« La première fois que je l'ai vu, c'était un homme sans visage, ou plutôt il avait un visage qui n'était pas le sien, un visage sur son visage. Et quand bien même ce visage était autre que le sien, il respirait le sien. Ce visage qui était le sien, je ne l'avais jamais vu, je ne le voyais pas encore, mais je le connaissais déjà. Jamais vu, ou peut-être dans une autre vie.
Lui non plus ne connaissait pas encore le mien, bien que mon visage le vît évoluer, lui, sous son autre visage. Mon visage était perdu parmi des centaines de visages dont il aurait été difficile de distinguer les traits. Des centaines de visages masqués d'ombre. Et pourtant mon visage, parmi ces centaines de visages masqués d'ombre, il devait aussi le sentir respirer.
Nous ne savions pas encore qui nous étions et pourtant nous nous connaissions déjà.
Dès son entrée en scène, au rythme d'une lente et interminable respiration silencieuse, mon épiderme s'est mis à vibrer comme à l'annonce d'un phénomène imminent, incontestable.
Peut-être était-ce la troisième ou la quatrième fois que je voyais jouer le nô Hanjo. La pièce n'avait guère laissé de traces profondes en moi et j'aurais plutôt eu tendance à la considérer comme une pièce ennuyeuse, sans action, si ce n'est un long épanchement de femme, difficile à rendre par un acteur homme.
A son entrée en scène pourtant, j'ai ressenti son plaisir d'homme à raconter la lamentable pérégrination de cette femme congédiée à cause de l'amour. Chacun de ses pas traduisait cette expulsion et malgré le glissement inexorable qui lui faisait mener cette femme vers un infini toujours plus accablant, chacun de ses pas semblait la retenir à son port d'attache. Un pas de frein.
Tout le récit de cette marche silencieuse était limpide. Elle n'avait rien de la marche conventionnelle qui permet à l'acteur de franchir le long de la passerelle les sept ou huit mètres qui séparent la scène principale du rideau d'entrée.
Le visage sur son visage était un masque de bois blanc aux traits d'une jeune et belle femme d'autrefois. Pourtant tout au long de la marche silencieuse, de cette avance avec retenue vers l'inconnu, c'est le corps tout entier de l'acteur qui exprimait ce visage, ce visage qui transpirait le sien.
Le mouvement d'avancer était sans faille. Dans sa solidité, il exprimait pourtant le vertige. Le vertige d'un pas qui ne sait plus s'il entre dans quelque chose ou s'il sort de quelque chose. Le pas devenait un nulle part intolérable, ayant perdu en chemin son origine et sa destination. Sans faille et en même temps tout entier perdu dans l'errance. Dans la perte de son chemin.
Contre la force de ce silence, les glapissements, les remontrances outrées de la propriétaire d'auberge ne pouvaient rien. Le jeu de l'acteur comique se heurtait à la puissance du tragique. Ce silence avait la profondeur de l'océan.
Quand les vociférations ont tari avec la disparition de la patronne, alors, dans le silence, sa voix a surgi des profondeurs de cet océan, épousant les contours les moins perceptibles de la douleur avalée de Hanako. L'océan lentement se déversait par à-coups, par vagues tremblotantes, dans un abîme de désarroi.
Immobile, il donnait devant soi le spectacle d'une douleur pétrifiée. Le plus infime mouvement imprimé au personnage prenait une importance inestimable. Le liquide devenait solide par une secrète alchimie. L'alchimie du jeu.
Dans le masque de bois blanc, deux petits trous carrés d'où filtrait son regard. Par ces deux orifices dérisoires, c'est bien le regard de l'acteur qui passait, étant à la fois le regard subjectif du personnage et le regard que l'acteur portait sur son personnage. Du haut de sa stature, on pouvait bien imaginer qu'il y avait là un point de vue, comme du sommet d'une montagne, et le paysage qui s'étendait sous son regard n'était autre que la lande désolée du cœur déchiré de Hanako, où proliféraient les herbes enchevêtrées de ses sentiments.
L'acteur passant par tous les états de son personnage, sans en omettre aucun, et la poésie enrobant le tout ! La poésie étant la seule voix d'expression de l'inexplicable souffrance, car la voix de la douleur en ce monde ne peut qu'être la poésie. Dans chaque souffrance, il y a la source d'un poème. C'est l'histoire illimitée du théâtre nô. » » Armen Godel Le Maitre Du Nô.Albin Michel
On l'a vu dans les articles précédents, le principal obstacle auxquels se heurte l'étude de la tragédie grecque est l'ignorance des formes concrètes de la représentation. Si la tragédie avait pour principe de construire une performance en faisant apparaitre un espace de fiction et une autre réalité, celle des mythes et des héros de légende, il ne nous reste plus que quelques textes, à l'instar des scénarios, sans indication des conditions de la mise en spectacle. Pourtant, le chant, la musique et la danse y étaient bien plus qu'un accompagnement.
Mais peut-être peut-on opérer des rapprochements et se fonder sur une analogie parlante .Deux mille ans après la tragédie , une forme théâtrale, le NÔ , voyait le jour au Japon, au XIVème siècle ,qui au-delà des différences, présentait pourtant des similitudes singulières .Comme la tragédie , le nô, se fondait sur la participation d'acteurs uniquement masculins, l'emploi du masque, la présence d'un chœur, l'utilisation de musique dont la flute , de chant et de danse, la forte dimension rituelle et l'organisation même du spectacle par journées complètes incluant des farces - pour ne citer que ces éléments-là, les plus évidents. On peut y ajouter qu'il ne se passait rien, à la différence d'une action dramatique, de véritablement inconnu des spectateurs. S'il est fort loin bien sûr dans l'espace et le temps, d'Eschyle, Sophocle et Euripide, le nô comporte l'avantage d'une tradition qui s'est maintenue jusqu'à nos jours, au point que ces spectacles sont produits par les mêmes familles qu'à l'origine, les Kanze par, exemple.
Le théâtre nô, tel qu'on le encontre de nos jours, est un des styles traditionnels du théâtre japonais venant d'une conception religieuse et aristocratique de la vie. Il était joué pour les shoguns et les samouraïs. Il allie des chroniques en vers à des pantomimes dansées et se compose de pièces lyriques des XIV et XVèmes siècles[], au jeu dépouillé et codifié. Les acteurs qui arborent des costumes somptueux et des masques spécifiques (il y a 138 masques) sont accompagnés par un petit orchestre et un chœur. Leur gestuelle est stylisée autant que la parole qui semble chantée. La gestuelle est entrecoupée d'arrêts prolongés dans le temps du geste et de la mimique afin d'en accroître l'intensité.»
« Depuis plus de six siècles, le nô s'est imposé comme un art essentiel. Bien plus qu'une simple forme théâtrale, bien plus qu'un drame fondé sur un jeu mimétique, il porte en lui la certitude, avec toute la profondeur de ce mot, de l'essence même de l'art en tant que forme parfaite. Il est pareil au cristal, au diamant.
Le nô saute aux yeux de celui devant qui il se déroule. On n'en croit cependant pas ses yeux. Il frappe de plein fouet qui le regarde. Il l'aveugle. Pareil au choc éblouissant qui frappe l'aveugle et qui lui rend la vue. Il rend aveugle celui qui voit - qui croit voir ! Il jette dans l'oubli tout ce qu'on sait, qu'on croit savoir. Aveugle, on ne perçoit plus rien, plus rien absolument, on croit ne plus rien percevoir. C'est alors que vacille une vague lumière. On entrevoit, mais autrement, différemment, avec d'autres yeux qui ne sont pas les yeux, tel qu'on n'a jamais encore perçu quoi que ce soit. Cette lumière diffuse baigne le cœur et la pensée qui peut aussi être comprise comme l'esprit. Car le mot « cœur » -kokoro - signifie conjointement, et sans la moindre distinction, le siège de l'affect et celui de l'intellect, la pensée.
L'acteur qui joue le nô exprime, à travers les mailles de son personnage, l'être, non pas en tant qu'individu réel, mais l'être contenu tout entier dans l'art, à savoir la réalité même de l'art, qui porte en soi la clé fondamentale de la création de ce monde.
L'acteur de nô joue : il mime, il chante, il danse. Son corps ne commence à exister qu'à condition de se laisser tirer de tous les côtés, en avant, en arrière, à droite, à gauche, par une force qui l'étend et l'élargit vers les lointains, qui le conduit à se maintenir au sein de cette force. Il est agir. C'est le sens même du mot japonais qui le désigne : shitekata, ou plus simplement shite. Le shite fait agir le personnage, il est agi par lui. Son langage est la poésie exclusivement. Ses émotions sont silences et mélodies, immobilités et mouvements. À travers les personnages auxquels il donne forme, il dépeint les vicissitudes de ce monde, au gré des destinées humaines, sans cesse ballottées dans l'océan des incertitudes, dévorées par les passions, par les désirs inassouvis et la concupiscence. Débordant la figure humaine, l'acteur de nô se transfigure, qu'il apparaisse sous les traits d'un dieu, d'un spectre ou d'un démon. Il fait jouer entre elles les substances de la vie et de la mort, de la réalité et du rêve. Par-delà le marasme des perceptions erronées, il fait luire la Vérité du Buddha. » Armen Godel .Joyaux Et Fleur Du Nô. Albin Michel
Le sarugaku-no-nô (devenu « nô » en abrégé) naquit au début de l'époque Muromachi (1336-1573). Il résulta d'une synthèse. Les danses dites sangaku étaient en grande partie importées de Chine et étaient au départ destinées à divertir la cour puis elles passèrent au peuple. Le langage populaire joua sur les mots et déforma le mot en « Sarugaku », de Saru » (« singe ») d'où l'appellation de « danses de singes ». Ce nom de sarugaku recouvrait ains,i à l'origine, un grand nombre d'éléments hétéroclites et populaires . Il s'agissait, d'une façon générale, de spectacles de foire. On y trouvait par exemple des acrobates, funambules, jongleurs, dresseurs d'animaux et autres saltimbanques. Il y avait aussi des montreurs de marionnettes qui, ouvriront la voie au ningyô-jôruri, le théâtre de poupées qui sera le second des trois genres classiques du théâtre japonais. Il y avait les « moines au biwa », qui interprétaient, en s'accompagnant du biwa, sorte de luth, des petits récits comiques ou édifiants, dont s'inspirèrent les kyôgen .ce mode de récitation s'associa à la déclamation des poèmes épiques par adjonction de chant religieux bouddhique. A côté, figuraient les Dengaku d'anciennes danses paysannes, à qui, parce qu'ils étaient jouées par des artistes en costume de moine, on donnait une ascendance bouddhique. Elles étaient plutôt réservées à l'aristocratie militaire. Les Dengaku comprenaient également tout un accompagnement musical, et empruntaient aux poèmes épiques. ZEAMI MOTOKIYO (1363-1444), d'abord acteur dans la troupe de son père Ker.mini , puis metteur en scène, codifia le nô dans son traité intitulé « La Transmission De La Fleur Et Du Style ». On ne sait pas exactement le nombre de nô dont Zeami s'est fait l'auteur, une centaine – peut-être plus .Il fit surtout sous le nom de sarugaku-no-nô , la synthèse des traditions théâtrales existantes– la tradition sacrée des danses religieuses primitives, la tradition aristocratique des danses de cours et la tradition populaire qui comportait des spectacles liés aux fêtes agraires et aux rituels) . L'ancien répertoire du Sarugaku fut recyclé, donnant naissances aux farces Kyôgen, jouées en interlude .Pour ce faire, il dut façonner les concepts nouveaux en recourant à des terminologies empruntées aussi bien à d'autres arts, comme la musique ou la poésie, qu'à des courants philosophiques, comme le confucianisme, le taoïsme ou le bouddhisme ésotérique. Cet apport théorique exceptionnel fut la première réflexion philosophique et esthétique exprimée dans la culture japonaise. Après lui, l'art du nô pouvait être transmis de génération en génération, sans courir le risque de s'altérer. Entre le XVe et le XVIIe siècle, le nô fut consacré comme un art de cérémonie des samouraïs. La restauration du pouvoir impérial en 1868 le fit tomber en désuétude. Il ressuscita pourtant lorsque le gouvernement s'aperçut de la nécessité d'offrir un divertissement digne des invités officiels de l'État. Le Nô contemporain s'adresse toujours à une aristocratie, mais culturelle cette fois, avec pourtant un public de plus en plus large et jeune, du fait de l'augmentation massive du niveau de scolarisation et d'études.
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Il n'est pas simple de définir le Nô, même si la formulation courante parle d'un drame lyrique. Comme la tragédie grecque, il n'avait à l'origine qu'un très lointain rapport avec notre théâtre dans lequel l'élément littéraire est souvent prépondérant. Pour Zeami, l'essentiel du nô est dans la danse et le chant; quant au texte qui leur sert de support, il suffisait pour lui qu'il se conforme à quelques règles élémentaires de composition. Ce rapport s'est, pourtant renversé depuis, au profit du texte, à l'instar une fois encore de la tragédie grecque. Le Nô n'est pas non plus, de même que la tragédie, analogue à nos modernes opéras, véritables drames quoique chantés et dansés. L'action du nô est réduite à sa plus simple expression (elle ne se déroule pas non plus sur scène dans la tragédie ,souvent racontéee par un messager ).Dans les deux genres, les histoires relatent des épisodes tirés d'une légende, d'une épopée ou de la mythologie. Le déroulement des faits est ainsi, sans surprise, connu à l'avance des spectateurs. La plupart des nôs, tous ceux dont la forme est régulière, commencent lorsque toute action est achevée, des siècles parfois après la mort du héros, d'où l'atmosphère caractéristique de ces pièces, entre rêve et réalité, qui a frappé tous les observateurs. Le scénario n'est pas important, l'essentiel étant d'exprimer une émotion. Pour faire simple, on peut décrire finalement le nô comme un long poème chanté et mimé, avec accompagnement orchestral, généralement coupé par une ou plusieurs danses qui peuvent n'avoir aucun rapport avec le sujet.
Il est plus important de se référer aux principes dégagés par Zeami sous une forme poétique et philosophique. Ils sont l'essence du nô.
D'abord HANA la fleur. Une métaphore poétique qui renvoie à une beauté éclatante, telle, celle d'une fleur au moment unique, ici et maintenant, de son éclosion. Hana, c'est 'à la fois, le pouvoir de fascination exercé par l'acteur, autant que la perception fascinée du regard du spectateur. À l'instant de son éclosion, la fleur saisit le cœur de celui qui la voit ; bien qu'attendu, l'instant est perçu comme inattendu. L'émotion qui s'en dégage, nous dit Zeami a pour cause le rare et l'effet ressenti n'est autre que le saisissant .La fleur, le rare, le saisissant forment ainsi une triade, la fleur étant la manifestation aboutie de la beauté et de la grâce. Dans l'œuvre de Zeami, le concept de la fleur fut l'objet d'une attention constante. Il évolua au gré de sa longue expérience et l'amènera à faire la distinction entre la « fleur du moment » beauté éphémère, qu'obtient l'acteur par un talent inné mais qui passe avec la jeunesse et la « fleur authentique ». La fleur authentique parce que permanente résulte d'un travail acharné et d'une longue étude. Et lorsqu'elle est acquise, elle ne peut plus se perdre.
« Quand ce concept [du rare] atteint son apogée, on appelle cela connaître la fleur.
Ce processus est décrit dans La Transmission de la Fleur.
La fleur, lorsqu'elle éclôt, produit un effet saisissant et, quand tourbillonnent ses pétales, elle produit le rare.
Un homme formula cette question : « Quel est l'esprit de l'Impermanence ? »
À quoi il fut répondu : « Tourbillon de pétales, pluie de feuilles ! »
Puis cette autre question : « Qu'est-ce que l'Extinction éternelle ? »
À quoi il fut répondu : « Tourbillon de pétales, pluie de feuilles !» - et ainsi de suite !
Quand L'effet saisissant se laisse percevoir, dans l'esprit confondu plus aucune intention ne se fixe.
Aussi, de celui dont l'art quel qu'il soit soulève le saisissement, on dira qu'il fait preuve d'adresse et, si la fascination qu'il exerce perdure, assurément il méritera le titre de maître.
Ainsi, pour le shite qui la détient et la fait perdurer jusqu'à un âge très avancé, la part de l' effet saisissant est pareille à la contemplation perpétuelle d'un tourbillon de pétales et d'une pluie de feuilles.
Ma contribution, la voici :
J'ai établi deux catégories, la Fleur de Nature essentielle et la Fleur Occasionnelle.
La Fleur de Nature essentielle, qui est celle des trois degrés supérieurs, je l'ai comparée à la fleur du cerisier.
C'est le degré conforme à la perception visuelle des esprits supérieurs.
Mais aussi, comme je l'ai dit, dans la voie qui est nôtre, l'essentiel est que tous les spectateurs, quelle que soit leur condition, détiennent la capacité de voir et de ressentir l'effet visuel produit par notre art.
Or percevoir le saisissant est, à l'évidence, le fait des esprits supérieurs.
Parmi les spectateurs, cependant, il en est qui sont plus ou moins connaisseurs.
Par exemple, si la performance est celle d'un acteur-enfant, dont la grâce est pareille aux pétales ingénus des fleurs précoces du cerisier, le rare qui se manifeste alors est la Fleur .
Quant aux esprits supérieurs, ils pensent à juste titre que ce n'est qu'une manifestation occasionnelle du rare et, quand bien même ils en sont touchés, ce n'est pas la Fleur de Nature essentielle qu'ils ont sous les yeux.
Un très vieil arbre ou un arbre commémoratif, ou encore les cerisiers de Yoshino, de Shiga, du temple de Kiyomizu ou d'Arashiyama, représentent autant de fleurs, toutes pareilles à celles qui, dans notre art, ont acquis renom et faveurs du souverain25.
Ceux qui sont capables de comprendre ce genre de choses sont des esprits élevés.
De la même manière, toute personne, qu'elle soit cultivée ou non, a la faculté de percevoir le nô et les beautés admirables que recèlent ses multiples fleurs26.
Les esprits supérieurs, qui possèdent une vaste vision des choses, ne doivent pas pour autant mésestimer la Fleur Occasionnelle.
Et le shite doit observer la même vigilance.
Dans la mesure où il possède les Neuf Degrés sans exception, on dira de lui qu'il est un shite aux possibilités étendues.
Il est dit entre autres :
À l'Un s'en retournent les myriades d'entités.
Mais l'Un, où s'en retourne-t-il ?
Aux myriades d'entités il s'en retourne1.
Il en va ainsi de la multiplicité des fleurs : chacune à sa manière ! et telle qu'en la nature porte sa part de saisissant, ainsi qu'elle émane, de son unique apparence ! et cela, il faut bien le comprendre. ». Zeami. La Tradition Secrète Du Nô. Connaissance De L'orient..Gallimard
Le deuxième principe, Yûgen, c'est la profondeur même de la beauté. Sous l'éclat de la fleur reposerait le Yûgen, dont la trace ne peut se laisser percevoir qu'avec une intuition extrême, bien au-delà des sens. Zeami et ses prédécesseurs ont emprunté le mot yûgen à la poésie, au bouddhisme et au taoïsme. Les poètes japonais avaient saisi dans le Yûgen un effet esthétique découlant d'un besoin profond de toucher au monde invisible, un état d'émerveillement pour le mystère des choses. Pour leur part, bouddhistes et taoïstes avaient adopté ce mot pour qualifier ce qui était fondamentalement obscur, inintelligible, mystérieux, Si l'on se réfère aux deux idéogrammes qui composent le mot, c'est l'élément GEN qui prédomine, « obscur, sombre, secret, mystérieux », l'élément YÛ signifiant, pour sa part, « lointain, indistinct, sans éclat ». L'idéogramme désigne ainsi dans le taoïsme le mystère du Dao dans son double aspect : il est indicible, en même temps qu'il englobe toute la réalité dicible ;ces deux dimensions n'étant pas dissociables. Le Dao sans nom, sans forme, évoque le domaine antérieur au monde divisé (Ciel et Terre) et la dualité de la lumière et de l'ombre. C'est est donc la nature fondamentale à laquelle retournent toutes choses.
Au XIVe siècle, le Yûgen, devint une valeur essentielle du nô Il fut d'abord l'expression même de la grâce, part d'harmonie, d'équilibre qui émanait du corps de l'acteur. Il se mua par la suite en un style spécifique d'interprétation, ancré dans la maîtrise de l'essentiel.
c'est autour du shite (acteur principal ? issu d'une famille même de shite qui remontent à l'origine du nô) que se définit ainsi toute l'esthétique du théâtre nô. Le shite, est dit parfois le seul "acteur", dans la mesure où il est chargé de l'incarnation mais aussi de l'évanescence, où il est celui qui apparaît puis disparaît pour ne plus revenir. Seul est acteur, pour Zeami, celui que l'esprit d'un mort, d'un dieu ou d'un démon peut habiter durant ce temps d'une brève et fugace incarnation, d'une apparition/disparition qui se joue dans la tension entre matériel et immatériel, substantiel et in-substantiel pour reprendre ses propres termes. Pour Zeami, le substantiel (ce qui apparaît comme visible) procède de l'insubstantiel (ce qui rend visible). L'art de l'acteur dont l'accomplissement est la "fleur", et le Yûgen (qui définit le "maître" dans l'art du théâtre), c'est l'art du shite comme art de l'acteur qui danse et qui chante. La plénitude de son art se réalise dans l'accord parfait du chant et de la danse, du souffle et du mouvement, de ce qui se donne à voir et de ce qui se donne à entendre. La danse comme action a pour racine la musicalité, celle de la musique elle-même mais aussi celle de la voix. C'est elle qui crée l'espace approprié à la réalisation de la danse.
Monomane, c'est le processus même de la mimesis, conçue en tant qu'exercice pratique et assidu. C'est , dit Zeami, l'imitation des formes du monde visible, la production des simulacres humains ou apparentés à l'homme et, bien au-delà de ce processus, c'est aussi l'expression de la force vitale, de l'esprit vivant qui se manifeste lors des fêtes populaires, dans les campagnes, les sanctuaires et les temples. Le mot est formé de trois idéogrammes qui signifient « l'imitation réelle des êtres ». Ce processus, Zeami en donne les clés : D'abord, bien observer le rôle, tel qu'il est joué par le maître : les mélodies et leur phrasé, les gestes et leur cadence, les comportements du personnage s'étudient par imitation du modèle exécuté par le maître et détenu par lui. Ensuite, bien reproduire le rôle, suivant la forme propre au maître : à force d'exercice et de patience, mélodies, gestes, comportements sont assimilés par l'élève, qui peu à peu les faits siens, sans pour autant les dénaturer. Enfin, s'approprier la forme du rôle, c'est-à-dire se révéler dans sa propre manière : possédant sa propre manière, l'élève devient maître à son tour et peut transmettre dès lors son savoir. Le monomane est la contrepartie du Yûgen, dans la mesure où le Yûgen ne peut se produire que lorsque le monomane est mis correctement en pratique.
« Dans l'ensemble, toutes les remarques [que j'avais à consigner] en ce livre, se trouvent ci-dessus. 11 ne doit guère y avoir d'autres sujets d'étude que ceux-là. Tout cela se ramène en somme à « connaître le nô . Si vous n'aviez pas compris la signification de ce principe, ces remarques, à leur tour, seraient propos vains. Si vous désirez sincèrement connaître
Le nô, vous renoncerez de ce fait à toute autre voie, à toute autre affaire, vous vous consacrerez exclusivement à notre art, vous l'étudierez à fond en suivant l'ordre progressif [indiqué ci-dessus], et quand, avec l'expérience, la compréhension vous sera venue tout naturellement, alors vous connaîtrez le nô. Avant tout, accordez une foi profonde aux paroles du maître et conservez-les au fond du cœur. ….quand viendra l'heure de produire votre nô sur la scène, vous essaierez de mettre ces remarques en pratique, et si leur vertu se confirme, vous les vénérerez à juste titre, votre respect pour notre voie ira croissant et votre expérience croîtra d'année en année : c'est en cela que consiste, pour l'essentiel, la connaissance du nô. Dans toute voie, en général, il faut une étude inlassable pour ouvrir la voie à la pratique. Dans le sangaku de même, il vous faut étudier d'abord, puis mettre en pratique l'ensemble de mes remarques.
Il est dit dans les Secrets : « Le nô doit faire l'objet d'études constantes, dès le jeune âge et jusque dans la vieillesse. » Voici ce qu'on entend par « étudier jusque dans la vieillesse » : des débuts jusqu'à la maturité, étudier ce qui convient à chaque âge, puis, à partir de la quarantaine, interpréter le nô avec plus de retenue et adopter progressivement une manière plus économe de moyens. Au-delà de la cinquantaine, la non-interprétation est la règle90. C'est une période critique. Le thème des études de cet âge-là doit être en principe la réduction de votre répertoire. Il vous faut axer votre interprétation sur le chant, adopter une manière peu appuyée, réduire dans la danse la part du mouvement et laisser entrevoir des traces d'un style désuet. D'une façon générale, le chant est Vêlement technique le plus avantageux pour le vieillard. La voix du vieillard s'est dépouillée de tout éclat trop cm, c'est une voix franche, soit horizontale, soit verticale, soit, encore, combinée 91, qui, pour peu que la mélodie soit bonne, suscite chez l'auditeur un sentiment d'intérêt. Cette [voix] est l'atout majeur [du vieillard]. Se pénétrer de diverses observations de ce genre et, en adoptant la manière ci-dessus [définie], s'attacher à la réalisation de ce qui vous sera le plus avantageux : voilà ce que j'appelle la manière à étudier dans la vieillesse ». .Zéami.op.cité
Si l'on examine maintenant le contenu du nô, Il s'agit de pièces au texte bref, et réparties en deux grands types : – les nôs d'apparition, et les nôs « réalistes » dans lesquelles le personnage ( shite)) est un être réel par opposition à l'apparition fantomatique du premier genre. L'ensemble du répertoire est subdivisé en cinq catégories : les « pièces de divinités », les « pièces de guerriers », les « pièces de femmes », les « pièces de femmes folles », les « pièces de démons ». Une représentation de type classique comporte ces cinq catégories de pièces entre lesquelles on intercale des farces, ou kyogen. L'ensemble formé par cinq nô et quatre kyôgen dure de huit à dix heures. On parle d'une journée de nô. Dans les grandes occasions, mais plus rarement que naguère, trois et même cinq de ces journées peuvent se succéder. Les Japonais, en effet, et c'est le cas également pour les autres formes de spectacle plus récentes, théâtre de poupées, kabuki et même cinéma, ont conservé et concilient, dans la mesure du possible, avec les exigences de la vie moderne, le goût des très longs divertissements. Les écoles de no de Tokyo donnent pourtant aujourd'hui des programmes réduits à quatre, trois, deux ou même une seule pièce. A Kyoto, toutefois, le public supporte encore sans impatience apparente les programmes complets.
(A suivre)
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