Il reste à montrer à la fois, comment la tragédie, est née historiquement de certains rituels et quelle en est l'origine (au sens à distinguer de simple naissance) en tant qu'ensemble des phénomènes qui expliquent l'apparition et le développement de quelque chose
Selon Paul Demont et Anne Lebeau (Introduction Au Théatre Grec Antique, Livre De Poche), quatre types de spectacle sont attestés dès les origines du monde grec : les représentations chorales publiques, la déclamation des épopées, les thrènes en l'honneur des morts, les danses avec masques et costumes. Il faut dire que les textes sont rarissimes jusqu'au Ve siècle. Ce sont donc les monuments et les vestiges archéologiques qu'on est contraint d'interroger .Quoiqu'il en soit la tragédie grecque peut être née de la fusion de ses éléments rituels, et de spectacles festifs et chorégraphiques
La Grèce, dès les temps les plus anciens que nous puissions connaître, a construit des lieux de spectacle fixes et a sans doute connu des activités de type dramatique. En ce qui concerne les lieux, on ne parle dans ce cas, par prudence que de theatron, transcription du mot grec qui signifie «lieu d'où l'on peut voir» plutôt que de «théâtre» ; on ne sait pas, le plus souvent, à quels spectacles (.cérémonies religieuses, civiques, fêtes, assemblées politiques) ces lieux servaient
Dans l'Iliade d'Homère ,le poète décrit des danses accompagnées de cithare ou de lyre sur une place publique (khoros) sans doute l'origine du mot chœur. On vit apparaître, au début de l'époque archaïque, plusieurs traits nouveaux, comme l'insertion des spectacles dans un concours panhellénique. L'historien Thucydide, à la fin du Ve siècle, rapporte qu'à «l'ancien temps» d'Homère l'existence, dans l'île de Délos, d'une fête quadriennale au cours de laquelle se déroulaient des «jeux gymniques et musicaux» avec la participation de «chœurs» envoyés par les cités.
Un second type de spectacle est bien attesté, cette fois dans les textes : la récitation des poèmes épiques. Les épopées commencèrent à être fixées par l'écriture peut-être dès le VIIIe siècle. Mais elles ne faisaient pas l'objet de lectures individuelles et silencieuses. Des spécialistes, les aèdes ou «chanteurs» qui créaient leur œuvre sur un canevas transmis par la tradition, donnaient en représentation publique, dans le cadre du banquet, une récitation psalmodiée, avec accompagnement musical, de longs récits en vers (hexamètres dactyliques). L'aède ne se présentait pas comme l'auteur, mais seulement comme l'interprète de son poème. Une ou plusieurs déesses, la Muse ou les Muses, fille(s) de Zeus et de Mémoire, garantissaient seules la véracité de ses paroles.
La Grèce archaïque était le fait de tribus avec de nombreux conflits de domination. Les Achéens, après avoir mis à sac la Crète, pillent la ville de Troie, port commerçant tourné vers l'Asie. Cette expédition sanglante nous valut une légende grandiose et poétique attribué au nom générique d'Homère.. En 1100 avant J.-C., les Doriens, peuple indo-européen, exploitent le fer ; ils vont fonder Sparte. Durant trois siècles, les Achéens et les Doriens, qui prient les mêmes dieux et parlent la même langue, collaborent autour d'un roi héréditaire. Athènes, Thèbes, Argos, Éphèse, Mytilène croissent dans les affrontements et les apaisements qui suivent. Le commerce, l'exploitation des terres et de leurs paysans, l'esclavagisme et la colonisation charpentent leur expansion. Le nouveau peuple issu de cette histoire , les Hellènes, s'inquiète de son identité et se dote de deux récits fondateurs: les Atrides, l'épopée de la Guerre de Troie, et les Labdacides, la tragédie familiale d'Œdipe et de Dionysos. La culture se modifie : conditionné par la société elle-même, le passage du rite cultuel au rite du spectacle va s'accomplir. Le théâtre suit l'essor de la démocratie athénienne,( très relatif cependant puisque qu'essentiellement le fait d'oligarques.). Les conteurs professionnels, les aèdes, qui racontent des chroniques populaires et les récits fondateurs , ne peuvent exprimer toutes les beautés des images, des actions et des personnages. Le théâtre va alors absorber les conteurs.
L'archéologie funéraire nous oriente dans une troisième direction. Nombreuses sont les sociétés où la mort donne lieu à des activités qui évoquent le théâtre, C'est le cas dans la Grèce antique. Plusieurs sarcophages minoens et surtout mycéniens associent des scènes de deuil à des manifestations «prédramatiques», avec instruments de musique, chœurs et même doubles chœurs de femmes, ou d'hommes et de femmes, dirigés par ce qu'on appellera plus tard des coryphées. Sur les représentations figurées, des pleureuses professionnelles sont clairement distinguées des chœurs. Le « thrène », lamentation lors des funérailles auprès du cadavre exposé présente un caractère rituel . C'est un double chœur d'hommes et de femmes spécialisés dans cette tâche qui intervient, avant les lamentations individuelles des parentes du héros mort. Un des premiers emplois attestés du mot theatron se rencontre à propos de jeux funéraires
Un dernier groupe de manifestations à caractère spectaculaire est bien différent : les rites au cours desquels, de Milet à Corinthe et à Sparte, on se déguisait pour danser. Les témoignages les plus nombreux viennent de Sparte .On a retrouvé dans un sanctuaire de la déesse Artémis/ Orthia de très nombreuses figurines représentant ce qu'on appelle des «danseurs rembourrés», parce qu'ils ont des fesses et un ventre largement bombés. L'emplacement de la trouvaille ne laisse aucun doute sur le caractère religieux des travestissements et des danses magiques. Outre leur ventre et leurs fesses postiches, ils sont parfois pourvus d'un phallus bien dressé, auquel cas on les qualifie d'ithyphalliques. Certains danseurs portaient des masques. On a retrouvé des matrices en terre cuite pour la fabrication de masques de «Gorgô», faces monstrueuses mi-humaines, mi-animales, toujours représentées de façon frontale, ainsi que des masques de vieilles femmes et d'hommes, en particulier dans le même sanctuaire Spartiate d'Artémis Orthia. Il faut imaginer des groupes de citoyens masqués et déguisés dansant d'une façon très agitée. D'autres, à Élis, dansaient le kordax, un nom qui désigne aussi certaines danses des chœurs des comédies ultérieures.
« La question du rapport entre le théâtre et la religion se pose avec une particulière acuité pour la Grèce antique. Nous venons d'évoquer successivement des «spectacles» qui paraissent éloignés de la religion, puis d'autres, où interviennent déguisements et masques, qui sont manifestement religieux. Le théâtre paraît en Grèce s'être constitué dans sa spécificité en se détachant du contexte religieux de sa naissance même. Nous aurons l'occasion d'y revenir de plusieurs points de vue. Réfléchissons-y un instant d'une façon très générale, à l'occasion de notre première rencontre avec les masques grecs.
Religion et théâtre ont au moins trois traits en commun. Les rites supposent le plus souvent, comme les représentations théâtrales, une mise en scène, des déguisements, des rôles et une répartition des tâches entre officiants et spectateurs. En second lieu, ils se déroulent dans un temps qui leur est propre, en dehors du temps réel, et ils peuvent être reproduits à l'identique. Enfin, ils sont en décalage par rapport à ce qu'ils «jouent», si bien qu'ils peuvent être accomplis avec une satisfaction profonde tout en représentant des actes violents, voire affreux, ou bien ridicules, voire obscènes. Le lien entre théâtre et rituel est donc congénital.
L'utilisation de déguisements et de masques le montre bien. Si nous nous promenons dans les galeries des musées ethnologiques, nous ressentons sans aucun doute ce que Claude Lévi-Strauss éprouvait, dès 1943, devant les masques swaiwhés utilisés lors des potlachs, des mariages et des funérailles, ou bien au cours des cérémonies d'initiation : « Bousculant la placidité de la vie quotidienne, [leur] message primitif reste si violent que l'isolement prophylactique des vitrines ne parvient pas, aujourd'hui encore, à prévenir sa communication.» (La Voix des masques, Genève, 1975). C'est l'impression que produisent aussi sur nous les représentations grecques de Gorgô ». PAUL DEMONT ET ANNE LEBEAU (INTRODUCTION AU THEATRE GREC ANTIQUE, LIVRE DE POCHE
Un rituel et un dieu vont jouer un rôle essentiel dans l'origine de la tragédie : Dionysos et les fêtes et cérémonies en son honneur. On sait déjà que trois divinités aux masques existaient chez les Grecs, divinités « étrangères » au panthéon habituel: Gorgô , qui n'était qu'un masque de terreur , celui primordial de l'altérité la plus radicale, la mort, Artémis ,présidant à l'espace sauvage et naturel ,déesse non masquée mais qui donnait lieu à des fêtes masquées à Sparte et jouait un role majeur dans l'initiation des jeunes et l'enfantement des femmes. Enfin cette divinité bien particulière qu'était Dionysos.
« A travers le jeu des masques l'homme grec s'affronte à diverses formes de l'altérité. Altérité radicale de la mort dans le cas de Gorgô dont le regard pétrifiant plonge celui qu'elle subjugue dans la terreur et le chaos. Altérité radicale aussi pour le possédé de Dionysos, mais en direction opposée : la possession dionysiaque, du moins pour qui l'accepte, ouvre sur un univers de joie où s'abolissent les limites étroites de la condition humaine. Face à ces deux types d'altérité, verticale, pourrait-on dire, qui entraînent l'homme tantôt vers le bas, tantôt vers le haut, vers la confusion du chaos ou vers la fusion avec le divin, l'altérité que sous le patronage d'Artémis explorent les jeunes Grecs semble située sur un plan horizontal, pour le temps et pour l'espace : chronologie de l'existence humaine, ponctuée d'étapes et de passages; espace concentrique de la société civilisée qui s'étend depuis la cité jusqu'aux zones lointaines des montagnes et des mers, du cœur de la culture aux marges de la sauvagerie. Cette sauvagerie, qui semble la rapprocher de Gorgô, Artémis ne la marque et ne la repère que pour mieux la rejeter, la maintenir à distance en la reléguant à l'horizon des pourtours. En un lent apprentissage des différences, la déesse conduit le jeune à une bonne intégration dans la vie civique. Cela même qu'elle articule avec mesure, au cours de rituels transgressifs, il semble que la fonction de Dionysos soit justement de le faire éclater. Abolissant les interdits, brouillant les catégories, désintégrant les cadres sociaux, Dionysos insère au cœur de la vie humaine une altérité si complète qu'elle peut aussi bien rejeter ses ennemis, comme le ferait Gorgô, vers l'horreur, le chaos, la mort, qu'élever ses fidèles à un état d'extase, d'entière et joyeuse communion avec le divin. »
Dionysos, était un dieu de « l'entre deux » ; fils d'une mortelle, Sémélé, et de Zeus, il introduisait du désordre comme nouveau venu , dans le panthéon grec. Il est représenté dans certains cultes et dans les Bacchantes d'Euripide comme celui qui vient se faire honorer en Grèce après de longues errances lointaines. Il incarnait ainsi l'irruption de l'étrangeté, de l'altérité au sein même de la vie civique, la part sauvage qu'il faut s'approprier pour vivre heureux. Son culte, centré sur le vin et la transe présentait plusieurs aspects préthéâtraux et prédramatiques, et il devint le dieu du théâtre à Athènes. Comme d'autres dieux, il était honoré par des chœurs chantants et dansants, d'hommes ou de femmes. Le cortège (ou thiase) qui célébrait le dieu s'assimilait à ses compagnons mythiques, les Satyres, des êtres nus à oreilles de cheval, à corps humain et à longue queue qui dansaient de façon très agitée autour de lui, en exhibant leur sexe, et aux Ménades, ces femmes en proie à la possession dionysiaque et qui s'appuyaient le thyrse, ou bâton couronné de lierre. Le visage des Satyres est parfois représenté de face, comme un masque. Aussi les fidèles du dieu pouvaient-ils revêtir des masques barbus et camus, porter une queue et un phallus postiches .Le dieu Dionysos lui-même, à la différence de la plupart des autres Olympiens, était souvent honoré, en particulier à Athènes au début du v* siècle, sous une apparence peu anthropomorphique : on célébrait un masque barbu, couronné de lierre, vu de face, fixé au somment d'un pilier. Ce «dieu-masque », a une étroite parenté avec le jeu rituel et le jeu théâtral.
« C'est sur l'adulte pleinement socialisé, citoyen intégré, mère de famille à l'abri du foyer conjugal, que le dieu exerce ses pouvoirs, introduisant, au cœur même de la vie quotidienne, la dimension imprévisible de l'ailleurs.
Sur le culte adressé au dieu-masque, nous ne possédons que peu de documents. Rien dans les descriptions des fêtes dionysiaques ne précise jamais si le rituel s'adresse au dieu figuré sous la forme d'un simple masque, ou à une statue cultuelle, anthropomorphe, analogue à celle des grands olympiens dont il fait partie. C'est un premier aspect de son ambivalence. Quoique dieu authentiquement grec, d'aussi bonne origine et d'aussi grande antiquité que les autres - il est déjà présent à Mycènes —, il est pourtant l'« étranger », I'« autre », celui qui perpétuellement arrive d'au-delà les mers, tantôt, comme Artémis, sous la forme d'une idole d'aspect inhabituel apportée par les flots, tantôt surgissant en personne, depuis l'Asie barbare, avec à sa suite sa troupe de Bacchantes qu'il répand sur la Grèce effarée. Nous avons cependant à notre disposition, pour tenter de cerner la personnalité du dieu-masque, deux types de documents.
— Archéologiques d'abord: d'une part, des masques de marbre, de dimensions diverses, aux orifices non perforés, qui n'étaient pas portés mais accrochés, comme l'indiquent des trous de suspension 21 ; de l'autre, des images céramiques représentant une idole-masque fixée à un pilier.
— Textuels ensuite : la pièce d'Euripide, les Bacchantes, qui met en scène, pour le théâtre, la toute-puissance de la mania dionysiaque, sur un mode particulièrement ambigu. Sous le masque tragique, un acteur incarne le dieu, protagoniste du drame; mais ce dieu, lui-même masqué, se dissimule sous une apparence humaine, qui ne laisse pas d'être à son tour équivoque. Homme-femme, au visage fardé, encadré de longues tresses, au regard étrange, vêtu d'une robe asiatique, Dionysos se fait passer pour l'un de ses prophètes, venu pour révéler aux yeux de tous l'épiphanie du dieu dont les manifestations essentielles sont les métamorphoses, le déguisement et le masque22.
Le texte tragique ainsi que les représentations figurées mettent en évidence une des caractéristiques fondamentales de cette puissance divine : la facialité. Comme Gorgô, Dionysos est un dieu avec qui l'homme ne peut entrer en contact que dans un face-à-face : impossible de le regarder sans tomber du même coup sous la fascination de son regard, qui vous arrache à vous-même.
Sur un pilier, un masque barbu, chevelu, couronné de lierre est accroché. Au-dessous, les plis d'une étoffe flottante. Tout autour le culte s'organise. Des femmes, au sortir de la transe extatique, manipulent gravement des récipients à vin. Sous le regard du dieu, vers qui leurs regards convergent, drainant à leur suite les yeux du spectateur, elles distribuent le breuvage dangereux, maléfique si on l'absorbe sans les précautions rituelles. Car Dionysos a enseigné aux hommes le bon usage du vin, la façon de couper, pour l'apprivoiser, le liquide sauvage qui rend fou en jetant chacun hors de soi. Devant le masque, les femmes, qui ne consomment pas le vin, puisent et répartissent, avec une pieuse dignité, la boisson destinée aux hommes et aux dieux 25.
Ces accessoires vides, le masque barbu, la couronne de lierre, la robe flottante figurant la divinité avec qui, en un face-à-face fasciné, le fidèle peut se fondre, l'homme peut lui-même les revêtir, endossant ainsi les marques du dieu, les prenant sur soi pour s'en mieux laisser posséder. Devenir autre, en basculant dans le regard du dieu ou en s'assimilant à lui par contagion mimétique, tel est le but du dionysisme qui met l'homme en contact immédiat avec l'altérité du divin. C'est un phénomène parallèle qui s'accomplit au théâtre lorsqu'au Ve siècle les Grecs instaurent un espace scénique où l'on donne à voir en spectacle des personnages et des actions que leur présence, au lieu de les inscrire dans le réel, rejette dans ce monde différent qui est celui de la fiction. Quand ilsont sous les yeux Agamemnon, Héraclès ou Œdipe, figurés par leur masque, les spectateurs qui les regardent savent que ces héros sont à jamais absents, qu'ils ne peuvent être là où ils les voient, qu'ils appartiennent au temps désormais révolu des légendes et des mythes. Ce que réalise Dionysos, et ce que provoque aussi le masque, quand l'acteur le revêt, c'est, à travers ce qui est rendu présent, l'irruption, au centre de la vie publique, d'une dimension d'existence totalement étrangère à l'univers du quotidien. » J.P.VERNANT.OP.CITE
L'invention du théâtre, du genre qui met en scène le fictif comme s'il était réel, ne pouvait intervenir que dans le cadre du culte de Dionysos, dieu des illusions, de la confusion et du brouillage incessant entre la réalité et les apparences, la vérité et la fiction. Sa statue trônait dans le théâtre d'Athènes. La tragédie grecque se déroule aux lisières de l'altérité : celles où séjournent les trois dieux des marges. Cet espace des marges et des frontières était lui-même ambivalent. Territoire de la mort ou de la chasse sauvage et de la folie meurtrière, il était aussi espace de l'initiation, région d'un savoir qui n'est pas accessible à tous si on ne fait pas certains expériences . Dionysos est justement un dieu d'un espace particulier : celui des carrefours, à l'instar d'Hermès. (qu'on pense au carrefour où Œdipe tua son père).: il marque et brouille à la fois les frontières entre le divin et l'humain, l'humain et le bestial, l'ici et l'au-delà. « Il est le dieu qui subvertit l'ordre du quotidien et qui à travers tout un jeu de prodiges, de fantasmagories, d'illusions", fait basculer "vers le haut, dans une confraternité idyllique" mais aussi à l'inverse vers le bas, "dans la confusion chaotique d'une horreur terrifiante" et meurtrière ».Monique Borie.. Dionysos symbolise aussi une initiation, une sorte d'intégration de l'altérité dans l'ouverture apaisée à l'Autre, sauf à montrer que, si elle échoue ,s'ouvre alors une autre , une altérité destructrice ,sous sa forme monstrueuse.
Nul autre que Nietzsche n'a mis en évidence la puissance de Dionysos et son rôle dans la tragédie :
« Schopenhauer nous décrit la prodigieuse horreur qui s'empare de l'homme que désorientent soudain les formes conditionnant la connaissance des phénomènes, parce que le principe de raison, sous l'une quelconque de ses figures, paraît souffrir une exception. — Si nous ajoutons à cette horreur l'extase délicieuse que la rupture du principium individuationis fait monter du fond le plus intime de l'homme, ou même de la nature, alors nous nous donnerons une vue de l'essence du dionysiaque que l'analogie de l'ivresse nous rendra plus proche encore. Que ce soit sous l'influence du breuvage narcotique dont parlent dans leurs hymnes tous les hommes et les peuples primitifs, ou lors de l'approche puissante du printemps qui traverse la nature entière et la secoue de désir, s'éveillent ces émotions dionysiaques qui, à mesure qu'elles gagnent en intensité, abolissent la subjectivité jusqu'au plus total oubli de soi. Il y avait encore, dans le moyen âge allemand, de ces troupes sans cesse croissantes qui tournoyaient ainsi sous l'empire de la même puissance dionysiaque et qui allaient de lieu en lieu, chantant et dansant. Dans ces danseurs de la Saint-Jean et de la Saint-Guy5, nous reconnaissons les chœurs bachiques des Grecs, dont la préhistoire remonte, par l'Asie Mineure, jusqu'à Babylone et aux orgies des Sacées.
II y a des hommes qui par manque d'expérience ou par stupidité se détournent de tels phénomènes comme de « maladies populaires », avec des sarcasmes ou des airs de pitié, tout remplis qu'ils sont du sentiment de leur propre santé : les malheureux, ils ne soupçonnent certainement pas quel teint cadavérique et quelle allure fantomatique prend leur « santé » quand passe en grondant auprès d'eux le cortège, flamboyant de vie, des fous de Dionysos.
Sous le charme de Dionysos, non seulement le lien d'homme à homme vient à se renouer, mais la nature aliénée — hostile ou asservie — célèbre de nouveau sa réconciliation avec son fils perdu, l'homme. Spontanément la terre dispense ses dons, et les bêtes fauves des rochers et des déserts s'approchent pacifiquement. Le char de Dionysos se couvre de guirlandes et de fleurs; on y attelle la panthère et le tigre. Transformez en tableau 1' « Hymne à la joie » de Beethoven et ne laissez pas votre imagination en reste lorsque les millions d'êtres se prosternent en frémissant dans la poussière : c'est ainsi qu'il est possible d'approcher le dionysiaque. Maintenant l'esclave est un homme libre, maintenant se brisent toutes les barrières hostiles et rigides que la nécessité, l'arbitraire ou la « mode insolente »2 ont mises entre les hommes. Maintenant, dans cet évangile de l'harmonie universelle, non seulement chacun se sent uni, réconcilié, confondu avec son prochain, mais il fait un avec tous, comme si le voile de Maya s'était déchiré et qu'il n'en flottait plus que des lambeaux devant le mystère de l'Un originaire. Par le chant et la danse, l'homme manifeste son appartenance à une communauté supérieure : il a désappris de marcher et de parler et, dansant, il est sur le point de s'envoler dans les airs. Ses gestes disent son ensorcellement. De même que les animaux maintenant parlent et la terre donne lait et miel, de même résonne en lui quelque chose de surnaturel : il se sent dieu, il circule lui-même extasié, soulevé, ainsi qu'il a vu dans ses rêves marcher les dieux. L'homme n'est plus artiste, il est devenu œuvre d'art : ce qui se révèle ici dans le tressaillement de l'ivresse, c'est, en vue de la suprême volupté et de l'apaisement de l'Un originaire, la puissance artiste de la nature tout entière. Ce qui est pétri ou sculpté, c'est l'argile la plus noble, le marbre le plus précieux, l'homme lui-même, et sous les coups de ciseaux du démiurge dionysiaque retentit l'appel des Mystères d'Eleusis. » F.NIETZSCHE :LA NAISSANCE DE LA TRAGEDIE. GALLIMARD.
Plutôt ,comme on le verra, de débattre seulement de questions politiques ou philosophiques reposant sur l'art oratoire ou le dialogue philosophie , bientôt écrit ,la tragédie aborde bien les problèmes anthropologiques fondamentaux, tels que la mort, la souffrance des femmes due aux guerres, le deuil , le meurtre ou la folie, mais à travers une « mise en théâtres » de légendes et de héros déjà familiers du publics ; c'est pourquoi l'intrigue n'existe pas vraiment puisque connue à l'avance. La tragédie introduit par exemple un espace entre le palais, territoire de la cité et l'espace naturel ou sauvage qui est celui de la mort. D'où le rôle du tombeau dans l'Oreştie. Elle opère aussi dans un temps « suspendu. Les héros tragiques comme Electre ou Oreste n'ont pas pu accomplir les rites de passages qui en feraient des adultes. Passage de la jeune femme à la mère, telle Electre , « la femme sans lit », figée dans l'éternel deuil de son père assassiné.. Quant à Oreste, fugitif dès l'enfance, il est l'errant, l'éphèbe éternel que Sparte vouait à la chasse dans les espaces sauvages. Il n'a pu devenir hoplite, adulte il ne le peut qu'en vengeant l'honneur perdu du clan et en regagnant son rang. Tous les deux vivent dans un face à face avec la folie et la mort. C'est ce qu'explique florence Dupont dans son commentaire de l'Electre D'Euripide. La tragédie est d'abord une question de lieux, d'espace intermédiaire et de « passages » Ainsi Electre est marié à un pauvre paysan pour ne pas donner d'enfants susceptibles de devenir vengeur du père ., lorsque son frère, qu'on croit mort, la redécouvre.
« Les lieux du récit tragique — la façade de la skènè, le proskènion et l'orchestra — sont très différents de ceux des deux autres pièces. La maison dont la skènè montre la façade est la pauvre cabane d'un pauvre paysan
Le public voit un de ces paysans qui cultivent eux-mêmes leurs champs car ils sont trop pauvres pour faire travailler des esclaves à leur place, et qui par conséquent habitent sur leur domaine et non en ville. Il vit donc à l'écart de la culture urbaine, dans une rusticité qui le marque du côté d'une forme de sauvagerie ; sa maison est située aux confins du territoire civique, dans des montagnes escarpées), et s'oppose en cela au palais royal situé au centre du territoire et pourvu des raffinements de la civilisation Quand Oreste verra cette maison « loin de la ville » dans un lieu écarté), il demandera si habite ici un berger ou un ouvrier agricole
Cet espace installé par le prologue sert non seulement à faire voir et entendre la pauvreté du paysan qui l'habite, mais aussi à situer l'action dans les confins (eschatia) de la cité, ce qui introduit une problématique du territoire dans un récit d'homicide. Il va être plusieurs fois question dans cette tragédie de parcours rituels reliant Argos et l'Héraion, le sanctuaire poliade d'Héra, à ces confins et en particulier au sanctuaire des Nymphes, elles aussi divinités des confins . Or la territorialisation du sol et son parcours rituel sont constitutifs de la culture de cité , ce qui engage déjà cette tragédie vers une définition de la sociabilité civique en relation avec le territoire.
En fait, l'espace théâtral est divisé en deux et seulement en deux : d'un côté, la ville et le palais ; de l'autre, les confins et la maison d'Electre ; quand un personnage n'est pas dans l'un, il est automatiquement dans l'autre. C'est ainsi que, restant aux frontières, Oreste tombe nécessairement sur sa sœur. Il ne quittera jamais ces espaces sauvages, il ne s'est approché que pendant la nuit de la ville où se trouve le tombeau de son père et sur lequel il a fait les offrandes attendues, ses boucles de cheveux mais aussi un sacrifice sanglant, une brebis. Il s'installe ensuite dans la maison du paysan qu'il quittera pour aller tuer Egisthe dans le même espace, au sanctuaire des Muses, puis il reviendra tuer Clytemnestre dans la maison d'Electre.
Tout cela tend à faire d'Oreste un « chasseur noir » , un éphèbe cantonné dans l'espace sauvage des jeunes guerriers qui ne sont pas encore hoplites. Il se déplace la nuit, agit par ruse et se tient à l'écart de la ville. Ainsi, à la gémellité physique des enfants chez Eschyle, répond ici l'appartenance à un même espace correspondant à un même âge social, la même période de la vie, celle qui précède juste le passage à l'âge adulte. Cet espace-temps des Nymphes est aussi celui d'Oreste ; le retour à Argos, la reconquête du pouvoir royal correspondent donc pour lui au passage à l'âge adulte, le meurtre d'Égisthe et de sa mère doit lui servir de rituel de passage. » FLORENCE DUPONT. L'INSIGNIFIANCE TRAGIQUE. LE PROMENEUR
C'est pourquoi on pourrait dire, qu'outre sa dimension utilitaire qu'on précisera, l'emploi du masque dans la tragédie gardait quelque chose de sa grandeur rituelle et de l'effroi propre au sacré. Il intervenait comme médiateur dans les rites de passage comme l'initiation ou les rites funéraires ;le face à face avec lui était aussi symbole d'une rencontre avec l'altérité terrifiante ,comme l'indique le mythe de Gorgô. Selon certains théoriciens, le mot latin persona, masque, serait dérivé de l'étrusque Phersu, ce Phersu étrusque étant l'équivalent du Persée grec. Phersu est l'homme porteur de masque dans le jeu funèbre en l'honneur du défunt. On entre dans le champ de la fascination du voir et de l'être vu, dans le Face à face avec le masque. Et il y a toujours, à côté de la révélation, le risque de se perdre, de basculer dans le délire de la folie ou dans la mort. L'homme et le dieu, l'homme et la mort se font face - et l'homme, par la possession, cesse d'être soi, pour incarner la puissance de l'au-delà qui s'est emparé de lui
« Dans la rencontre avec Gorgô, le héros tragique a vécu une expérience de l'altérité qui le voue à la folie et/ou à la mort, ces deux filles de la nuit pour les Grecs. L'Oreste d'Euripide, l'Oreste d'après les meurtres, appartient lui aussi pleinement au monde de la folie et de la mort. Il exprime avec Electre, à plusieurs reprises, ce sentiment d'être entré déjà dans le monde de lamort : "Tu es déjà parmi les morts", lui dit Electre et lorsque Ménélas arrive, il a devant Oreste le sentiment de voir quelqu'un qui appartient au monde des morts. A quoi Oreste répond qu'il n'est pas vivant, tout en voyant la lumière. Et durant leur dialogue, tout entier organisé autour du thème de l'effroi, il devient clair que c'est par son apparence sauvage et le caractère effrayant de son regard, de ses yeux desséchés que le visage d'Oreste évoque pour Ménélas un visage venu du monde des morts. Dans ce visage se reflète l'épouvante de l'acte accompli, le meurtre de la mère, une terreur associée au délire, à la folie née des visions nocturnes, visions de trois jeunes filles semblables à la nuit dont le nom est sacré et doit être passé sous silence. C'est leur vue qui fait délirer (baccheuein) Oreste à cause du meurtre de sa mère - un délire qui est maladie (noseis).
. Donner la mort ou se préparer à recevoir la mort, revenir de la mort ou entrer dans la mort, ce ne sont là que différentes manières de "voir la mort dans les yeux", d'avoir commerce avec Gorgô. A la fois instrument et victime de Gorgô, le héros tragique voit son univers peuplé de fantômes - fantômes du rêve, de la vision intérieure comme de l'apparition effective, fantômes annonciateurs de la mort à donner, de la mort à venir. Le masque qu'il porte ne serait-il pas le signe de cette relation de réciprocité que son visage entretient avec le masque de Gorgô ?
Certes, le masque dramatique porté par un acteur ne saurait être confondu avec le masque en position d'effigie divine, le masque des images cultuelles. Toutefois, il n'en est pas moins le signe d'une altérité qui distingue le héros du chœur, altérité faite de son rapport aux marges proches de l'espace sauvage, à ces régions nocturnes, voisines du domaine des morts. Portant la marque de quelque signe divin en même temps que la marque d'un rapport à la mort, comme le masque cultuel, le masque du héros tragique n'est pas sans lien avec le danger et la peur. Le spectateur, comme le chœur, ne s'épouvante-t-il pas devant le destin du héros masqué, tout comme le fidèle devant le masque cultuel fait l'expérience de la terreur sacrée face aux puissances surnaturelles ? "Le masque cultuel, rappelle Françoise Frontisi-Ducroux, qui figure des puissances surnaturelles appartient aux zones dangereuses de la vision humaine*" et cela est vrai du masque de Dionysos autant que de celui de Gorgô. Ce masque de Dionysos dans l'univers des représentations religieuses correspond, dit-elle, à "l'un des pôles de l'extrême altérité, celle de la contemplation du visage des dieux, l'autre pôle étant occupé par la face monstrueuse de la Gorgone, figure de l'interdit ultime, de l'indicible et de l'incontemplable de la mort ». MONIQUE BORIE OP.CITE
C'est au début du VIème siècle qu'interviennent les modifications les plus décisives dans la cité de Corinthe. Arion un poète de la cour du tyran Périandre , serait l'inventeur de la tragédie :il aurait été le premier, selon Hérodote, à faire chanter le dithyrambe par un chœur ;le dithyrambe étant un Poème lyrique exubérant, en l'honneur de Dionysos, sans doute improvisé à l'origine par les buveurs en délire, désormais chanté par un chœur d'hommes déguisés en satyres. Arion semble donc avoir joué un rôle capital dans le développement de l'aspect littéraire et théâtral des dithyrambes et comportant une alternance de solos, par le chef du chœur, et de refrains, par le chœur tout entier chantant à l'unisson avec accompagnement musical. Avec lui, Les chœurs, désormais, interprètent une composition poétique où l'improvisation n'a plus de place. Le dithyrambe fut l'objet de répétitions et d'une mise en scène sous la direction d'Arion, qui identifia son œuvre en lui donnant un titre, probablement le nom du héros principal dont il est question; l'œuvre peut ainsi être reprise, sous une forme ou sous une autre
Mais pourquoi le chœur était –il qualifié de « tragique »? il n'existe que des conjectures en guise de réponses. Oidos qui a donné tragoida veut dire chanter et qualifie l'aède, le chanteur. Ici la réponse est claire sur l'origine chorale de la tragédie, mais s'obscurcit dès qu'il s'agit de l'adjectif tragikos. Celui-ci serait dérivé de tragos, «bouc» et il devrait donc signifier, au sens propre, «de bouc».. Pourquoi le « bouc » ? De nombreuses explications ont été avancées, sans qu'aucune n'emporte absolument la conviction, faute de documents anciens. La seule chose qui soit assurée est que le bouc fait partie des animaux souvent associés au dieu Dionysos. Le mot tragoidos évoquait-il le chant de personnages déguisés en boucs »tragiques» ? A-t-il signifié à l'origine «qui chante pour ou à côté d'un bouc» et ce bouc était-il victime d'un sacrifice ou récompense d'un concours de chant? On en discute depuis l'époque hellénistique. Une inscription fameuse, le Marbre de Paros, datant probablement de 264-263, dit qu'un bouc était le «prix du concours» théâtral, à Athènes, depuis les années 530.
On peut regarder les vidéo complètes (en la cherchant sur YouTube ou sur l'INA )des Perses d'Eschyle, à mon sens une reconstitution qui donne la meilleure idée de ce que pouvait être la tragédie grecque.(masques et musique). Téléfilm de Jean Prat du temps où la TV était encore culturelle à une heure de grande écoute.
(A SUIVRE).
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