Dans beaucoup de sociétés traditionnelles, les mythes d'origine du masque se situent au point d'intersection de la nature et de la culture, soit pour instituer la transition, soit pour symboliser ce qu'il en a couté au héros transgressif.
Dans certains cas, le masque est le produit même de l'inceste, revenant dans une société qui l'interdit comme l'écho du non-dit qu'ainsi elle refoule. Ainsi les masques Koyemshi, des Zuni. Le mythe raconte qu'un frère et une sœur eurent des relations incestueuse qui produisirent neuf enfants devenus les masques au visage boursoufflé et couvert de boue — cette boue dans laquelle ils se roulèrent de dépit à la suite de leur châtiment. Les Koyemshi ne sont pas situées dans la hiérarchie des masques au niveau des dieux et des ancêtres. Ils se situent dans un non-lieu.il ont une face humaine mais déformée : ils peuvent ainsi par leurs bouffonneries transgresser les normes culturelles, lors des fêtes mais ils peuvent également bénir les nouvelles maisons fondant ainsi de nouvelles institutions.
Les Dogonse réfèrent également à un couple originel dont les enfants, frère et sœur, eurent un enfant d'une union incestueuse en trompant la surveillance de leur père et eurent un enfant. Cette violation de la règle sociale entraîna la mort des héros. Tous les soixante ans, la fabrication d'un masque gigantesque, le Sigui, commémore ce héros mort et son inceste par des danses dans lesquelles les hommes masqués s'affublent des parures de leur sœur de préférence à celles de leur femme. On obtient de la sorte le pardon de l'inceste originel nécessaire à la survie de l'organisation sociale.
A l'opposé les Papou fabriquent un masque natté représentant le héros Iko, époux de sa propre sœur; les hommes réunis dans leur case le malmènent puis le jettent au-dehors où les femmes et les enfants l'achèvent comme si cette société refusait avec violence jusqu'au souvenir d'une possibilité d'union sexuelle qui met aussi nettement en cause l'exogamie sur laquelle elle repose.
On raconte chez les Tukano, en Amazonie, l'inceste d'un frère et de sa sœur ayant lieu hors du village, espace sauvage. Le frère chassé du village pour son crime en mourut. Le premier homme a mourir- sans que personne ne le pleure ,le deuil étant inconnu jusqu'alors. C'est alors que Kwai, l'esprit de la fertilité, révéla à un vieil homme le moyen de faire un masque, de le peindre et de l'orner de fibres végétales et de franges d'écorce afin de danser le deuil du garçon et d'émouvoir de la sorte les gens jusqu'aux larmes.
Le masque est donc ici objet médiateur, il opère le passage nature /culture, en rétablit la continuité et apprivoise l'altérité de la mort par le deuil et l'ancestralisation.
On peut éclairer cette fonction médiatrice d'une aire et d'un objet transitionnels en faisant de nouveau référence au discours psychanalytique .Déjà Freud avait montré la naissance du symbole chez l'enfant par le jeu –ici le jeu du Fort/ DA ou jeu de la ficelle ou de la bobine. Le tout jeune enfant est vu opérant un va et vient avec la ficelle d'une bobine ou jetant ses jouets au loin, tout en émettant des phonèmes , il émet le son " O.o.o.o "," Fort " traduit par " loin, parti "). Le jeu constitue pour Freud le substitut symbolique de l'absence de sa mère, angoisse qu'il maitrise ainsi en maniant le symbole à volonté. « L'enfant était jusque-là passif, à la merci des évènements ; mais voici qu'en répétant le jeu, aussi déplaisant qu'il soit, il assume un rôle actif » [.
D.W.Winnicott va compléter Freud par toute une élaboration de « l'objet transitionnel » et de l'espace intermédiaire. Pour le psychanalyste britannique, si le Soi n'est pas le centre, il n'est pas non plus l'inaccessible enfoui quelque part dans les replis de l'être. Il se trouve dans l'entre deux du dehors et du dedans, du moi et du non moi, de l'enfant et de sa mère, du corps et du langage. » La où Lacan voit un sujet « béant », voué à l'illusion et au désir insatiable et insituable dans un jeu d'instances, Winnicott donne une fonction positive à l'imaginaire et à l'illusion. « Il existe une troisième aire qui assure une transition entre moi et non moi, la perte et la présence, l'enfant et sa mère. ». Cette aire est justement l'espace de jeu dont il souligne le caractère créatif dans « Jeu et Réalité ». Les premières expériences de l'enfant avec ses jouets seraient les bases de nos expériences culturelles. Dans cette logique, Winnicott développe les notions de phénomènes et d'objets transitionnels. Il nomme phénomènes transitionnels ce qui rend possible à l'enfant les « transitions fondamentales précoces de la fusion à la séparation maternelles ». Ces phénomènes transitionnels offrent en quelque sorte une continuité à un processus qui conduit l'enfant de la dépendance absolue à la dépendance relative, jusqu'à l'indépendance. Ils sont un pont entre le monde du dedans et le monde du dehors. Ce monde intermédiaire sera celui de la culture et de ses objets.
" Dans la vie de tout être humain il existe une troisième partie que nous ne pouvons ignorer, c'est l'aire transitionnelle d'expérience à laquelle contribuent simultanément la réalité intérieure et la vie extérieure. […] Cette aire intermédiaire d'expérience, qui n'est pas mise en question quant à son appartenance à la réalité intérieure ou extérieure (partagée), constitue la plus grande partie du vécu du petit enfant. Elle subsistera tout au long de la vie, dans le mode d'expérimentation interne qui caractérise les arts, la religion, la vie imaginaire et le travail scientifique créatif…
« J'ai tenté d'attirer l'attention sur l'importance, tant dans la théorie que dans la pratique, d'une troisième aire, celle du jeu, qui s'étend jusqu'à la vie créatrice et à toute la vie culturelle de l'homme. Cette troisième aire a été opposée, d'une part, à la réalité psychique intérieure ou personnelle et, d'autre part, au monde existant dans lequel vit l'individu, monde qui peut être objectivement perçu. J'ai localisé cette aire importante ^expérience dans l'espace potentiel entre l'individu et l'environnement, cet espace qui, au départ, à la fois unit et sépare le bébé et la mère, quand l'amour de la mère qui se révèle et se manifeste par la communication d'un sentiment de sécurité donne, en fait, au bébé un sentiment de confiance dans le facteur de l'environnement.
Nous soulignons le fait que cet espace potentiel est un facteur largement variable (d'un individu à l'autre) alors que les deux autres localisations — la réalité personnelle ou psychique et le monde existant — sont relativement constantes, la première étant biologiquement déterminée, la deuxième étant propriété commune.
L'espace potentiel entre le bébé et la mère, entre l'enfant et la famille, entre l'individu et la société ou le monde, dépend de l'expérience qui conduit à la confiance. On peut le considérer comme sacré pour l'individu dans la mesure où celui-ci fait, dans cet espace même, l'expérience de la vie créatrice.
A l'opposé, l'exploitation de cette aire conduit à une condition pathologique où l'individu est littéralement encombré d'éléments persécutifs dont il n'arrive pas à se débarrasser.
De là, on pourrait déduire combien il doit être important pour l'analyste de reconnaître l'existence de cette place, la seule où le jeu peut trouver son départ, place qui se situe au moment de continuité-contiguïté où les phénomènes transitionnels prennent leur origine.
Je crois, ou tout au moins j'espère avoir ainsi commencé à répondre à la question que je me posais : « Où est localisée l'expérience culturelle? »
D. W. WINNICOTT.Jeu et Réalité.Gallimard.
L'expérience culturelle du masque se situe justement dans cet aire culturelle de transition (ainsi le carnaval est bien un temps mais hors du temps quotidien- passage lié à l'origine au solstice. Le masque intervient dans la dialectique entre soi et l'Altérité qui peut prendre plusieurs formes: dialectique entre nature culture, entre l'humanité et l'animalité, entre la vie et la mort ; il est intimement lié à l'entre deux des échanges. Il se répercute également dans les relations entre sociétés voisines et entre groupes d'une même société.
Ainsi Les katchinas des indiens hopis et zunis qui se présentent sous la forme de masques abstraits .Ce ne sont pas des dieux, mais des forces invisibles de la vie, des intermédiaires et des messagers. Leur rôle principal est de provoquer la pluie, de rendre les récoltes fructueuses et d'assurer la continuité de la vie. Par eux le sacré trouve tout naturellement son expression par des symboles humains et non humains .Ce symbolisme élabore une synthèse entre la condition humaine et l'inconditionné, entre l'immanent et le transcendant .Les Katchinas sont considérés comme étant des êtres qui habitent dans le séjour des morts ; ils sont plus ou moins clairement identifiés avec les ancêtres. Mais ils portent des masques extraordinaires parce qu'ils doivent être représentés comme différents de l'humanité. Bien mieux que des figures animales, les visages géométriques des Katchinas expriment le sentiment du « tout autre », du sacré en tant qu'il transcende la condition humaine, tandis que leur relation avec les ancêtres rend, par eux, le sacré susceptible d'une communication avec l'humanité.
En ce qui concerne la dialectique nature /culture elle prend souvent la forme de l'opposition foret ou brousse et village. Elle est très nette dans les sociétés africaines agricoles du Centre et de l'Ouest sises à l'orée d'une forêt .Il en va de même en Amazonie, en Amérique du Nord et jusqu'à un certain point en Mélanésie, la forêt pouvant être remplacée par la mer ou les lacs là où l'environnement l'exige.
On a vu à propos du mythe Tukano d'Amazonie, la forte antithèse de la forêt sauvage et toujours menaçante (l'inceste accompli au dehors et donc un acte « sauvage) et des normes de l'espace villageois conquis sur l'espace naturel. Le fossé apparaissait insurmontable. Le village était né de la forêt mais devait toujours se défendre en l'absence de médiateur.La première mort avait accru la menace et creusé un nouveau fossé avec la vie. On basculait dans l'altérité sans alternative. C'est alors que le rite du masque apparut : l'esprit de la forêt - un esprit médiateur puisqu'il prend en charge la fertilité des champs- initia un vieillard(chaman ??) à la fabrication d'un masque .celui-ci fait de matériaux de la forêt, mena les danses rituelles de fertilité et de deuil au cœur du village :il inaugurait ainsi un nouveau type de rapport
La fabrication des masques est donc soucieuse de faire intervenir les matériaux empruntés à la foret , bois, fibres etc. et les mythes insistent sur le fait que le créateur du masque a été inspiré par un esprit de la forêt. Le masque n'est donc pas affaire de simple affaire de technique –c'est pourquoi les mythes attribuent souvent sa découverte aux femmes .Dans une société agricole où l'espace cultivé est conquis sur l'espace « sauvage », il est essentiel que les rituels masqués interviennent pour rétablir la continuité et retrouver l'origine perdue, d'où découle la ritualité de fabrication des masque et de collecte des matériaux. L'initiation qui est aussi initiation au masque se fait en forêt chez les Dan par exemple. Le masque sera souvent conservé en forêt, en brousse où à la lisière du village (ou rendu à la brousse sa sacralité étant perdue.). . Si les Dan fabriquent masques et tambours à partir d'un arbre de la forêt, pour appeler au travail de défrichement c'est pour obtenir l'autorisation de la forêt afin d'y délimiter un lopin de terre cultivable, comme si la collaboration des esprits masqués de la forêt était nécessaire à l'économie des cultures. L'économie agricole de subsistance et les tissus sociaux qu'elle établit étant trop fragile et trop instables (sècheresse, catastrophe naturelle ), on cherche à se procurer la sécurité en se conciliant l'Autre de la foret.
Au rituel forêt-village s'ajoute la zoomorphie des masques. (un tiers des masques recensés). En s'appuyant sur les peintures rupestres et le paléolithique, on a lié leur origine. à la chasse d'abord comme dissimulation permettant de s'approcher de la proie, à l'aide d'un déguisement en peau animale, de ramures de cerf ou de têtes d'ours(comme dans les exemples de peintures rupestres précédents). Mais on ne sait rien de plus. On a retrouvé en Floride des masques animaliers qui remontent probablement aux Indiens Calusa du 1er siècle ;ils représentent un cerf .Dans le détroit de Torres, quelques danses masquées préalables à la pêche mettent en scène des animaux marins et l'initiation se fait autour de masques représentant le requin-marteau et le crocodile, mais
On ne connaît pas de mythes qui conféreraient à ces masques une interprétation de type chamanique. La présence du masque du chacal dans maintes sociétés africaines fait penser à un reliquat de sociétés de chasse, le chacal étant connu pour son flair à repérer le gibier. Il existe bien des danses chez les Dogon présidées par un masque de chasseur (« le maître de la viande »). le chasseur Dogon voit le gibier comme un ennemi possible : lorsqu'il a abattu une bête, il taille le masque de cette dernière pour éviter, dit-il, sa vengeance, mais il ne le porte pas aussi longtemps que son père vit car, en ce cas, ce dernier subirait la vindicte de la bête. La forêt et son gibier ne sont pas ici l'espace chamanique de la mère originelle mais constituent un milieu hostile face auquel il faut s'armer.
Plus probantes les mythologies chamaniques comme celle des Inuit qui suppose une unité originelle entre l'homme et l'animal. l'Humanisation étant coupure, séparation (loi du langage et de l'échange )et interdisant toute fusion, les deux règnes sont donc distinct et le rêve de métamorphose impossible. Une source de complication essentielle, que cherchera à résoudre le mythe, tient en effet à l'existence des animaux, si proches des Inuit qu'on leur prêtait le pouvoir de se métamorphoser en humains comme on prêtait aux humains la capacité de se réincarner dans des animaux ou de se métamorphoser en animal. . Cette proximité se traduisait dans les récits par l'adoption de petits d'animaux ou au choix d'animaux comme conjoints sans oublier le récit de l'engendrement par une femme d'un baleineau. Pourtant, dans la pensée mythique, cette proximité parentale avec le monde animal se termine toujours de façon dramatique. . Ainsi Sedna, « celle qui ne voulait pas se marier » découvre qu'elle a épousé un goéland déguisé et prend peur en découvrant ses yeux affreux qu'il masquait avec des lunettes. Même proches, les animaux constituaient la principale source de nourriture, dans un pays où les ressources tirées du sol sont très limitées. —,les mythes marquent donc une rupture avec l'indistinction en excluant les animaux du champ de la parenté et de l'alliance matrimoniale afin de pouvoir mieux les chasser pour s'en nourrir, utiliser leur peau, leurs tendons ou leurs os. C'est au prix pourtant de toutes sortes de précautions, car la relation chasseur/gibier est fragile et repose sur le bon vouloir des esprits-maîtres des diverses espèces animales et la collaboration des humains avec eux.
Seul le chaman serait capable de métamorphose et d'osmose.il transgresserait les espaces et pénètrerait, par la transe, dans celui du monde animal obtenant sa collaboration, comme aux temps originels de la communauté de vie. Dans le chamanisme en effet le travestissement et la métamorphose reprennent tout leur sens et leur droit : le chaman selon la pensée inuit appartient à un troisième sexe, homme et femme à la fois. ; Cette transsexualité lui permet les alliances avec des esprits auxiliaires animaux qui s'incarnent dans le chamane ou l'inverse, et l'alliance avec les grands esprits célestes ou sous-marins comme aussi avec les défunts. Les divers aspects ou étages du réel sont donc accessibles par moments, et dans certaines circonstances, parce que leur existence et le passage de l'un à l'autre sont empreints de sens. Le champ des relations s'étend alors à toutes les entités peuplant l'univers (visible et invisible, humain et non-humain).le costume du chamane, le décor des séances symbolisent son univers.Dans le costume le masque est essentiel :
Le masque, dont la personnalité au regard frontal, est une « généalogie de la pensée ». Le fixer longtemps n'est pas sans conséquences : le regard vous traverse. Les yeux plissés, en creux, interpellent. Ils vous menacent si l'œil est fermé, la bouche étant tordue entre des dents de castrateur apparentes. Ces trous noirs ne cessent de vous interroger au plus intime de vous-même. Le masque - comme toute œuvre artistique — est possesseur d'une force d'interrogation. Le créateur qui est un artiste qui a souffert et fortement pensé son œuvre, questionne celui qui le voit et l'oblige à rentrer en lui-même. Ces masques sauvages, dont la plupart ont été détruit s après les cérémonies, ont cette vigueur première qui ne peut laisser insensible celui qui les regarde, sinon l'échange ne serait qu'esthétique. C'est le péril qu'encourt tout visiteur pressé d'un musée. L'enfer est réservé aux timides. Le masque, comme toute opération chamanique, a un pouvoir plus qu'humain. Celui qui a fait le masque est évidemment porteur d'une inspiration supérieure. Il propulse celui qui le regarde dans un voyage au pays des morts, excitant les antennes de son imaginaire. L'art chamanique est un art religieux qui cherche désespérément à pénétrer le monde de l'au-delà et à s'en approprier les pouvoirs. Il faut regarder et regarder encore les masques primitifs pour les voir, comme on écoute et réécoute la musique pour tenter de l'entendre : entre les notes. Pour tenter de vraiment comprendre l'homme le plus étranger, le plus lointain qui soit : l'Autre, il faut auparavant essayer de faire table rase de l'homme que l'on est — l'homme d'un milieu, d'un pays, d'une époque — tenter en regardant de prendre conscience de ces yeux fixes qui pourraient sembler « morts » mais qui vous scrutent ; il faut l'écouter dans son mutisme éternel et se laisser conduire avec lui dans les lieux imaginaires où se perdent la pensée et l'âme de l'artiste tourmenté qu'il fut. Oui, le regard humain reste le point fixe de cette métamorphose de la nature humaine à laquelle on assiste. Le masque a un pouvoir d'hypnose, curât if ou destructeur » Jean MALAURIE. L'APPEL du NORD.
Si le masque animalier continue d'être utilisé, et il l'est abondamment, il n'a plus le même sens, déplacé de la sorte dans un contexte agricole. En Afrique, les Bambara qui ornent leur masque-cimier d'une représentation d'antilope-TI –WARA - expliquent que cet hommage s'adresse à l'animal qui leur a appris l'agriculture; effectivement cet ancien masque de chasse sert aujourd'hui aux danses qui encouragent les travailleurs à sarcler le mil. Le circonciseur Nyanga se revêt également d'un masque en peau d'antilope pour procéder à l'opération qui fournit le village en adultes. le mythe de la bête de chasse transformée en initiatrice de l'agriculture se retrouve en Amazonie ou chez les anciens Olmèques où le jaguar, qui inspire maints masques de chasseurs, se mue en chevreuil pour enseigner, lui aussi, l'agriculture aux chasseurs repentis. Le masque animalier quitte la forêt pour devenir l'initiateur de l'économie agricole et de la société villageoise qui en résulte. Mais il fusionne alors avec le masque de l'ancêtre, caractéristique de cette société. En Mélanésie, tel bec d'oiseau sur un masque animalier devient sans difficulté un nez d'ancêtre tandis que dans d'autres îles du Pacifique, l'ancêtre, maître du monde sous-marin de la mort, se présente ici en masque de requin, là en masque de lézard, là encore en masque d'anguille, selon la distribution géographique. Un mythe Dogon insiste sur la conjonction de l'animalier et de l'ancestral. L'ancêtre en effet ne mourait pas mais se transformait en serpent. Quand la mort est intervenue dans le monde, ses descendants lui ont fabriqué un énorme masque-serpent, sans doute le plus gigantesque connu en Afrique, renouvelé tous les soixante ans, de peur qu'il ne se dégrade
Les sociétés agricoles, si elles continuaient à célébrer et à craindre les esprits de la forêt, ont créé des rituels propres au village : le culte des ancêtres. Alors que l'initiation continue de se dérouler en forêt, rappelant l'opposition forêt / village, l'inhumation s'y oppose d'une certaine façon afin 'd'établir une relation ancêtre-village, quitte à ce que ces deux ritualités échangent leurs caractéristiques. À l'ensemble forêt — village — initiation répond alors (et s'y entremêle) celle du corps ancêtre — village — inhumation.
Il est à noter que le caractère toujours menaçant de l'espace sauvage , certains esprits de la foret peuvent être directement intégrés au village et au culte des ancêtres ,comme le montre l'enclos de chasse des Evhé. Celui-ci, Adekpɔe, (le petit enclos de la chasse) est un sanctuaire délimité par une clôture, installé dans la cour des chasseurs qui ont tué de gros animaux. Il est ensuite hérité par les descendants de ces chasseurs, qu'ils soient ou non, eux-mêmes, chasseurs. C'est donc un espace « Autre » à l'intérieur du village même, pour entrer en relation avec les esprits des gros animaux que le chasseur a fait périr de mort violente et qui, devenus errants, pourraient se reporter contre le responsable de leur mort. Au contraire, entretenus convenablement par des incantations, des sacrifices sanglants qui ont lieu dans l'adekpɔe, ils seront assagis et domestiqués pour insuffler de leur puissance au chasseur et lui porter chance..
L'Ancêtre est ce qui subsiste de la personne d'un défunt après avoir été introduit, par les rites de funérailles,(souvent plusieurs à intervalle de temps), au pays de ses ancêtres.Il est à la source de la fertilité et donc du système économique. Ainsi lors la fête de l'igame, le Yabele en pays Toura de Cote d'Ivoire le rôle d'un des principaux masques Toura, distributeur d'aliments au cours de la fête des ignames, assurant de la sorte une circulation régulière des biens alimentaires au sein de la société mais avec l'aide de l'ancêtre qu'il représente. Chez ces mêmes Toura, au cours d'une autre festivité, la dernière danse des porteurs de masques ancestraux se fait à visage découvert (danse par excellence que les femmes ne peuvent voir) pour manifester la continuité entre l'ancêtre fécondateur et les tenants actuels de la terre. En Europe, quelques coutumes folkloriques de masques rappellent la même incidence de la mort de l'ancêtre sur la fécondité de la femme et de la terre : en Slovénie, il n'est pas rare de voir des masques de morts participer au défilé de noces et en Bulgarie, les masques de carnaval qui visitent les maisons sont reçus avec une dévotion toute spéciale dans les demeures qui ont connu un décès dans l'année, comme s'ils étaient les porteurs de la bénédiction fécondante du mort. Ainsi s'affirme une loi fondamentale des sociétés agricoles : la mort de l'un fait la fécondité de l'autre .
Chez les Yoruba existent deux catégories de maques, Gelede et Egun : le premier ou « culte des Mères » serait le témoignage des temps ancien du matriarcat ;c'est un hommage à la mère primordiale, Iyà Nlà, donc à l'ordre naturel, et au rôle que jouent les femmes dans l'organisation sociale et le développement de la société Yoruba( la société du Gelede est d'ailleurs la seule dirigée par les femmes) Le Gelede a lieu tous les ans après les récoltes, lors d'événements importants et en cas de sécheresse ou d'épidémie. Les « mères » sont censées alors se transformer en oiseaux et être invitées par les âmes à examiner les éventuels problèmes de la communauté La cérémonie se déroule généralement de nuit sur une place publique, près d'une maison où les danseurs se préparent. Les chanteurs et un joueur de tambour apparaissent en premier. Ils sont accompagnés d'un orchestre et suivis des danseurs masqués, parés de magnifiques costumes. Le travail d'artisanat préalable est considérable, notamment pour sculpter les masques et confectionner les costumes. La cérémonie assure la transmission d'un patrimoine oral mêlant poésie épique et lyrique, usant d'ironie, de dérision de masques satiriques. Des figures d'animaux sont souvent utilisées, tels le serpent, symbole de pouvoir, ou l'oiseau, messager des « mères ».
Le masque Gelede coexiste mais ne rencontre jamais le masque Egun sur la même scène(le pouvoir les masques se neutraliserait). Sur un fond culturel commun, ils appartiennent à deux réalités différentes. . Egun (pluriel egungun) est le nom du fils de l'épouse primordiale. Son culte est considéré comme un moyen de maîtriser la communication entre les vivants et les morts, de rendre hommage aux esprits des ancêtres et de s'approprier le pouvoir qui émane d'eux.
Les Egungun portent des costumes confectionnés dans de somptueuses étoffes et leurs têtes sont dissimulées sous des masques. il existe différents types de masques qui ont chacun un comportement caractéristique .A la virtuosité de la danse de certains types de masques répondent le calme et la majesté d'autres, qui sont souvent les ancêtres les plus respectables d'un lignage.C'est le cas par exemple des majestueux abèbènon, « ceux qui ont un couvre-chef ombreux » (ainsi désignés en raison de la forme carrée de leur couvre-chef) dont le costume est invariablement coûteux et la danse posée, mais aussi des agbannon « ceux qui ont une charge » (un glaive) et qui sont plus turbulents.
Après une nuit de veille dans la forêt, les masques appelés par les tambours se rassemblent sur la place du village où ils exécutent des danses tourbillonnantes. Ils chantent en dialecte yorouba et donnent des conseils aux spectateurs, par exemple en ce qui concerne les problèmes d'héritage. Les hommes sont obligés de respecter leur conseil et leur jugement, et ne pas le faire peut entraîner des peines sévères que les Egungoun se chargent également d'infliger.
Lorsqu'ils ont des messages à communiquer, les masques s'expriment d'une voix gutturale ou très aiguë, imitant les voix supposées des morts. Le dernier jour du festival, ils se rassemblent dans l'enceinte du chef du village, qui prie pour l'année à venir. Lorsque les esprits sont rentrés les fermiers peuvent s'occuper de leurs cultures et déposer des offrandes de gratitude aux autels egungun et aux temples des dieux yoruba.
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Ainsi les masques, objets de transition ,médiateurs, vont-ils jouer symboliquement tous les aspects du conflit de l'hybris désirant et des tabous et interdits fondant l'ordre culturel. En ce sens, le masque est étroitement lié au mythes qui exprime ses conflits ; c'est ce que montre Germaine Dieterlen, à propos des Dogon.
« Ici, comme d'ailleurs dans la plupart des régions de l'Afrique, le masque est au point d'articulation de la vie et de la mort. Sa confection restera associée — sur le plan cosmique — à la rupture d'un ordre cosmique préalablement établi par Dieu.
Et c'est sans doute une des raisons pour lesquelles les femmes sont généralement exclues de tout ce qui touche aux activités où interviennent les masques qui, ayant trait à la mort, portent atteinte à la fécondité, préoccupation majeure, s'il en est, de toute société traditionnelle en Afrique. Sont également exclus de la société des masques le Hogon, chef religieux de la tribu et les prêtres totémiques, leur caractère essentiellement « vivant » les excluant des rites de levée de deuil.
Les femmes sont cependant représentées dans la société des masques par un dignitaire, la yasigine, « femme du Sigui » consacrée au moment de la cérémonie soixantenaire du Sigui. Sur le plan religieux, elle représente Yasigui, jumelle d'Ogo, un des premiers êtres créés par Dieu, instaurateur du désordre dans l'univers, déchu et transformé en Renard..
En effet, trois ans exactement après la descente de l'arche, Dyongou Sérou, l'un des quatre ancêtres mâles, engendra deux enfants uniques qui étaient le produit fatal d'une consommation de fonio, graine rouge et impure que Yasigui avait traîtreusement mélangée aux autres graines. Dyongou Sérou eut alors la malencontreuse idée d'épouser Yasigui dans l'espoir d'obtenir les jumeaux qu'il n'avait pas eus avec sa sœur jumelle. Puis, poussé par sa nouvelle épouse, il sema dans son propre champ des graines qu'il avait dérobées dans les champs de ses frères, réactualisant ainsi sur terre et à son propre compte le vol commis au ciel par Ogo, le héros perturbateur du système divin.
Or, la constitution de ce champ personnel, le vol commis dans les champs de la communauté familiale, le mariage avec Yasigui, constituaient une série d'erreurs et de désordres graves pour la communauté. Dyongou Sérou, devenu impur, fut sacrifié au-dessus du trou du fonio. Les funérailles et la cérémonie de « lever de deuil » (dama) de Dyongou Sérou au cours de laquelle fut taillé le Grand Masque qui le représentait furent célébrées par la communauté des frères réunis, tandis que Yasigui, qui avait semé le désordre, fut intronisée comme yasigine, « femme » des masques.
Ainsi après sa mort, la faute de l'ancêtre lui fut pardonnée ; ses frères taillèrent à son image un grand masque où se regroupèrent ses principes spirituels. A cette fin, ils rehaussèrent le bois du masque des quatre couleurs associées aux quatre éléments de la vie : le noir - l'eau, le rouge - le feu, le blanc - l'air, le jaune - la terre.
Depuis, dans chaque agglomération et pour chaque Sigui, on taille tous les soixante ans un Grand Masque pour redonner vie à l'ancêtre mythique, considéré comme présent au sein de la communauté, pour célébrer le regroupement de ses principes spirituels et son accession au statut d'ancêtre. Le Grand Masque, dit imina na, restera caché dans une caverne, couché à côté de ceux des Sigui antérieurs. Dans cette caverne il sera comme dans sa demeure, et servi par les dignitaires de la société, ses descendants, qui sous le contrôle d'un chef responsable assureront les sacrifices annuels qui lui seront offerts. Il n'en sera extrait que pour les funérailles de ses servants ou pour celles des chefs de lignages très âgés.
A côté des dignitaires de la société des masques chargés du culte du premier mort, tous les hommes susceptibles de porter un masque remplissent un office parallèle pour chaque défunt du lignage. Au cours des rites effectués au moment de la levée de deuil, le dama, les masques dansent et s'adressent aux principes spirituels du mort qu'il s'agit d'accompagner, de conduire ou de diriger jusqu'au dépôt de la poterie funéraire dans l'autel de famille qui consacre son passage au rang d'ancêtre ». Germaine Dieterlen .op. Cite
Une des étymologies du mot masque signifie « linceul de mort », une autre viendrai du latin larva : « l'apparition fantomatique ».Persona, une des origines latines, pourrait dériver de l'étrusque Pershu ,l'homme porteur de masques dans les jeux funèbres en l'honneur d'un défunt. Le masque primordial des grecs était Gorgô, déesse de l'altérité absolue, qui pétrifie qui la voit , le transforme en cadavre mais qui devient, une fois tranchée, simple masque ,quoique toujours dangereux, sur le bouclier d'Athénée, la déesse civilisatrice . Le Masque a donc à voir avec le tragique de l'Altérité, de par son origine et sa fonction. Le héros tragique vit cette expérience qui le voue à la folie, et souvent à la mort ; une altérité qui est d'abord errance dans les marges, les espaces sauvages (Œdipe)à l'écart des murs des cités et de la civilisation.
Anthropologiquement, il est pourtant une « fonction du double » qui selon Vernant, se substituerait au tragique ou à l'errance menaçante de l'esprit du cadavre : on créerait pour se faire des « effigies de l'entre deux » (colossos , fétiches , masques, espace théâtral ) , à la fois leurre et protection. Ainsi dans la Hélène d'Euripide, c'est un substitut, un fantôme, un double d'Hélène que Paris enlève à la place de la vraie : moyen par le leurre, pour certains dieux, de causer la guerre de Troie mais en sauvegardant la personne réelle. Ces doubles sont autres choses que des images, n non plus objet mental ou imitation d'un objet réel(le masque ne peut relever de la mimésis). Le double est une réalité extérieure au sujet .il s'oppose par son apparence aux objets singuliers de l'ordinaire de la vie. Il relèverait de plusieurs plans contrastés : dans le moment même, où il se montre présent,il se révèle comme n'étant pas d'ici ,comme appartenant à un inaccessible ailleurs.
En ce point ce masque nous regarde, nous scrute, nous creuse.
Ainsi pouvons-nous par le truchement et la grâce de quelques œuvres, sises hors du temps, renouer avec une mémoire essentielle, dépourvue encore du lustre du récit, qui est celle du moment où l'invention du masque, celle du site des morts et de la sépulture, met au jour une pure signifiance de présence, dépose et dispose une forme, marquée dans sa chair même d'un lent dégagement de l'informe, imposant au regard la temporalité de son surgissement. Ce qui s'y désigne est qu'un lieu se fait possible, se construit, s'isole, se fait désir de forme, et même désir d'œuvre où s'enclôt et se réanime cérémoniellement l'anhistorique de ce lieu de sépulture. Cette structure anhistorique, trouve asile dans notre corps, dans ce que nous ressentons face à elle. Comme si nous pouvions à nouveau être les exacts contemporains de ces temps où le monde humain des formes humaines inventait un travail de sépulture par quoi les vivants pouvaient penser l'impossible qu'il y a à penser la mort.
La possibilité de sortir vivant de cette confrontation avec la mort, avec le mort qui saisit le vif, pour se faire le déchiffreur et l'héritier d'un temps historique, se fait par l'épique, le mythe. Or ce passage qui est passage vers la parole qui nomme et découpe, qui est passage vers un monde régi par le rythme et par l'opposition des signifiants primordiaux (opposition du jour et de la nuit, du vivant et du mort) ne s'effectue pas sans perte. La mémoire narrative, disjointe de la mémoire anhistorique, de celle qui est donnée par la face réelle du rebut, ne se fait pas sans perte. Et elle ne se fait pas sans la perte d'un sentiment de continuité entre son corps et le corps du monde, entre son visage et la face du monde. Le souverain Nara(le masque) qui nous hèle et nous attire à lui, c'est un peu encore de cette continuité perdue entre notre visage et le Monde qui revient sur nous et nous dépayse de nous-mêmes, nous étrange, nous rend paradoxalement seul et recouvert d'une ancestralité primordiale.
Que recouvre et présente le masque, au-delà de ses traits, dans sa texture même ? Si ce n'est une substance rebelle à sa matérialisation et qui est la chair de la parole inconditionnelle dont le sujet est endetté vis-à-vis de ses morts, et donc, de sa propre condition de mortel. De vivant. Une fois sorti le défilé des masques du réduit mimétique où il fut si souvent relégué, se dégage encore le lien entre visage, masque et face. Autrement dit, entre figuration, défiguration et transfiguration. Le masque est peu réductible au spéculaire de sa face, il est l'archéologie de la face, son contre-jour encore enfoui dans la chair du monde et qui nous regarde et nous fixe avec des yeux qui n'appartiennent pas entièrement au vivant. Ce faisant il est moins notre double que notre ancestralité, moins notre copie que la mémoire d'un passé anachronique, moins notre identité de personnage que notre réminiscence. Et c'est pourquoi, tout comme le mythe, mais en retrait de la narrativité du mythe, il coalise dans sa matière et son rythme des oppositions premières entre animé et inanimé, mort et vivant, oppositions qu'il condense. Ce sera au mythe de les délier. Aussi le masque est-il nécessairement sublime et obscène. D'une certaine façon, il constitue un moment d'amplification maximale de l'originaire par rapport à toute intrigue. Nous sommes donc dans quelque perplexité dès qu'il s'agit de le réduire à une simple image alors que le masque souligne l'inconsistance foncière de l'image et de la rectitude spéculaire, tout en en explorant et en en démontant les facettes ; par le masque le sujet éprouve, plus qu'il ne narre ou ne vérifie qu'il est inclus dans un Autre, qu'il y est inscrit dans une tonalité de registre qui dépasse et dévie tout ce qu'il peut décliner comme faisant consciemment et actuellement partie de son identité
OLIVIER DOUVILLE .PRESENCE DU VISAGE, POUVOIRS DES MASQUES
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