REMISE DES INSIGNES DE GRAND OFFICIER DE LA LEGION D'HONNEUR
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« mars-juin 1951, j'ai dressé en géomor-phologue au 1/100 000, la carte des grands déserts des Terres cambriennes d'inglefield, de Washington (côte sud) et jusqu'en Terre d'Ellesmere au Canada, sur 300 kilomètres de front littoral et de leur hinterland. Elle a été publiée au 1/200 000 par l'Institut géographique national (IGN). La toponymie inuit, jusqu'alors oubliée, a été rétablie. Dix noms nouveaux ont été publiés, dont Paris. Nous parcourions des espaces tragiques ; un de mes prédécesseurs, le botaniste suédois Thorild Wulff, épuisé parce que affamé, y avait été abandonné vivant, en septembre 1917. Mes quatre compagnons, indifférents à toute rémunération, souhaitaient que je sois à leurs côtés dans les graves confrontations qu'ils pressentaient devoir affronter avec les Blancs (qallunaat), qu'ils jugeaient très inquiétants. Leurs propres femmes, contrairement à toutes les règles, aspiraient à participer à cette grande expédition traditionnellement réservée aux hommes. Pourquoi ? Parce qu'elles se considéraient comme mandatées par le groupe pour mieux me faire adhérer à leurs « harmonies invisibles ». Chacun constate le vitalisme prodigieux de la nature ; la poussée interne et, selon une finalité inconnue, ce que nous appelons une « géophysique et biologie téléologiques ».
« C'est ainsi, que, en totale immersion, je suis passé de la pierre à l'homme ; j'ai pu lever un scandaleux malentendu sur leur primitivité et établir qu'ils vivaient avec sagesse dans une société d'équilibre écologique reposant sur des principes animistes qu'ils considéraient comme intangibles. Un code civil ? 11 n'est pas besoin de savoir lire et écrire pour énoncer les « coutumes ». Chacun inscrit dans sa mémoire la liste des règles et tabous. ».
Jean Malaurie. Lettre A Un Inuit de 2022.
L'identité ne se conçoit pas sans le décentrement : l'humanité est sans doute l'idéal d'unité, et d'égalité mais ce n'est qu'en acceptant en son sein les différences. Il nous faut apprendre à être d'ici et d'ailleurs. Apprendre à accepter l'ailleurs dans ce qu'on peut nommer une « identité-relation. ». Soi-même comme un autre et L'autre en soi. Ainsi pour Edouard Glissant, il faut inventer un nouvel universel, un universel concret basé sur cette philosophie de la relation. Un universel de la rencontre, du respect et du partage. Entre soi et l'autre, un écart, une tension et donc, un dialogue.Il le précise ainsi : « Vivre le monde : éprouver d'abord son lieu, ses fragilités, ses énergies, ses intuitions, son pouvoir de changer, de demeurer. Ses politiques. Vivre le lieu : dire le monde, aussi bien »
L'anthropologie contemporaine qui tient ce discours s'inscrit d'ailleurs dans la tradition de notre culture, dans ce goût de l'ailleurs et cette fascination de l'Autre, qui ont habité la pensée et la littérature occidentale depuis le XVIe siècle. Dès la Renaissance, se développera au contact des autres civilisations, la nostalgie du Paradis perdu ; on y cherchera bientôt des modèles ou pour le moins des armes critiques par rapport à l'absolutisme européen : ce fut le thème du « bon sauvage .Dans la pensée politique du XVIIIe siècle, l'«Autre» va servir d'appui à la critique de la société et les grandes options idéologiques ,celles que brandira la révolution française, vont apparaître dans le cadre de la réflexion sur les sociétés exotiques.( Montesquieu, Voltaire, Rousseau). La société «civilisée» se voit mise en cause par sa confrontation avec les sociétés «naturelles». En fait, ce mouvement de regard vers l'Autre est apparu chaque fois qu'il y a eu crise de la conscience européenne.
.Ainsi l'interaction avec l'Autre est potentiellement créatrice d'une identité enrichie de traits exogènes et de la découverte aussi de traits identitaires endogènes trop souvent enfouis dans les tréfonds de la conscience.
De cette façon, jean Malaurie devait estimer que son enfance l'avait détourné de sa nature profonde et que l'Arctique, au contraire, constituait de fait une véritable seconde naissance révélant un Autre « sauvage », origine de sa personnalité profonde ;cette seconde naissance trouvera sa date dans la grande mission de 1950-51 à Thulé.
« Qu'est-ce que chercher, si ce n'est poursuivre dans la brume ce qui n'est encore qu'une idée ? Chercher, c'est vouloir la préciser en explorant les divers linéaments de cette idée et ainsi remonter aux racines n'aborder la seconde que quand la première a été élucidée. « La méthode qu'il conseillait, nous dit Jean Guitton, était de choisir dans l'immense expérience, un point précis qu'on étudierait à fond, tous les jours, avec patience, avec compétence, avec acharnement, avec espérance. Il promettait qu'on en tirerait un petit résultat positif et |vrai, sur lequel tous les esprits positifs se mettraient un jour d'accord. » ' C'est le plus souvent l'intuition - soutenue par une réflexion approfondie sur une même idée - et naturellement mon éducation qui m'a fait choisir, à dix-huit ans, une vie de chercheur et exclusivement dans les déserts. Homme d'affaires ? Ce n'était pas dans la tradition puritaine de ma famille et ce n'est pas ma philosophie de vie. Enseignant ? Je ne le souhaitais pas. Diplomate ? C'est ce qu'ambitionnait ma mère. Mais moi, très tôt, dès ma classe de philosophie au lycée Condorcet, à Paris, j'ai voulu être un chercheur au carrefour de l'histoire de la terre et la philosophie de l'histoire des hommes ; en relisant systématiquement tout ce qui me permettait de faire mes classes de géologue, d'historien de la nature, puis d'historien de ces peuples à l'aube de leur histoire, dans les régions arctiques, en écoutant ces hommes, en étudiant les rites, leurs mœurs, et surtout les mythes qui fondent leur pensée, j'ai cheminé dans ma réflexion. » Jean Malaurie. De La Verité En Ethnologie
Comme vu dans les articles précédents ce fut d'abord le « rêve de pierre » dont parle Bachelard .La pierre, l'étude des éboulis, origine d'une discipline scientifique nouvelle, lui révéla sa dualité ,à la fois celle d'un homme rationnel, chercheur éboulologue et celle de « rêveur » au sens bachelardien, qui nourrit son imaginaire au contact des matières fondamentales. Toujours dans le langage du sage champenois, le nord devint le siège de son « cosmodrame ».La rencontre avec les Inuits, l'adoption de leur mode de vie d'une grande dureté , nécessité par l'adaptation constante à un milieu extrême, devint paradoxalement le début d'un voyage initiatique et la découverte de sa propre liberté .L'esprit de résistance qui l'animera toute son existence contre les conventions sociales , les pesanteurs universitaires et les tyrannies bureaucratiques , trouva là-bas son versant positif dans le monde des chasseurs cueilleurs. Il y redécouvrit le poids du corps et le primat d'une sensorialité première occultée par les abstractions et les algorithmes de la civilisation . Ce fut alors l'essor d'un imaginaire côtoyant désormais chez le chercheur la positivité de la raison, dans la dualité bachelardienne d'un homme nocturne et d'un homme diurne. Ce fut, comme beaucoup, l'imaginaire né de l'enfance et le rêve du « Nord du Nord ». Un rêve auréolé d'un nom de légende depuis l'antiquité, celui de L'Ultima Thulé. « Le moteur de toute exploration est assurément, dans un halo de légendes et de récits, imaginaire inspiré par le blanc des cartes, le vide qui aspire ».
Puis je me suis attaché à la pierre, dans son expression organisée, au pied de ces grandes falaises de 400 mètres de commandement : les cônes d'éboulis. Sur ces amas de pierre, avec un rapporteur de fil à plomb et un palmer, couché, allongé à même l'éboulis, je mesurais systématiquement les profils en bas de pente. À la faveur de coupes transversales, dans les éboulis (arrachements, en surface) et de tranchées, ménagées l'été à la pioche et à la pelle, en deux-trois heures, dans les sables, afin d'éviter les interférences du climat ambiant de températures nécessairement plus élevées que le sol gelé, je cherchais à dresser le profil de la section supérieure du sol gelé, à des expositions différentes et dans des textures différentes ; je cherchais en prenant des pierres significatives par leur forme et leur dimension, à percevoir, par leur orientation, le long de la plus grande pente, la dynamique générale de cette masse rocheuse, expression de l'érosion en un temps donné. Et c'est ainsi, avec ces basaltes noirs aux formes parallélépipédiques, ces calcaires aux arêtes coupantes, ces granits que j'ai perçu que les éboulis n'étaient pas une masse informe, mais vivante, procédant d'une logique, due à la dynamique de la pente, se traduisant par une ségrégation des pierres de l'amont à l'aval, et latéralement ; mais aussi due aux forces souterraines de solifluxion et des poussées du gel de la soli-Huxion de la gangue sablo-argileuse. En contrebas de leur masse, j'ai découvert, en effet, des alternances régulières de lits relativement grossiers et de lits de granules ; lit maigre, dans son expression de ségrégation, de lévigation et de percolation ; lit gras, au terme du transport et de dépôt. S'il y a ségrégation, c'est que les matériaux gros et fins sont animés de vitesses différentes.] Je devenais « éboulologue ». Jean Malaurie. De La Vérité En Ethnologie. Polaires
Au fond, et la trajectoire de Jean Malaurie le vérifie, le chercheur ne sait pas vraiment ce qu'il cherche et va trouver au terme. La pierre, la géomorphologie des éboulis n'auront jamais été pour lui qu'un moment dans un parcours qui le mènera tardivement, en 1990, en Tchoukotka sibérienne, à L'allée Des Baleines et à l'exploration du chamanisme inuit. Chercher quelque chose, y compris dans la démarche scientifique c'est aussi se découvrir soi-même, dans les tréfonds de sa personnalité.
Sans doute l'enfant Malaurie était-il déjà fasciné par les pierres du bord des routes ou éboulées des montagnes : « J'en ramassais un de marbre qui semblait lourd d'une eau qu'ils eussent recelée ; le mica des granits fascinait ma curiosité que nul ne pouvait satisfaire. Je sentais qu'il y avait une chose que l'on ne savait pas me raconter. » Je ne saurais mieux jalonner mon itinéraire ». Mais cet itinéraire devait surtout lui donner la « prescience » de la beauté et d'un ordre caché de la nature dans la contemplation des veines du marbre, d'une feuille de saule ou d'une racine, ce qu'il poursuivra plus tard grâce à la micro photographie. N'est-ce pas le propre du métier de géographe, selon l'étymologie même du mot, d'être celui qui lit l'écriture (graphe) de la terre.
Mais outre la discipline scientifique qui sera celle, constante, du géographe ,de l'éboulologue ou de l'ethnologue, la rencontre avec les Inuits devait ouvrir un autre champ à sa pensée, un champ fondamental quant aux principes philosophiques qui le guideront. Le paradoxe est en effet que ce peuple démuni matériellement, isolé pendant 10 000 ans, souvent à la limite de la survie et ne disposant pas des concepts rationnels propres à l'homme de sciences , vivait pourtant dans une compréhension »naturelle » de son environnement et de l'ordre qui le régissait. : tout un savoir du territoire, propre au chasseur et que transmettaient les rites et les mythes. « C'est après des années d'écoute que j'ai saisi que ce peuple n'était pas « primitif », malgré les évidences de son état matériel souvent archaïque. »
Le décentrement fut donc de comprendre qu'il fallait poursuivre le savoir loin de milieu d'origine par des recherches d'ethnohistoire et d' anthropogéographie, passer de la « pierre à l'homme » et acquérir ainsi toute une distance intérieure dans le « commerce » avec la nature et le dialogue avec une société Autre. Que peut procurer l 'étude des pierres, ou l'espace arctique, outre la compréhension des équilibres géodynamiques propre au scientifique, si ce n'est ce qu'a montré Bachelard : l'ouverture sur une poétique de l'espace, un imaginaire « constellant » lié justement à l'imaginaire « cristallin » qui permettra de ce fait le dialogue avec la pensée inuit et tout un cheminement initiatique. « Le devoir de rêver, « le monde comme volonté et représentation », selon l'ouvrage célèbre de Schopenhauer. Ce n'est jamais en homme insensible que j'ai procédé à ces recherches de naturaliste. Je vivais une méditation active ; sans vouloir tomber dans le ridicule de l'emphase, j'avais, dans ma solitude de chercheur, le sentiment d'être en recherche d'une force chthonienne et d'un ordre invisible, d'un projet. »
Pour le philosophe champenois, en effet, L'imagination de la matière était la plus primitive des formes de l'imagination créatrice. Les quatre éléments (terre, eau, air et feu), constituaient , selon lui « les hormones de l'imagination »,en reliant l'inconscient du rêveur avec le cosmos. Gaston Bachelard place en outre l'imagination terrestre, du point de vue de l'intimité de la matière, au-dessus des autres imaginations matérielles (l'air, le feu et l'eau.). Avec elle l'homme s'ouvre au monde et le monde s'ouvre à lui, d'une manière différente de la perception. (mais dans une conception de la perception qui reste « classique » ; Merleau-Ponty montrant par ailleurs que toute perception comporte une auréole de virtualités et d'invisible.)
« Quand il est vraiment ainsi l'auteur de sa solitude, quand enfin il peut contempler, sans compter les heures, un bel aspect de l'univers, il sent, ce rêveur, un être qui s'ouvre en lui. Soudain un tel rêveur est rêveur de monde. Il s'ouvre au monde et le monde s'ouvre à lui. On n'a jamais bien vu le monde si l'on n'a pas rêvé ce que l'on voyait. En une rêverie de solitude qui accroît la solitude du rêveur, deux profondeurs se conjuguent, se répercutent en échos qui vont de la profondeur de l'être du monde à une profondeur d'être du rêveur. Le temps est suspendu. Le temps n'a plus d'hier et n'a plus de demain. Le temps est englouti dans la double profondeur du rêveur et du monde. »…
… « En sa rêverie solitaire, le rêveur de rêverie cosmique est le véritable sujet du verbe contempler, le premier témoignage de la puissance de contemplation. Le Monde est alors le complément direct du verbe contempler. Contempler en rêvant, est-ce connaître ? Est-ce comprendre ? Ce n'est certainement pas percevoir. L'œil qui rêve ne voit pas ou du moins il voit dans une autre vision. Cette vision ne se constitue pas avec des « restes ». La rêverie cosmique nous fait vivre en un état qu'il faut bien désigner comme j anté-perceptif. La communication du rêveur et de son monde est, dans la rêverie de solitude, toute proche, elle n'a pas de « distance ». G. Bachelard .La Poétique De La Rêverie. PUF
Pour Bachelard « L'image cosmique est immédiate ». Elle se donne dans les rêveries primordiales. La rêverie cosmique nous fait vivre en un état qu'il désigne comme ante-perceptif ». Il va plus loin en postulant que ces rêves solitaires sont à l'origine des grands mythes cosmogoniques. L'eau, le feu, la terre ou l'air ont leurs propres mythologies chez les peuples archaïques qui reflètent ces rêveries cosmiques primordiales. Même les grands penseurs de l'Antiquité qui nous offrent l'image d'un monde substantialisé par une matière cosmique (le feu, l'air, l'eau...)
Ainsi jean Malaurie médite-t-il au rythme des chiens et du traineau.
« 13 mai 1961. L'espace est nu. Un air gluant. Ciel et horizon confondus. Je suis sur la banquise du bassin de Foxe, au nord de la baie d'Hudson, un désert d'eau englacée. L'humidité est fœtale. Une humble brise fait serpenter la neige. « La Terre était vide et vague... un vent de Dieu tournoyait... » Ma mémoire hésite et j'enrage que les mots du texte sacré m'échappent. Immensité inhumaine où toute notion d'échelle est abolie ; conscience de ma fragilité, mais aussi de la volonté farouche, qui me corsète en tant qu'homme.
Je lève la tête : une ligne de fuite ; l'œil s'attache à un horizon indistinct, de la couleur de ces brins de lavande séchée dans nos armoires. Le traîneau progresse à vive allure.
Au rythme du cahotement, anamorphose de ma pensée que j'exprime à mi-voix pour mieux l'ordonner. Les mots se désarticulent et se reconstruisent selon un ordre qui m'échappe. Tel un animal, j'explore alors mon territoire : mon regard délimite le mètre carré de la peau de caribou sur laquelle je suis assis ; j'en lisse les poils qui, par poignées, se détachent. Puis, ma pensée se libère ; des idées-archipel. Agité, je ne parviens pas à me concentrer ; je fixe en ce lointain ouaté de nouvelles frontières. Le traîneau est le centre ; à l'infini, des bornes imaginaires…..
….. L'esprit redevient oisif. Il erre à la merci d'un mot, d'une pensée en lambeaux. Je tente de mesurer les petits nuages s'exhalant de nos bouches et les compare avec ceux des chiens. Puis, récurrente, la même question revient, ressassée au fil des années : pourquoi donc courir ainsi la piste blanche, endurer cet inconfort et ce froid ?
J'ai toujours aimé la souffrance ; elle me fait gagner en intériorité. Il en est de bonnes et de familières. Comment expliquer que je me sois si tôt habitué à ces iglous puantes, à manger une viande malodorante, crachant avec désinvolture, à droite, à gauche, devant mes pieds, comme les Inuit, me mouchant avec les doigts, couchant corps à corps et le torse nu sous des peaux sauvages, et repartant, en riant, dans cet Umwelt répulsif? Ajortok ! On n'y peut rien ! C'est ma nature ; elle est « préhistorique ». Je fuis l'image que mon milieu qui hiérarchise veut ici donner de moi ; je ne le sais que trop, elle peut détruire ce que je pressens être mon identité profonde. Le miroir de Blanc et de spécialiste qu'imposé l'échelle du savoir et du pouvoir est naturel ; à y réfléchir, il m'est ici tout à fait désagréable. Mais à ces chasseurs encore communalistes, elle est, Dieu merci ! indifférente. Je suis un « Blanc », un ignorant ; un point, c'est tout.
Comment expliquer cette faculté d'adaptation, si ce n'est par la conviction de retrouver avec bonheur mes strates les plus primitives ? Ces assises sont le socle de mon inspiration ; une réponse, complémentaire, donne au fil des ans un satisfecit d'honorabilité rationnelle : du minéral de glace à la pierre puis à l'humain, ce cheminement s'est révélé, à l'expérience, être une méthodologie personnelle, devenue une règle. L'anthropogéographie. La volonté de mieux comprendre l'homme, en osmose avec le quaternaire des premiers âges. J'en suis intimement persuadé, c'est la souffrance qui nous rapproche, nous met sur le même plan et facilite la compréhension empathique de cet univers et de la société si courageuse qui l'habite. ».Jean Malaurie .Hummocks 1.Terre Humaine. La Piste.
Ce que Bachelard nomme l'imaginaire cristallin et cosmique, Jean Malaurie le trouvera tout naturellement chez les Inuits et la pensée chamanique comme fondement de leur culture et de leur adaptation au milieu. Pour eux la pierre qu'étudiait le géologue était beaucoup plus que ce qu'il mesurait. La pierre « parlait » parce qu'elle constituait une « mémoire d'énergie ; le chasseur tendant l'oreille, écoutait ce message que le shaman pouvait décrypter. Le shaman était un passeur de sens et un passeur de monde , un être lui-même intermédiaire(souvent transsexuel) qui retrouvait, par son voyage, l'unité des mondes désormais séparés mais pensés indistincts à l'origine . Il renouait l'antique alliance avec le monde animal. Pour ce faire, il devait sortir de soi par la transe qu'il obtenait par exemple en frottant deux pierres l'une contre l'autre. L'ascèse de la piste décrite ci-dessus, la rencontre avec le chamanisme devaient permettre à J.Malaurie, « un Devenir Inuit » , sorte d'exercice à la fois physique et spirituel dépouillant le vieil homme , faisant émerger sa personnalité profonde.
Il faut pourtant remarquer que chez notre chercheur l'imaginaire cosmique et cristallin se séparera quand même de l'inspiration bachelardienne dès qu'il en tirera les conséquences : ce dernier n'a cessé de marquer la distance entre deux activités de l'esprit; d'une part,la science et sa coupure épistémologique, voyant dans les productions de l'imaginaire autant d'obstacles à un matérialisme rationnel ; le monde poétique et littéraire d'autre part de la rêverie heureuse qu'il célébrait avec passion mais gardait bien distinct de l'activité scientifique .
C'est sur ce point qu'on pourrait souligner combien jean Malaurie développe, à l'aube du structuralisme bientôt dominant, une pensée, une « prescience » de ce que seront les thèmes qui succéderont à ce dernier, en particulier les plus contemporains en anthropologie. Ce sera d'abord en opérant un renversement des habitudes ethnologiques : au lieu que celle-ci ait la prétention de révéler à l'Autre un vécu dont il serait inconscient et que seule la « science » des structures révèlerait. En se mettant à l'école des Inuit tout au contraire, il opère un déplacement de perspective et une problématique paradoxale : c'est désormais l'anthropologie qui aurait une dette conceptuelle envers les peuples qu'elle étudie .C'est précisément le thème que développe aujourd'hui Eduardo Viveiros De Castro à propos des amérindiens.
« Ne pourrait-on pas procéder à un déplacement de perspective qui montrerait que les plus intéressants des concepts, problèmes, entités et agents introduits par les théories anthropologiques prennent leur source dans les pouvoirs imaginatifs des sociétés (ou peuples, ou collectifs) qu'elles se proposent d'expliquer ? Ne serait-ce pas là que réside l'originalité de l'anthropologie : dans cette alliance, toujours équivoque, mais souvent féconde, entre les conceptions et les pratiques provenant des mondes du « sujet » et de celui de l' « objet » ? Eduardo Viveiros De Castro. Métaphysiques Cannibales. PUF
Mais le dépassement de Bachelard s'opérera chez Malaurie surtout au contact de la pensée chamanique des Inuits.(Bachelard ne parle jamais d'ethnologie ni des autres peuples.) .Le sage champenois malgré toutes les avancées dans le domaine de l'imaginaire restait pris dans ce que Whitehead a conceptualisé et dénoncé comme « bifurcation de la nature » : la coupure entre deux mondes désormais séparés , contemporaine de la naissance des sciences physiques avec Galilée et Descartes ; celui de la nature pris comme un en soi neutre et indifférent qu'on pouvait étudier objectivement en se séparant de tout ce que l'esprit y mettrait de lui-même : sensations, imaginaire ,émotion. Bachelard épistémologue devait montrer que l'imaginaire, l'amusant, la simple curiosité sont autant d'obstacles à une méthode vraiment objective qui construisait son objet en l'épurant grâce à des dispositifs techniques.La science reposerait ainsi sur une coupure épistémologique d'avec le vécu personnel.
Se séparent donc une « nature telle que la pensent les sciences (des molécules, des corpuscules et des ondes) et le monde de l'esprit qui y ajoute des sensations couleurs, odeurs , etc. Dans le langage cartésien, on parlera de qualités premières(réduites à une localisation spatio-temporelle ) et de qualités secondes, celles qu'ajoutent l'expérience perceptive , l'affectivité ou l'imaginaire.
Ce monde de l'esprit dans sa relation avec la nature, Bachelard l'étudie dans la seconde version de son œuvre ; il en montre la richesse, celle de la rêverie du monde et sa poétique ; le contact avec les éléments fondamentaux suscitant les grands archétypes inconscients qui peuplent notre imaginaire et que la poétique traduira en mots. Mais comme déjà dit, il réserve le mot de pensée à la seule activité scientifique, comme si la rêverie quoique source de bonheur restait quand même passive et incontrôlée. Bachelard reste malgré tout dualiste.
C'est ce dualisme, cette séparation des mondes que la pensée contemporaine dénoncera justement à la recherche d'une Autre Métaphysique. Jean Malaurie puisera celle-ci dans le chamanisme et les mythes Inuits. il y rencontra une autre vision du monde , celle d'un cosmos et non d'un simple milieu naturel .Il traduira plus tard cette vision en s'inspirant de la pensée des Philosophes De La Nature du 18ème, de Goethe ou de Bergson , mais on peut tout aussi bien, même s'il n'en parle pas et ne conceptualise pas, trouver dans sa « geste »exploratoire des échos et des similitudes avec la pensée d'un Whitehead , voire de Deleuze.
« La théorie des additions psychiques traiterait le vert (de l'herbe) comme une addition psychique fournie par l'esprit qui perçoit et ne laisserait à la nature que les molécules et l'énergie de rayonnement nui suscite cette perception par l'esprit [...].
Ce contre quoi je proteste essentiellement est la bifurcation de la nature en deux systèmes de réalité qui, dans la mesure où ils sont réels, le sont en des sens différents [...]. Il y aurait deux natures, dont l'une est hypothétique et l'autre rêvée [...]. Une autre manière d'énoncer cette théorie [...] est qu'elle fait bifurquer la nature en deux registres, à savoir la nature appréhendée dans l'expérience et la nature qui est la cause de cette expérience. La nature qui est le fait appréhendé dans l'expérience contient en elle-même le vert des arbres, le chant des oiseaux, la chaleur du soleil, la dureté des chaises et le toucher du velours. La nature qui est la cause de l'expérience est le système hypothétique des molécules et des électrons qui affecte l'esprit de telle sorte que se produise l'expérience de la nature apparente: (CN, 29-31/54-55) WHITEHEAD. LE CONCEPT DE NATURE.
Jean Malaurie va être confronté à autre type de pensée que le rationalisme occidental, une pensée « sauvage « selon les termes de Lévi-Strauss. Les Inuits qu'il devait rencontrer, s'appuyaient sur une sensorialité mémorielle aiguisée bien meilleure que la nôtre, et qui leur permettait d'anticiper l'évènement.(jean Malaurie parle de prescience) L'expérience de chasseur les conduisaient à envelopper les traces du réel d'un monde de virtualités, d'un invisible présent dans le visible.(ainsi le chasseur lit-il les traces et y déduit-il la nature et la taille, d'un animal et le moment de son passage) . Pour eux la nature était tout autre chose qu'un milieu séparé. Ils n'opposaient justement pas imaginaire mémoriel et réel grâce à leur sagesse du territoire ; le territoire n'étant pas un milieu neutre et indifférent régi par les lois physico-chimiques mais un mixte où l'homme prenait sa part dans une logique empirique. .De la même façon, comme l'indiquent leurs mythes, les animaux quoique séparés de l'humain restaient proches, sans que l'homme soit un être à part, le sommet de ce qui se pensait comme évolution et hiérarchie. Les deux règnes indistincts à l'origine s'étaient simplement éloignés dans ce qui restait un Cosmos, une totalité.
Par exemple, pour un Inuit la pierre était toute autre chose que ce que l'éboulologue mesurait et leur monde ignorait la bifurcation dénoncée par Whitehead.
« L'interaction entre les hommes, les astres, le vent, les pierres, les glaces, les bêtes et les plantes, chacun en est convaincu. La pierre et ses forces vives chthoniennes, jouent un rôle essentiel dans les toutes premières séances d'initiation chamaniques. Il est une énergie dans la pierre. La pierre pense, puisqu'elle conçoit une stratégie (forme, dimension) de défense de son identité, face aux forces de destructions et de mort : gel, érosion éolienne, dissolution chimique. Il est bien une pensée puisqu'elle s'adapte aux conditions de l'environnement afin de mieux résister à sa destruction. La noosphère et la biosphère se confondent dans la logique inuit. À l'origine du monde, il n'y a que de l'eau, puis la pierre avec Nuna. À la fin des fins, la pétrification garde dans sa structure les forces d'esprit ; c'est le mythe d'Anoritoq dans le Nord du Groenland ' (une femme transformée en pierre et à laquelle, selon la tradition, j'ai présenté des offrandes propitiatoires pour faciliter une chasse à l'ours, quelques semaines plus tard, fut heureusement assumée) et en Alaska. L'initié, après un temps d'ascèse alimentaire, sexuelle, sur le haut d'une falaise, près d'une faille, communiquant avec les puissances telluriques, face au soleil levant, fait pivoter desheures durant, une pierre tenue de la main droite sur une autre pierre dans la main gauche. Elle facilite une translation d'esprit qui permet d'avoir une vision extatique. Le sang de l'initié s'écoule à ses pieds, son corps se désosse, les os longs et courts se déposant à ses pieds et soudain, son double se dressera devant lui en le regardant avec des yeux fixes et en grognant. C'est un ours et cet ours, c'est lui. S'il ne veut pas devenir fou, il faut réintégrer cet ours dans son corps et redevenir lui-même. Il sera alors reconnu chaman mais devra témoigner de ses preuves ; s'il se trompe et met en danger le groupe, les Inuit n'hésiteront pas à le tuer. Personne ne s'étonne qu'un chasseur parle à une plante. Qu'ils soient chrétiens, ou conscrit de la Garde Nationale, comme je l'ai vu en Alaska, ils croient aux vertus chamaniques. J'ai vu, de mes yeux, à Nome, en Alaska, en mai 1970, un Esquimau un peu chaman qui me disait chanter pour que la plante médicinale qui était sur le bord de la cabane pousse plus vite afin que je guérisse. Je souffrais alors d'une forte grippe avec complications. Je ne suis pas resté assez longtemps pour le vérifier. Et j'avoue que j'ai essayé d'abord en chantant les quelques paroles sacrées qui m'avaient été enseignées, mais je n'ai pas, sans doute, la mémoire auditive assez fidèle... et l'opération fut manquée. » Jean Malaurie. De La Vérité En Ethnologie. Polaires.
A suivre
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