Un nô typique, dit « d'apparition », suit en général une structure en deux temps. Un moine, errant le plus souvent, WAki joué par un acteur non masqué, arrive dans un lieu donné ; Un acteur masqué s'avance alors sur la scène du nô, le SHITE personnage étrange, femme ou vieillard, le seul dont le nom signifie acteur (au sens de "celui qui agit") et qui est aussi le seul à porter le masque. L'action du nô, pour reprendre la célèbre formule de Claudel, "ce n'est pas quelque chose mais quelqu'un qui arrive". "Quelqu'un" venu de ces espaces autres que sont le monde des morts ou le monde des dieux et démons. Et la performance tout entière s'organise autour de cette apparition, à travers l'entrée du shite, d'un invisible qui se donne à voir dans le visible, d'un ailleurs ici présent dont les figures du mort qui revient et du dieu ou du démon qui s'incarnent,
Puis ce personnage s'en va. La première partie prend ainsi fin.
Seul le shite danse ou mime, le waki n'agit que dans la mesure où il est nécessaire de provoquer une action du shite, soit par une parole, soit par un geste. Pourtant, sa présence est indispensable : il est le spectateur qui rend possible, ou mieux qui provoque la venue du shite. On va jusqu'à dire que Le shite, dans la plupart des cas, n'est rien d'autre, en effet, qu'une vision du waki. Son rêve. Ce dernier est donc l'intermédiaire, entre l'apparition et le public, passeur sans lequel rien ne se passerait. Il reste cependant un instrument, sans plus. La plupart du temps, il ne chante pas, mais déclame, il ne danse que très rarement. A la rigueur, le rôle du shite pourrait se suffire à lui-même, et l'on pourrait en représenter une partie à l'état indépendant. Shite et waki appartiennent d'ailleurs à deux mondes séparés. Les shite se recrutent dans les cinq familles ou écoles qui, depuis le xive siècle, se transmettent le nô. Les waki forment des écoles à part, qui n'ont ni les mêmes traditions, ni la même réputation. Il semble toutefois que cette différenciation n'existait pas à l'origine.
« Les musiciens — une flûte, deux petits tambours et un troisième, plus gros, qui ressemble à une bobine — ont pris place au fond de la scène sous une cloison sur laquelle sont peints des pins verts. C'est le seul décor. La scène — un plateau vide, luisant, en bois de cyprès est recouverte d'un toit soutenu par quatre colonnes. Le chœur fait son entrée ; il s'assied sur deux rangs, immobile. La flûte émet son premier cri d'oiseau. A l'extrémité du hashigakari, un long couloir-passerelle qui conduit de la « chambre des miroirs » au tréteau, un petit rideau de soie se soulève sur ses tiges de bambou comme un parasol brusquement gonflé par le vent. Waki, revêtu de la tenue du moine bouddhiste, sans masque, tête nue, s'avance lentement sur la passerelle. Il marche — mais en même temps il est « en état de station », comme la flèche de Zenon. Tous les acteurs du Nô marchent — ou plutôt glissent — ainsi. Ils portent des cothurnes avec une lanière qui passe entre les doigts de pied. Dans leur marche figée et pourtant ininterrompue, ils ne décolent jamais les talons du sol.
Waki s'est maintenant assis sur le sol, les jambes croisées, les genoux à plat. Il entame un dialogue chanté avec le chœur. Mais tous les sons sont étouffés, comme s'ils étaient retenus dans le larynx. Les percussions deviennent plus violentes et, au moment où le gros tambour-bobine se fait entendre, le rideau se lève pour la deuxième fois, comme brusquement soulevé par le vent. Sous le masque blanc d'une jeune femme, Shite apparaît sur le hashigakari. Le masque est plus petit que le visage et il allonge le corps tout en le rendant moins réel. Shite s'approche de Waki puis s'en éloigne, comme si le moine bouddhiste avait un pouvoir magnétique d'attraction et de répulsion. Dans ce ballet linéaire qui se déroule sur un plateau rectangulaire cerné par le public sur deux de ses côtés, la direction des mouvements est dictée par les quatre colonnes. On a l'impression que Waki est immobilisé à sa colonne, tandis que Shite évolue en lignes droites, comme s'il dansait sur les fils invisibles d'une toile d'araignée tendue à l'horizontale.
Il ne se passe rien — tout au moins au sens où les Occidentaux entendent l'action dramatique. Il ne se passe rien, et pourtant la tension monte. Barthes a parlé de la torpeur dans le théâtre de Racine : engourdissement du temps, de l'action, du monde entier. Dans le Nô, la torpeur est littérale ; le visage de Waki, ainsi que celui des membres du chœur, sont figés, presque plats, vidés de toute expression, moins humains que le masque.
Les mouvements de Shite se ralentissent — mais ils ne se relâchent jamais, comme si sa volonté de bouger ne pouvait être exécutée que par les muscles engourdis ou des jambes endormies. Le nombre des mouvements et des gestes est limité ; ceux-ci se répètent au son monotone des tambours. La partie supérieure du corps de l'acteur est raidie à partir de la taille. Comme dans la méditation zen, la concentration psychique provient d'une concentration somatique. La torpeur des acteurs magnétise le public. Le Nô est ressenti aux tripes-
Les spécialistes soutiennent que la reddition à l'art du Nô commence par la fatigue ».Jan Kott. Manger Les Dieux. Essais. Payot
Une sorte d'interlude comique va lui succéder : un habitant de la contrée survient, le KYOGEN, simple paysan, incarné par un acteur non masqué spécialisé dans la farce ; interrogé par le moine, le villageois fait d'abord mine, par politesse, de ne rien savoir, puis il explique dans les moindres détails que le personnage étrange était sans doute le spectre d'un héros du passé ou l'apparition d'un dieu local.
La fonction du kyogen est plus importante qu'un simple office de bouche-trous. Les intermèdes sont absolument indispensables à l'équilibre du spectacle. Ils procurent une réaction de détente après la tension presque intolérable entraînée par la capture de l'attention dues aux nôs, il déclenche le rire pulsionnel, tel que le provoquent les farces populaires .Ce sont donc des satires à la manière de nos fabliaux médiévaux :y interviennent, l'ivrogne, le niais, le trompeur qu'on trompe, la femme jalouse ou acariâtre, le maître brutal et sot, le moine avide et paillard. La valeur de ces farces est très inégale, car elles vont de la simple bouffonnerie à quelque chose qui est presque de la comédie de caractères.
Cet interlude donne à l'acteur masqué le temps de changer d'apparence pour la seconde partie : dans celle-ci, après que le moine a prié pour le salut du héros ou la bénédiction du dieu, le personnage de la première partie réapparaît sous sa forme surnaturelle, exécute une danse, puis s'en va, éventuellement sauvé ou bien retombant dans son enfer. Fin du Nô.
« Les percussions se font plus sèches — rythmes brusquement brisés puis repris, qui s'accélèrent avec impatience, comme un appel. Shite apparaît pour la deuxième fois. Il porte ce même masque de jeune femme, mais ses cheveux sont noués très haut par un bandeau blanc et surmontés d'une espèce de casque à cornes. Il tient une lance à la main. Et le dialogue s'engage à nouveau entre Waki et Shite — mots étouffés dans la gorge ; chants monotones du chœur. Soudain, l'acteur commence à tourner sur lui-même comme un énorme toupie ronflante. Il lève la jambe et frappe du pied. Les résonateurs placés sous la scène amplifient le bruit qui ressemble alors à celui d'un lointain grondement d'orage. Shite agit comme s'il était en transe. Dans sa dernière danse il y a le déchaînement et la frénésie, comme si l'acteur était mu par une force située à la fois en lui et hors de lui. Les larges manches de son kimono s'élèvent et retombent comme des ailes en cellophane ; dans le chatoiement et le bruissement de la soie, dans les rouges, les jaunes et les ors, et avec son masque verni au sourire figé, l'acteur fait penser à un énorme insecte au torse allongé qui se prépare à s'envoler tout en opérant une lente métamorphose. Lorsque Shite quitte pour la dernière fois la scène, effleurant la passerelle et disparaissant derrière le rideau de soie, il semble s'être dissous dans l'au-delà ». Jan Kott. Manger Les Dieux. Essais. Payot
Des exemples de nô : « Le Tambour De Fuji ». Un jouer de tambour célèbre Fuji est tué par son rival après qu'il ait gagne la faveur de l'empereur. Fuji mort, sa veuve et sa petite fille viennent ramasser ses restes. Sur scène se dresse le socle du tambour fatal. Début du nô : Aux cris de la flûte, apparaît, un masque blanc de femme sur son visage dissimulé sous un chapeau de voyage. Elle se saisit du costume du défunt , gisant sur le sol. Mais cette découverte la mène à la folie : en prenant le vêtement et en endossant la dépouille elle croit que le défunt a ressuscité et s'est s'incarné en elle. Dès qu'elle veut battre le tambour pourtant, l'illusion s'évanouit, et les baguettes s'échappent de ses mains. Elle repart dans une errance sans fin ne pouvant se séparer de l'époux mort par un véritable deuil.
« Sanemori » : un nô de guerriers. Un héros âgé voulait mourir. Comme il était craint come combattant, il se déguisa en homme plus jeune et mourut en duel. Son fantôme, apparait à un moine dans le nô et raconte les circonstances de sa mort ; il mime sur scène son dernier combat . Il est condamné dans l'au-delà à revivre sans cesse son duel. Son esprit erre, non pas sur les lieux de sa mort, mais autour de l'étang où ses ennemis émus lavèrent sa tête pour la reconnaître. Il s'agit ici du point de vue bouddhique, d'une vaine obstination dans les erreurs de ce monde, qui l'empêche de trouver le repos. Le problème de ce nô est chorégraphique : combiner le type du vieillard, par définition lent et modéré, avec celui du guerrier, aux mouvements violents apparentés à ceux du démon. Les mouvements de danse doivent accuser un léger retard signe du grand âge. , un bon acteur devait trouver là l'occasion de « faire éclore une fleur sur un vieil arbre ».selon Zeami.
« Yûgao » : un nô de femmes. un prince s'arrête dans une ruelle et y trouve des fleurs de yûgao (visage du soir) qu'il fait cueillir. Peu de temps après, il rencontre une femme du même nom et l'emmène dans un lieu triste et désolé où se déroule le nô. Yûgao s'endort, tandis que le prince Genji veille inquiet. Soudain, la silhouette d'une femme lui apparut, qui lui fît de violents reproches. Au même moment, le vent éteignit la lampe. Se croyant le jouet d'une hallucination, Genji sort pour appeler ses domestiques, mais ne put les trouver dans l'immense masure déserte. A son retour, il trouve Yûgao inanimée, morte! A la lueur d'une lampe apportée enfin par un vieux serviteur, il aperçut à nouveau le fantôme (celui de la jalousie d'une autre de ses maitresses) de tout à l'heure, qui se fond dans les ténèbres. Le fantôme ne s'en tint pas à ce premier meurtre , il tua l'épouse du prince avant de repartir pour une éternelle errance.
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Un Nô se déroule dans l'univers bouddhique des apparences : le monde n'est qu'un état transitoire, un lieu de passage où l'on se dirige vers le vide.Le shite se meut dans cet entre-deux. Le revenant demeure lié, jusque dans la mort, à ce monde illusoire :Il n'est pas encore parvenu à se libérer des passions - du souvenir de ces passions - mais il porte en lui le mouvement vers la libération de ces mêmes apparences. « Il est cette apparition qui aspire à son propre effacement. Le dernier arrachement au visible se fait sur scène car le fantôme ne s'y donne à voir que pour mieux conquérir son propre effacement. » Monique Borie
Le shite est déchirée entre la force qui le rattache aux passions de la vie, dans les apparences du visible, dans le monde des formes, et une force inverse qui la fait aspirer à l'évasion, loin de la prison de ces passions et de ces formes. Ainsi, selon la vision bouddhique, le fantôme sert à dire l'inscription du destin humain entre l'agitation du monde visible et la vacuité d'un invisible qui serait délivrance de cette activité, au-delà de tous les troubles. Pour le nô comme pour la tragédie grecque, le fantôme matérialise l'idée du deuil impossible, mais cette fois il ne s'agit pas tant du deuil impossible des vivants, ne parvenant pas à vivre une relation apaisée avec les morts, que du deuil impossible des morts, de ces morts incapables de se délivrer des liens à un vécu qui encore et toujours les tourmente. La passion inapaisée, l'impossible renoncement aux lieux de vie ou de mort, l'obsession du vivre encore ou du revivre, telles sont les forces créatrices des apparitions dans le nô. Il y a aussi des fantômes vengeurs qui veulent obtenir réparation d'un tort, et qui peuvent venir attaquer un vivant ou en prendre possession, mais le plus souvent ce qui retient le « revenant », c'est l'incapacité à s'arracher à un lieu - un arbre, une rivière, une lande - qui témoigne d'un lien noué dans la vie, si difficile à trancher. La force d'une expérience vécue le retient aux frontières de la vie et de la mort. Violence d'une mort brutale, violence d'un outrage, violence d'une passion, passion amoureuse mais aussi passion de la musique ou de la chasse.
« Contrairement à d'autres formes théâtrales, le nô ne cherche pas à imiter la réalité. Il l'indique seulement par quelques signes allusifs. Il l'exprime dans sa profondeur, grâce à la poésie, au chant et à la danse. Dès lors, interpréter un rôle de femme — ou tout autre rôle - revient à comprendre l'espace dans lequel elle gravite, sa relation avec le monde extérieur, allant du dedans au dehors, borné par les mots, les dialogues, les gestes. Embrasser l'espace du rôle ! Ce travail s'amorce dans les os et la peau, son effet se propage à travers les fibres, il affleure sous le masque et dans les plis du costume. La musique, ou plutôt les sons embryonnaires qui la constituent - la durée, par les sons de la flûte ; la rupture, par la frappe des instruments de peau ou les appels gutturaux des percussionnistes — témoignent en permanence de cet espace. Le rôle, ce moi enfermé dans son espace est confronté avec l'espace du monde extérieur dont la collision souvent produit le tragique. L'acteur homme ne cherche donc pas à imiter le comportement féminin, il ne peut qu'en traduire les inflexions, pulsions et réactions, par un jeu à la fois distant et mouvant, fait de rapprochements, d'éloignements, d'immobilités, où la droite et la courbe constituent la base même du langage. La nature du rôle se fonde sur une géométrie du geste et de la voix scrupuleusement suivie, qui porte en son dessin la clé du personnage.
Je comprends ce qui distingue le nô des autres formes de théâtre, ce qui pourrait le rendre antérieur à ces formes. Dans le théâtre habituel, la scène est l'espace de la vie, sur laquelle la mort est montrée dans tout son désarroi, avec tous ses dessous réalistes. Dans le nô, théâtre de l'antériorité, la scène est l'espace de la mort où de rares êtres vivants, des moines pour la plupart, viennent s'échouer et font la rencontre des esprits et des spectres, des dieux ou des démons. Et si dans certaines pièces de nô la mort peut aussi être montrée, elle n'apparaît que comme une esquisse, une suggestion de l'action de mourir, dessinée sur la scène de la mort et décantée de la terreur de la mort telle qu'elle est perçue dans le monde réel. De là à penser que le théâtre tout entier dans ses origines serait un gigantesque obituaire où tous les êtres inscrits, personnages ayant appartenu à l'histoire humaine ou à l'imaginaire, reprendraient vie grâce à l'acteur et apparaîtraient sur la scène comme autant de résurgences, d'émanations pareilles aux spectres du nô...
Shite - celui qui agit ou fait agir, tel est le terme qui désigne l'acteur de nô interprète des figures centrales liées à l'au-delà.
Waki — celui qui se tient sur le côté, qui est sur le bord, ainsi désigne-t-on la catégorie des acteurs interprètes des personnages-témoins vivants, les marginaux qui ont rendez-vous avec les êtres de l'au-delà.
Ai-kyôgen — l'homme de l'intervalle, aux paroles déplacées, ainsi désigne-t-on la troisième catégorie des acteurs intervenant dans une pièce de nô, celle des acteurs de caractère comique, qui sont également les interprètes des farces de liaison qui sont jouées entre deux nô ; ce sont donc les intermédiaires du waki, les indigènes périphériques, gens du lieu, hommes du peuple, qui pour ne pas avoir de relation directe avec les personnages du surnaturel joués par les shite, n'en sont pas moins les détenteurs de la conscience populaire et les colporteurs des légendes qui courent à travers les campagnes, histoires souvent transformées par leur imagination.
Le shite est et fait.
Le waki apprend, découvre et entre dans le secret.
Uai-kyôgen parle, a entendu dire et ne sait plus très bien. » Armen Godel Le Maitre Du Nô.Albin Michel
Dans le nô, seul le waki, un "moine sans feu ni lieu" voit le fantôme. Lui seul est témoin de la venue d'un esprit dans le visible. Pour dialoguer avec les morts qui reviennent, il faut être, soi-même un être des marges, là où le shite dit : "Passe et repasse mon ombre errante sur les voies de la vie et de la mort ». Le waki joue le rôle du passeur de monde ; il est cet homme de la lisière dont la présence permet le passage entre le monde des morts et le monde des vivants. La rencontre se fait le plus souvent dans une lande ou sur un rivage solitaire loin des séjours humains. En fait, deux errances se rencontrent à un carrefour, lieu intermédiaire comme dans la tragédie." C'est en effet dans ces espaces intermédiaires qu'ont lieu les allées et venues du shite.
« Le théâtre nô nous conduit ainsi vers ces espaces-frontières - en marge de la vie -, dans ces lieux où la vie côtoie la mort, cette région où l'on est au bord de la mort, dont Craig et Genêt voudront faire l'horizon du théâtre. Dans les nos "du monde réel*" où le shite n'incarne aucune figure de l'invisible (où il n'est ni fantôme, ni dieu, ni démon), il y a toujours mise en présence, à travers la rencontre du shite et du waki, d'êtres qui ne sont plus vraiment dans le monde. Ainsi dans Hachinoki, le waki, un moine itinérant qui nulle part n'a sa demeure, rencontre le shite, habitant solitaire d'une demeure misérable, obsédé par le temps où il avait sa place dans le monde - "aux temps où dans le monde je tenais mon rang". Exclu de la beauté du monde et de la jouissance de la vie, il ne peut prendre possession de la beauté de la neige, ce spectacle enchanteur "seulement pour celui qui dans le monde a sa place". C'est à ce shite que le waki pourra dire, parlant de lui-même : "Quant à moi, qui de même que vous, ai renoncé au monde." Et il faut la rencontre de ces deux êtres des marges pour que, dans la deuxième partie du nô, le passé perdu revienne. Dans son exclusion du monde, sa déchéance et sa marginalité, le shite a conservé ses anciennes armes et ce guerrier qu'il redevient en les revêtant de nouveau dans la deuxième partie, n'est-il pas une sorte de fantôme, un peu dérisoire certes, mais pourtant à travers lequel quelque chose revient de ce passé que le shite a la nostalgie de revivre, ne fût-ce qu'en rêve ? » Monique Borie. Le Fantôme Ou Le Théâtre Qui Doute. Actes Sud.
L'incarnation de l'invisible se fait par le costume et le masque. Les costumes sont de soie et de brocart. Les écoles de nô en possèdent de riches collections, certaines pièces datant de l'époque de Muromachi (du XIVe au XVIe siècle). Le costume ne comporte aucun souci de réalisme. Quel que soit le sujet traité, quelle que soit l'époque à laquelle appartient le héros de la pièce, le costume est toujours le même; il indique uniquement le type, l'âge et le statut social du personnage représenté : jeune femme, vieillard, guerrier, moine.
Le vêtement enveloppe le personnage, le transporte, profondément enfoui en lui. Bien que caché, il le révèle à la manière d'une trace qui signifie. Il en est de même du masque. Vêtements et masques sont la trace visible du personnage ; comme dans une trace, tout doit se laisser deviner et interpréter.
« Quand j'ai porté le masque pour la première fois, j'avais dix-huit ans. Le masque est l'âme du shite, sa vie. Quand on le met, il faut faire le vide, se détacher de tous les sentiments accessoires, afin de l'habiter l'esprit totalement pur. La sensation qui en découle est très dense. Ce sentiment premier ne m'a jamais quitté depuis. La transmission du nô se fait par filiation. J'ai commencé à pratiquer le nô à l'âge de trois ans et depuis je n'ai jamais cessé. Enfant, vous le savez, on ne porte pas de masque. La beauté, la grâce de l'enfant, c'est déjà la fleur dont parle Zeami. Donc, nul besoin de masque. Devenu adolescent, un jeune homme de quatorze ou quinze ans est introduit dans l'âge adulte lors d'une cérémonie appelée gempuku. Cette même cérémonie pour un jeune acteur de nô s'appelle hatsu-omote, c'est-à-dire premier mas que. Dès son plus jeune âge, l'acteur de nô pratique des exercices appropriés et ce n'est qu'après des années de dur apprentissage et d'assimilation profonde que l'acteur est autorisé à porter enfin le masque, c'est-à-dire l'image finale de son personnage. » Armen Godel Le Maitre Du Nô.Albin Michel
Hauts de 20 cm environ, les masques de Nô sont sculptés dans un bois de cyprès, puis enduit d'une couche de peinture blanche sur laquelle sera appliquée la couleur jaune caractéristique de ces masques. De l'encre noire est utilisée ensuite pour les sourcils et les cheveux. L'ensemble est ensuite recouvert d'une couche de laque très finement appliquée. Les yeux sont d'étroites ouvertures, rendant difficile la vision de l'acteur.
Les plus beaux masques sont dus au ciseau de sculpteurs contemporains des premiers maîtres du nô. La sculpture de masques fut un très grand art, mais il resta pratiquement ignoré du public étranger : nos musées, en effet, et même les musées japonais, ne possèdent guère que des copies .la plupart des chefs-d'œuvre appartiennent aux familles d'acteurs qui consentent difficilement à s'en séparer.
Il existe quatre familles de masques : hommes âgés, femmes , hommes et démons). Chacune de ces catégories comprend elle-même plusieurs variantes différentes permettant de représenter la quasi-totalité du répertoire du Nô. En principe seul le shite porte un masque, fixé par deux cordons noués sur la nuque. Ce masque, du fait qu'il est légèrement plus petit que le visage d'un homme, fait paraître plus élancée la silhouette du shite et, par contraste, plus épaisse celle du waki. L'usage du masque a fortement marqué les techniques du nô. Il exige un jeu très stylisé, les jeux de physionomie réalistes étant exclus. Ce qui ne signifie nullement que le masque interdise les jeux du visage. Mais les expressions ainsi obtenues sont, elles aussi, stylisées et en quelque sorte sculpturales. Contrairement au masque grec, le masque de no étouffe la voix ; la diction caractéristique du no est certainement due à ce phénomène. Les ouvertures pour les yeux sont très petites, d'où la nécessité des repères signalés dans la description de la scène. Il est de ce fait impossible à un acteur de nô de se produire sur une scène à l'occidentale.
« Contrairement au théâtre sacré hindou, la chorégraphie n'y est pas symbolique. Les mouvements et les gestes sont les éléments d'un modèle formel (comme dans le ballet classique), ou alors ils imitent des gestes réels mais idéalisés, libérés de tout hasard et simplifiés au point de devenir l'essence même du geste. Une main levée au niveau des yeux sans cependant les toucher sera signe de pleurs. Dans cette « écriture » théâtrale, les mouvements d'un éventail sont des signes de l'alphabet : quand il est ouvert et dissimule le visage, il signifie sommeil. Un éventail fermé, ouvert, levé au-dessus de la tête, tenu à l'horizontale ou tendu en avant, posé sur le bras gauche ou droit, signifie dans l'ordre : écouter, broyer du noir, regarder la lune, l'eau, les montagnes, les fleurs.
Parmi tous les genres d'écriture, c'est ce système de signes théâtraux qui se rapproche le plus de la calligraphie. Dans celle-ci, le rapport entre le signifiant et le signifié, entre l'image et ce que le signe doit transmettre, est, pour ainsi dire, inversé. Le signe devient plus important que sa signification, le moyen plus important que le message. La signification réside dans la qualité de l'encre, le choix du pinceau, le dessin d'une lettre, la dimension et le poids du papier, la répartition des espaces noirs et blancs — comme les pauses et les sons en musique. Que le pinceau soit pointu ou carré, que le tracé soit épais, fin ou en pointillé, les angles aigus ou arrondis, tout y est discours rempli de signification. Dans la calligraphie, les signes « parlent » de distinctions, de hiérarchies, d'usages ; ils ont aussi cette torpeur et cette résistance car leur fonction ne se termine pas avec la lecture : ils continuent •• à exister, suspendus dans le temps. Les caractères chinois donnent l'essence d'un objet, d'une personne, d'un état ou d'un concept, débarrassé de tout caractère accidentel et idéalisé comme la chorégraphie du Nô et les positions de l'éventail. » Jan Kott. Manger Les Dieux. Essais. Payot
Il va sans dire que la signification du masque a beaucoup évolué depuis l'origine du nô, dont on a vu qu'il relevait de plusieurs traditions .Ainsi la civilisation populaire s'exprimait dans les danses masquées des fêtes de village. Le masque y était encore un objet sacré, d'origine vraisemblablement chamanique, réceptacle de la divinité, permettant au danseur d'incarner un dieu ou un démon ; dans la seconde tradition, la civilisation de l'aristocratie de cour et celle de l'aristocratie guerrière le masque est très vite devenu un objet d'art qui a perdu toute valeur religieuse. Toutefois il faut bien remarquer que les danses masquées restent perçues comme des danses religieuses ,lors des fêtes de certains temples shinto ou monastères bouddhiques.
Quoiqu'il en soit, sur le plan dramatique, ces masques semblent admirablement concrétiser la passion qui anime le personnage : sa personnalité est tout entière enfermée dans le visage de bois aux reflets fascinants que l'acteur sait faire vivre avec un art consommé.
Ces masques qui ont d'ailleurs une vie quasi indépendante de l'acteur, semblent conserver pour lui , quelque chose de l'objet sacré des cérémonies qui permettait au danseur, mu par la puissance divine, d'incarner des dieux ou des démons .Il reste d'ailleurs quelque chose d'une cérémonie sacrée dans la prise du masque de l'acteur de nô. Habillé dans les coulisses, il passe en dernier lieu dans une sorte d'antichambre appelée kagami no ma, « la chambre du miroir » ; un grand miroir y est installé. Le masque est remis à l'acteur une fois sa perruque fixée ; il saisit l'objet à deux mains et le contemple longuement ; quand l'habilleur a noué les cordons sur sa nuque, l'acteur se campe devant le miroir et contemple plus ou moins longtemps son personnage, jusqu'à ce qu'il sente monter en lui la force intérieure qui le poussera à réclamer la levée du rideau et à s'avancer sur la passerelle. C'est ce que narre Armen Godel , lui-même initié par un maitre de la maison Kanze ,une des familles originelles du nô.
« L'opération d'habillage a pris fin. Maintenant le shite est prêt à être conduit dans l'ultime antichambre, la chambre au miroir. Pour entrer sur la scène, il ne restera qu'un obstacle à franchir, le rideau aux cinq bandes de couleurs qui sépare l'antichambre du pont. Un œil discret peut observer sans être vu ce qui se passe sur scène et dans la salle. Une vision de profil. Il suffit de couler son regard à travers les fentes du store baissé de l'autre côté de la vitre. Au fond de l'antichambre, contre la paroi, se dresse un grand miroir à trois faces, encerclé d'ampoules. La lumière qu'elles diffusent est de faible tension. L'acteur est acheminé vers le miroir. Avant de prendre place sur l'escabeau, il fait quelques flexions des jambes pour mettre à l'épreuve et assouplir le lourd vêtement qui l'enserre. Il s'assied enfin. Il se regarde. Il regarde tour à tour son visage dans le miroir et le masque qui repose couché devant lui sur l'écrin. Un masque blanc de jeune femme qui semble le regarder. L'acteur et le personnage, face à face, en contemplation mutuelle, s'isolent et se rejoignent. Le temps pour eux s'étire et ralentit. Ils plongent ensemble dans une autre cadence. En cette immobilité, les visages ont l'air de se sourire.
Il m'a dit un jour : la route est longue pour qui veut se parfaire. Elle impose de lourds sacrifices, mais les satisfactions viendront à leur tour pour peu qu'il y ait persévérance et humilité. Rien ne sert de chercher à s'inspirer des autres pour les imiter à tout prix. La voie est au fond de soi-même et c'est la seule bonne à suivre. Jusqu'à la mort, si les forces physiques vous le permettent. Comme tous les autres, c'est tout petit qu'il a commencé. Et son fils est engagé sur ce même chemin.
J'ai fait un détour du côté de la chambre aux accessoires, où deux hommes prêtent la dernière main à la préparation des éléments décoratifs qui vont jouer. Fragiles armatures de bambous, entortillées de bandages blancs et saumonés, comme ici le support du Tambour céleste, pour le nô Tenko. Les éléments de décor paraissent immatériels. De la matière, ils n'ont gardé que les contours. Pareils au personnage, dont les contours sont dessinés par les évolutions de l'acteur.
Maintenant les doigts de l'acteur saisissent délicatement le masque, sans en toucher la face. Il le regarde sous cet angle plus rapproché. Puis à l'aide des auxiliaires, il chausse le masque sur son visage, le tenant toujours par les œillets, tandis qu'on lui noue solidement la cordelette à la hauteur de l'occiput. On vérifie que les cheveux peints sur le masque sont dans le prolongement exact de la perruque. L'acteur se lève.
Cette fraction de seconde, durant laquelle le masque a traversé l'espace de l'écrin au visage, il y a eu dans l'air comme un courant d'affolement. Le personnage allait-il pouvoir se fondre avec l'acteur ? Se saisiraient-ils enfin mutuellement ? L'inquiétude, furtive comme l'éclair, s'était lue cette fraction de seconde sur les deux visages. Mais aussitôt, tout était rentré dans l'ordre. Au visage tout à l'heure serein de l'acteur s'était substitué le visagemaintenant serein du masque.
Il m'avait convié à assister à ce moment crucial de l'attaque d'un nô. Il tenait à m'y accompagner jusqu'au bout. Durant les préalables, j'avais eu toute liberté de me mouvoir d'un coin à l'autre de la coulisse, cet espace que la nécessité du nô maintient dans le plus grand mystère, l'espace de la mise en consistance des esprits. J'avais ainsi pu capter un grand nombre d'images. Je ne violais pas un secret, puisque grâce à lui j'étais entré dans le secret par une porte légale. Et maintenant, dans cette chambre au miroir, quelques minutes avant l'entrée en scène du vieillard de Tenko, je le sens qui est là non loin de moi, en compagnie de Vie-moto et d'un autre acteur. Il n'y aura que nous quatre pour accompagner les premiers pas du shite dans l'espace de la mort, quand se lèvera le rideau. A reculons, \iemoto guide le shite un peu comme un aveugle face au rideau, dans l'axe exact du chemin qu'il va suivre sur le pont. Puis il passe la ! main plusieurs fois à la hauteur des yeux du masque, comme pour s'assurer que l'acteur a encore un peu de vision par-dessous.
Il m'avait dit : sous le masque on voit peu ou presque pas. Le regard est dans les pieds qui doivent savoir le chemin.
Les ampoules du miroir se sont soudain éteintes et nous plongeons tous les cinq dans la quasi-obscurité. Sur un signe de Yiemoto, nous nous \ asseyons tous à même le sol, sur les talons. Tapis dans le repaire de l'oubli ou des oubliés. L'instant est devenu crucial et la tension qui se dégage en cette minute est d'une densité terrible. Un long frisson me parcourt l'échiné et je sens que nos cœurs battent plus vite. Le shite est debout, immobile. Un son s'échappe de sous le masque, une longue vocalise à peine murmurée. Je crois distinguer un mot qui revient constamment dans la langue du nô, o-mo-i, qui voudrait dire : je me souviens, je pense, je ressens. ». Armen Godel Le Maitre Du Nô.Albin Michel
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