Si l'identité individuelle prend place dans une dialectique du social, de l'identité collective, celle-ci est également le lieu d'apories .Cl.Levi-Strauss dans son Séminaire Sur l'Identité à mis en reliefs les oscillations, la dialectique propre à la notion d'identité collective.. « L'identité se réduit moins à la postuler ou à l'affirmer qu'à la refaire, la reconstruire, et […] toute utilisation de la notion d'identité commence par une critique de cette notion D'une part la tentation permanente de repli sur une insularité. Il décrit comme ethnocentrique ce préjugé par lequel un groupe pense que « l'humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village; à tel point qu'un grand nombre de populations dites primitives se désignent d'un nom qui signifie " les hommes "," les bons ", " les excellents ", " les complets ", impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus, — ou même de la nature -- humaines, mais sont, tout au plus composés de " mauvais ", de " méchants ", de " singes de terre " ou d' " œufs de poux ". »
Le remède commun contre cette attitude consisterait à généraliser l'idée de nature humaine, à proclamer une unité de l'homme et de ses valeurs, voire une déclaration de ses droits. Antérieurement à la psychologie sociale, le droit occidental a élaboré, nous l'avons vu les notions de personne morale et de personne physique. Toute personne morale transcende l'identité individuelle des personnes physiques qui la composent : elle transcende les individus qui lui confèrent, de par la » corporation » qu'ils forment, son identité supra-individuelle.
Le seul problème est qu'aux yeux des autres l'universel reste ainsi marqué » par son lieu d'origine l'occident, par la rationalité européenne et son ambition d'unifier cultures et histoire. Autre ethnocentrisme donc ; Ainsi la « mondialisation est bien un refus de l'insularité des cultures mais en même temps le danger d'une homogénéisation et d'un nivellement de celles-ci selon les codes occidentaux. La solution résidait pour l'ethnologue dans la prise en compte des structures symboliques alliant unité et diversité et fondées sur l'échange généralisé. Le langage en premier lieu comme unité propre à l'espèce et diversité des langues,-ainsi les noms, les divers totems nous donnent identité- sur son modèle, d'autres structures comme les divers systèmes de parenté qui régissent la destinée de chacun tout en reposant sur l'universelle prohibition de l'inceste Lévi-Strauss écrivait à propos du totémisme : « Les sociétés primitives fixent les frontières de l'humanité aux limites du groupe tribal, en dehors duquel elles ne perçoivent plus que des étrangers, c'est-à-dire des sous-hommes, sales et grossiers, sinon même des non-hommes : bêtes dangereuses ou fantômes. Cela est souvent vrai, mais néglige que les classifications totémiques ont pour une de leurs fonctions essentielles celle de faire éclater cette fermeture du groupe sur lui-même et de promouvoir la notion approchée d'une humanité sans frontières »
Dans cette dialectique, Lévi-Strauss retrouvait la construction de Rousseau et du Discours Sur L'origine De L'inégalité : Rousseau indiquant la méthodologie propre à une étude de l'homme, de l'identité humaine à savoir se référer à l'Autre : « « Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi; mais pour étudier l'homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin; il faut d'abord observer les différences pour découvrir les propriétés »Rousseau dans le Discours esquissait aussi une problématique de l'identité comme devenir ,dans la dialectique conflictuelle de « L'amour De Soi », propriété « naturelle » ,sorte de tendresse envers l'espèce devenant le moteur de la sociabilité par décentrement du soi mais en même temps perpétuellement menacée par son contraire , « L'amour Propre », l'égocentrisme de chacun, le narcissisme.
Le clivage entre Moi et l'Autre, propre à l'identité, est devenu le lieu du discours psychanalytique, laquelle introduit une autre problématique. l'altérité n'est plus le rapport à la fois nécessaire et conflictuel de moi à l'Autre extérieur, le monde ,la nature ou l'autre humain , elle va se nicher au sein de l'identité . L'autre devient une composante structurelle du moi et l'inconscient est le discours de l'Autre. Ici se trouve mise en question d'emblée la possibilité de poser le sujet comme plénitude et présence à soi, ainsi que le faisait le Cogito cartésien, et la conscience sartrienne. La ligne de clivage passe au sein de la subjectivité qui se trouve en quelque sorte décalée d'avec elle-même dans une ambiguïté fondamentale dans la mesure où la jubilation d'être soi se redouble en angoisse de non-coïncidence avec soi et dépendance au désir de l'autre
Avec le cogito, la pensée donnait l'idée d'une permanence identitaire. On pouvait cerner l'identité, saisir les caractéristiques d'une personne totale, d'un individu. La découverte de l'inconscient fait voler en éclats une telle notion, qui ne serait qu'illusion. Freud en montre l'impasse dans toutes ses études sur le rêve, l'acte manqué, le lapsus, le mot d'esprit : quelque chose parle et fonctionne à l'insu du sujet lui- même, quelque chose qui fait surprise, achoppement, butée, coupure, discontinuité« L'autre scène, » l'inconscient, le Moi inconscient, tout ceci ruine l'idée de l'unité du Moi, et par conséquent la notion même de l'individu
Les psychanalystes travaillent d'ailleurs plus avec la notion d'identification qu'avec celle de l'identité. L'identification, présentée par Freud comme « l'expression première d'un lien affectif à une autre personne » permet au sujet de construire son identité mais ce sera au plan imaginaire ; le moi ne devient que la « somme des identifications ».
La pensée de Jacques Lacan est plus radicale : l'aliénation est totalement interne au sujet et la lutte des consciences , la dialectique hégélienne ou sartrienne sont sans issues. Si l'enfer est quelque part, c'est dans le Je.
Pour jacques Lacan l'identité de chacun passe par l'étape fondamentale du Stade Du Miroir. La perception subjective de son corps par l'enfant n'est pas d'abord celle d'une totalité mais au contraire d'un être morcelé. Elle reste confuse donc tant qu'il ne se voit pas dans un miroir .c'est à ce moment seulement qu'il pourra anticiper son corps comme totalité. , Lacan a retravaillé toute sa vie sur ce concept qu'il a inclus dans la catégorie de l'Imaginaire, comme la base de la Constitution d'un sujet, divisé entre le Je, le sujet de l'inconscient, et le Moi, l'instance qui relève de l'image et du social.
L'identification de l'enfant à son image ne se fait pas comme par magie, la première fois qu'il est confronté à son reflet. En effet dans un premier temps, il pense que cette image qu'il a en face de lui est un autre enfant. Puis, c'est avec le renfort d'un adulte le désignant dans le miroir qu'il va prendre conscience du fait que ce qu'il voit c'est lui. . Dans l'expérience archétypique du stade du miroir, l'enfant n'est pas seul devant le miroir, il est porté par l'un de ses parents qui lui désigne, tant physiquement que verbalement, sa propre image .Ce serait dans le regard et dans le dire de cet autre, tout autant que dans sa propre image, que l'enfant vérifierait son unité. En effet, l'enfant devant le miroir reconnaît tout d'abord l'autre, l'adulte à ses côtés, qui lui dit « Regarde c'est toi ! », et ainsi l'enfant comprend « C'est moi ». lacan écrit à ce propos : « ce qui se manipule dans le triomphe de l'assomption de l'image du corps au miroir, c'est cet objet le plus évanouissant à n'y apparaître qu'en marge : l'échange des regards, manifeste à ce que l'enfant se retourne vers celui qui de quelque façon l'assiste, fût-ce seulement de ce qu'il assiste à son jeu »…
Va ainsi pouvoir se créer une image mentale de son corps une représentation de lui-même comme un tout unifié dans son corps, mais aussi comme distinct de sa mère, . L'enfant s'identifie donc à son image dans le miroir, pour se construire plus tard par se construire dans un jeu d'identification à l'autre. . L'image spéculaire va se constituer comme un but à atteindre pour l'individu, poussant le sujet qui n'en est pas encore totalement un, à devenir cette représentation. Cet Idéal du moi, ne cessera d'exercer son emprise sur l'individu, sans qu'il ne puisse jamais l'atteindre. L'image de ce corps total intervenant alors que le corps réel est toujours perçu comme morcelé, va engendrer une tension initiale qui ne sera jamais résolue. Lacan utilise l'image d'une asymptote (moi idéal) vers laquelle tend une courbe (le moi), sans jamais pouvoir l'atteindre.
Le je adviendra par la suite : d'abord nommé dans le discours adulte, l'enfant va se nommer par son prénom, par le pronom personnel il, puis il va acquérir le tu et enfin le Je. Cette étape du stade du miroir a une grande valeur symbolique dans l'évolution psychique de l'enfant. Il découvre aussi que l'Autre dans la glace n'est qu'une image et non un être réel. C'est un leurre: l'enfant passe du réel à l'imaginaire. Ainsi, ajoute Lacan, « avant que le MOI affirme son identité, il se confond avec cette image qui le forme mais l'aliène primordialement »
A côté du Réel ,l'impossible, ce que je ne connaitra jamais(je ne connais que la réalité) puisque saisi dans les cadres perceptifs et les codes symboliques, , et de l'Imaginaire des identifications va prendre place le Symbolique,le langage la loi de l'échange et de la différence. Le je est différent du moi. S'il est le pilote à l'intérieur du moi .il n'est que « quelque part » comme un trou, une béance ,ce dont je manque fondamentalement, ce dont j'aspire et qui m'aspire. Dans le jeu de ses instances,il est désir et ce désir n'aspirera en fait qu'aux illusions, qui l'entretiennent.
Le désir restera ainsi foncièrement insatisfait. le défilé de mes identifications imaginaires masque l'absence et la non réponse fondamentale à la question qui suis-je ? La vérité du sujet, son identité est justement l'objet de la cure analytique, vérité qui n'est que le dévoilement douloureux de mes illusions, de mes fantasmes, « misérable tas de déchets » disait Freud.
« Si l'objet n'est jamais saisissable que comme un mirage, mirage d'une unité qui n'est peut jamais ressaisie sur le plan imaginaire, toute la relation objectal ne peut qu'en être frappé d'une incertitude fondamentale ».écrit Lacan .Tout rapport imaginaire entre le sujet et les autres , se produit dans une espèce de toi et moi, disait encore Lacan, c'est à dire, « si c'est toi, je ne suis pas. Si c'est moi, c'est toi qui n'est pas ». Tout rapport à l'Autre est un ainsi rapport évanouissant ; si c'est dans ces objets que le sujet reconnaît son unité, il se sent par rapport à ceux-ci dans le désarroi; ce désarroi, cette discordance profonnde, caractérise toute la vie de l'homme .Se profile ici l'angoisse de l'altérité fondamentale, celle du rien, de la mort que nul ne saurait regarder en face tel le visage de Méduse, sauf à en être pétrifié.
Que se passerait il par exemple, si nous cessions tout à coup de nous reconnaitre dans l'expérience du miroir, si l'image s'évanouissait ? Cette angoisse de la déréalisation, révélant soudain le trou, la béance de l'identité est l'objet d'une page saisissante de Marguerite Duras.
« J'étais couchée lorsque je me suis aperçue couchée dans l'armoire à glace ; je me suis regardée. Le visage que je voyais souriait d'une façon à la fois engageante et timide. [...] Je ne me suis pas reconnue. Je me suis levée et j'ai été rabattre la porte de l'armoire à glace. Ensuite, bien que fermée, j'ai eu l'impression que la glace contenait toujours dans son épaisseur je ne sais quel personnage, à la fois fraternel et haineux, qui contestait en silence mon identité. Je n'ai plus su ce qui se rapportait le plus à moi, ce personnage ou bien mon corps couché, là, bien connu. Qui étais-je, qui avais-je pris pour moi jusque- là ? Mon nom même ne me rassurait pas. Je n'arrivais pas à me loger dans l'image que je venais de surprendre. Je flottais autour d'elle, très près, mais il existait entre nous comme une impossibilité de nous ras-sembler. Je me trouvais rattachée à elle par un souvenir ténu, un fil qui pouvait se briser d'une seconde à l'autre et alors j'allais me précipiter dans la folie. Bien plus, celle du miroir une fois disparue à mes yeux, toute la chambre m'a semblé peuplée d'un cercle sans nombre de compagnes semblables à elle. Je les devinais qui me sollicitaient de tous côtés. I l fallait que j'arrive à me saisir d'une, pas n'importe laquelle, une seule, celle dont j'avais l'habitude à ce point que c'était ses bras qui m'avaient jusque-là servi à manger, ses jambes, à marcher, le bas de sa face, à sourire. Mais celle-ci aussi était mêlée aux autres. Elle disparaissait, réapparaissait, se jouait de moi. Moi cependant j'existais toujours quelque part. Mais il m'était impossible de faire l'effort nécessaire pour me retrouver. J'avais beau me remémorer les derniers événements, c'était une autre qui les avait vécus, une qui m'avait remplacée toujours, en attendant ce soir. Et sous peine de devenir folle, il fallait que je la retrouve, elle, qui les avait vécus, ma sœur, et que je m'enlace à elle. Les Bugues [lieu où elle vit] se déformaient dans des sursauts d'images successives, froides, étrangères. Je ne les reconnaissais plus. Je ne m'en souvenais plus. Moi, ce soir-là, réduite à moi seule, j'avais d'autres souvenirs. Et pourtant ceux-là mêmes, tassés dans le noir, ne faisaient qu'essayer de ramper jusqu'à ma mémoire, de se faire voir, de venir respirer un coup. Des souvenirs d'avant moi, d'avant mes souvenirs.
Je vois que c'est par hasard que je me suis aperçue dans la glace, sans le vouloir. Je ne suis pas allée au-devant de l'image que je connaissais de moi. J'avais perdu le souvenir de mon visage. Je l'ai vu là pour la première fois. J'ai su en même temps que j'existais.
Il semble que l'Autre en soi conduise le sujet à changer de perception et à prendre conscience de sa propre étrangeté, dans son identité à travers le temps d'abord, puis au sein de sa conscience même. Aliéné et exilé en soi, le Je apparaît comme un autre lui-même. L'altérité intérieure enseignerait alors au sujet à prendre conscience de son Désir infini et de ses manques, que rien ne peut absolument satisfaire. Ses multiples altérations identitaires masquent en effet une course éperdue et infinie vers ce qu'il n'est pas encore, ainsi qu'une quête d'objets de substitution pour combler un manque symbolique, que Lacan appelle béance ou trou du langage. :Ces objets de substitution sont nos divers "fétiches "et la diversité des masques.
C'est ici qu'on peut revenir aux objets- masques dans leur matérialité. A partir de ces analyses, y a-t-il un rapport autre que celui de jouer sur le sens du mot masque au sens d'imaginaire occultant le réel.? En tant que « Peau extérieure », le masque va entrer dans la catégorie de la médiation, de l'entre-deux.. L'immédiateté de l'expérience désirante va se perdre dans les médiations successives que la ritualité sociale invente pour colmater la brèche à défaut de l'accepter et d'en faire son deuil. . le masque participe ainsi à un système médiatique. Il est mode de communication établi entre plusieurs générations d'êtres humains et différents registres ontologiques : bien qu'il existe des masques purement ludiques, appartenant au registre des réjouissances, sur le plan rituel, le masque présentifie souvent des entités liées à une « autre scène, invisible, où évoluent des pouvoirs supérieurs que les humains s'efforcent de faire apparaître et de contrôler sans jamais prétendre y arriver complètement. Sur cette scène, se jouent également des rapports de force entre personnes et groupes de différents statuts liés à l'âge, au sexe, à l'extraction sociale et au degré d'initiation. S'y rediscutent également, sous une forme stylisée, les normes sociales et leur contestation plus ou moins bien régulée(carnaval par exemple.. Loin d'être symptomatiques d'une époque en crise, le grotesque et la subversion rituelle côtoient les figurations les plus sérieuses. S'exposent enfin, dans cet espace public, tous les problèmes de l'heure, afin que les agents du rituel puisent dans l'héritage culturel les éventuels recours possibles. Pour être efficaces, ces systèmes de communication recourent à une esthétique, mobilisant aussi bien la sculpture, le textile, l'ensemble scénographie-danse-acrobatie, la musique et le chant
Le masque jaillit du vide qui sépare le sujet de l'objet, l'autre de l'Autre. Mais il prend en sortant de ce vide deux visages différents, tout aussi figés l'un que l'autre dans la mort. Le premier de ces visages, le moins physionomique d'ailleurs, est d'ordre psychotique, comme s'il avait plongé dans le vide à la recherche de l'Autre perdu et en revenant les yeux hagards, la bouche bée avec seulement, pour en réchapper, quelques objets créés dans son univers pulsionnel pour tenter de se réajuster. Au moins affirme-t-il un réel que la coupure a perdu : l'inceste originel, la fusion des mondes animal et humain, la continuité de la vie et de la mortLe second de ces visages est celui du discours social lui-même. Les fantasmes du monde pulsionnel y apparaissent encore mais réduit au rang de signifiants, parmi d'autres, manipulés au gré des surdéterminations du pouvoir. Le vide est toujours là, derrière les signifiants qui le dissimulent mais le masque se garde bien d'y plonger, préférant établir le pont entre les lèvres de la fissure qui distance un signifiant de l'autre. A l'opposé du psychotique qui plonge dans le vide, le masque social en a peur et n'a de cesse que la société autour de lui partage la même peur et se satisfait des objets qui, substitués sans fin les uns aux autres, peuvent d'autant mieux l'apaiser qu'ils paraissent venir de lui.JT.MAERTENS. LE MASQUE ET LE MIROIR .OP.CITE
L'anthropologie nous offre tout un ensemble de données portant sur les procédures rituelles qui, dans les pratiques symboliques, sont destinées à articuler les rapports entre les vivants et les morts, le visible et l'invisible. Ils se nouent autour de pratiques qui mettent en jeu le corps habillé et/ou masqué, la statue ou l'objet fétiche dans leur fonction de double. L'invisible peut ainsi entrer en relation avec les vivants par des "apparitions effectives" mais aussi se donner à voir dans le rêve ou à travers la possession. De la même façon s'expliquent le théâtre ,tragédie grecque, shakespearienne, le théatre nô ou les sorties de masques africains . Toute une esthétique(au sens étymologique du mot) de l'apparition de l'invisible dans le visible, où l'acteur, ou le porteur du masque aurait en charge d'être le double d'un mort, ou d'un invisible .Ainsi travers des variables, propres à chaque culture, se dessinent des schémas de procédures symboliques à valeur universelle. Par exemple l'anthropologie historique de la Grèce archaïque délivre quelques clés, qu'on peut retrouver dans l'anthropologie africaine.
« C'est à propos du masque que l'Européen, versé dans la psychologie et dans l'art du théâtre, comprend le mieux ce sentiment. L'être humain se transforme toujours quelque peu, il s'efforce cependant de conserver une certaine continuité, de conserver son identité. L'Européen précisément a fait de ce sentiment l'objet d'un culte presque hypertrophié ; le Nègre qui est moins prisonnier du moi subjectif et révère des puissances objectives doit, pour s'affirmer à côté d'elles, se changer en ces puissances, justement quand il les fête avec le plus de ferveur. Par cette métamorphose, il établit l'équilibre avec l'adoration qui risque de l'annihiler ; il prie le dieu, il danse pour la tribu dans l'extase et se transforme lui-même au moyen du masque en cette tribu et en ce dieu. Cette métamorphose lui permet de saisir radicalement ce qui est extérieur à lui ; il l'incarne en lui-même et il est cette objectivité qui réduit à néant tout événement individuel.
C'est pourquoi le masque n'a de sens que s'il est inhumain, impersonnel ; c'est-à-dire quand c'est une construction pure de toute expérience individuelle ; il est possible que le Nègre révère le masque comme une divinité quand il ne le porte pas.
J'aimerais dire que le masque c'est l'extase immobile, peut-être aussi le fantastique stimulant toujours prêt pour éveiller l'extase, puisqu'il porte fixé en lui le visage de la puissance ou de l'animal adoré.
C'est le moment d'expliquer aussi l'expression singulièrement figée des visages. Cette fixité n'est rien d'autre que le dernier degré d'intensité de l'expression, libérée de toute origine psychologique ; en même temps elle permet surtout l'élaboration d'une structure clarifiée ».CARL EISNTEIN .NEGERPLASTIK.
Dans la Grèce archaïque, Jean-Pierre Vernant, a mis en évidence la sphère de l'eidôlon, et de ses différentes formes. Le mot désigne une apparition fantomatique, et par extension toute apparition surnaturelle et aussi l'image du rêve. L'eidolon, qui a donné naissance à la notion d'image. mais à la différence de l'image (mimesis) qui n'est qu'est apparence ,simulacre., l'invisible apparait vraiment. Ce qui définit en effet l'eidôlon archaïque, c'est la présence dans le visible d'une puissance de l'ordre de l'invisible, qu'elle soit celle des morts ou des dieux. Le masque, à l'instar du « colossos antique »(pierre dressée ou pieu sans rien d'anthropomorphique), ou de ce que nous nommons fétiches -Marc Auge parle de dieu-objet- assure donc le possible contact des vivants avec les morts ou les « dieux » en les captant dans l'espace intermédiaire où ils errent –la brousse ou la foret par exemple. En même temps il est aussi signe d'absence du mort ou du dieu , de son appartenance à un ailleurs, à un au-delà qui reste fondamentalement autre.Il est donc à la fois signe de présence effective et signe d'altérité, au carrefour du visible et de l'invisible Il va relever de la catégorie du double que définit, selon Vernant, l'ambiguïté du statut de la présence - une présence inscrite dans la tension entre la matérialité du masque et l'immatériel, l'ici présent et le renvoi à un ailleurs.
Dans la « La Mort dans les yeux", Vernant s'attache aux trois grandes divinités au masque : Artémis, Dionysos et Gorgô, et ouvre une reflexion sur les rapports du masque à la mort. Ainsi Gorgô, la Méduse qu'aucun vivant ne peut approcher, se présente tout entière comme masque, comme masque primordial. . Cette face de Gorgô, c'est l'Autre, l'Etrange, c'est "l'horreur d'une altérité, celle de la mort qui pétrifie. Car "regarder Gorgô dans les yeux, c'est se trouver nez à nez avec l'au-delà dans sa dimension de terreur"…. Finalement Gorgô, c'est "soi-même, dans l'au-delà, cette tête vêtue de nuit, cette face marquée d'invisible qui dans l'œil de Gorgô se révèle la vérité de votre propre figure". Les deux autres divinités au masque, Artémis et Dionysos, sont aussi des divinités des marges, de l'espace sauvage, des terres non cultivées, des forêts, des bords de mer, des divinités "des confins, des zones limitrophes,
Le spectacle tragique se déroulait en l'honneur de Dionysos et sous son patronage" puisque "la statue du dieu y assistait ainsi que son grand prêtre ; d'autres masques y intervenaient que portaient les acteurs de son théâtre. Dionysos était à la fois, le dieu de la transe, de la mania, folie furieuse, dieu du chaos. Il était celui qui brouille les frontières entre le divin et l'humain, l'humain et le bestial, l'ici et l'au-delà. mais Dionysos était aussi dieu de l'initiation. IL subvertissait l'ordre mais fondait un autre ordre initiatique, apaisé avec la différence , . Le masque du héros tragique tendait donc au spectateur tout à la fois l'image de l'au delà qui l'épouvantait et miroir dans lequel il reconnaissait son propre visage de ténèbres. la tragédie prenait fonction de catharsis,(le deuil) d'intégration de l'altérité .C'est ce sens du mythe de Persée qui coupe la tête de la Gorgone en la contemplant indirectement dans son reflet en miroir, tête coupée qui va orner come un masque le bouclier d'Athénée, garante de l'ordre de la cité.
« Gorgô, c'est l'altérité absolue, la puissance de terreur à l'état brut - la puissance faite masque et masque monstrueux (l'humain et le bestial mêlés). Face de terreur associée à l'épouvante, effroi à l'état pur comme dimension du surnaturel - masque associé à toute la gestuelle de la fureur guerrière et de la folie meurtrière avec leur puissance de mort. Le héros furieux, le héros qui porte la mort ou la vengeance a, dans la tragédie, le visage de Gorgô. Au pays des morts, elle interdit l'entrée aux vivants. "Du fond de l'Hadès où elle gîte, la tête de Gorgô surveille, en gardien vigilant, les frontières du domaine de Perséphone. Son masque exprime et maintient l'altérité radicale du monde des morts qu'aucun vivant ne peut approcher A moins de se transformer en l'image de Gorgô, de vêtir sa tête de nuit. Ainsi Persée, dans certaines versions, recouvre sa tête du casque d'Hadès pour se rendre insaisissable aux yeux des vivants. Cette coiffure d'Hadès qui rend invisible, dont Hésiode nous dit qu'elle est en peau de chien et qu'elle "contient les ténèbres lugubres de la nuit". Selon certains théoriciens, le mot latin persona, masque, serait dérivé de l'étrusque Phersu, ce Phersu étrusque étant l'équivalent du Persée grec. Phersu est l'homme porteur de masque dans le jeu funèbre en l'honneur du défunt.
Ce n'est pas seulement la machinerie scénique au service des apparitions effectives de fantômes ou de dieux qui sert à marquer le poids de leur présence au cœur de l'univers des vivants, c'est aussi et surtout l'expérience intérieure du héros tragique qui témoigne du pouvoir des fantômes et de l'action des dieux, cette action qui dans la tragédie entretient toujours un rapport avec la mort - promesse de mort à donner ou de mort à subir. Donner la mort ou se préparer à recevoir la mort, revenir de la mort ou entrer dans la mort, ce ne sont là que différentes manières de "voir la mort dans les yeux", d'avoir commerce avec Gorgô.
A la fois instrument et victime de Gorgô, le héros tragique voit son univers peuplé de fantômes - fantômes du rêve, de la vision intérieure comme de l'apparition effective, fantômes annonciateurs de la mort à donner, de la mort à venir. Le masque qu'il porte ne serait-il pas le signe de cette relation de réciprocité que son visage entretient avec le masque de Gorgô ?. Certes, le masque dramatique porté par un acteur ne saurait être confondu avec le masque en position d'effigie divine, le masque des images cultuelles. Toutefois, il n'en est pas moins le signe d'une altérité qui distingue le héros du chœur, altérité faite de son rapport aux marges proches de l'espace sauvage, à ces régions nocturnes, voisines du domaine des morts.. Le spectateur, comme le chœur, ne s'épouvante-t-il pas devant le destin du héros masqué, tout comme le fidèle devant le masque cultuel fait l'expérience de la terreur sacrée face aux puissances surnaturelles ? "Le masque cultuel, rappelle Françoise Frontisi-Ducroux, qui figure des puissances surnaturelles appartient aux zones dangereuses de la vision humaine" et cela est vrai du masque de Dionysos autant que de celui de Gorgô. Ce masque de Dionysos dans l'univers des représentations religieuses correspond, dit-elle, à "l'un des pôles de l'extrême altérité, celle de la contemplation du visage des dieux, l'autre pôle étant occupé par la face monstrueuse de la Gorgone, figure de l'interdit ultime, de l'indicible/et de l'incontemplable de la mort. comme le rappelle Vernant, il y a seulement trois divinités au masque : Dionysos, Artémis et Gorgô, toutes trois liées à l'espace sauvage et à l'altérité, Gorgô figurant, selon lui, l'altérité la plus extrême, celle de la mort. Le masque, véritable épiphanie de l'altérité, propose au regard, dans la réciprocité de la vision, dans l'échange du voir et de l'être vu, une expérience de possession et d'identification. Dans les yeux étranges du masque, l'homme ne peut se voir en demeurant lui-même. Face à l'étranger, il fait l'expérience de sa propre étrangeté. Monique Borie .Le Théatre Et Son Double .Actes Sud.(c'est moi qui souligne !) .
A SUIVRE
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