C'est pourquoi la recherche de Jean Malaurie tout en restant un travail scientifique va se doubler d'un itinéraire spirituel, initiatique, dont on peut maintenant re- tracer les étapes. L'année 1950 sera celle de sa rencontre avec les Esquimaux polaires de Thulé, les Inughuit .
23 juillet 1950, Jean Malaurie parvient à Thulé et décide de se rendre à 150 kmS plus au nord, à Siorapaluk, pour hiverner avec les inuit. L'endroit comprend six igloos et trente-deux Inuits . Il sera le premier Blanc à hiverner seul parmi ces derniers et va dresser, la première généalogie des Inuits de Thulé. Il recueille aussi, auprès de l'un d'entre eux, ses premiers mythes et les récits des anciens chamans, s'initie au maniement du traîneau et à la chasse au morse. Il au sentiment d'être l'ultime témoin d'un peuple et d'un mode de vie millénaire et en voie d'extinction. En février, il effectue un raid de 500 km qui le mène à Savigssivik, accompagné d'un seul compagnon, Kutsititsoq, pendant quinze jours, dans la nuit polaire. Le mois de mars le voit tenter d'explorer les terres inhabitées d'Inglefield, ' Washington et d'Ellesmere, soit 1 500 km en traîneau, accompagnées de deux couples inuit lesquels chassent pour se nourrir ; le manque de provisions conduit pourtant le groupe à se séparer , Malaurie prend alors, au péril de sa vie, la décision « folle » de rester seul sans traîneau, sans radio, durant quinze jours pour effectuer se recherches . Le trois juin il atteint l'ile d'Ellesmere et est donc le seul français à avoir accompli la « traversée Groenland-Canada.
Le 14 juin 1951 il rentrera vers Thulé pour y découvrir la base américaine.
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« En 1950-1951, je dirige, seul, 10 degrés plus au nord, au 79-80°, une mission difficile de cartographie et de géomorphologie des éboulis, de la fin mars au 15 juin 1951, dans l'extrême nord du Groenland, en Terre d'Inglefield, par des températures qui oscillent entre - 40°C et - 15°C (début juin). C'est une entreprise assez périlleuse, avec 4 Inuit et 42 chiens ; nous n'avons pas de vivres d'appoint comme le pemmican, en raison des faibles moyens financiers de cette expédition CNRS. Nous chassons notre propre nourriture et celle de nos chiens. J'aspire d'autant plus à cette campagne géocryologique que je ressens être, peu à peu, transmué par leur comportement de « méditants contemplatifs ».
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J'éprouvais, je l'avoue, une émotion trouble face à cet ordre de la nature décelée par des coupes répétées dans les drapés d'éboulis ; ils sont encore habités par des fossiles Ordoviciens et très notamment les célèbres Trilobites, premiers vertébrés sexués de l'ère primaire. Je dessinais pour mes deux compagnons, des croquis de ces crustacés, comportant une série d'anneaux en trois lobes avec deux dépressions latérales. Mon trouble tenait au fait d'être le spectateur d'une rencontre exceptionnelle entre des hommes de la dernière civilisation arctique primitive et des pierres d'âge ordovicien, c'est-à-dire datant de 500 millions d'années ; avant les cinq grandes crises paléontologiques destructrices des trois quarts des espèces. Le soir venu, eux et moi, échangions un regard de survivants. »J.M.L.A.INUIT 2022OP.CITE
En 1963 ce fut le séjour auprès des inuits de back River , l'arctique canadien. Il y rencontre sept familles « du froid »contraintes à une totale austérité d'existence, à la limite de la survie du fait de la famine qui y sévissait et qu'ils affrontaient avec un stoïcisme tranquille soutenu par la richesse d'une pensée mythique, leur sagesse du territoire et la profondeur de leur imaginaire chamanique. Modestes héros mais qui rejoignent ceux qui avaient peuplés l'imaginaire de l'enfant Malaurie, comme de tout ceux qu'enchantèrent la « saga « de l'exploration de l'arctique et de l'Antartique. Cette petite société d'une vingtaine de membres refusait malgré la précarité de se déplacer près d'un comptoir et d'entrer dans l'économie d'échanges.
Ci-dessous un texte de la Lettre A Un Inuit :
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« Encore un récit : en 1963, j'étais en mission chez les DTK (Utkuhikhalingmiut). Ce peuple venait de connaître une famine ; 5 % de la population était morte de faim ; Ottawa, sachant ma relation étroite avec ces peuples, m'a demandé d'intervenir, pour inciter ces derniers archaïsants à se rapprocher d'un poste officiel, où ils disposeraient d'une école et de services de secours. C'est ainsi qu'en avril-mai 1963, j'ai été l'hôte d'une poignée d'hommes, parmi les plus extraordinaires de tout l'Arctique. Ces survivants, qui étaient 25, les UTK1, étaient si rigoureux dans leur organisation que je les ai appelés les « Spartiates de l'Arc- tique ». Ils s'interdisaient de se chauffer et de s'éclairer dans leurs iglous de neige. À l'embouchure d'un des grands fleuves de l'Arctique central -- la rivière Back -, ils péchaient de magnifiques saumons qu'ils mangeaient crus toutes les quatre heures : «Nous ne chauffons pas l'air, mais l'intérieur de notre corps. C'est plein de bon sens. » Lors des migrations saisonnières de caribous, ils complétaient leurs ressources par la chasse des animaux de la toundra. Ce peuple refusa, à ma requête, de remonter 200 kilomètres au nord : « Petit Blanc de rien du tout, venu Dieu sait comment parmi nous pour nous conseiller. Quelle arrogance ! Nous sommes là depuis des siècles et nous savons mieux que toi ce qu'il nous faut : si nous voulons survivre, rester près de nos morts, nos Grands Anciens et ces chers poissons qui nous visitent. » Ils ont refusé de se rapprocher des comptoirs tentateurs ; ils^he veulent participer à aucune vie commerciale : peaux de renards contre produits importés. Et c'est la raison pour laquelle ils s'interdisent de trapper. Ils savent par l'expérience des groupes voisins la perversité du système de contractualisation de ces postes éclaireurs : avance de crédits, mais obligation pour le chasseur de devenir un « employé » de la puissante maison coloniale Hudson Bay Company, installée depuis 1767 dans le Nord canadien. Il serait alors condamné à devoir rembourser les dettes contractées par tentation de la supériorité blanche ; de chasseur nomade, il deviendrait « trappeur ». Asservi ! - « Nous sommes libres depuis si longtemps et nous voulons passionnément le rester. » L'administration me répond : « II faut les coloniser ; à cette seule condition, ils seront secourus à temps dans leurs extrêmes solitudes. »
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Quelles que soient les circonstances, et celles-là furent dramatiques, ils opposaient dans ces désastres le plus grand sourire, confiants dans les desseins mystérieux de la nature ; « Sila (l'air), Nuna (la Terre), Imaq (la mer) sont généreuses pour ses fidèles », m'ont-ils confié. Nous pourrions chanter un hymne pour ces hommes joyeux, acceptant la création telle qu'elle est, la vivant avec courage, sans se plaindre et dans une sourde allégresse. »
Désormais, l'expérience du chamanisme ne cessera de diriger la quête de jean Malaurie. Le géomorphologue rationaliste va s'ouvrir à l'invisible animiste dont il découvrira bientôt qu'il n'a rien de primitif. Il le comprend encore mieux lorsqu'en mission dans le détroit de Behring, chez les Inuit Yupiit de l'île Saint-Laurent il est fasciné par l'énigme des tambours et des chants entendus, véritable frisson du sacré. « Je vis en partageant leurs chants et leurs danses chamaniques et leur quotidien, un panthéisme ressenti avec une foi sauvage», confie-t-il. Dans la pensée inuit, comme dans celle de tous les peuples chasseurs, australiens ou amérindiens, pas de dualisme, pas de pensée de la transcendance. Pas de créateur. Pour ces cultures le sacré est partout et le paysage est un monde de signes à déchiffrer si l'on cherche à vivre en harmonie avec le cosmos. C'est justement cette idée d'un cosmos, d'un tout de la nature ,qui permet en respectant traditions et tabous, qui en découlent, d'assurer l'ordre du groupe et de survivre dans un milieu aussi hostile. La pensée mythologique des Inuit n'est pas celle d'un monde transcendant mais d'un cosmos divisés en étages superposés, visibles ou invisibles, monde vertical mais où l'invisible n'est pas à comprendre comme surnature mais comme un autre mode d'existence (ainsi en est-il de la matière noire ou des trous noirs dans la physique contemporaine). Le voyage chamanique et la transe sont censés passer d'un étage à l'autre à la recherche d'Ames volées ou parties, sources de désordre et de maladies.
La quête de notre chercheur, à la fois extérieure dans la saisie d'une pensée sauvage, et intérieure (pour lui elle dépouille le vieil homme) culminera en 1990 par la découverte de l'Allée des Baleines en Toutochka, sur l'île d'Yttigran dans le détroit de Behring, Un site grandiose qui s'étend sur 400 mètres environ et se trouve sur un chemin de migration important des baleines. Quoique placé sur un point stratégique de la pêche, il ne fut découvert qu'en 1976 malgré son caractère monumental : trente-quatre poteaux de 5 mètres de haut faits avec les mâchoires inférieures de la baleine mysticète. Il servait sans doute tout à la fois de lieu où l'on dépeçait les baleines et de lieu de culte où avaient lieu des initiations.
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« C'est bien un cheminement intérieur qui m'a guidé vers ce lieu en août 1990 ; assurément, mon itinéraire est celui d'un géographe-cartographe, d'un géomorphologue, d'un démographe avec ma généalogie des 302 esquimaux polaires de Thulé en 1951-1967, d'un ethnographe des rites, d'un historien-sociologue chez les Igloulimiut 1960-1961, chez les Netsiligmiut en 1961, chez les Utkhikhalingmiut en 1963, d'un psychologue en Tchoukotka en 1990 avec les tests ; mais en fait c'est mu par des raisons intérieures, que j'ai poursuivi, presque obstinément, cette recherche. J'ai voulu voir ce qui est derrière le miroir de ce que j'avais pressenti en 1950-1951. Au terme de ces 31 missions, je découvre en août 1990 avec l'Allée des Baleines la signification de cette recherche obstinée et inconsciente sur 22 000 km, du Groenland à la Sibérie ; le secret caché de ces hauts lieux hyperbo-réens. Le labyrinthe de la pierre jusqu'à l'homme. L'itinéraire n'était donc pas achevé. L'extrême importance qu'a pris pour moi ce haut lieu chamanique me fait prendre conscience que cette rencontre était recherchée dans mon inconscient, et de longue date. Je ressens l'Allée des Baleines comme une terre mystique d'un peuple en dialogue avec des dieux cachés. Cette poursuite me fait penser au capitaine Achab, dans sa quête intérieure, avec Moby Dick.
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Je ne puis pas expliquer autrement cette préscience d'une pensée plus élevée dans une société dont toutes les apparences matérielles où le comportement, paraissaient pourtant et oh combien ! la contredire.
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Je ne puis pas expliquer autrement que, au fil du temps, et avec l'âge, ma focale se soit allongée avec une expérience toujours plus féconde. Des germes ont été déposés ici et là et ils ont éclos, en son temps, en 1990, en Tchoukotka. « Une conscience qui rêve puis se réveille », dit Emmanuel Levinas. Cette pensée diffuse, qui chemine souterrainement et riche d'emprunts, au fil de recherches collatérales, s'est soudain révélée dans une structure achevée. »Jean Malaurie .Pas A Pas Avec Les Inuits. De La Vérité En Ethnologie.
Si l'on veut retracer maintenant en détail ce parcours, il faut voir que cette géopoétique trouva d'abord, on l'a dit précédemment, sa naissance à Thulé. Ce ne peut être un hasard puisque le nom évoque justement un lieu qui fit à la fois l'objet de recherches incessantes de la part de navigateurs, depuis l'antiquité grecque, de débat acharné des géographes sur son existence réelle et sa situation exacte, de légendes qui rejoignirent le mythe de l'Atlantide avant de devenir un modeste comptoir destinés aux Inuit par la volonté de Knud Rasmussen. « ... ou bien deviendras-tu dieu de la mer immense, les marins révéreront ils ta seule divinité, et Thulé l'Ultime te sera-t-elle soumise? » VIRGILE, GEORGIQUES,
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« L'appel du Nord est ancien et profond. Il plonge dans notre inconscient et renvoie à des images d'extrême solitude, de dureté et de pureté. Les mythiques hyperboréens, la nuit polaire riche d'indéterminé et d'utopies, féconde de récits fabuleux;-les dieux nordiques cruels et virils, le Pôle axe de la Terre, le blizzard qui vous emporte, Nerrévik, déesse de la Mer, jeune fille inuit bafouée, Apollon, dieu du Nord, jeune et beau, arbitre de toute mesure, dieu de la Chasse et de la Musique... Ces archétypes entrecroisés sont nés de ma fréquentation, en langue grecque pendant sept années, des dieux de l'Antiquité, mais aussi de la lecture des grands récits d'exploration tels ceux du capitaine James Cook et de Jules Verne, mais aussi des légendes écossaises et vikings. Ce merveilleux de dieux cosmiques, ces étonnantes fables ont accompagné mon rejet inconscient des dogmes - parce qu'ils étaient des dogmes - et particulièrement de celui du Dieu unique révélé aux humains. Ces mythes ont poursuivi leur vie souterraine et se sont affirmés, dans un animisme confus d'adolescent, dieux du rêve et de l'instant. » JEAN MALAURIE HUMMOCKS.TERREHUMAINE
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Selon Jean Malaurie, la simple géographie se double toujours d'une géographie sacrée et mythique des points cardinaux présente dans la tradition gréco-latine, aussi bien qu'en Eurasie, en Inde, Chine, et jusque dans certaines régions africaines :
Pour les hommes de l'Antiquité classique gréco-latine déjà, il y avait au « Nord Du Nord », un au-delà géographique à la dernière terre connue elle rencontrait la nostalgie d'une terre virginale uniformément blanche, couleur symbolique de pureté et de paix. La tradition voulait que le Pôle fût le siège de cette contrée paradisiaque et aussi une mer libre : l'Hyperborée (« au-delà de Borée , le vent du nord) . Si fort est le pouvoir des mythes que, malgré les évidences géographiques rapporté par des voyageurs — froid, glace, nuit polaire — l'espace boréal resta pour les Grecs, lieu de bonheur.. C'est au Nord, en effet, que les âmes s'en vont, disait Platon ; Borée, dieu du vent, les y conduisait. Cette croyance de la pensée grecque, fondement des cultes apolliniens, voyait l'hyperboréen, descendant de peuples géants mi- divins des temps antédiluviens, vivre donc dans le Grand Nord, l'espace légendaire du bonheur. On peut se demander si des mythes conservant le culte de « grands ancêtres »n'ont pas origine réelle, une histoire et une géographie, celles des peuplements méditerranéens, et des migrations successives de peuples nomades de l'Asie centrale venues de pays périglaciaires: le Caucase, la Scythie, la Mongolie.
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« Le septentrion est fréquemment sous le signe du mâle, de la création, de la force, de la lumière, de l'innocence virginale et de la justice, le midi étant " femelle " et " matriciel ".
Apollon, le dieu grec le plus singulier, est le dieu du Nord, le dieu des Hyperboréens. Au Moyen Age et à la Renaissance, la tradition géographico-mystique de Guillaume Postel situe le paradis au pôle Nord. Au XVIIe siècle, le pôle Nord était souvent apprécié comme un gouffre d'eau et comme un lieu de renaissance et de mort. Au XIX', la géographie savante le considérait comme une mer " libre de glace ". L'Étoile polaire, enfin, référence de tous les navigateurs, est souvent considérée comme le centre absolu autour duquel tourne le ciel, le " nombril " du ciel pour les Yakoutes, le " pilier " pour les Lapons ».
Les mythes entretiennent donc les uns avec les autres, à l'intérieur d'une même culture, ou d'une culture à une autre, des relations complexes (correspondances, filiations, parallélismes, convergences, etc.); ils se ressemblent et paraissent s'appeler et se répondre les uns aux autres,(les mythes se pensent entre eux selon CL. Lévi-Strauss) mais correspondent à des conditions d'élaboration très variables (sans quoi, comment comprendre la variété des différentes versions d'un même mythe) - ils révèlent des préoccupations communes : recherche du sens de l'existence, souci d'expliquer la création du monde (cosmogonies), les origines de la vie ou de l'humanité, désirs d'amour, de gloire, de puissance, de protection, angoisses des hommes devant une nature hostile, la maladie, la souffrance, la mort et un au-delà de la mort, la fuite hors du monde ou hors du temps, la communion avec le divin, etc.
- ils manifestent l'attrait des hommes pour le surnaturel, le merveilleux, ils charment, séduisent, font plaisir à ceux qui l'entendent.
Véhiculés par les mythes, source de nouveaux mythes eux-mêmes, certains noms ont ainsi un fort potentiel symbolique et onirique et hantent notre imagination à travers le temps. Ainsi de Virgile et Sénèque à Knud Rasmussen et Jean Malaurie en passant par Goethe, il suffit, pour susciter l'enchantement, d'écouter le nom magique tel que l'évoque le premier vers d'une ballade. « il était un roi de THULE…...»" Ce mythe de Thulé, sera repris dans toutes les littératures, au Moyen Âge dans le cycle de la Table ronde, et à l'époque romantique par Goethe dans sa lyrique Ballade du roi de Thulé. Ce poème chanté, ou lied, sera mis en musique par Gounod et par Berlioz. Goethe chante ce noble royaume lointain où l'amour fidèle (comme le mythe) transcende le temps: Es war ein Kônig in Thulé... Cette ballade, traduite par Gérard de Nerval, eut un succès immense.
« Le nom de Thulé, remonte aux premières populations indo-européennes ; il a pris en chaque langue une nuance différente: Thuath en gaélique veut dire "le nord" ou "la gauche", Thyle en vieux saxon et Tiule en goth signifient "la limite extrême" et, en sanskrit, Tula, "la Balance", désigne la constellation de la Grande Ourse située au Nord. Cette île lointaine, cette colline sacrée, située "là-bas" au Nord-Ouest, est l'île de l'Autre Monde, le Sid irlandais, paradis celtique, havre de paix et de délices où le temps s'écoule éternellement, sans maladies, sans contraintes morales ni hiérarchie sociale. Thulé, île fabuleuse où les jours sont sans fin, terre mythique sur laquelle on racontera des choses prodigieuses.
ULTIMA THULE, la magie du mot, l'évocation mystérieuse de l'insondable, reposent d'ailleurs peut être plus sur la consonance des syllabes frappant l'oreille et donc sur la musique de la phrase, que sur une description géographique précise qui fera toujours défaut avant Rasmussen.
. Au départ pourtant, un voyage attesté et un récit mais en grande partie perdu et connu seulement par d'autres récits, celui de l'astronome et navigateur marseillais PYTHEAS. Explorateur audacieux, marin, scientifique et géographe de premier plan (étude des marées, calcul de la latitude de sa ville natale et de la pointe sud-est de la Grande Bretagne, etc.) et aussi économiste, son voyage (non dénué d'arrières pensées commerciales) durera 3 à 4 ans selon la tradition et se situe vraisemblablement entre 330 et 320 avant J.-
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« Nord, montagne, humanité primordiale, peuple heureux et immortel: ces idées se retrouvent comme en gigogne dans plusieurs civilisations anciennes. Des fragments de ces idées mythiques se retrouvent dispersés dans toutes les civilisations jusque dans l'Arctique. Les Esquimaux, bien que tard venus dans l' Arctique - 10000 ans au plus tôt - gardent de la Sibérie au Groenland la mémoire d'un peuple pré-Esquimau, plus fort et plus conquérant, les Tornit ou Tunit, peuple anti-ethnique. Il est remarquable, en effet, que le Sud groenlandais ait, encore au XIX' siècle, une conscience aiguë de l'existence au nord, très au nord, d'un peuple de géants plus grands, plus forts et cannibales.On m'a montré, dans la région de la péninsule de Boothia les énormes pierres avec lesquelles ces " Tunit " construisaient de grands iglous. A Thulé, on a même gardé quelques mots du vocabulaire de ce peuple perdu dans la brume des siècles obscurs. " Ce sont nos pères ", me disaient les Inuit de Thulé… »
« Cet espace nordique a un nom: Thulé. Thulé- Tele : loin; Thu-al : Nord (Celte); Tholos ou Tolos : brouillard (grec); Tula: balance (sanscrit); Tulor mexicaine est dans la tradition ésotérique, la Terre lointaine, l'Ile blanche, le Pôle des lumières, le Sanctuaire du Monde. Thulé, baie de l'Étoile Polaire, est à l'aplomb du Pôle céleste. Telle Jérusalem, pôle judéo-chrétien ou La Mecque, avec la Kaaba, pôle de l'Islam, Thulé est le pôle des hyperboréens. »
« Les invasions se succèdent en Occident. Le mythe demeure: Atlantide de Platon ou Ifverboren, selon les vieux mythes suédois, le jardin des Hespérides, le berceau de la première race des hommes, nouveau Saint Graal, Thulé exprima la tradition celto-germanique la plus ténébreuse, où auraient vécu avant le déluge un peuple d'hommes proches des Dieux, les Atlantes, qui n'auraient survécu à l'engloutissement qu'en fuyant vers l'hypothétique Agaretha. Le Pôle du monde, la capitale, l'île, la montagne des " Maîtres de la Nuit ", des " Douze Sages ". Cette île ou montagne initiatique, où se situerait elle ? ».Jean Malaurie.l'APPEL DU NORD
Autour du nom va ainsi se construire au fil du temps et des cultures, tout un labyrinthe de mythes rejoignant l'Hyperborée, voire l'Atlantide, mais aussi de voyages et de découvertes réelles. La magie du nom de Thulé repose peut être justement sur le fait qu'il mêle constamment le réel et l'imaginaire, la géographie et l'histoire mais aussi la poésie mythologique, source de littérature. Ironie de l'histoire réelle, le destin de Thulé remonte au récit d'un voyage, source de débats passionnés de la part des géographes de l'antiquité, comme du Moyen Age et de la Renaissance. Un récit en grande part perdu mais vivace dans les mémoires et dont les imprécisions ouvrent justement une brèche d'où peuvent surgir l'imaginaire et les mythes. L'expression « Ultima Thulé » a traversé les siècles pour nous parvenir, auréolée de la magie des terres lointaines et du mystère des limites du monde connu. C'est ainsi que des poètes et des philosophes du début de l'Empire romain, tels Sénèque et Virgile, l'utilisèrent les premiers, loin des débats qui n'ont cessé autour de la réalité géographique. Ceux qui vinrent après, jusqu'aux romantiques allemand et à Goethe et sa ballade se contentèrent de reprendre l'image romantique de Thulé, qui, comme toutes les bonnes images, côtoie les frontières de l'irréel et fascine ,
Thulé devait pourtant acquérir une existence certes plus modeste mais bien réelle cette fois. L'histoire a pourtant son ironie propre et prend sa revanche sur le mythe . Loin des débats des géographes depuis Pytheas, et loin de la mythologie parfois délirante ou pire que Thulé a suscité, (chez les Nazis)le nom magique a fini par acquérir une localisation humble mais bien réelle et ce, par la vertu d'un seul homme. L'explorateur polaire Knud Rasmussen(voir les articles concernant les Inuit) renversa la tradition en décidant de nommer Thulé un endroit précis et déshérité au lieu de le rechercher de manière plus ou moins nostalgique. Il fonda donc un comptoir de ce nom au village inuk Ummannaq, («Cœur de Phoque »), situé dans la baie de l'Etoile Polaire au Groenland .Son projet(une réussite d'un point de vue économique) était d'accoutumer les Inuits qui avaient déjà acquis des besoins matériels nouveaux mais soumis aux aléas des rencontres au contact des explorateurs, marins et baleiniers, à des échanges réguliers et profitables : matériel moderne contre fourrures.. Ce comptoir devait également, dans l'esprit de son concepteur, servir de base à des expéditions ethnologiques menées chez les mêmes inuit. Avec l'aide de ceux-ci, pour faire connaître et apprécier leur culture par les Occidentaux et par les Inuit eux-mêmes.(il en mena sept pour sa part). Il restait pourtant dans la tradition de « l'ultima Thule « puisqu'il faisait du comptoir et de ses habitants « l'avant-poste » de l'humanité.
Dernier avatar et non des moindres : dès 1941, le Danemark autorisait les USA à construire des bases au Groenland, dont l'une à Thulé. L'administration danoise ignora totalement la population locale et le conseil des chasseurs ; elle ordonna simplement le déplacement à 150 kms au nord, des 187 Inughuit qui y vivaient de la chasse et de la pêche traditionnelle. La base devint une enclave secrète pour les bombardiers stratégiques porteurs de bombes nucléaires et les essais d'armement dans des conditions extrêmes.
Le 16 juin 1951, Jean Malaurie revenant avec son ami inuit Kutsikitsoq de la découverte première du pôle nord magnétique(29mai 1951) qu'ils avaient accompli en traineauX à chiens, découvrirent fortuitement cette base .L'entrevue mouvementée avec le général commandant la base, qu'il traita en intrus(il faillit être arrêté ) et sa décision de dénoncer l'état de fait et l'injustice faitE aux Inuits nous valurent en 1955.son premier livre majeur Les Derniers Rois De Thulé et la fondation de la collection Terre Humaine.
C'est ce moment décisif de juillet 1950, la rencontre avec l'autre ,évènement qui fit basculer sa vie, que Jean Malaurie raconte dans les premières pages du livre.
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« Retour vers l'Age de pierre ou plus précisément du phoque, faisons route vers Thulé….
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« ... Lieu dernier de ce pays glacé..., les doctes doutent de ton assiette... ». Le jour se lève. Ce point mystérieux du globe se découvre au travers de la brume sans le moindre fard. Le décor est hostile, sévère, sans pitié. Une plage rocailleuse et sale, un petit hôpital, une vingtaine d'iglous noires aux hauts murs de tourbe, quelques demeures danoises colorées de rouge et de jaune, des chiffons et des débris de caisses épars sur la grève, de,s ossements et de vieilles casseroles. Les commentaires sont désabusés, Thulé, ultima Thulé... Qui ne l'a célébrée ? Virgile, Pythéas. Thulé de Pythéas où, selon César, « la nuit régnait cent jours de suite au moment du solstice d'hiver ». Dicuil, Procope ont honoré ces rois de Thulé auxquels, en 512, les Hérules ont voulu s'allier. Thulé fut enfin le mythe des mages et des ésotéristes d'une Germanie en folie, puisque Ahnenerbe stiftung du Dr Schef-fer devait être en 1933 à la base même du nazisme. Et il me revient en mémoire la singulière Thulé Gesellschaft du baron von Sebottendorff.
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Pierre Bertius, cosmographe du Roy Très Chrestien. « La froidure y est indomptable... et... en tue plusieurs. L'hiver y dure neuf mois sans pleuvoir... Les plus riches se défendent... par le feu ; les autres par ,se frotter les pieds et les autres par la chaleur des cavernes de la Terre. Tout ce pais est plein d'ours cruels avec lesquels les habitants ont une guerre continuelle. Il y a aussi... si ce qu'on dit est vray, des licornes. Tous tiennent qu'il y a des hommes appelés pygmées... Les pygmées ont, paraît-il, une forme humaine, chevelus jusques au bout des doigts, barbus jusques aux genous, mais brutes sans parole et sans raison, sifflant à la façon des oyas... »
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« Hahinang Sounainn ! » Salut à vous !
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Engoncés dans nos chandails, nous nous précipitons aux rambardes. La coque du navire annuel est ceinturée d'une dizaine de kayaks dont les occupants nous dévisagent. Petits, la face jaune et plate, éclairée d'un énigmatique sourire, ils examinent, en attendant leur heure, de quoi et de qui est faite la cargaison saisonnière. » .JEAN MALAURIE .LES DERNIERS ROIS DE THULE TERRE HUMAINE.
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A SUIVRE.
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