L'histoire de la tragédie commence véritablement à Athènes à la fin du VIème siècle, sans qu'on puisse fixer de date plus précise. La ville célébrait chaque année la fête des Panathénées en l'honneur de la déesse Athéna, protectrice de la cité. La nuit de l'inauguration, un double chœur de jeunes filles et de jeunes gens dansait et chantait. À partir de 566-565, la fête, avec une solennité bien plus grande, fut ouverte tous les quatre ans aux autres cités. Vers la même époque fut organisé un concours de récitation des épopées homériques, destiné peut-être à fixer enfin leur contenu. On attribue aussi à l'influence de la tyrannie(Pisistrate) la réorganisation des fêtes en l'honneur de Dionysos. Les principales s'appelaient les Grandes Dionysies ou Dionysies urbaines célébrées au début du printemps : c'est dans leur cadre que furent représentées les premières tragédies attiques.
Le Marbre de Paros et d'autres sources placent les premières représentations dramatiques du fameux Thespis au cours de la soixante et unième Olympiade (536-532), peut-être en 534. Ce Thespis est très mal connu. Selon une tradition, originaire d'un village de l'Attique, il aurait parcouru sa région natale sur son chariot, en chantant, pour gagner le prix du concours,( un bouc !) , dans tous les hameaux. Selon une autre tradition, issue probablement de l'école aristotélicienne, il serait venu de Lesbos, et aurait été le premier à ajouter aux chants du chœur un prologue et une «tirade» (rhesis) : il aurait donc inventé l'acteur, en grec « hypocrites », « déclamateur, interprète». On raconte aussi qu'après avoir peint son visage en blanc, il utilisa le premier un masque (Souda).
Empreint à l'origine, d'une signification magique et religieuse, le masque est devenu au v* siècle un des éléments essentiels du déguisement des acteurs et des choreutes. Outre sans doute la charge rituelle qu'il véhiculait encore, son emploi s'est adapté aux exigences du théâtre classique : le port du masque rend d'abord possibles les changements de rôle, puisque c'est le masque qui identifie le personnage, non pas le visage de l'interprète. Et puisque les spectateurs même s'ils sont assis au premier rang sont au moins à une vingtaine de mètres des acteurs, il est de toute façon impossible qu'ils apprécient les diverses expressions des visages ; le masque, tout en accentuant les traits de façon qu'ils soient aisés à distinguer même à distance, permet aussi une identification rapide des divers personnages.
Aucun masque de l'époque classique ne nous est parvenu, et pour cause ! il était fait de tissu, occasionnellement d'écorce ou de bois ; aussi aucun n'a-t-il été conservé, si l'on met à part le cas des copies en marbre ou en terre cuite exécutées dans une intention particulière, par exemple pour en faire l'offrande à un dieu. Le masque couvrait toute la tête, ou du moins la plus grande partie, et comportait des cheveux .. Le visage, probablement peint en blanc, ou très pâle, pour les femmes, et d'une couleur plus sombre pour les personnages masculins, était esquissé à grands traits, deux trous étaient ménagés pour les yeux, et la bouche était légèrement ouverte.
Pollux en son temps recensait vingt-huit masques tragiques, bien plus qu'il n'y en avait au Ve siècle. Les masques comiques étaient évidemment d'un autre style : visages grotesques et bouches largement ouvertes, crâne le plus souvent dégarni (la comédie aime à railler les chauves).
« Le masque est donc un instrument qui aide le spectateur à mieux subir les effets de l'incantation dramatique, à entrer en contact avec les Mères, avec les Dieux. Il se rattache peut-être , par-là, aux émotions qui ont donné naissance à la culture du masque chez les Noirs et les Primitifs — indirectement, toutefois, car s'il s'agit chez ces derniers de se métamorphoser, le Grec aspire surtout à retrouver l'équilibre perdu de l'esprit, par une contemplation juste et grandiose. Mais il s'agit bien de sentir la présence des Dieux. Et le masque nous fait mieux comprendre l'origine dionysiaque de la tragédie. Par lui elle baigne encore dans le culte du surnaturel, des mystères primitifs. Mais, à mesure que l'atmosphère orgiaque du Drame s'est dissipée, elle s'est concentrée sur ces visages qui conservent encore quelque chose de l'enthousiasme et de l'épouvante de la transe mystique et musicale originelle d'où la tragédie est issue et, tandis que l'abîme de la vision créatrice s'est refermé, l'expression du masque garde encore pour les spectateurs des générations nouvelles le vague reflet et le souvenir des mystères entrevus. La tradition des drames satyriques qui servaient de couronnement à une tragédie ou à tout un cycle de pièces confirme cet emploi du masque. Ici l'on utilisait des simulacres plus légers, plus familièrement expressifs. Dans le Cyclope d'Euripide, des troupes bondissantes de masques, ivres de jeunesse et de joie, font autour du monstre une guirlande de rires et comme un pampre aux grappes parfumées. L'extase puissante et terrible des cultes primitifs se mue en une gaieté ironique et joueuse.
Cette face est la plupart du temps lourde, épaisse, elle a l'air d'étouffer l'homme qui la porte — emprisonné dans la gaine de la Fatalité. Elle dégage une symétrie impressionnante. On dirait souvent la façade d'un temple. Le bandeau de la coiffure représente l'architrave et le fronton ; les rouleaux des cheveux stylisés qui encadrent les joues s'élèvent comme des colonnes latérales. L'aspect général est un carré ou une rondeur joufflue qui s'apparente à la sphère ou, dans le masque bouffon, une sorte de losange élargi par le rire. Il est construit par grandes masses ; les boucles des cheveux, l'ondulation de la barbe et des sourcils dessinent des lignes parallèles d'un accent discrètement décoratif ; les yeux sont quelquefois bridés, les pommettes légèrement saillantes, les narines palpitent comme si elles respiraient la foudre céleste. La face est quelquefois d'un calme absolu, les traits en repos rendant plus terribles encore la clameur de la bouche et l'égarement du regard.
Mais, le plus souvent, tout le masque semble faire explosion autour d'un centre qui serait caché entre les yeux à l'intérieur du visage, et tous les traits jaillissent diagonalement vers la hauteur, les coins de la bouche faisant remonter les joues, saillir les pommettes, les sourcils se tendant comme deux ailes, le front plissé projetant la chevelure qui se dresse d'effroi.
L'aspect du masque comique est le même. Même parti pris architectural, même stylisation légère des motifs. Mais il est complètement inversé. Les lignes expressives changent de direction. Elles s'abaissent en oblique et se tordent en une grimace violente, bouffonne, qui ressemble à une sorte d'éternuement comme si le spectacle des soi-disant malheurs des hommes et des Dieux déclenchait sur la face du spectateur du Destin un éclat de rire explosif qui met en miettes l'univers sagement construit des légistes et des philosophes. Comme sur la figure tragique, tout s'assemble autour de la bouche, qui ne s'ouvre plus béante sur l'effroi de la vision, mais violemment distendue s'esclaffe, ou se dilate en un sourire de jubilation énorme, silencieux et qui renaît sans fin de lui-même comme celui d'un clown. Dans les deux types, tragique, comique, le trou de la bouche répond expressivement aux trous des yeux. Elle est ouverte sur une sorte de clameur muette. Les lèvres, très écartées, en entonnoir, avaient un but pratique et acoustique : renforcer les sons, porter la voix au loin. Les Grecs en ont tiré un double effet expressif intense — soit tragique d'angoisse, d'hébétement, d'effroi, d'élan aussi du cri qui semble suspendu sur le monde — soit comique en élargissant les lèvres en un rictus jovial, hideux et sympathique de vieille grenouille. » GEORGES BURAUD LES MASQUES SEUIL
L'acteur se distinguait désormais des chanteurs ;le chœur et son chef, en s'exprimant en vers parlés et il était revêtu du masque jusqu'ici réservé à certains chœurs. En fait, le premier auteur tragique sur lequel nous soyons réellement renseignés est Phrynichos. . Il aurait introduit l'usage de masques féminins, c'est-à-dire créé le premier des rôles féminins pour l'acteur qu'il opposait au chœur. D'après les titres conservés, il empruntait ses sujets aux légendes de Méléagre, de Pélops, d'Héraclès, d'Alceste, mais aussi à l'histoire contemporaine. Il aurait même été condamné pour avoir traité de sujets trop contemporains et fait pleurer le public par l'évocation d'un désastre guerrier.
Ainsi la tragédie connut de nombreux bouleversements et s'éloigna du rituel au point qu'on disait à l'époque « quel rapport avec Dionysos » ? Et que cette formule devint un véritable proverbe. . Ce fut plutôt un processus cumulatif d'emprunts aux traditions pré théâtrales et aux autres genres littéraires, du lyrisme à l'épopée, qui fit peu à peu de la tragédie le genre le plus important, pendant un siècle, à Athènes .Ce serait ainsi pour refaire une place au culte de Dionysos et donc aux Satyres qu'on établit des drame satyrique à cotés des tragédies. Le drame satyrique utilise les mêmes sujets que la tragédie, mais la performance lui donne un ton joyeux et paillard grâce à la Présence d'un chœur de satyres, ivrognes et obsédés .
A Athènes au Vème siècle, Les Grandes Dionysies étaient une fête qui durait de six à sept jours en l'honneur justement du dieu , dont un sanctuaire se trouvait au pied de l'Acropole. Les cérémonies comportaient de multiples rituels, processions, sacrifices des différents groupes sociaux intervenant avant et pendant les Grandes Dionysies; tous ensemble, ils constituent le contexte des performances tragiques à Athènes. Le cérémonial de chaque journée est minutieusement réglé, permettant à la cité d'Athènes d'étaler sa richesse, sa puissance, sa culture musicale et d'exalter la gloire des citoyens les meilleurs. Cette fête annuelle a lieu au début de la période de navigation, ce qui permet aux étrangers, en particulier aux Grecs des autres cités, d'y assister.
Les concours tragiques occupent trois jours et opposent trois poètes dont chacun présente à l'époque d'Eschyle, durant une seule journée, quatre pièces, c'est-à- trois tragédies et un drame satyrique
Les performances tragiques avaient lieu dans un théâtre éphémère, des bancs surplombant une aire vaguement rectangulaire, l'orchestra. Les différents théâtres en Attique au Ve siècle sont des échafaudages en bois, en face d'une orchestra qui n'a pas de forme déterminée. Celle d'Athènes devait avoir la forme de la lettre pi avec des gradins droits. les théâtres dont nous connaissons les ruines(Epidaure, Syracuse) sont trompeurs à cet effet par leur disposition en gradins circulaires : ils sont de l'époque hellénistique ou romaines, plus tardives.
La tragédie se joue dans deux espaces de jeu. D'abord, l'orchestra, un espace plat au niveau du sol, entre les spectateurs et une baraque en bois appelée la skènè qui sert de coulisses et dont la façade peut être peinte. Les acteurs et le chœur accèdent à l'orchestra par les côtés (parodoi). Les acteurs, et eux seulement, peuvent entrer ou sortir de la skènè. Ensuite, les acteurs peuvent jouer sur le toit de la skènè; c'est souvent le cas des dieux.
Toute tragédie grecque est fondée sur l'alternance des parties chantées, qui découlent naturellement de l'origine chorale du genre dramatique, et des parties parlées . Celles-ci sont écrites en ionien-attique, c'est-à-dire dans le dialecte qui est en effet parlé à Athènes, même si le style tragique s'écarte évidemment du style parlé. Les parties chantées sont écrites dans un dialecte littéraire, le dorien de la poésie lyrique, et dans des mètres extrêmement variés, avec une diversité d'effets que nous ne parvenons pas toujours à saisir, d'autant que nous sommes assez mal renseignés sur les mouvements de danse et sur la musique qui accompagnaient les chants. Il y a donc un curieux effets de contraste : le héros masqué et légendaire s'exprime dans le « parler populaire », tandis que le chœur qu'on a pensé représenter des gens ordinaires ,des vieillards ou des femmes s'exprime dans un langage « noble ».Etait-ce pour souligner l'inversion et la mise en question des valeurs précédemment abordé ?.
Les épisodes dialogués qui font la matière de nos mises en scènes contemporaines, en fonction des seules textes de tragédies conservées, étaient en fait de longueur variable et inégale parfois très brève ,comme le moment essentiel ou Œdipe apprend qui il est .Par contre les parties chantées pouvaient être plus nombreuses ,voir essentielles. C'était le cas des dialogues lyriques chantés par le chœur et un ou plusieurs personnages - on les appelle des kommoi, d'un mot qui vient du verbe kopto «frapper», parce que le kommos est, au sens le plus précis, le chant qu'on chante en se frappant la poitrine en signe de deuil .
La disposition du spectacle nous surprendrait : l'espace théâtral était bien un espace intermédiaire de jeu et de distanciation. Les choreutes (au nombre de douze) et les acteurs (au maximum trois) étaient présents simultanément dans l'espace de jeu, l'orchestra, sans que les acteurs soient sur une estrade surélevée. Le public n'était donc pas en contact visuel avec les acteurs puisque le chœur une fois entré, s'intercalait entre le public et les acteurs.Le seul moment où le public avait directement accès aux acteurs était le prologue, puisque le chœur n'était pas encore entré dans l'orchestra. Il n'y avait donc pas dans la performance tragique de privilège du visuel mais plutôt de l'auditif..
« Le théatès ou «spectateur» est un genre particulier d'auditeur dont l'attention est focalisée sur l'esthétique de la tragédie: l'art des vers, l'art de la musique, l'art des danseurs, l'art des chanteurs. L'attention du théatès varie selon que les paroles sont déclamées ou chantées. L'absence de musique permet aux spectateurs de focaliser leur écoute sur les mots, plus facilement perçus. Ils ne sont pas là pour juger de la vérité des paroles, non qu'ils se désintéressent du sens des mots, mais ils l'apprécient d'un point de vue esthétique. » A Lebeau .op. cité
EN VIDEO: le chant des BACCHANTES . en grec (sous titre Anglais)..pour comprendre ce qu'étaient les chœurs..
Les travaux contemporains de Claude Calame, Nicole Loraux et Florence Dupont, sans remettre en cause les analyse de J.P.Vernant, insistent surtout sur la méconnaissance qu'on peut avoir de la tragédie antique à se fier à Aristote, aux philosophes allemand du 19ème et aux seuls textes conservés. Il insistent sur le phénomène musical qu'on a complètement occulté(hormis Nietzsche) et sur les émotions qui en découlent : en particulier le jeu de l'Aulos, sorte de hautbois dont l'effet pourrait être comparable au saxo du jazz dans ses improvisations . La tragédie, selon les études anthropologiques et non plus simplement littéraires, restaient des manifestations culturelles, religieuses et poétiques spécifique à l'Athènes du Ve Siècle avant Jésus-Christ mais auraient perdu cette origine pour subir la rigueur du discours rationnel philosophique et de l'analyse littéraire, n'en donnant qu'une interprétation intellectuelle. En effet, l'intérêt de la tragédie pour les Athéniens de cette époque aurait résidé dans la performance scénique où s'exprimaient, avec virtuosité, le jeu corporel et vocal des acteurs, la danse et la musique…
L'AULOS ANTIQUE.
Pour Claude Calame, force est de constater que la tragédie grecque elle-même n'avait d'existence que dans sa pratique scénique, ce qui rend problématique sa saisie comme texte ;or Il ne reste que des textes, compte tenu de l'impossibilité des Modernes à reconstituer la scène antique : « La nature même de la tragédie grecque et les siècles qui nous en séparent, le fardeau des analyses littéraires coupées du fait scénique posent bien des problèmes à résoudre. ». Il rappelle que la tragédie était d'abord une manifestation culturelle profondément inscrite dans la vie de la cité athénienne ;son esthétique était liée à sa fonction : « un théâtre d'action, spectaculaire et beau, impliqué dans le fonctionnement de la cité » Il rejoint Pierre Vidal-Naquet et Florence Dupont pour qui la tragédie du temps de Sophocle constitue un questionnement sans réponse ;c'est d'ailleurs ce qu'il traduit de la manière suivante : « Je considère la tragédie comme un questionnement. Des textes qui posent des questions essentielles et qui se gardent d'apporter réponse » Ces questions toucheraient à l'abime de l'âme humaine,comme au fondement des sociétés. Pour Claude Calame, plusieurs de ces questions gardent, au regard de leur contenu, une actualité et donnent de ce fait à la tragédie une dimension transhistorique, trompeuse cependant parce que pour nous, malgré cet aspect, la représentation tragique ne peut plus avoir la même signification. En effet, un texte de théâtre indépendant de son contexte, des coutumes et des croyances l'ayant engendré serait forcément écorché. Même un exercice tendant à représenter la tragédie dans sa forme antique serait aujourd'hui impossible, dans la mesure où les coutumes susceptibles de favoriser une telle pratique n'existent plus. Le texte, seul vestige de la tragédie dont dispose l'Occident, nécessite un traitement rigoureux pouvant éviter des interprétations en porte-à faux avec ce qu'elle représentait pour les Athéniens. « Faute de connaissances ethnologiques précises, faute d'une compréhension de la nature du mythe, ces textes mal lus, mal compris ont donné lieu à toute une herméneutique venant opacifier le phénomène tragique ».
VIDEO: CLAUDE CALAME SUR LA TRAGEDIE
Pour Nicole Loraux la tragédie est une « Voix Endeuillée », celle des femmes et des mères et ne se jouait pas sur l'Agora, l'espace uniquement politique ou se débattaient les affaires de la cité. « Le théâtre de Dionysos n'est pas sur l'agora ! ».Elle serait plutôt antipolitique, au sens où elle révèlerait que la cité essayait d'occulter, à savoir les divisions qui la hantent et quelle tente de résoudre par une idéologie de l'unité. La douleur des mères, peu marquée, voire occultée par l'herméneutique des textes philosophiques, révélait ses divisions. Esthétiquement, la tragédie serait d'abord un oratorio, proche des cantates ou encore de l'opéra ; un drame lyrique avec des chants et des chœurs dont le sujet était religieux et mythique .Une esthétique donc, où une douleur écrasante se ferait chant, et lamentation perpétuelle(le thrène).En quittant l'agora pour le théâtre, le citoyen acceptait d'entendre , mais sur le mode de la fiction, ce qu'il refusait dans le discours politique, un monde d'horreur celui de l'âme humaine , un monde régi par le conflit(l'agôn). Loin des discours lénifiants, la tragédie montrerait un espace de conflit où l'équilibre ne serait pas celui d'une unité proclamée à l'avance en « oubliant » et occultant les conflit mais rétablirait un équilibre qui résulterait justement du conflit, moteur de toutes les sociétés. Le « transhistorique » de la tragédie serait justement l'affirmation du conflit. Si le théâtre était non l'agora mais l'espace de Dionysos, c'est que le dieu masqué, constituait une enclave « étrangère » à l'intérieur de l'espace de la cité, auquel cependant il était parfaitement intégré.
" Nous ne croyons plus, comme Sartre, que l'avènement des régimes post-colonialistes puisse produire un homme nouveau, et, pour cette raison entre autres, nous ne demandons plus à la tragédie d'être une arme de lutte. Ce qui nous permet en revanche d'y faire apparaître d'autres dimensions tout aussi constitutives que son rapport au politique, dont je dirais volontiers que, dans les trente dernières années, il a sans doute été surévalué au détriment d'autres voix plus secrètes. Enfin, dans un monde où les déchirements mêmes semblent obscures [...], les manifestations du deuil sont devenues sinon une arme de combat, du moins l'arme unique d'un combat désarmé ou sans espoir. Il se trouve que, comme dans les Troyennes où la douleur d'Hécube se redouble de celle d'Andromaque, ce deuil est souvent celui des mères, et, pour ne pas dévider une liste qui risquerait d'être longue, je me contenterai d'évoquer les manifestations silencieuses des mères argentines, ces " Folles de la Place de Mai " dont le monde entier a suivi la ronde à la fois justicière et endeuillée. On fera donc le pari que, dans l'"oratorio ", c'est désormais l'oratorio que les spectateurs accepteraient d'entendre. Et, dans l'oratorio, ce n'est certes pas une raison d'espérer que nous trouverons, mais une méditation sur les apories d'un monde où l'histoire s'agite convulsivement…
…. »Que l'on ne change pas de politique sans changer de lieu n'est guère surprenant, dans une civilisation où les lieux ne sont jamais neutres, investis qu'ils sont par définition de valeurs mythico-religieuses. Que, par ailleurs, ces bouleversements du politique aient volontiers lieu sous l'autorité de Dionysos n'est certes pas ce qui m'étonne. Si, par l'intermédiaire de leurs prêtres installés à des places d'honneur autour du prêtre de Dionysos Éleuthereus, tous les dieux sont censés assister aux représentations tragiques dans le theatron, il importe que Dionysos soit seul à accueillir une assemblée lorsque la cité vacille sur ses bases. Mais il faut alors mesurer que Dionysos se plaît aux errements du politique ; c'est que la notion même d'une « politique de Dionysos » qui, à la limite, est quelque chose comme un orymoron, suppose au minimum une altération profonde, voire une métamorphose de la politique…
Antipolitique : qui met en question les réquisits et les interdits constitutifs de l'idéologie de la cité, laquelle fonde et nourrit l'idéologie civique. Par « idéologie de la cité » , j'entends essentiellement l'idée que la cité doit être — et donc par définition est — une et en paix avec elle-même. …. Mais l'oubli du conflit ou, plus précisément, du caractère par définition conflictuel du politique, est un autre de ces principes, plus fondamental encore peut-être, même s'il est un corollaire du premier. J'ai déjà eu à plusieurs reprises l'occasion de cerner le fonctionnement de cette mémoire politique de la cité qui ressemble à une pratique conséquente de l'oubli ; je me permets donc de renvoyer à ces analyses.
. Il me reste donc à esquisser ce que pourrait être une lecture authentiquement conflictuelle de la tragédie, qui saurait tenir en même temps les deux pôles du politique prescripteur de l'oubli et du deuil ravivant la mémoire.
Car, idéalement, il faudrait entendre et penser en même temps la référence civique et ce qui, dans la tragédie, résiste à la mainmise de la cité. Une opposition dont on sait qu'elle se joue entre Ulysse et Ajax ; entre le jamais politique, « yae »(, et le toujours intemporel du deuil qui veut se perpétuer et que vient redoubler le cri de la plainte, « Yaiaî » ; entre l'argumentation rhétorique et le chant du chœur, le logos et la phônè ; entre les deux figures adverses, enfin, d'Antigone et de Créon au sujet desquelles Hôlderlin, protestant que « c'est à l'excès que l'équilibre est maintenu », a su voir qu'il y avait bien, de fait, maintien en acte d'un équilibre… »
« En invitant à écouter la voix endeuillée de la tragédie, j'entendais, dans la représentation théâtrale, privilégier non seulement l'écoute par rapport au voir5, mais aussi le chant par rapport au discours (logos), ce qui, entre autres, implique que l'on s'attache aux parties lyriques plus qu'aux dialogues en mètres iambiques, voire au chœur plus qu'aux protagonistes de l'action. Choix, il faut bien le constater, à l'évidence anti-aristotélicien puisqu'il met l'accent davantage sur le rôle de la lyrique dans la tragédie que sur l'évolution du genre vers toujours plus de discursivité. De fait, privilégiant la part du chant, on choisit une problématique de l'origine contre une pensée de la finalité (télos). Ce qui conduit à privilégier chez Eschyle moins le dramaturge, qui aurait réduit les parties chorales et fait du discours le vrai protagoniste6, que l'auteur des Perses, des Suppliantes ou de l'Agamemnon, où les parties chorales sont si importantes que c'est du chœur que l'on ferait volontiers le protagoniste7. Bref, se donner comme objet la voix de la tragédie revient, ainsi que Charles Segal l'a suggéré, à traiter le chant comme un élément « actif » dont la dominance peut aller jusqu'à investir l'intrigue — par exemple dans l'Orestie : comme thème, il envahit même, dans la trame métaphorique des textes, les moments iambiques et donc, par définition, « parlés ».
Pour la "voix endeuillée", aucune reconstitution historique de la musique de la tragédie antique ne vaut peut être la voix contemporaine d'Angélique Ionatos. ou la ballade " de Miki Theodarakis: Mauthausen
« Mais on retrouve alors la question du rapport que la tragédie entretient avec les formes de la poésie lyrique de l'époque archaïque. Question débattue, nous l'avons dit, et qui se partage entre la conviction, exprimée par J. Herington, que la tragédie a authentiquement hérité de l'ensemble de la tradition poétique9 et l'argumentation de Gregory Nagy montrant, citations de Platon à l'appui, que, si elle a hérité des différents genres lyriques, c'est en dissolvant leurs traits ….
« Situation d'autant plus inextricable que, ces différentes formes grecques du chant que la tragédie intègre ou défait, la poésie lyrique les présente volontiers comme étrangères les unes envers les autres, mais aussi par rapport à la tradition commune de Grecs ", à commencer par la lamentation. Celle-ci a ses lettre de noblesse homériques, mais son origine est plus d'une foi: située en Asie, en vertu des recoupements que cette plaint* chantée entretient avec le chant de deuil, le « kommôs arien > et les accents stridents de la « pleureuse»1. De plus, la tradition dit avec insistance que la flûte L'aulos, qui accompagne par définition la lamentation et le chan des chœurs tragiques, est phrygienne de naissance. Comment alors ne pas ressentir, plus aiguë que jamais et cette fois-ci interne à la forme même de la tragédie, la tension entre le même et l'autre, si caractéristique du genre tragique14 ? Sans doute pourrais-je, avant d'arrêter la liste des multiples figures de l'altérité, rappeler pour finir que Dionysos le Grec, dont l'existence à notre grand soulagement, est désormais attestée dès l'époque mycénienne, passait auprès des Grecs eux-mêmes pour le plus oriental des étrangers. » NICOLE LORAUX. LA VOIX ENDEUILLEE.GALLIMARD.
En conclusion et comme déjà dit, on ne peut faire que des hypothèses sur la façon dont s'est peu à peu constitué le genre tragique ainsi que son évolution ultèrieure dont se sont inspirés les inventeurs de la catégories philosophique du tragique.. Il est très vraisemblable qu'une des lignes les plus nettes de cette évolution est celle qui a conduit, d'un genre presque entièrement lyrique ,à l'affaiblissement du rôle du chœur et à la réduction progressive des parties chantées au profit du dialogue; l'apparition d'un deuxième puis 'un troisième acteur (innovations attribuées la première à Eschyle et la seconde à Sophocle) ont évidemment favorisé l'enrichissement du dialogue, et Aristote fait remonter au dernier quart du Ve siècle, la pratique - condamnable à ses yeux, mais qui s'est généralisée au iv" siècle - qui fait que les parties chantées du drame n'ont plus aucun rapport avec l'action et sont devenues des embolima, simples intermèdes lyriques.
Comme on vient de le voir le passage du rituel au théâtre comporte de nombreuses incertitudes historiques faute de documents et on ne sait toujours d'ailleurs pas complètement comment se jouait la tragédie puisqu'il ne reste que quelques œuvres textuelles et que l'analyse d'Aristote, un siècle après l'Age d'or, se veut philosophique et ne s'intéresse pas vraiment à la musique par exemple .
Faute d'histoire, affaire de documents convaincants, il reste la signification originelle de la tragédie, telle que l'entrevoit Nietzsche (et dont s'inspirera d'une autre façon Nicole Loraux ): une vision grandiose et riche , pas forcément exacte d'un point de vue historique mais « bonne à penser » même si elle fut dès l'époque combattue par les philologues et les historiens. La tragédie reposerait sur l'union contrastée et conflictuelle de deux composantes anthropologique fondamentales et fondatrices de deux esthétiques qu'elle équilibrerait : l'apollinien, rationnel, sens de la mesure et de l'harmonie, amateur de « belles formes » et le dionysiaque , passionnel, où l'individuation se perdrait dans l'ivresse , la transe, voire la folie.
Georges Buraud, dans un des premiers ouvrages consacré au masques et qui est devenu référence, précise , dans cette optique nietzschéenne, ce que symbolisait le masque scénique des grecs. Ceci nous vaut un beau texte.
« Mais le masque de théâtre grec, je le répète, a une tout autre origine que la statuaire classique; il reflète un esprit totalement différent de celui des idoles archaïques ou doriennes — il n'exprime ni la promesse, ni l'accomplissement du bonheur. Tragique ou comique, il est d'essence dionysiaque. Il pénètre dans les mystères de la vie. Il la contemple du dedans, et il crie d'effroi ou il éclate d'un rire inextinguible.
Il ne traduit pas les fines nuances de l'intelligence qui observe et médite. Il est dur, rigide, monumental, parfois farouche et terrible comme le Destin qu'il regarde face à face et devant lequel il se dresse, tel un mur. Ces masques à la bouche grande ouverte étaient de véritable mégaphones, nous dirions aujourd'hui des « haut-parleurs » — il fallait être entendu à ciel ouvert des derniers rangs de l'amphithéâtre. Les acteurs qui les portaient jouaient Agamemnon, Œdipe, Ulysse, Créon, Oreste; ils étaient animés de sentiments humains, variés, changeants, familiers à la mémoire, ambition, remords, désir, tyrannie, vengeance, amour filial ou paternel, et pourtant, chose extraordinaire, leur figure masquée n'exprime rien de tout cela. Aucun sentiment particulier où se peindrait un caractère vivant, où se résumerait le trait le plus significatif d'un aventure connue, ne se manifeste sur ces visage comme dans les masques de théâtre japonais ou occidentaux. Ce qu'ils expriment, c'est la Tragédie ou la Comédie, c'est l'épouvante de l'âme devant le destin, ou la gaieté libre de l'esprit qui le bafoue. Ils sont pétrifiés dans cette double expression à laquelle l'art donne d'ailleurs des formes variées. C'est la voix qui s'échappe d'eux, qui clame, qui implore, qui se moque, qui commande, qui persuade, qui rit ou gémit, qui contient toute la vie frémissante des personnages, toutes les nuances de leur caractère, tous les changements capricieux, inattendus des passions et de l'intrigue — tandis que la face immobile reflète sans varier la même émotion puissante, celle de l'esprit devant la Fatalité. Le masque grec est visionnaire. Il voit les causes des événements dans leur action implacable. Il voit les Dieux. Son regard fixe, à la fois effaré et vide, a l'air de plonger dans ce royaume ténébreux du destin que Goethe appelait les Mères. Et, quel que soit le type de mimique — car il en était plusieurs imposés par la tradition — que l'artiste lui ait infligé, il se ramène toujours à cette expression fondamentale et comme hallucinée de l'Egarement.
Tout personnage d'un drame étant pris dans le courant de la fatalité et devenant l'instrument de la puissance tragique doit, aux yeux du Grec (poète ou spectateur) manifester cette fatalité et cette puissance ; à chaque instant il est censé les voir, son esprit plane au-dessus de son individualité pathétique qui se débat dans l'ombre, qui souffre, qui lutte, qui discute, qui attend anxieusement, qui espère, tandis que le masque voit cequi est en train de s'accomplir, ce qui est déjà arrivé et lit les insondables décrets sur le visage des Dieux. De là ses grands yeux ouverts sur l'invisible, sa grimace d'effroi extasié et sa bouche qui pousse un cri d'étonnement, de peur, d'admiration indicible. Le masque est en accord avec le chœur qui est aussi le confident de la fatalité, mais, tandis que le chœur suit la Nécessité dans ses effets consolants ou terribles, la commente et marche derrière elle comme son ombre grandiose ou gémissante, le masque la précède et la voit, sans la comprendre, dans sa splendeur épouvantable en une sorte de face à face perpétuel.
Il se produit dans cet artifice profond du théâtre grec un renversement de la signification et de la convention habituelle du masque. Posé à la surface de la figure, il sert ordinairement à en varier l'aspect, à manifester même mensongèrement ce qu'il y a de plus particulier, de pittoresque, de surprenant dans le caractère d'un personnage ; sur ses traits se montrent les ressorts qui font mouvoir la marionnette humaine et provoquent les jeux de l'intrigue et de la comédie. Un masque, c'est ordinairement une grimace qui agit et persuade. Derrière elle se cache la conscience qui veille et règle souverainement le Jeu. Ici, au contraire, l'acteur, le pantin de la fatalité est au dedans — c'est par la voix et par la mimique du corps et des gestes qu'il se manifeste. L'être profond est au dehors ; le masque est le visage de la conscience qui plane sur le caractère moral particulier du personnage et sur le jeu des événements, et qui contemple avec effroi la volonté des Dieux. Il exprime cette partie de l'âme humaine qui tend à se confondre avec l'énergie du Destin, mais qui ne l'a pas encore complètement comprise et épousée et qui reste suspendue dans une surprise pleine d'épouvanté.
L'acteur athénien dans son travestissement singulier résumait ce double aspect de l'énigme humaine. Son masque, c'était la profondeur de son âme en contact et face à face avec le destin, brusquement retournée et transportée sur son visage — ses gestes, sa voix, son travestissement à l'allure rigide et presque somnambulique évoquaient un pantin ankylosé qui glisse poussé par une main invisible, une marionnette de la Fatalité. Il était bourré d'étoffes, enveloppé des pieds à la tête, telle une poupée effrayante ou burlesque. « On voyait, dit Nietzsche, quelques groupes d'hommes masqués qui exécutaient à l'arrière des mouvements étranges (le chœur) et quelques mannequins plus grands que nature évoluant très lentement, à pas comptés, sur le devant d'une scène étroite et longue. Car à quoi comparer, sinon à des mannequins, ces êtres perchés sur leurs hauts cothurnes, le visage caché derrière des masques gigantesques, beaucoup plus hauts que leur tête et bariolés de couleurs violentes, les bras et les jambes capitonnés et rembourrés au delà de toute vraisemblance, à peine capables de se mouvoir, écrasés sous le poids d'un long vêtement traînant et d'une énorme perruque ? »
Le masque avait donc deux raisons d'être : spectaculaire au suprême degré, il concentrait sur sa face hallucinante l'énergie visuelle, l'attention des milliers d'auditeurs et surtout, grâce à une disposition interne spéciale qui faisait communiquer sa bouche aux lèvres de l'acteur, il servait d'entonnoir au son, il amplifiait la voix en la répandant sur toute l'étendue de l'hémicycle. Mais son but véritable était d'imposer au spectateur le sentiment de la Fatalité, base de toute la tragédie antique. Ce qu'enseignait le drame, ce que soulignait le chœur par sa sagesse harmonieuse, par ses reprises plaintives, par ses effusions débordantes de terreur ou d'enthousiasme, le masque le rendait constamment sensible par son expression invariable et révulsée, promenée telle une torche au-dessus du drame et qui en éclairait sans cesse les profondeurs. Il agissait comme une suggestion. Cette suggestion ne cherchait pas à emprisonner la conscience dans une idée fixe, mais à l'ouvrir à la grande pitié, à lui donner accès à cette émotion libératrice qui est l'âme de la tragédie grecque et qui fait participer l'esprit, à travers la vision du destin implacable, à la volonté divine, à l'harmonie d'une sagesse impénétrable et sacrée ». GEORGES BURAUD LES MASQUES SEUIL
ICONOGRAPHIE SOURCE BNF .GALLICA : OEDIPE ROI .. PHOTO ROGER PIC.
L'ORESTIE .ESCHYLE. MISE EN SCENE DE J.L. BARAULT.PHOTOS ETIENNE WEIL.
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