Lisons Rousseau : « Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi; mais pour étudier l'homme, il faut apprendre à porter son regard au loin; il faut d'abord observer les différences pour découvrir les propriétés » (Essai sur l'origine des langues,).
D'où une double problématique de l'identité en liaison avec l'altérité : comment l'Autre (ici des cultures différentes et des sociétés traditionnelles) peut-il révéler l'inconscient de ma propre culture et donc mon identité .Comment à l'intérieur d'une culture (ici les cultures africaines ) ,la prise en compte des racines et de la tradition permet-elle de comprendre les problèmes de la modernité.
On peut d'abord formuler les questions que pose tout devenir humain à partir de trois dimensions clefs ; on les retrouve évidemment dans toutes les cultures africaines.— L'Unité .Comment l'individu se reconnaît-il comme sujet unique à travers la pluralité des éléments constitutifs d'origine diverse et la multiplicité des états psychologiques — L'identité .Comment l'individu se reconnaît-il comme sujet permanent à travers les métamorphoses que subit son moi au cours de sa formation (la personne africaine « commence » bien avant la naissance el ne « s'achève » pas avec la mort) et de son histoire — La mise en situation : l'individu ne se définit qu'à travers diverses médiations, les ancêtres Le nom , l'entourage (famille, rapport aîné/cadet, place dans la caste ou dans la classe d'âge, rôle et statut) dans les cultures africaines..
« L'homme en soi est une fiction, il est toujours situé dans un cadre culturel historique. La personne individuelle ne peut être conçue isolément I Comme Lévy-Bruhl l'a si bien montré, à propos des «primitifs», mais avec une portée qui s'avère générale : « la personne est un lieu de' participation ».
La personne — considérée comme une unité biologique humaine enculturée (ou humanisée), un système de relations intra et interindividuelles — est un nœud dynamique et dialectique du bio-psychologique et du social, de l'intérieur et de l'extérieur, du particulier et du général, du permanent et du changeant, de l'un et du multiple. Elle présente une analogie frappante avec le « nous » (ou les « nous » dont elle procède et auxquels elle participe), en tant qu' « immanence réciproque », « qu'on pourrait aussi définir comme une participation mutuelle de l'unité à la pluralité et de la pluralité à l'unité ».
La personne est un phénomène bio-social total où fusionnent des données anatomo-physiologiques, psychologiques et sociologiques. Chacun de ces niveaux présente simultanément des caractéristiques dont le degré de généralité varie entre l'universalité et la particularité.
La constellation typique des éléments interdépendants constituant la personne, peut prendre des formes différentes suivant le cadre socioculturel. Celui-ci sélectionne, valorise, stimule certaines potentialités de l'homme, inhibe et dévalorise d'autres, suivant sa structure. Les composantes des modèles de la personne sont multiples et variables, différemment « dosées » par les sociétés. Ces modèles « théoriques » ou « réels », explicites ou implicites, assurent le développement « typique » (la personnification) des individus d'une société, en réglant leur participation à la vie et aux valeurs de celle-ci.
La personne n'est pas l'apanage d'une seule culture, et aucun de ses modèles particuliers ne peut être élevé à la « dignité » métaphysique. Elle n'est pas une substance immuable, mais la forme variable sous laquelle se manifestent les acteurs humains de chaque société. Elle implique l'interaction entre les hommes concrets et un milieu social.
Comme le note très justement Jean-Pierre Vernant en ce qui concerne le domaine des hellénistes : « II n'y a pas, il ne peut pas y avoir de personne modèle extérieure au cours de l'histoire humaine... L'enquête n'a donc pas à établir si la personne en Grèce est ou n'est pas, mais à rechercher ce qu'est la personne grecque ancienne, en quoi elle diffère, dans la multiplicité de ses traits, de la personne d'aujourd'hui ».Lagos Saghy.Quelques Aspects De La Notion De Personne.
Porter son regard au loin, s'il s'agit de notre propre moi, c'est découvrir qu'au-delà du sentiment plus ou moins conscient et illusoire de nous-même, la personne occidentale loin d'être universelle comme on le croit, est elle aussi le résultat d'une histoire et d'une tradition particulière.
Celle-ci a des origines latines, en rupture avec l'idée grecque d'un être faisant corps avec sa cité et rien sans elle. Persona latin est le masque de l'acteur d'où résonne la voix intime, s'extériorisant ainsi. Ce rôle de l'acteur définira l'homme romain d'abord comme seule personne juridique jouissant de droits , puis avec le Stoïcisme comme personne morale responsable. Le Christianisme y ajoutera la définition d'un être à part de la « création » et de nature rationnelle. Il ne sera pleinement une personne, que s'il actualise sa nature, s'il s'élève au-dessus de l'animal, autrement dit si la raison et la liberté s'épanouissent en lui.
Surtout, la réforme protestante et le cartésianisme mettront l'accent sur la conscience de soi, le moi , mais au prix d'une rupture épistémologique et ontologique : le dualisme d'une âme et d'un corps. Un corps conçu sur le modèle de l'automate et soumis aux appartenances et contraintes extérieures (ce qui permettra une approche scientifique et médicale), à l'opposé de la conscience capable de se ressaisir elle-même et de gagner son autonomie par rupture avec l'extérieur. Par rapport à ses appartenances le moi se conquiers ainsi en se séparant, voire en s'opposant pour devenir « maitre et possesseur de la nature » par les sciences et techniques et maitre de soi par le travail du devenir conscient.
Cette idée d'une personne existant en soi, qui doit pouvoir en même temps se rendre libre de tout héritage et s'affranchir de l'environnement, a pesé d'un poids décisif dans les aventures coloniales. Comme M. AUGE l'a montré, on la retrouve dans les politiques de développement et dans les tentatives des missionnaires. visant à couper l'individu du cercle de ses « appartenances », à le détacher des différents héritages qui étaient censés le constituer, pour faire apparaître à la place la notion d'une personne unitaire et isolée, libre de sa force de travail et devant chercher en elle-même « la cause du mal qui l'accable ». D'où sans doute les diverses problématiques de l'acculturation et des pertes d'identité à l'ère de la modernité.
Tout autre, en effet apparaissait l'être des sociétés traditionnelles, africaines, amérindiennes ou océaniennes : véritable « nœud de participations ». Cet être restait soumis au régime des appartenances et trouvait son identité autant en dehors qu'au dedans de lui-même, dans son totem, dans son lignage, dans la nature et dans le social (au point qu'on l'assimilera à l'enfant de nos sociétés qui serait sous le même régime ; d'où une des justifications idéologiques de la colonisation) . Par l'un ou l'autre des éléments de sa personne, par son corps également, l'individu était d'emblée et toujours, situé en un ou plusieurs points d'une chaîne d'ancêtres, ainsi qu'en plusieurs lieux du cosmos ou de son entourage naturel et social.
Il se définissait d'abord par sa position, fils cadet ou fils aîné, fille à marier, mari, père, mère ou chef. Quand on lui demandait ce qu'il était, il se situait dans un lignage et marquait sa place dans un arbre généalogique. Ces statuts définissaient l'individu dans ses relations avec quelque chose qui lui était extérieur, l'ordre social dans lequel il s'insérait .Chaque statut étant lié à un rôle, le statut déterminait de plus certaines attitudes, certains comportements, modelait donc la conduite, et par-delà la conduite, l'affectivité ou la mentalité.
Si l'on prend l'exemple de la réincarnation (souvent présente, quoique pas partout à l'instar du totémisme), ce qui revivait du grand père dans son petit-fils, ce n'est pas forcément un sujet ancien mais un ancêtre proche, « un mort vivant ». Si on prenait son nom, cela ne voulait pas dire qu'on lui ressemblait mais qu'on réincarnait le statut du grand-père, par exemple qu'on héritait de certains de ses pouvoirs religieux (il arrivait ainsi que le Père montrait une attitude de respect envers son fils puisque ce fils réincarnait le Père du Père). L'enfant n'était pas à proprement parler l'ancêtre mais il naissait sous le rayonnement, sous la sauvegarde, sous le patronage d'un défunt, de sorte que l'on possédait dans l'au-delà une sorte de patron protecteur, de même que l'ancêtre trouvait un point d'insertion dans le monde des vivant et perpétuait ainsi sa force de vie.
D.SEWANE dans le « Souffle Du Mort »Terre Humaine, a ainsi souligné le rapport « affectif » qui lie un individu à l'ancêtre « réincarné »
« Quand quelqu'un meurt, son diyuani sort de lui pour former un vivant. C'est cela, le mort qui ressort dans un être humain... Le diyuani voyage et cherche. Il peut venir de loin. Même de très loin !... Il cherche une maison qu'il aime pour sortir vers un enfant. »
Le diyuani, me disait Yambuane, est pareil à un souffle d'air, distinct de \'uwè, le souffle animal. « Un arbre ne peut mourir... » Yambuane me montrait le baobab sorti de terre devant sa takyiènta, parce qu'il l'aimait. En ce baobab revivait le souffle d'un aïeul allié à un esprit souterrain. « Sur l'arbre le plus sec, il restera un bourgeon, et il reprendra vie... Pareil pour les humains. On les croira tous disparus. Mais il en restera un, quelque part, et la terre se repeuplera.» Dans la racine vieillie d'un arbre, Yambuane voyait, comme Gaston Bachelard, « le mort vivant, le mort alangui dormant d'un long sommeil » prêt à se réveiller ou se relever.
Un Otàmmari désigne le mort inconnu auquel il doit la vie sous un terme affectueux : «Celui sorti (de la tombe pour aller) vers moi. » Le mot diyuani, qui désigne le souffle d'un défunt, est-il formé à partir du verbe keyene : « sortir (vers) » ? Plus précisément keyenni : « sortir vers moi ? » Est-il juste de le traduire par : « Cela (du mort) qui est sorti vers moi ? » Personne ne me l'a confirmé….
Un Otàmmari appelle également son mort : «! Celui qui m'a détaché ou regardé. » Le premier sens du verbe est lié à la récolte du fonio. Une fois les épis rassemblés sur une aire de forme ovoïde, les petits garçons impubères les piétinent en chantant au clair de lune. Les grains giclent sous leurs pieds, qu'ils font « kabota : sauter » hors de leur gousse. De même, un mort détache de lui, ou fait « sauter » hors de lui, un enfant. Le deuxième sens du verbe correspond à une façon très particulière de regarder : « de bas en haut ». De la terre vers le ciel. Se relevant du fond de sa tombe, le mort, le front à ras de terre, lève les yeux vers son futur enfant. Plus communément, un Otàmmari désigne son mort sous un terme qui exprime toute l'intimité et la douceur de leur lien : « we n'du, celui qui m'aime ou m'a désiré ». Ici, le verbe « kedu » signifie « vouloir » dans le sens « vouloir donner forme à un enfant », « avoir le désir de le former ». « We n 'du est là » dit un Otàmmari en montrant son autel personnel, construit dans sa prime enfance. Ce qui veut dire : « Le souffle du mort qui m'aime réside dans cet autel ». Ou bien : « Voici n 'yuanni, voici mon souffle » : le souffle de mon mort. L'autel et le souffle ne font plus qu'un. « N'yuanni me regarde », dit-il encore. De l'autel, le souffle du mort le suit des yeux tout au long de sa vie. Il le regarde, vivre. Il veille sur lui.
Sans jouer sur les mots, on peut dire que la personne était d'abord « personnage » ce que symbolisait le masque.(mais il ne s'y réduisait pas comme on la souvent cru), une des problématiques étant justement de penser l'unité de la pluralité).
La personnalité africaine, sans se réduire au masque (persona) ou à la fonction qui lui était assignée dans l'ensemble groupal, présentait donc une dimension sociologique éminente. Celle-ci apparaissait singulièrement dans les rites de passage (dations de noms, initiations graduelles et graduantes, mariage, funérailles, rites post-mortem) et lors de cérémonies à fin thérapeutique où le groupe prenait le malade (le possédé surtout) en charge et s'efforçait de le réintégrer au sein de la collectivité : individu et société s'avéraient à la fois inséparables et inséparés. . La société se saisissait de l'individu dès sa naissance, le marquait de diverses manières et ne le lâchait plus, jusqu'à sa mort; bien au contraire, le salut de son être ne se trouvait nulle part ailleurs qu'au sein de cette même société qui lui assurait les funérailles et le culte et qui le divinisait parfois à son tour.
D'autres liens marquaient l'individu : lien avec le génie qui le possédait ou avec son jumeau, son double totémique, certains membres privilégiés, l'homme avec qui on avait conclu un pacte de sang ou le « parent à plaisanterie », voire le sorcier avec qui s'engageait un singulier rapport de forces. Il pouvait se faire encore que le Moi ait des rapports privilégiés avec le placenta ou le cordon ombilical qui furent les siens... .
A la pluralité des statuts et des rôles aux différents réseaux, s'ajoutait, quant à la personne une pluralité « intérieure » qui n'en était pas indépendante.
Ainsi chez les Yoruba distinguait-on, pour être, des composantes matérielles, des composantes immatérielles périssables, des composantes immatérielles impérissables. Le corps, partie intégrante de la personne était pensé comme fait d'argile et devenait poussière après la mort. Son ombre distincte du corps quoique l'accompagnant, périssait avec lui mais seulement après l'inhumation. Les composantes immatérielles mais qui périssaient étaient L'esprit, localisé derrière le front, qu'on perdait dans la folie et qu'on distinguait parfois de l'intelligence. Les composantes immatérielles et impérissables se ramenaient à trois. Le Cœur, siège par excellence de la personne comme valeur; c'était l'instance la plus représentative de la personne dans sa totalité bien qu'il puisse quitter le moi durant le sommeil; jadis le nouveau roi devait consommer le cœur réduit en poudre de son prédécesseur afin de l'incorporer l'essence de son être. Puis le Souffle Vital, qui abandonnait le corps dès que s'arrêtait la respiration : sa destinée était de rejoindre l'Etre primordial à qui il appartenait . Enfin), Olori (seigneur de la tête) ou partie impérissable qui se réincarnait dans le nouveau-né à l'appel de l'ancêtre.
Pour tout compliquer ,s'il y avait pluralité d'éléments, certains venaient d'ailleurs, soit épisodiquement (possession), soit durablement (types de réincarnation, participation totémique); que d'autres pouvaient exister hors du moi ,âmes ou fragments d'âme qui séjournent dans la mare, dans l'autel... ou chez l'autre par alliance cathartique; tandis que simultanément il en est qui, parfois, abandonnaient la personne au moment du sommeil, de l'émotion vive, ou s'il s'agissait de sorcellerie ,le principe vital, était attiré ,incité à quitter le moi puis dévoré .
G.Dieterlen restitue ainsi toute la complexité de la personne Dogon.
« La notion de personne est très élaborée chez les Dogon.
L'individu est constitué d'un corps (gozu),
De huit principes directeurs (kikinu) (quatre principes dits « de corps » que nous nommerons « âmes » faute d'un meilleur terme ; un couple d'âmes jumelles de sexe opposé (kindu kindu say), « les âmes intelligentes » ; et leur reflet, « les âmes rampantes » kindu kindu bumone) ; enfin quatre « âmes de sexe » classées comme les précédentes) ;
Signifiant « âme, souffle ou essence », le terme kikinu employé communément est une contraction de l'expression kindu kindu désignant le principe directeur de la personne, que certains informateurs rattachent à kinu, le nez, le souffle. Kindu kindu, cette répétition n'est pas fortuite. Elle exprime l'existence dans l'être humain de différents couples « d'âmes », une « âme » mâle et une « âme » femelle.
L'adjectif say, que l'on rencontre souvent à propos de « âmes » a le sens de « savant », « intelligent ». Il qualifie « l'âme » en tant que siège de la connaissance et de la conscience de soi.
Des « graines de clavicules », symbole des nourritures de base situé dans les clavicules comparées à deux greniers et contenant chacune quatre graines ;
D'une force vitale composite (nyama) conçue comme une énergie, un fluide qui circule conjointement avec le sang dans les veines et les organes internes. « « Le nyama est une énergie en instance, impersonnelle, inconsciente, répartie dans tous les animaux, végétaux, dans les êtres surnaturels, dans les choses de la nature, et qui tend à faire persévérer dans son être le support auquel elle est affectée temporairement (être mortel) ou éternellement (être immortel). » Marcel GRIAULE, in « Masques Dogon »,
Le nyama d'un individu n'est pas une masse confuse et indifférenciée. Il est une somme de parcelles diverses dont l'ensemble contribue à former la personnalité.
En premier lieu, l'individu est doté d'un nyama en quelque sorte « de base » qui lui est octroyé par le Nommo, géniteur mythique de l'humanité, détenteur de la vie, du verbe et des âmes. L'individu reçoit une part de nyama provenant de son père, et une part provenant de sa mère.
L'individu est théoriquement constitué d'une somme de quatre-vingt parcelles qui lient l'individu à ses ascendants directs et indirects. Plus tard, si l'enfant assiste aux fêtes du Sigui, sa personnalité s'accroît d'une part du nyama du Grand Masque, c'est-à-dire de l'ancêtre mythique, qui, le premier, subit la mort. Au cours des sacrifices auxquels il participe, sa personnalité s'enrichit encore de parts octroyées par chacune des puissances à qui il rend un culte dieu Amma, Nommo, Lébé, ». G.Dieterlen.Les Dogon. Notion De Personne Et Mythe De La Création. L'harmattan
. L'enfant était marqué dès sa naissance — ou avant sa naissance — par quelque parole ou quelque signe originaire qui devaient orienter sa destinée, d'où le rôle essentiel de la géomancie, de la consultation des devins : dois-je partir en voyage ; que va être l'enfant qui va naitre ? Quelque chose de l'individu qui lui préexistait choisissait son futur destin terrestre et c'est en invoquant ce choix que le devin pouvait expliquer les succès répétés des uns, les échecs en série des autres dans des domaines aussi divers que l'acquisition des richesses, la recherche du pouvoir ou le désir de procréer.
La lecture des signes, renvoyait à un système d'actions et de réactions réciproques avec le monde environnant (la maladie, la mort, l'enfantement) et le monde social (l'alliance ou la guerre, l'inimitié ou la prospérité), mais par-delà au cosmos et au mythe originel.
Le système recevait son sens de l'Autre, la parole mythique et l'intervention des « puissances »,Génies, Orisha ,Vodun (quand ce n'est pas celle du sorcier) etc. Dans cette tradition de pensée, l'histoire de l'homme répétait l'histoire des « dieux », cette dernière constituant la matrice idéale des événements possibles qui pouvait définir une existence concrète. Ces « principes spirituels » étaient d'ailleurs conçus comme des signes inscrits dans le placenta.
Le développement de l'individu dépendait de la nature du signe inscrit dans la substance qui le rattachait à sa mère comme le développement de l'espèce humaine dépendait des signes inscrits dans le placenta primordial dont résultait toute la création.
Pour prendre un exemple chez les Bambara :les signes forment une arithmologie complexe. Les figures et les nombres mettent en rapport la création, la structure de l'homme et celle du monde. Aux 266 catégories entre lesquelles s'ordonnent les différents éléments de l'univers, répondent les 266 jours du cycle de la gestation humaine et les 266 éléments dont se compose le caractère de l'homme (son tere).Il y aussi a d'intimes correspondances entre la structure anatomique du corps humain et certains cycles astronomiques : aux 33 pièces osseuses de la colonne vertébrale (« le centre de gravité de l'homme ») correspondraient les 33 années lunaires au terme desquelles calendrier solaire et calendrier lunaire coïncident de nouveau.
On peut donc en conclure que, là où nous distinguons de l'autre pour être mieux nous-même, certains éléments, constituants de son être, faisaient sortir l'individu des sociétés traditionnelles de lui-même, pour le faire participer à des réalités autres ,le faisant à la fois, Soi et Autre : un réseau qui le reliait au temps des Ancêtres, aux Totems et aux « puissances « mythiques
.Par exemple dans la mesure où il réincarnait un Ancêtre, il y avait en lui une portion du lignage. Dans la mesure où il était t lié à un totem, il avait , à côté de son âme intérieure, une « âme extérieure », ( Frazer). Dans la mesure où il était possédé par un Génie, il devenait à la fois lui et l'autre. Dans la mesure où il était Jumeau, dont le frère était le jumeau de la brousse, il supprimait la distance qui le séparait de l'espace sacré, du monde mystérieux qui palpitait auprès de lui.
Le moi, aussi paradoxal que cela nous paraisse ne pouvait donc se concevoir que dans la continuité temporelle du lignage (présentification de l'ancêtre) et la diversité spatiale (localisation des âmes, relations privilégiées avec certains lieux, certains objets, certains génies, certains vivants) et jamais en dehors de ses dimensions cosmiques et sociales.
« Dans notre étude des premiers pas dans la vie de l'enfant d'Afrique noire, il faut d'abord nous demander d'où il vient aux yeux de ceux qui l'accueillent, puis où il va, enfin comment se réalise le passage, quelles étapes il est obligé de parcourir. Là où l'homme moderne, de plus en plus, se contente d'observer des phénomènes visibles, l'homme traditionnel n'a de repos tant qu'il n'a pas dénoué les significations qui, à ses yeux, se situent du côté invisible des choses. Le sensible et le perceptible n'épuisent jamais la réalité, ils ne sont qu'apparence et signe, alors qu'essence et signification se situent à un niveau plus profond, plus fondamental, plus caché. Le destin de tout être se joue dans son double invisible, dans le mystère même de sa constitution intime.
Dans la plupart des civilisations traditionnelles, on percevait et on perçoit encore comme une vérité d'évidence que pour venir en ce monde-ci l'individualité humaine doit émerger d'un autre monde où elle préexistait sous des formes différentes. Dieu intervient certes pour donner l'impulsion nécessaire au démarrage d'une nouvelle vie. Mais celle-ci s'exprimera au travers d'une individualité qui n'est pas créée ex nihilo au moment de la conception ou durant la gestation. Elle préexiste et attend dans l'au-delà le moment de s'incarner. Elle séjourne dans la familiarité des puissances numineuses, dieux, esprits, génies, ancêtres, forces cosmiques hypostasiées. Le plus souvent, elle est elle-même un de ces êtres spirituels qui désire faire l'expérience de la vie humaine ou revivre parmi les siens qu'il a quittés autrefois.
« C'est dans un contexte idéologique et émotionnel de proximité entre la terre et le ciel qu'il faut replacer la venue de l'enfant telle que la conçoit la pensée africaine. Les liens ne sont pas coupés entre les vivants, les morts et les dieux. Au contraire, les êtres de l'autre monde sont tout proches, on perçoit leur présence et la communication s'établit facilement avec eux. On parle aux Invisibles comme on parle aux hommes. Les défunts continuent à hanter les lieux qu'ils ont quittés et où se meuvent leurs descendants ; ils se mêlent à leur foule sous forme de danseurs masqués et apparaissent dans leurs rêves. Les dieux aussi descendent du ciel pour posséder leurs fidèles, les monter, les « chevaucher », parler à travers leurs bouches. Pour entretenir ce dialogue avec l'invisible des langages se créent, faits de signes et de présages, des hommes même se spécialisent dans cette fonction sous forme de prêtres, de devins et de médiums. Ciel et terre ne cessent de se toucher et d'interférer. L'enfant qui vient au monde est un des traits d'union qui les relient, un parmi d'autres. » Pierre Erny.Les Premiers Pas De L'enfant En Afrique Noire .L'harmattan.
A SUIVRE
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