La citation du titre est de Yasunari Kawabata Dans Le Maitre Ou Le Tournoi De Go.
Le tableau de Bruegel l'Ancien ,"Jeux d'Enfants" présente plus de 90.jeux.
« II y a le piquet, parmi les plus anciens, mais aussi le piquet normand, le piquet voleur, et quantité d'autres jeux de cartes, tels le rams, le polignac, le bésigue, le tarot, la belote sous diverses formes, le whist, le rami, le bridge, la manille, le barbu, puis ceux qui firent perdre et gagner beaucoup d'argent sous l'Ancien Régime, la bassette, le hoca, la barcarolle et le pharaon, puis tous ceux, innombrables, de tous les pays et de toutes les régions, qui parfois sous d'autres noms ressemblent à de plus connus ou en sont des variantes, et encore tous ceux que l'histoire a laissé glisser dans l'oubli et que parfois la mode fait resurgir. Les jeux de cartes se comptent par centaines.
Mais il y a presque autant de jeux de dés, presque autant de jeux de plateau, presque autant de jeux de ballon. Songeons au nombre impressionnant de jeux d'adresse qui se jouent avec des boules, de la pétanque au golf, en passant par tous les jeux de billes des cours de récréation, le bowling et les quilles, les croquets des maisons secondaires, et les diverses sortes de billards : le billard français, avec trois boules, le billard anglais avec trois boules et six trous, le pool-billard, à seize ou neuf boules, le snooker, avec vingt-deux boules, sans compter toutes les variantes dans les règles, selon qu'on joue le pool-billard comme les Américains (et, là encore, il y a différentes versions) ou bien « à la marseillaise », comme dans certains cafés français» selon qu'on joue le billard français comme la plupart des amateurs ou qu'on adopte la règle bien plus difficile des trois bandes.
El puis il y a tous ceux des sports qui sont aussi des jeux, et tous les jeux qui se jouent avec un papier et du crayon, et encore tous ceux aussi que l'on invente dans l'instant, comme le font surtout les enfants, et que l'on oublie peu après.
Quand on regarde le domaine des jeux, quand, quittant l'abstraction des théories, on s'attache simplement à observer ce que l'on a pris pour objet, on est émerveillé par la richesse inépuisable du domaine ludique. Si l'on voulait en faire une recension. sans doute n'en finirait-on jamais.
Sans compter que la richesse du domaine ludique n'est pas seulement dans la profusion des jeux, qu'il suffirait d'additionner comme des unités simples. Mais elle est aussi interne à chaque jeu, qui comporte une multiplicité de façons de jouer, de stratégies, de possibilités différentes. Qu'on regarde une librairie spécialisée, et l'on verra que l'ensemble des ouvrages explorant la richesse des échecs suffirait à remplir une bibliothèque, et qu'il en est de même des dames ou en d'autres langues que la nôtre, du Go, On dira que ce sont là jeux de réflexion. Mais ils sont loin d'être les seuls à être si riches de potentialités de jeux. Les divers sports le sont tout autant, ce qui fait un des intérêts de leur spectacle. Même des jeux apparemment simples ont cette richesse interne. Ainsi le livre de Robert Byrne, Standard Book of Pool and Billard, consacre-t-il 171 pages au pool billard, emplies de schémas, de conseils, de plans pour s'exercer la canne à la main et de dessins de situations où il faut choisir mentalement la meilleure solution, et une cinquantaine au billard en trois bandes. Encore est-il, sur bien des points, quelque peu succinct. Et les livres, ici. sont de bien pauvres indicateurs. Car la richesse des informations, la multiplication des spéculations sur ce qui aurait dû être joué ou ce qui devrait être joué dans telle ou telle situation est sans commune mesure avec le nombre de pages publiées. Il n'est qu'à écouter, si l'on en veut la preuve, les conversations des joueurs, dans un café de campagne autour d'une belote, ou en plein air à propos d'une pétanque, pour s'apercevoir, pour peu que Ton s'en donne la peine, de la richesse intrinsèque de jeux auxquels la littérature ludique ne semble pas avoir prêté une grande attention. »Colas Duflo .Jouer Et Philosopher. PUF
« Considère par exemple les processus que nous nommons jeux''. Je veux dire les jeux de pions, les jeux de cartes, les jeux de balle, les jeux de combat, etc. Qu'ont-ils tous de commun ? - Ne dis pas : « Il doit y avoir quelque chose de commun à tous, sans quoi ils ne s'appelleraient pas des jeux'' - mais regarde s'il y a quelque chose de commun à tous. - Car si tu le fais, tu ne verras rien de commun à tous, mais tu verras des ressemblances, des parentés, et tu en verras toute une série. Comme je viens de le dire : ne pense pas, regarde plutôt ! - Regarde les jeux de pions par exemple, et leurs divers types de parentés. Passe ensuite aux jeux de cartes ; tu trouveras bien des correspondances entre eux et les jeux de la première catégorie, mais tu verras aussi que de nombreux traits communs aux premiers disparaissent, tandis que d'autres apparaissent. Si nous passons ensuite aux jeux de balle, ils ont encore beaucoup de choses en commun avec les précédents, mais beaucoup d'autres se perdent. - Sont-ils tous divertissants'' ? Compare le jeu d'échecs au jeu de moulin. Y a-t-il toujours un vainqueur et un vaincu, ou les joueurs y sont-ils toujours en compétition ? Pense aux jeux de patience. Aux jeux de balle, on gagne ou on perd ; mais quand un enfant lance une balle contre un mur et la rattrape ensuite, ce trait du jeu a disparu. Regarde le rôle que jouent l'habileté et la chance ; et la différence entre l'habileté aux échecs et l'habileté au tennis. Prends maintenant les rondes ; l'élément du divertissement'' y est présent, mais bien d'autres caractéristiques ont disparu ! Et nous pouvons, en parcourant ainsi de multiples autres groupes de jeux, voir apparaître et disparaître des ressemblances.
Et le résultat de cet examen est que nous voyons un réseau complexe de ressemblances qui se chevauchent et s'entrecroisent. Des ressemblances à grande et à petite échelle.
67. Je ne saurais mieux caractériser ces ressemblances que par l'expression d'air de famille'' ; car c'est de cette façon-là que les différentes ressemblances existant entre les membres d'une même famille (taille, traits du visage, couleur des yeux, démarche, tempérament, etc.) se chevauchent et s'entrecroisent. - Je dirai donc que les jeux'' forment une famille. De même, les différentes catégories de nombres, par exemple, forment une famille. (...)
69. comment donc expliquer à quelqu'un ce qu'est un jeu ? Nous pourrions, je crois, décrire à son intention certainbs jeux et ajouter ceci : "nous nommons "jeux" ces choses-là, et d'autres qui leur ressemblent." et nous-mêmes, en savons-nous davantage ? Est-ce seulement aux autres que nous ne pouvons pas dire exactement ce qu'est un jeu ?. » Wittgenstein. Investigations Phiolsophiques.
Ce texte peut servir d'orientation problématique : d'une part on ne peut donner un concept précis du jeu faute de point commun entre les différents jeux ; entre eux il n'y a qu'un air de famille , des ressemblances. D'autre part l'auteur étend la notion de jeu au langage à tous les langages, préfigurant ce que sera l'extension actuelle du jeu à quantité d'aspects de la société .il y a des jeux de langage scientifique, économique, historique, politique etc. L'analogie entre jeu et langage(un jeu de langage) permet d'imaginer le fonctionnement de systèmes symboliques artificiellement (sans fondement autre que la pratique)fabriqué au cours de l'histoire et fonctionnant comme le langage en tant que mode de communication…Jjeux et langage obéissent à des systèmes de règles devenus implicites dès lors,qu'on a appris à jouer et qu'on sait jouer.(comme la syntaxe ). Jouer c'est pratiquer des coups.D'ordinaire, nous ne sommes pas en contact avec les jeux de langage en tant que tels, mais bien avec des actions faites dans le cadre d'un jeu de langage : nous ne voyons pas les échecs, mais bien une partie d'échecs ; non pas le roman, mais bien un roman.
Les jeux et les jouets traversent ainsi l'histoire : - le hochet que l'on trouve dans tous les musées de l'Antiquité - la poupée, - les jouets à traîner, le cerceau, les osselets…Le jeu a connu un rôle important dans les rites de la société et son rapport aux rites reste une des problématiques à discuter. Il témoigne aussi des techniques de son époque, comme de la place de l'enfant dans la société.
On peut en tracer une esquisse rapide des principales étapes et des principaux jeux.
On en retrouve en effet des traces dès l'Antiquité/ comme le backgammon chez les Perses (3 000 avant J-C). Parmi les plus vieux jeux que l'on connaisse, le Go et le Senet (même si le yoyo serait encore plus vieux car venant du Néolithique). Le premier nous vient de Chine, où (-453 avant J.C.). Tandis que le second nous vient d'Egypte, où l'on a retrouvé des Senet dans les tombeaux pharaoniques, sa création daterait de -3100 avant J.C. les dés venus de l'inde et de l'Egypte antique furent , quant à eux, une des grandes distractions populaires des romains.
L'histoire lie souvent le jeu aux pratiques de divination avant que le ludique prenne sa part d'autonomie et d'occupation, quoique ce lien demeure fort de nos jours quant aux cartes du tarot. Le hasard si présent dans les jeux entraine la divination, le terme grec kieros ayant donné le terme français de cléromancie (ensemble de techniques divinatoires). La pratique des dés et des osselets avaient ce caractère d'interroger l'avenir. Notre jeu de l'oie qui conserve un symbolisme de l'existence .( il fit son apparition en tant que tel au 16ème) viendrait de l'antique disque de Phaistos qui était un objet de prédiction comme le Mehem egyptien Les Mésopotamiens, quant à eux, se servaient d'un jeu proche du Senet, nommé le jeu d'Ur (car découvert dans les tombes royales d'Ur, et datant de -2500 avant J.C.) pour connaitre leur destin. Sur le dos du plateau de jeu en pierre, était dessiné les signes du zodiaque ainsi que des messages de bons ou mauvais présages .
Dans les premiers siècles après J.C, on va voir apparaitre le jeu d'échecs ou plutôt les jeux puisque se ramifiant dans divers pays sous des noms différents (et avec des pièces et des règles variables) chatrang chez les persans, chaturanga chez les indiens, shatranj chez les arabes, shatar pour les mongols et les européens, xiangqi pour les chinois et les coréens(janggi), ou encore shogi pour les japonais. A partir de l'invasion de la Perse par les arabes (en 637), les échecs vont connaître un essor considérable. Au cours des IXe et Xème siècle, on évoque les premiers traités sur le sujet et les premiers champions. Puis vers l'an mille, le jeu est introduit en Europe via l'Espagne alors musulmane.
Les jeu de cartes feront leur apparition pour la toute première fois en 1370 et inondèrent surtout l'Europe grâce à l'essor de l'imprimerie. Malgré des interdictions du pouvoir politique et les anathèmes de l'Eglise sur l'immoralité des jeux , cartes, tric trac, pharaon et dés firent la fortune des jeux de hasard, du peuple à la cour. Ils eurent d'ailleurs une conséquence imprévue : d'après le mythe, le chevalier de Méré crut augmenter ses gains en augmentant le nombre des lancers et perdit plus que de coutume. Pascal en donna l'explication mathématique et inventa de ce fait le calcul des probabilités.La théorie des jeux devint une des branches des mathématiques.
Autre paradoxe du début du 20ème siècle, et parmi les jeux populaires à côté du jeu de l'oie et des cartes, la naissance du Monopoly. Le jeu est issu du « The Landlord's game »de Lizzie Maggie une américaine progressiste désirant dénoncer les propriétaires et promouvoir un impôt sur la terre. Le but du jeu n'était donc pas de s'enrichir mais au contraire de dénoncer l'injustice du bail. Rebaptisé plus tard Monopoly et développé par la société Parker Brothers, il fut l'un des jeux les plus vendus au monde avec la surprise d'une finalité inverse des souhaits de sa créatrice. Par ses règles, il incitait à à la propriété individuelle et au capitalisme :le but du jeu est de devenir le plus riche en possédant le maximum de terrain. Il devint un symbole du 20ème siècle.
La loterie était déjà une pratique antique du temps de l'empereur Auguste et le terme loto est d'origine italienne. Là encore ce Jeu du hasard fut l'objet de condamnations religieuses mais resta fréquent dans les grandes foires. L'Etat royal perçut bientôt l'avantage financier qu'il pouvait en retirer : François 1er organisa l'ancêtre de la loterie nationale pour financer les guerres d'Italie puis ce sera le financement du Pont Neuf. Louis XVI officialisa en 1776 la loterie royale ,qui devint notre loterie nationale.
Dans les années 1970 un américain écrivain et concepteur de jeux, Gary Gygax fut considéré comme le père des jeux modernes avec deux premiers jeux de rôles : « Chainmail ». un jeu de guerre qui comportait des créatures fantastiques inspirées du Seigneur Des Anneaux de Tolkien. Des armées y combattaient des armées mais il pouvait aussi y avoir « des combats un contre un ». Gygax et Arneson créèrent en 1976 Donjons et Dragons. La grande nouveauté résidait dans le fait qu'en plus de jouer les combats entre les figurines, les autres décisions étaient prises par les "personnages" (les couloirs à visiter, attaquer ou pas tel ou tel château). Avec Donjons et Dragons, se créa ainsi le concept de Jeux De Rôles.
Le concept même de jeu vidéo viendrait d'un allemand Ralf Baer en 1951 qui travaillait dans l'électronique pour la société Loral Electronics (fabriquant de télévisions).il voulait modifier le rôle de la telévision ce que refusa son employeur.il créa le jeu Chase , utilisable sur un téléviseur garni d'une plateforme de jeu qui préfigure la future console.
La suite ce furent les bases du jeu d'arcade classique : Ralf Baer 1967, créa les premiers jeux jouables sur une télé : un jeu de tennis et un jeu de voitures. En 1958, William Higinbotham un ingénieur travaillant pour la recherche nucléaire, inventa un jeu de tennis pour distraire ses collègues de son laboratoire, à l'aide d'un ordinateur relié à un oscilloscope et de deux manettes, devenant ainsi le véritable inventeur de la console de jeu
En 1961, Steve Russel prouva les possibilités du premier micro-ordinateur PDP-1 de la firme DEC, en programmant un jeu nommé Spacewar, mettant en scène un vaisseau spatial qui tirait des missiles sur des ennemis, dirigé par un joueur, et gravitant autour d'une étoile centrale au champ magnétique fatal. On aboutit alors très vite aux jeux de masses multi-joueurs telles que nous les connaissons
En 1971 apparurent les premières bornes d'arcade garnies de jeux de vaisseaux spatiaux qui s'affrontent. En 1972, l'entreprise Atari créée par Nolan Bushnell et les travaux de Ralph Bauer aboutirent à la sortie d'une première console nommée Odyssey.
Dès lors, Près de mille jeux de cette nature sortent ainsi chaque année de nos jours ,révolutionnant la société.
Désormais le jeu est de ce fait devenu un objet important d'études contemporaines, et ce, à la suite d'écrits fondateurs comme HOMO LUDENS DE J.HUIZINGA ou des JEUX ET DES HOMMES de R.CAILLOIS. L'anthropologie quoique tardivement par rapport à ses objets traditionnels, comme la parenté, analyse le jeu en tant que création humaine et « phénomène social total » en rapport avec d'autres éléments des cultures dont il fait partie, tel le don (potlatch) ou les rites. Le sociologue contemporain englobe dans sa recherche sur le jeu, les faits «organisés» des sociétés tels qu'ils se développent dans les sociétés industrielles et deviennent dépendants d'actions commerciales. Sociologiquement, Le groupe de jeu lui-même peut être considéré, dans une certaine mesure, comme un groupe durable d'actions et d'interactions culturelles (ainsi les multiples clubs d'échecs ou de go ,comme les forums de jeu video). Les jeux accompagnent les évolutions du social et celles-ci, en retour, modifient la nature du jeu et de ce qui s'y joue. Le jeu possède ainsi la capacité de forger des unités sociales. : c'est le cas du sport de masse qui représente une unification sociale considérable ,parfois à l'échelle d'un peuple ,par l'intermédiaire de groupes de joueurs. : il prend symboliquement, par son caractère agonistique, le rôle dévolu traditionnellement à la guerre, une victoire sportive présentant souvent(ou étant célébrées telle) les caractères , psychiques, ethnocentriques, voire politiques d'une victoire militaire hormis les modifications territoriales. De nos jours, le jeu pour le sociologue, constitue ainsi l'un des modèles les plus efficaces, les plus directement opératoires pour l'analyse des situations sociales » THIERRY WENDLING s'est ainsi livré à une véritable ethnologie des jeux d'échecs étudiant les clubs, les tournois, les classements , la structure d'une partie etc. De simple jeu entre deux particuliers ,les échecs devinrent institution sociale a partir de l'instauration du tournoi de Londres en 1951 qui transforma la pratique.
« Le deuxième point sur lequel il convient d'insister se rapporte à l'organisation de la vie échiquéenne et plus précisément à la création d'un nouveau mode de confrontation entre les joueurs. Jusqu'alors un dispositif "naturel" régissait toutes les rencontres : à l'issue d'une partie, le vainqueur accordait à son adversaire une « revanche » et il fallait ensuite disputer une «belle»... Ce fonctionnement typique du jeu en famille ou entre amis s'observe toujours dans les cercles contemporains où certains passent leur après-midi dans une relation duelle et exclusive avec un partenaire habituel ou non. Mais ces interminables combats singuliers; concernent surtout des personnes situées aux marges du monde de; échecs (par exemple des retraités venus sur le tard au jeu) car la majorité des joueurs partagent aujourd'hui une sociabilité tout autre dont l'origine remonte à cette époque charnière qu'illustre particulièrement bien « Londres, 1851 ».
En quelques mots, cette nouvelle sociabilité ne se limite plus à des relations entre couples de partenaires ; elle place l'ensemble des participants d'un tournoi dans un réseau d'échanges généralisés où chaque compétiteur rencontre tour à tour chacun des autres joueurs. L'organisation formelle de cette sociabilité s'est au cours du temps modifiée de manière à s'adapter aux problèmes posés d'un côté par la durée de la compétition et d'un autre côté par le nombre de participants ; mais ce fut initialement l'idée même de « tournoi » qu'il fallut mettre en place en la distinguant de la notion de « match » qui, institutionnalisation du dispositif "naturel" décrit plus haut existait déjà depuis longtemps ». Thierry Wendling. Ethnologie Des Joueurs D'échecs. PUF
Depuis quelques décennies, l'importance prise par les industries du jeu et leur place de plus en plus visible dans les pratiques culturelles, notamment à la suite de l'essor des jeux vidéo, entraînent donc une multiplication des travaux scientifiques cherchant à poser et à répondre aux diverses problématiques. C'est ce qui faisait dire au philosophe JACQUES HENRIOT auteur de « JEU » et de « SOUS COULEUR DE JOUER » :
« Le monde où je vis est un monde où il est de plus en plus question de jeu : non seulement parce qu'il me semble que l'on y joue chaque jour davantage, mais surtout parce que l'idée même du jeu s'applique constamment à de nouvelles situations, à des formes de conduite et de pensée auxquelles il eut paru, récemment encore, inconvenant de l'appliquer «
Les textes de J.HUIZINGA ou de R.CAILLOIS étaient des œuvres à visée universaliste et unifiante ; on leur a reproché d'englober sous un même terme des phénomènes variés .(c'est la pensée de Wittgenstein). Une recherche sur l'emploi correct du mot est d'autant plus nécessaire que le terme « jeu », comme jeu de langage englobe, désormais, par contagion, diverses activités , y compris professionnelles ou éducatives(on parle de gamification de la société ou de serious games) et non plus une simple activité de loisir, dégagée de contraintes utilitaires et opposées au sérieux de la vie. Une première problématique porte donc sur le langage et l'usage polysémique du terme jeu. Nous ne pouvons faire, comme si nous disposions d'un terme clair et transparent, d'un concept construit. Nous avons affaire à une notion ouverte, polysémique et ambiguë. Il y existe bien des « structures ludiques », « des comportements organisés, des systèmes de règles plus ou moins codifiées, des institutions, qui sont "jeux" par forme, usage, convention » La langue usuelle, reprise telle quelle par la plupart des auteurs, nous lègue un terme finalement équivoque dont il suffit pour s'en apercevoir de prendre en compte la diversité des phénomènes dénommés "jeu». L'unicité du « jouer » français, tardive au demeurant, est elle-même une apparence trompeuse. Huizinga, en tant que linguiste des langues indo-européennes en était conscient qui constatait que iL n'y avait aucun terme indo-européen commun pour désigner le jeu, et que la plupart des langues possédaient plusieurs termes pour le faire.: « Toutes les langues ne conçoivent pas la notion du jeu d'une façon à la fois aussi stricte et aussi large »
C'est ainsi que pour donner un exemple, le Bambara distingue par des mots différents, le « jouer » de l'enfant, celui de pratiquer des jeux de société ou le foot-Ball, ou encore différents selon le fait de jouer d'un' instrument à vent ou à cordes et même du simple balafon. Le verbe ne s'applique d'ailleurs dans notre langue à un instrument que depuis le 18ème.
« Jeu » serait apparu dans la langue française vers 1080 sous les formes « giu » et « geu », dérivées du latin classique jocus, qui signifiait plaisanterie, badinage, jeu de paroles « se jouer de quelqu'un », « se moquer de quelqu'un »; au pluriel, joci recouvrait « une réalité plus vaste, intégrant les chants, danses, théâtres, concours sportifs et autres activités festives. » il s'est mêlé à « ludus » latin et en a absorbé les sens. (jeux publics, jeux militaires ) ;ludus sert également à désigner l'exercice en général, d'où son lien aux univers scolaire et militaire . Jeu va donc dès le 11ème siècle désigner à la fois un amusement libre et une activité organisée par un système de règles.
« Selon le Trésor de la langue français7, le « jeu » est attesté en français à partir de 1100 dans le sens d'« amusement ». Il vient, on le sait, du latin jocus qui signifie « badinage, plaisanterie » et, pour Monique Qlavel-Lévêque [1984, p. 17], se présente comme « jeu en parole », face au ludus, « jeu en acte » utilisé dans la Rome antique. C'est de cette racine que dérive aussi le joke anglais. Mais un siècle seulement après sa première occurrence, « jeu » s'applique déjà à la bataille…la plupart des sens sont présents depuis plusieurs siècles : « faire le jeu de quelqu'un » (1223), « lieu 'e jeu » (1385), « assemblage de cartes » (1451), « vieux jeu » dit 16 quelque chose qui n'est plus à la mode (1511), « mouvement aisé d'un objet, d'un organe, d'un mécanisme » (1677).Roberte Hamayon. Jouer.Une Etude Anthropologique. La Découverte.
Des situations fort diverses sont donc reconnues comme jeu, d'une façon directe ou plus ou moins métaphorique (tels les jeux politiques ,le jeu d'un engrenage ou d'une machine). Qu'y a-t-il cependant de commun entre deux personnes se livrant à une partie d'échecs. un chat poussant une balle, entre des pions noirs et blancs sur un plateau de go, l'enfant berçant une effigie humaine, sa poupée ou des chimpanzes « feignant « de se donner des coups en s'adressant des signaux tels que « c'est un jeu » ) ? Et si le seul point commun était l'utilisation du même terme se demandait R. Caillois lui-même dans « L'homme Et Le Sacré » ? « : "Un point reste en litige : le jeu est-il vraiment un ? Un seul terme ne recouvre- pas plusieurs activités qui n'ont justement en commun que leur nom ?".
C'est pourquoi l'ouverture du livre de Roberte Hamayon « Jouer » se place d'entrée sous le signe du paradoxe :
. « Paradoxes divers, ensuite, au niveau général. La diversité des jeux est extrême, chacun de nous le constate quotidiennement. Elle trouve un écho dans la multiplicité des angles adoptés pour en traiter. Mais chaque étude spécialisée bute sur l'irruption inattendue, dans les limites qu'elle s'est fixées, d'aspects qu'elle avait choisi d'exclure, comme pour rappeler l'existence possible d'un lien latent entre tous, ou comme si la divergence des approches ne pouvait masquer l'évidence d'une certaine universalité du « jouer ». La terminologie du « jouer » semble connaître en effet à la fois des découpages de vocabulaire variables et des domaines d'usage convergents d'une langue et d'une culture à l'autre. Cette variabilité des découpages suffit-elle à expliquer la rareté des tentatives généralisantes ? Et inversement, que dire du désintérêt manifeste de l'anthropologie, discipline qui se prétend pourtant éminemment englobante ? On peut aussi se demander dans quelle mesure le verbe « jouer », seul à convoyer cette notion en français, peut influencer et inhiber la recherche. Paradoxe encore que l'association courante du « jouer », du moins dans les langues occidentales, avec l'amusement ou le loisir ou avec l'univers de l'enfance, alors que l'examen des pratiques appelées « jeu » montre qu'elles sont souvent sérieuses, parfois contraignantes et douloureuses, et que la plupart des innombrables usages métaphoriques de ce verbe contredisent cette association limitative ou la débordent de toutes parts. » Roberte Hamayon. Jouer.Une Etude Anthropologique. La Découverte.
Pour des raisons de clarification, on peut à la suite de J.Henriot , dégager trois acceptions du mot :le matériel ludique, la structure ludique et enfin la pratique ludique elle-même. Le matériel ludique renverrait à « un ensemble d'objets unis par des relations déterminées et dont on fait usage pour jouer. »; la structure ludique, acception la plus répandue, correspondrait au « système des règles que le joueur s'impose pour mener à bien son action » et la pratique ludique serait l' « action menée par celui qui joue. »
En premier lieu un jeu est donc une certaine situation caractérisée par le fait que des êtres jouent, ont une activité qui relèvent de ce que l'on peut dénommer activité ludique, quelle qu'en soit la définition Ce que marque le verbe jouer francais ou l'anglais « play » qui peut le distinguer d'un autre sens « game » ou jeu organisé.
« On peut sans doute reprocher, écrivait J.Henriot, de ne pas distinguer plus explicitement le jeu (game) à quoi jouent les joueurs, du jeu (play) qu'ils jouent lorsqu'ils s'engagent dans l'aventure ». Et il précisait ailleurs : Qu'il s'agisse de jeu ou de jouet, ces réalités n'ont de sens et de fonction que parce qu'elles sont l'objet d'un jouer (play) qui tient lui-même au jeu que le joueur par son attitude, introduit et maintient entre son jeu et lui. Jouant à (s'il s'agit d'un jeu), avec (s'il s'agit d'un jouet), il se tient à distance. Le jeu, le jouet peuvent être définis de façon générale comme étant ce qui se prête au jeu. S'il y a jeu, le jeu n'est que dans l'attitude de l'acteur à l'égard de son acte. »
Il y a jeu pour Henriot dès qu'un sujet adopte à l'égard de lui-même, des autres, de ce qu'il fait, de ce qu'il est, de ce qui est, une certaine attitude – attitude qu'il s'agit de saisir par une phénoménologie du sujet « jouant » et donc en décrire les composantes : là où il paraît possible de saisir le jeu de façon indiscutable [...] c'est au niveau de la conscience, de la pensée, de la parole de celui qui en parle.
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D'abord l'incertitude ou la marge d'imprévisibilité quelle que soit la rigueur du cadre et des règles : c'est le choix d'une stratégie pour le joueur d'échecs et de go, comme par extension le jeu du comédien ou de l'interprète musical .L'encadrement par la règle comme le matériel, qui rendent possible le jeu(le plateau, le damier et le déplacement des pièces) maintient au joueur une latitude, une marge de manœuvre. Je ne peux pas jouer au tennis hors du court, mais disait Wittgenstein, la hauteur à laquelle la balle doit passer au dessus du filet n'est pas fixée. C'est ici qu'on retrouve ce sens figuré du mot «jeu, au sens où on dit que quelque chose « a du jeu » .Thierry Wendling décrit ainsi une partie d'échecs. :
" Notre joueur debout n'a cessé d'avoir un regard en coin vers son échiquier. Son adversaire justement semble s'agiter. Il va sans doute jouer. Ah, il écrit le coup qu'il va jouer sur sa feuille de partie. Notre joueur revient aussitôt s'asseoir sur sa chaise. Mais l'adversaire s'est replongé dans sa réflexion sans n'avoir avancé aucune pièce. L'œil de notre joueur se pose furtivement sur la feuille de partie. La calligraphie impeccable rend aisée la lecture du texte à l'envers. « e2-e4 », voilà le coup que projette l'adversaire, « e2-e4 », l'avancée du pion du roi de deux cases, le coup le plus joué depuis qu'au XV siècle les règles du jeu d'échecs furent modifiées pour rendre plus dynamiques pièces et pions.
Mais comme rien n'arrive sur l'échiquier, notre joueur se relève. Et se rassoit aussitôt car ça y est, le pion est en e4 et « sa pendule tourne ». Bon pas d'hésitation, en préparant ce tournoi, il a prévu de toujours jouer les mêmes variantes. Il réplique sur l'échiquier, appuie sur sa pendule et inscrit sur sa feuille « é4 » et « é5 », autrement dit le coup de son adversaire et le sien ; il utilise pour ce faire la « notation algébrique abrégée », car il ne voit pas l'intérêt de perdre son temps à préciser que le pion des Blancs est parti de e2 pour aller en e4 et que celui des Noirs avait e7 comme case de départ. Par contre, il orthographie « é4 » et non pas « e4 » car sous son écriture cursive les e et les c ont tendance à se confondre. Aussi suit-il l'usage largement répandu qui distingue ces deux lettres en leur adjoignant un signe diacritique : « é4 » ne risque pas ainsi d'être confondu avec « ç4 ». Les Blancs semblent se réveiller, ils inscrivent « Cgl-f3 » puis, dix secondes plus tard, saisissent leur cavalier qu'ils placent en f3. Le pion en e5 menacé est immédiatement protégé par le cavalier des Noirs en c6, « Cç,6 » sur la feuille de partie. Nouvelle période de réflexion pour les Blancs….. ». Thierry Wendling. Ethnologie Des Joueurs D'échecs. PUF
, Dans le jeu, je suis responsable de l'inconnu parce que, paradoxalement, c'est l'inconnu que j'ai choisi. Comme l'écrit Jacques Henriot :
« Ce qui définit le jeu n'est pas le simple fait que la situation présente en elle-même une structure aléatoire : c'est le fait que le sujet qui s'y engage assume sa responsabilité en allant au-devant d'un avenir dont il n'est pas parvenu à supprimer le plus grand nombre possible d'aléas. »
Jouer, c'est ne pas savoir où l'on va, mène si l'on a soigneusement préparé son itinéraire et calculé ses effets. C'est se lancer dans une aventure dont on ignore à l'avance quelles pourront être les suites ».
A SUIVRE
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