, mais en Blanc et en ami ; je le sais et je me comporte comme tel. Dans ma vie professionnelle, j'ai toujours été, dans l'esprit et dans mes lieux de travail, à part. Lorsque j'étais géographe des Expéditions polaires françaises, avec Paul-Emile Victor, j'ai d'abord payé ma dette, en juillet-août 1947, au groupe des glaciologues, en cassant, comme tout le monde, les cailloux de la piste de l'Eqip Sermia, pour aménager le passage pour les engins à chenillettes, les « Weasels » devant opérer sur l'inlandsis. Je suis ensuite parti dans les fjords de la côte et, naviguant en Zodiac avec un chasseur groenlandais, entre les glaçons de la banquise disloquée et de baie en baie, j'ai vécu isolé du groupe principal (avec un camarade géographe en 1948 ; seul en 1949). C'était, disait-on familièrement, la mission Malaurie dans l'expédition Victor. Il y avait l'expérience principale, sur le glacier, j'étais à l'ouest isolé dans l'île de Disko, à Skansen, dans un hameau de cinq à six maisons groenlandaises. Deux actions parallèles.
« Chez moi aussi, j'écris dans une demi-pièce où il n'y a pas moyen de se retourner. En revanche, dans la pièce principale de ma chambre, entoure de livres arctiques et d'objets inuit, il y a une cantine avec des documents-comme si j'étais prêt à partir en voyage. J'ai rédigé ma thèse de géomorphologie dans une demi-pièce, sous les combles d'une ancienne loge de -Comédie-Française du XVIIIe, rue Grégoire-de-Tours à Paris, ou on », pouvait pas se mettre debout et où je montais par une échelle, et j'en achevé des chapitres dans un café de la rue des Beaux-Arts, la Palette ! Dans nombre de ces lieux je pouvais voir les passants dans la rue. Rue Amélie, au Centre d'Études Arctiques, ce n'est guère différent. Telles les belles d'Anvers, j'aime le va-et-vient de la rue.
…. Votre mode de vie dans l'enfance et l'adolescence préfigurait 'Arctique... Qui sait ? Vous aimiez les greniers feutrés, les espaces ouverts de la forêt et les maisons sereines, le passage entre les structures et les errances. Dans l'iglou où l'on ne peut pas se retourner, il y a aussi une «fenêtre » ouverte vers l'extérieur, vers l'immensité des espaces de chasse. Quoi qu'il en soit, votre destin est intensément lié à celui des Inuit.
Après trente ans de vie avec eux, de réflexion sur leur destin, qu'avez-vous envie de dire au sujet de ce couple-là ?
J.M. — Ce peuple me laisse la nostalgie d'abord d'un espace où il paraît se confondre, dans une vision des âges premiers ; sur des liserés de plateau où la roche se délave de glaciers millénaires qui la recouvrent ; d'une société d'hommes qui ne cessent de parachever un singulier et précaire système anarcho-communaliste qui, je le confesse, m'a fasciné. Je suis libre avec des hommes libres, d'une race, d'une pensée si différentes de tout ce que je connais, en osmose avec le monde minéral, de glace et de neige. Je suis compris sans avoir à dire quoi que ce soit. Pour l'essentiel, on ne se dit rien. Ils m'ont fait redécouvrir la vertu des « données immédiates de la conscience », par leur rare faculté intuitive. Je les admire dans le danger et j'aime le danger. Avec eux, je n'ai jamais été dans la peur ; c'est une société de contraintes où j'ai pris les risques physiques les plus fous. Je suis un conteur ; eux aussi. Au niveau de l'espace, je suis enfin très sensible à ce mélange de l'eau et de la pierre, dans le cadre de cet univers aux variations de couleurs, nuances subtiles et changeantes de l'été et l'hiver, dans la nuit polaire, un immense ciel étoile, souvent très clair. C'est un monde chtonien, architectural, fort. Mais l'espace que j'ai particulièrement étudié est très limité : ce sont les éboulis qui tapissent les versants. J'en ai examiné dans la masse la géodynamique, et dans la pierre, au laboratoire, les équilibres, lors des échanges thermiques ; rien d'autre. Si je suis rêveur, méditatif, je déteste le bavardage ; j'éprouve une joie extrême dans la précision. La littérature chez les Inuit, c'est l'absence de « littérature ». Je m'intéresse particulièrement depuis quelques années aux mythes comparés de fondation, de la genèse chez les peuples du Nord. Leur musique, c'est un chant d'allégresse ou désespéré, ou viril et guerrier. Que vous dire encore ? L'Inuit est un nomade, il a l'esprit nomade, il marche... Dramaturge, il est lié à l'univers et à toute expression panthéiste de la vie, à une terre délavée, dans les premiers temps postglaciaires, aux franges de la glace et de l'eau. Nous sommes dans une genèse. Ces hommes d'un autre âge relèvent du théâtre arctique avec un imaginaire cosmique qui relève d'une logique de contrat social. »
Quelle enfance pour quelle vie d'adulte ? L'environnement d'un géographe-ethnologue. Entretien avec J.Malaurie. Cécile Joris. dans « Pour jean Malaurie ». Terre Humaine. Plon.
A SUIVRE
Bravo et mille mercis pour ce merveilleux espace, foisonnant, culturel, enrichissant, toujours agrémenté de magnifiques illustrations. Des heures de bonheur en perspective à parcourir cet Eldorado dédié aux poètes, aux philosophes et aux artistes...
Rédigé par : Malaura | mardi 16 juin 2015 à 13h37