Chez les romains, Le masque est l'origine de la personne juridique. À Rome, étymologiquement, le sens premier de persona est le masque de théâtre de l'acteur, et le rôle joué par lui, qui devait parler avec éclat (sonare), c'est-à-dire à la fois le signe et l'action représentée. La personne va de de fait, désigner le rôle, la parole des parties dans un procès, qu'il soit demandeur (persona actoris) ou défendeur (persona rei). Par extension, persona s'applique à l'homme, mais seulement tel qu'il se présente dans la vie juridique, remplissant les différentes paroles ou les différents rôles que l'ordre juridique peut lui attribuer : rôle de père ou de fils de famille, d'esclave, d'affranchi. Mais la persona n'est pourtant pas synonyme d'être humain, et n'a pas de rapport avec l'être concret, ni avec le corps. Persona et personne concrète ne coïncident donc pas nécessairement. Ainsi de l'esclave, qui peut être persona, bien qu'il ne soit pas pleinement capable, lorsqu'il exerce une fonction qui le met en relation avec le système juridique, et res (chose) lorsqu'il est objet d'un contentieux. Quant au corps, il est nécessairement une res, Corpus désigne d'ailleurs étymologiquement l'élément matériel des choses. Et la question de savoir si le corps est une chose n'est pas très pertinente dans le droit romain où les personnes elles-mêmes peuvent être considérées comme des res, où l'homme libre peut se vendre, et où le pater peut vendre ses enfants.L'homme, au sens d'individu n'existe pas en tant que tel mais est inséré dans des groupes, dans des statuts , qui font de lui le membre d'une famille, d'une cité, ou de la communauté des hommes libres. Ainsi, dans le droit romain, « le droit n'est pas l'attribut de l'individu, isolément considéré, mais une quantité délimitée de prérogatives et de charges. » Cette conception de la personne et du corps est objectiviste, liée à l'autorité du système juridique, abstraite, autonome par rapport à l'être humain.
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. Dans cet univers antique, comme déjà dit , pas d'homme, pas de personne humaine, pas de sujet concret, d'individu, de droit subjectif, de sujet cette notion interviendra plus tard avec le christianisme et le cogito cartésien.… ce n'est qu'avec ces derniers, , que l'individu est devenu le sujet moral, le « moi », indistinct de son corps : Cette naissance de l'homme, distinct de son masque, sera la marque de la modernité, qui va réinterpréter les anciennes catégories du droit et leur étymologie. il y aurait bien un sujet réel derrière les différents masques. Persona va entrer dans une dialectique, ignorée en ce sens de l'antiquité , celle de l'identité.
Or, comme son nom le dit, la persona n'est qu'un masque, qui, à la fois, dissimule une partie de la psyché collective dont elle est constituée, et donne l'illusion de l'individualité; un masque qui fait penser aux autres et à soi-même que l'être en question est individuel, alors qu'au fond il joue simplement un rôle à travers lequel ce sont des données et des impératifs de la psyché collective qui s'expriment. Quand nous nous mettons à la tâche d'analyser la persona, nous détachons, nous soulevons le masque, et découvrons que ce qui semblait être individuel était au fond collectif : en d'autres termes, la persona n'était que le masque d'un assujettissement général du comportement à la coercition de la psyché collective. Il faut d'ailleurs bien se rendre compte, si l'on va au fond des choses, que la persona n'est rien de « réel » elle ne jouit d'aucune réalité propre; elle n'est qu'une formation de compromis entre l'individu et la société, en réponse à la question de savoir sous quel jour le premier doit apparaître au sein de la seconde. Tel sujet a un nom, acquiert un titre, assume une charge qu'il représente et incarne; l'un est ceci, l'autre est cela. Certes, naturellement, dans un certain sens cela correspond à quelque chose; toutefois, comparée à l'individualité du sujet, sa persona n'est qu'une réalité secondaire, un simple artifice, un compromis à la constitution duquel d'autres participent souvent bien davantage que l'intéressé lui-même. Sa persona n'est qu'une apparence. » C.G.YUNG Dialectique du Moi et de l'Inconscient, folio, p. 83-84
Ainsi , Pour C.G.Yung, un des premiers archétypes que l'on rencontre sur la voie qui mène au plus profond de nous-mêmes se nomme donc la persona, au sens déjà indiqué de masque social , de visage que nous montrons aux autres, celui qui nous permet d'entrer en communication avec eux et qui les aide à nous identifier. Mais le plus souvent, nous ne nous rendrions pas vraiment compte que nous portons ce masque. Ce qui fait dire à Jung que " la persona est ce que quelqu'un n'est pas en réalité, mais ce que lui-même et les autres pensent qu'il est ".
le « masque personnel » comporterait un aspect utile et positif. Il est souvent dangereux de se mettre complètement à nu devant autrui, chacun a besoin de conserver un jardin secret qui soit à l'abri des demandes, des jugements et des pressions sociales. Le masque nous aiderait à préserver la part la plus intime de nous-mêmes tout en établissant des relations avec les autres de manière à pouvoir vivre en société. Il s'agit en quelque sorte d'un intermédiaire entre l'extérieur et notre intérieur le plus confidentiel, un médiateur qui nous permet d'entrer dans le réseau des interactions sociales et de remplir notre rôle dans la communauté humaine. Le danger surgit lorsque l'on ne se rend pas compte que ce masque existe, le risque est alors très grand de ne plus faire la différence entre notre rôle social et notre véritable personnalité. Le masque ,en tant que persona et ses avatars, maquillage , costume entre dans une autre problématique ,celle de l'identité ,du rapport à l'autre :cette problématique de l'identité dans son rapport à l'altérité étant d'ailleurs double, d'une part une altérité extérieure à la personne et contribuant à sa construction, on pourrait parler d'altération, de l'autre , l'altérité à l'intérieur de soi et on parlerait d'aliénation.
« La relation à autrui oblige en effet le sujet à prendre conscience de lui-même et à changer. L'autre entraîne le sujet dans un phénomène d'altération. L'altération est un processus à partir duquel un sujet change et devient autre, en fonction d'influences exercées par un autre, sans pour autant perdre son identité. L'altération est un véritable processus de connaissance de soi qui commence lorsque le sujet prend conscience que l'autre échappe à toute tentative de maîtrise : « l'autre reste alors l'évidence de ce sur quoi je n'ai pas maîtrise). Notre ambition de maîtrise1 s'oppose à l'expérience de l'hétérogénéité, imposée à travers la rencontre avec autrui. En conséquence, la reconnaissance et l'acceptation de l'autre, « altération (phénoménale, conçue comme jeu dynamique et dialectique de l'autre, inscrite dans une durée), beaucoup plus encore qu'altérité eidétique (seulement « idée » de l'autre) » sont inéluctables La reconnaissance de l'autre devient le moteur de l'altération. Faisant référence justement à Lévinas, mais aussi à Freud, Lacan, M. Scheler, J. Ardoino montre donc la différence entre altérité et altération. Si le langage courant connote négativement le terme « altération », souvent associé à la perte de l'identité, de la pureté, de l'intégrité et à l'aliénation, l'altération est pour J. Ardoino, comme pour Lévinas, un processus éminemment temporel, synonyme de transformation, un concept nécessaire pour rendre compte de l'action éducative et plus généralement de toute forme de relation ». Muriel Briançon.L'altérité au cœur de l'Identité
L'identité est elle-même une notion très problématique. Notre monde contemporain en fait chaque jours la promotion tout en en soulignant la crise.On parle ainsi de sentiment identitaire, de quête identitaire ; il y a eu le droit du sang, la pureté de la race, et il y a maintenant l'identité nationale , l'appartenance à un groupe particulier ; des problématiques identitaires sont à l'origine de violences dans la société ; pour certains sujets, le changement d'identité sexuelle est revendiqué puis proclamé ; le développement de la biologie obscurcit la question comme par exemple la question du clonage : produire de l'identique engendrerait de l'indéfini, de l'indifférenciable à l'infini
La psychologie, la psychanalyse n'ont de cesse de mettre en évidence les troubles voire les maladies de l'identité jusqu'aux psychoses. Les phénomènes de dépersonnalisation, de déréalisation, d'inquiétante étrangeté ; les bouleversements du sentiment d'identité lors de brutales variations d'investissements objectaux et narcissiques, les effets de rupture, dans la vie sexuelle ou amoureuse, les remaniements suite à la chute des identifications
On peut en premier sens dire que l'identité est constituée par l'ensemble des caractéristiques et des attributs qui font qu'un individu ou un groupe se perçoivent comme une entité spécifique et qu'ils sont perçus comme telle par les autres. L'identité est ainsi un ensemble de représentations constantes et évolutives que l'on a de soi et que les autres ont de nous. Ce sentiment d'identité, chacun le construit autour d'une quête de reconnaissance, que l'on acquiert en se réalisant par l'action, (responsabilité, création, engagement, action sur les objets…) par l'expression de ses valeurs afin de prendre conscience d'être « cause et d'être quelqu'un » aux yeux des autres et à ses propres yeux. L'individu s'inscrit alors dans une temporalité, il sait d'où il vient, qui il est et où il désire aller.
Ces définitions montrent que l'identité a une face objective : celle qu'indiquent les pièces d'identité ou le curriculum vitae mais aussi le vêtement ou le cadre de vie. Elle a aussi une face subjective : la conscience qu'a chacun d'être soi, d'être unique et de rester le même individu tout au long de sa vie.
L'identité est donc à la fois personnelle et collective; elle exprime en même temps la singularité individuelle et l'appartenance à des « catégories sociales » (familiales, locales, ethniques, sociales, idéologiques, religieuses…) dont chacun tire certaines de ses caractéristiques identitaires.
Sur son versant subjectif, l'identité serait d'abord une donnée immédiate de la conscience (« je suis moi »). Mais elle traduit aussi un mouvement réflexif par lequel je vise à me ressaisir, à me connaître (« qui suis-je ? »), à rechercher une cohérence interne, à coïncider avec ce que je voudrais être ou devenir. C'est donc, en même temps, une structure et un processus, une mémoire et un projet, une réalité et une virtualité.
Les origines de la notion sont diverses :
En premier les mythologies et religions. L'humain va alors recevoir son identité par « effigie » « à l'image du dieu et des dieux, selon les cultures. Ainsi les héros des mythes, les esprits ancestraux, les saints, vont chaque fois servir de repères transcendants et de modèles d'identification aux destinées individuelles. Se trouve fondé ainsi le Pouvoir, les religions fournissant à celui-ci le discours dont il a besoin pour justifier son autorité. D'entrée on trouve le rôle des masques comme artéfacts religieux où se conjuguent sacré et secret. Il est ainsi présent dans les rites d'initiation. Aussi tel masque africain dont la vue est interdite et lié au pouvoir des chefs.
Dans notre propre culture la problématique propre au moi et à la personne fut introduite par la philosophie à partir du 17ème par le cogito cartésien fondant l'être comme être pensant. Mais elle fut d'entrée, comme elle le sera tout au long de l'histoire des idées, discutée par Hume dénonçant déjà les illusions de l'ontologie et de la conscience .L'identité n'existerait pas comme telle mais serait notre « croyance . La suite de nos états de conscience , leur contiguïté, nous donnerait l'illusion d'être inchangés à travers les divers moments de notre vie.
Kant devait recueillir cet héritage posant à la fois le moi comme, catégorie, condition nécessaire de la pensée et de la vie tout en nous refusant la possibilité de la connaitre jamais dans sa réalité profonde, nouménale.
A partir des divers idéalismes et de la phénoménologie l'identité ne serait plus que celle de nos aventures, desseins, de nos projet qui s'accompliraient comme histoire de la conscience de soi avec toute l'ambiguïté et la « mauvaise foi possible. l'identité personnelle se présente alors comme un processus d'altération permanente, ou comme le résultat variable d'une perpétuelle évolution. Elle est prise dans une dynamique et elle participe d'une prise de conscience personnelle. Le moi est changeant, instable, jamais tout à fait le même, objet d'un processus de construction, déconstruction et reconstruction permanente d'une définition de soi, pensée comme une tension continue entre l'être et le devenir A l'instar du garçon de café sartrien(l'Etre et le Neant ° nous ne pourrions « qu'être ce que nous ne sommes pas et ne pas être ce que nous sommes », au travers de nos rôles, de nos masques.
Le terme identique est en effet équivoque il s'oppose au différent, au changeant, au variable, impliquant la question de la permanence dans le temps seule capable de conjurer la menace que fait peser celui –ci. Le sujet rencontre donc une première altérité, celle du temps. Si ce que je suis aujourd'hui ne correspond plus à ce que j'étais hier, comment penser mon identité. L'altérité devient donc à la fois obstacle et condition de l'identité : le je sera un être relationnel qui se construit au hasard de ses rencontres, soit avec le monde de la nature, soit avec un autre soi personnel (le tu de la relation je-tu), soit encore avec l'autre qu'il était hier et l'autre qu'il deviendra demain .
Dans cette dialectique des identités , le corps est le premier lieu d'identification , le premier représentant de soi et de réalisation de soi. . Michel Serres, lors du Séminaire de Lévi-Strauss sur l'Identité dans un beau texte consacré au Jeu De L'oie, archétype comme le labyrinthe de l'existence humaine, a mis en relief le corps comme lieu des connexions multiples qui seront notre vie :le corps , lieu premier de la clôture du soi devient par les diverses connexions ,identité ouverte.
« Mon corps n'est donc pas plongé dans un espace unique, mais dans l'intersection difficile de cette famille nombreuse, dans l'ensemble des connexions et raccordements à pratiquer entre ces variétés. Cela n'est pas donné, ou n'est pas, comme on dit, toujours déjà là. Cette intersection, ces raccordements sont toujours à construire. Et l'on dira malade en général qui manque cette construction. Son corps explose par la déconnection d'espaces. Ceci n'est qu'un début, ou n'est point le début réel, s'il existe. Mon corps habite, une fois encore, autant d'espaces qu'en ont formé la société, le groupe ou le collectif. La maison euclidienne, la rue et son réseau, le jardin ouvert et fermé, l'église ou les espaces clos du sacré, l'école et ses variétés à point fixe, et l'ensemble complexe des organigrammes. Ceux du langage, de l'usine, de la famille, du parti politique, et ainsi de suite. Dès lors, il est plongé, non plus dans un espace, mais dans l'intersection ou les raccordements de cette multiplicité. On dira, de nouveau, désadapté, ou délinquant, ou désorienté, celui qui manque ou qui refuse de passer, comme tous, dans l'échangeur de ces multiples connexions. Qui demeure dans un des espaces ou, à l'inverse, répugne à tous. Celui qui, par exemple, reste gelé, perdu, dans l'arbre familial. Ou qui craint de sortir du paradis fermé, entre deux bras de fleuve. Celui qui veut déchirer le réseau, souffert comme prison, ou carcan d'esclavage. Ceci nous amène au début. C'est qu'une culture, en général, construit, dans son histoire et par elle, une intersection originale entre de telles variétés, un nœud de connexions bien précis et particulier. Cette construction, je crois bien, est son histoire même. Ce qui différencie les cultures, c'est la forme de l'ensemble des raccordements, son allure, sa place, et, aussi bien, ses changements d'états, ses fluctuations. Mais ce qu'elles ont en commun et qui les institue comme telles, c'est l'opération même de raccorder, de connecter. Voici que se lève l'image du tisserand. De lier, de nouer, de pratiquer des ponts, des chemins, des puits ou des relais, parmi des espaces radicalement différents. De dire ce qui se passe entre eux. D'interdire. La catégorie entre, fondamentale en topologie et ici. D'interdire dans les ruptures et lézardes entre les variétés toutes closes sur soi. Closes, isolées, fermées, séparées; closes, non souillées, pures et chastes, par exemple. Or, ce qui n'est pas chaste, incestus, peut être l'inceste. L'interdiction de l'inceste est, alors, à la lettre, une singularité locale exemplaire de cette opération en général. Travail global de connecter le déconnecté, ou à l'inverse, d'ouvrir les fermés, ou l'inverse, de réduire une déchirure, ou inversement, et ainsi de suite. Et nous voici, encore, aux mêmes lieux, par cette esthétique formelle générale. Il faut donc parler de ces opérations difficiles. L'identité d'une culture est à lire sur une carte, sa carte d'identité : c'est la carte de ses homéomorphismes. »
Pour Hegel, fondant un certain nombre d'analyses que reprendront d'une autre manière Sartre et Lacan, l'identité n'existe bien que comme itinéraire mais c'est celui d'une « conscience malheureuse » et tragique. L'identité n'existe chez lui que par opposition à ce qui lui est différent. Son fondement est l'unification contradictoire de ce qu'elle est avec ce qu'elle n'est pas : à l'identité abstraite qui prétend s'en tenir à la pure identité, Hegel oppose l'identité concrète qui est unité de l'identité et de la différence. Ce rapport à l'altérité, qui est à la base de l'identité, est appelé par Hegel « médiation ». Chaque chose finie n'a sa raison d'être qu'en fonction de tout le reste, de tout ce qui n'est pas elle, et sans quoi elle ne serait pas. Mon identité se construit donc dans l'altérité. En effet, toute chose est contradictoire en soi. Cette contradiction interne est la condition du vivant.De la nait le désir. Le désir insatiable de la conscience la pousse de manière répétitive d'objet en objet, de satisfaction en satisfaction, ce qu'Hegel appelle le mauvais infini.. L'espoir vain et désespéré de la conscience est en effet de trouver une confirmation d'elle-même, un autre désir qui lui serve de miroir. Les désirs se reconnaissent comme se reconnaissant mutuellement. C'est donc au contact d'autres consciences que la conscience cherche à se trouver. Le monde extérieur et surtout autrui sont donc les objets de son désir et représentent l'Autre de la conscience. Hegel replace toujours la conscience dans une histoire, une culture et une réalité sociales .
D''autre part le désir de reconnaissance mutuel va entrainer un conflit des consciences ,un conflit de désir, une « Dialectique Du Maitre Et De L'esclave ».
Sartre lui aussi conçoit l'altérité au niveau de la relation entre les consciences de soi : « autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même ». Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut donc en passer par l'autre. En effet, tout d'abord j'apparais à autrui comme objet : autrui est l'être par qui je gagne mon objectivité. Et je reconnais que je suis comme autrui me voit et parallèlement je deviens conscient que « ce que je vise en autrui ce n'est rien d'autre que ce que je trouve en moi-même » Sartre met à ce propos en lumière l'importance du regard.
La vue reste le moyen le plus direct et les plus simple d'identifier quelqu'un. L'apparence du corps — voilé, masqué, costumé — met inévitablement sur la voie de l'identification. : Hommes et femmes tirent du visuel la plus grande part de leur information sensorielle sur leur être .Miroirs, reflets dans des vitrines, écrans vidéo épreuves photographiques, nous montrent à nous-mêmes en toutes sortes de plans, dans des contextes variés. Nous prenons donc pour acquis qu'un être humain « sait de quoi il ou elle a l'air » II y a a deux approches du corps et de ce fait une ambiguïté fondamentale : On approche soit le corps par l'intérieur d'une part par la subjectivité la conscience et ses « données immédiates » — les plaisirs, les besoins et les malaises ressentis, les perceptions de toutes sortes — et donc aussi par l'extérieur : les images renvoyées par des surfaces réfléchissantes, dont le regard de l'autre.
Ainsi, pour Sartre, le regard est d'abord un intermédiaire qui me renvoie de moi à moi-même. Finalement, le fait d'être confronté à autrui me confirme dans mon identité tout en me faisant prendre conscience de mon altérité irréductible, puisque le fait d'être soi se renforce en surgissant comme négation d'un autre soi.. Il faut avant tout que je sois celui qui n'est pas l'autre. C'est dans cette négation que je me fais être moi et qu'autrui surgit comme autrui mais comme pour Hegel, si j'acquiert ainsi une objectivité, une identité c'est alors au prix d'une aliénation : « l'enfer c'est les autres », le regard qui m'objective, me vole en me figeant dans un rôle, un masque, ce qui est le moteur de mon identité, à savoir ma liberté
Nul n'a mieux mis en lumière la comédie réciproque et les masques de l'enfant et des adultes ainsi que la jubilation et l'angoisse qui en résultent que les MOTS de Sartre. L'enfant Sartre adulé par les adultes joue à être enfant prodige et écrivain jusqu'au moment où les masques tombent. Il va se réfugier devant le miroir ou il grimace ,accentuant sa laideur physique, pour en faire un masque fantastique, un monstre.
« Ma vérité, mon caractère et mon nom étaient aux mains des adultes ; j'avais appris à me voir par leurs yeux ; j'étais un enfant, ce monstre qu'ils fabriquent avec leurs regrets. Absents, ils laissaient derrière eux leur regard, mêlé à la lumière ; je courais, je sautais à travers ce regard qui me conservait ma nature de petit-fils modèle, qui continuait à m'offrir mes jouets et l'univers. Dans mon joli bocal, dans mon âme, mes pensées tournaient, chacun pouvait suivre leur manège : pas un coin d'ombre. Pourtant, sans mots, sans forme ni consistance, diluée dans cette innocente transparence, une transparente certitude gâchait tout : j'étais un imposteur. Comment jouer la comédie sans savoir qu'on la joue ? Elles se dénonçaient d'elles-mêmes, les claires apparences ensoleillées qui composaient mon personnage : par un défaut d'être que je ne pouvais ni tout à fait comprendre ni cesser de -ressentir. Je me tournais vers les grandes personnes, je leur demandais de garantir mes mérites : c'était m'enfoncer dans l'imposture. ..
…, je m'assis au bureau de mon grand-père, posai le carnet sur le buvard de son sous-main, pris son porte-plume à manche de galalithe, le plongeai dans la bouteille d'encre rouge et me mis à écrire pendant que les grandes personnes échangeaient des regards amusés. Je m'étais d'un bond perché plus haut que mon âme pour faire la chasse aux « réponses au-dessus de mon âge ». Malheureusement, le questionnaire n'aidait pas ; on m'interrogeait sur mes goûts et mes dégoûts : quelle était ma couleur préférée, mon parfum favori? J'inventais sans entrain des prédilections, quand l'occasion de briller se présenta : « Quel est votre vœu le plus cher? » Je répondis sans hésiter : « Être un soldat et venger les morts. » Puis, trop excité pour pouvoir continuer, je sautai sur le sol et portai mon œuvre aux grandes personnes. Les regards s'aiguisèrent, Mme Picard ajusta ses lunettes, ma mère se pencha sur son épaule ; l'une et l'autre avançaient les lèvres avec malice. Les tètes se relevèrent ensemble : ma mère avait rosi, Mme Picard me rendit le livre : « Tu sais, mon petit ami, ce n'est intéressant que sil'on est sincère. » Je crus mourir. Mon erreur saute aux yeux : on réclamait l'enfant prodige, j'avais donné l'enfant sublime. Pour mon malheur, ces dames n'avaient personne au front : le sublime militaire restait sans effet sur leurs âmes modérées. Je disparus, j'allai grimacer devant une glace. Quand je me les rappelle aujourd'hui, ces grimaces, je comprends qu'elles assuraient ma protection : contre les fulgurantes décharges de la honte, je me défendais par un blocage musculaire. Et puis, en portant à l'extrême mon infortune, elles m'en délivraient : je me précipitais dans l'humilité pour esquiver l'humiliation, je m'ôtais les moyens de plaire pour oublier que je les avais eus et que j'en avais mésusé ; le miroir m'était d'un grand secours : je le chargeais de m'apprendre que j'étais un monstre ; s'il y parvenait, mes aigres remords se changeaient en pitié. Mais, surtout, l'échec m'ayant découvert ma servilité, je me .faisais hideux pour la rendre impossible, pour renier les hommes et pour qu'ils me reniassent. La Comédie du Mal se jouait contre la Comédie du Bien ; Êliacin prenait le rôle de Quasimodo. Par torsion et plissement combinés, je décomposais mon visage : je me vitriolais pour effacer mes anciens sourires.
Le remède était pire que le mal : contre la gloire et le déshonneur, j'avais tenté de me réfugier dans ma vérité solitaire, mais je n'avais pas de vérité : je ne trouvais en moi qu'une fadeur étonnée. Sous mes yeux, une méduse heurtait la vitre de l'aquarium, fronçait mollement sa collerette, s'effilochait dans les ténèbres. La nuit tomba, des nuages d'encre se diluèrent dans la glace, ensevelissant mon ultime incarnation. Privé d'alibi, je m'affalai sur moi-même. Dans le noir, je devinais une hésitation indéfinie, un frôlement, des battements, toute une bête vivante — la plus terrifiante et la seule dont je ne pusse avoir peur. Je m'enfuis, j'allai reprendre aux lumières mon rôle de chérubin défraîchi. En vain. La glace m'avait appris ce que je savais depuis toujours : j'étais horriblement naturel. Je ne m'en suis jamais remis.
L'apport des sciences sociales et de la psychanalyse va compléter ces analyses philosophiques.
Pour les sciences humaines, le self est inséparable des performances sociales et on ne comprend l'identité qu'en rapport avec la socialisation et l'intégration des valeurs du groupe. Les identités individuelles naitraient des interactions sociales plus qu'elles ne les précèderaient. L'identité ne serait ainsi pas une propriété figée, mais le fruit d'un processus. Ainsi, le travail identitaire s'effectuerait de manière continue tout au long de la trajectoire individuelle et dépendrait à la fois du contexte et des ressources qui peuvent être mobilisées. Cette identité se modifierait donc en fonction des différentes expériences rencontrées par les individus. L'« identité pour soi » renverrait à l'image que l'on se construit de soi-même. L'« identité pour autrui » serait une construction de l'image que l'on veut renvoyer aux autres ; elle s'élabore toujours par rapport à autrui, dans l'interaction, en relation avec l'image que les autres nous renvoient, c'est une reconnaissance des autres. Deviennent centrales les notions de rôle ,de statut , voire de personnages, comme le dit encore Marcel Mauss : « tout un immense ensemble de sociétés est arrivé à la notion de personnage, de rôle rempli par l'individu dans des drames sacrés comme il joue un rôle dans la vie familiale. La fonction a déjà créé la formule depuis des sociétés très primitives, jusqu'à nos sociétés à nous ».
Tel est le garçon de café dans le » théâtre » sartrien de L'Etre Et Le Neant tel que le philosophe l'observe de la terrasse du Flore :
« Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule [...]. Toute sa conduite nous semble un jeu [...]. Il joue, il s'amuse. Mais à quoi joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être garçon de café. »
Identité et adéquation de la performance sociale d'une personne se trouvent donc intimement associées. Et masques et costumes — uniformes, maquillages permanents ou non, modes... — marquent en les balisant le répertoire des parcours qu'une société offre aux vies humaines qui lui donnent sa dynamique et la façonnent en même temps qu'elle les consacre dans leur statut et les conditionne.
Ainsi pour René Girard la relation désirante différente de celle du besoin n'est pas celle d'un sujet et de son objet. Il y a une dimension de plus qui provoque un saut de complexité: la présence du tiers, du modèle que nous imitons. . Les désirs humains qui nous constituent peuvent varier à l'infini parce qu'ils s'enracinent non dans leurs objets ou en nous-mêmes mais dans un tiers, le modèle ou le médiateur dont nous imitons le désir. Tout desir est ainsi désir de l'Autre.
« Les peintures corporelles, le masque, le costume et le nom propre manifesteraient tous un même et profond fait existentiel. Personne n'est responsable de sa propre naissance, donc de sa propre identité, sinon le hasard si on peut dire.. On est conçu par la rencontre d'un ovule et d'un spermatozoïde dont les caractéristiques biologiques échappent en général au contrôle des géniteurs. L'individu produit par cette rencontre fortuite doit être assumé socialement par ceux qui l'ont engendré, eux-mêmes engendrés dans une société à qui ils n'ont rien demandé mais qui leur demande tout en leur donnant l'existence avec laquelle ils doivent se tirer d'affaire au mieux de leur connaissance et de leur pratique. Masques, costumes et noms propres deviennent, dans cette optique des modes de reconnaissance obligée du fortuit. De ce fortuit dont nous sommes les produits vivants et avec lequel nous devons tous, inéluctablement, composer…
Comme tout acteur professionnel, l'être humain serait « vacant » tant qu'il n'est pas investi par son rôle, par le drame que sa société lui prescrit déjouer selon des scénarios acceptables Et le sens de sa vie vient de l'apprentissage des masques et costumes qui lui conféreront une identité acceptable socialement, donc valable pour lui. Mis au monde par le masque qu'il porte dans une sorte de grossesse inversée, « entrailles », il enfante ce qu'il représente. Car l'être humain reste un sujet social anonyme tant qu'il n'est pas interpellé par le rôle qui lui dictera les performances sociales qu'il doit accomplir pour être « bien dans sa peau », bien dans son « personnage » — qui lui donne l'identité dont il a besoin pour être reconnu par ceux qu'on appelle « les siens » mais qui, en réalité, sont ceux qui le « possèdent » : il n'est en effet qu'« un des leurs ».Pierre Maranda .Le Masque Et L'identité. Anthropologie Et Société N17
LES OEUVRES PICTURALES SONT DE FRANCIS BACON ET LUCIEN FREUD
(A SUIVRE)
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