Pour James Frazer et sa grande étude le Rameau D'or ,un des textes fondateurs de l'anthropologie , l'animisme premier nait dans un rapport au culte des arbres . S'inspirant en effet des travaux du théoricien de l'architecture et archéologue Karl Bötticher, Le culte des arbres chez les Hellènes, Frazer soutient que les premiers lieux de culte étaient les forêts. Pour Bötticher les arbres « étaient les premiers objets représentatifs et premiers temples des dieux ainsi que les dernières structures de culte » des « peuples préchrétiens .L'arbre lui-même était comme « un appareil religieux compréhensif » qui englobait la statue et la maison-temple du dieu. Il était clairement le symbole du recyclage de l'énergie ; ainsi les jeunes Grecs consacraient-ils à l'arbre leurs premiers poils de barbe. L'arbre se situait ainsi à la frontière entre la mort et la régénération, point médian entre les processus organiques et inorganiques car plusieurs dieux grecs seraient réincarnés sous forme d'arbre pour assumer définitivement une forme végétale (comme la métamorphose de Daphné en laurier).
Frazer retrace dans son Rameau d'or les origines et la persistance, à travers les âges et à travers le monde, du culte des arbres. Il en cite des exemples dans la Grèce et l'Italie anciennes, chez les peuples de race finno-ougrienne, les Scandinaves (Finlandais, Suédois) les Baltes. Il signale des vestiges du culte des arbres dans l'Europe moderne comme la plantation de l' « arbre de mai ». Il rapproche ce culte des croyances animistes répandues chez les Indiens d'Amérique du Nord, en Afrique orientale, aux îles Fidji. « Tout objet naturel a son esprit ou plus exactement son ombre. » Quelquefois ce sont seulement des espèces particulières d'arbres que l'on suppose habités par des esprits, ou bien cela se passe dans certaines conditions. La présence d'esprits des arbres entraîne une attitude de respect. Il est nécessaire de leur présenter des remerciements avant ou après la cueillette des fruits. Il y a lieu également de prendre des précautions pour les couper ou les abattre : il faut leur demander la permission ou leur demander pardon, leur faire des offrandes. « la conception des arbres et plantes comme des êtres animés abouti naturellement à les faire traiter comme mâles et femelles, que l'on peut marier l'un à l'autre au sens réel, et non seulement figuré et poétique du mot. » Ainsi Frazer relève des rites de mariage des arbres chez les Hindous, les Moluques, en Cochinchine,
C'est à travers cette vision de l'arbre comme demeure d'un esprit, que se ferait le passage de l'animisme au polythéisme, des pouvoirs spécifiques étant attribués aux esprits des arbres : amener la pluie ou le soleil, faire pousser les récoltes, multiplier les troupeaux, donner la fécondité aux femmes, exercer une influence protectrice contre les créatures malfaisantes.
« Quoi d'étonnant , écrit Frazer dans le Rameau d'or, que cet arbre dont ils recevaient tant de bienfaits jouât un rôle important dans leur religion et fût investi d'un caractère sacré ? » « Même lorsqu'il n'est pas fait mention d'esprits des bois, , nous pouvons en général supposer que lorsque des arbres ou des bosquets sont sacrés et inviolables, c'est parce qu'on croit qu'ils sont habités ou animés par des divinités sylvestres. »
En Europe, à l'époque préchrétienne, le phénomène le plus répandu était le culte du chêne, arbre généralement associé au dieu le plus puissant du panthéon. Pour Frazer, ce culte s'explique par le fait que le chêne était pour les Européens primitifs l'arbre à la fois le plus commun et le plus utile, fournissant bois de chauffage, bois de construction, nourriture aux porcs et même aux humains.
Plus tard Durkheim sera du même avis en estimant que la forêt est le lieu sacré initiatique pour les « postulants » de la tribu et que même « le mot par lequel on désigne l'initiation dans un certain nombre de tribus signifie ce qui est de la forêt .d'autre part tous ces auteurs voient le passage à d'autres formes de religiosité et de religion constituées lorsque la vénération du dieu succède à celle de l'arbre , du fétichisme au polythéisme.
« A l'aube de l'histoire, l'Europe était couverte d'immenses forêts primitives, au milieu desquelles les rares défrichements devaient ressembler à des îlots dans un océan de verdure. Jusqu'au premier siècle avant notre ère, la forêt s'étendait, à l'Est, depuis le Rhin, sur une distance énorme et inconnue : les Germains que questionna César avaient voyagé pendant deux mois dans cette forêt sans en atteindre la imite. Quatre siècles plus tard, elle fut visitée par l'empereur Julien, et la solitude, les ténèbres, le silence de ces lieux paraissaient avoir produit une immense impression sur sa nature sensible. Il déclara qu'il ne connaissait rien de pareil dans l'empire romain. »
« Grimm a tiré de l'examen des mots teutoniques signifiants temples, la conclusion vraisemblable que, chez les germains, les plus anciens sanctuaires étaient des bois naturels. Quoi qu'il en soit, le culte des arbres est bien prouvé pour les grandes familles européennes de la race aryenne. Le culte du chêne, chez les celtes et leurs Druides, est familier à chacun et leur ancien mot sanctuaire parait être à d'origine et de signification au latin Nemus, bois ou clairière, qui survit dans le mot Nemi."
"Les bois sacrés étaient communs chez les anciens germains, et le culte des arbres est à peine éteint chez leur descendants aujourd'hui. Nous pouvons nous rendre compte de l'importance qu'avait autre fois ce culte d'après le châtiment féroce que les anciennes lois des Germains infligeaient à ceux qui osaient arracher l'écorce d'un arbre encore debout.
« Les preuves abondent qui témoignent du culte des arbres dans la Grèce et l'Italie anciennes. Par exemple, dans le sanctuaire d'Esculape à Cos, il était défendu de couper les cyprès sous peine d'une amende de mille drachmes. Mais, nulle part, peut être, dans le monde ancien, cette pratique forme de religion ne s'est mieux conservée qu'au coeur de l'ancienne métropole. Sur le Forum, centre actif de la vie romaine, on adora, jusqu'à l'époque de l'Empire le figuier sacré de Romulus, et la nouvelle que son tronc se desséchait suffisait à répandre la consternation dans la ville. Sur la colline Palatine, poussait un cornouiller, que l'on regardait comme l'un des objets les plus sacrés de Rome. Toutes les fois qu'un passant croyait voir ses branches s'affaisser, il poussait des cris éperdus que répétaient des gens dans la rue, et bientôt l'on voyait toute une foule accourir à la débandade avec des seaux d'eau, comme s'ils se précipitaient, dit Plutarque, pour éteindre un incendie. »
« Chez les tribus de la race finno-ongrienne, en Europe, le culte païen avait lieu surtout dans des bosquets sacrés, qui étaient toujours entouré d'une clôture. Un bosquet sacré de ce genre consistait simplement en une clairière parsemée de quelques arbres sur lesquels on suspendait autrefois les peaux des victimes sacrifiées. Le centre du bois, du moins chez les tribus de la Volga, était l'arbre sacré auprès duquel tout cessait de compter. C'est devant cet arbre que les adorateurs s'assemblaient, et que le prêtre prononçait ses prières ; c'est au pied de l'arbre que l'on sacrifiait la victime, et ses branches servaient autrefois de chaire. On ne devait faire nulle taille, ni couper aucune branche dans ce bosquet et l'entrée en était généralement interdite aux femmes. »
« Dans la plupart des cas, sinon dans tous, l'esprit est incorporé à l'arbre ; il l'anime, et doit souffrir et mourir avec lui. Mais suivant une autre opinion, probablement postérieure, l'arbre n'est pas le corps, mais seulement la demeure de l'esprit de l'arbre, qui peut le quitter et y retourner à son gré. Les habitants de Siavo, île appartenant au groupe des Sangis, dans les Indes Orientales, croient en certains esprits agrestes qui habitent les forêts ou les grands arbres solitaire. A la pleine lune, l'esprit sort de sa retraite pour errer ici et là. il a une grosse tête, des jambes et des bras très longs et un corps énorme. »
« Ainsi, l'arbre est regardé quelquefois comme le corps, quelquefois simplement comme la demeure de l'esprit. Et lorsqu'on nous parle d'arbres sacrés qu'on ne doit pas couper parce qu'ils renferment les esprits, il n'est pas toujours possible de dire avec certitude comment on conçoit leur présence dans les arbres. Les Dayaks de la Côte désignent certains arbres comme sacrés parce qu'ils sont le séjour d'un ou de plusieurs esprits ; en abattre un serait provoquer la colère de l'esprit qui pourrait se venger en envoyant une maladie au bûcheron sacrilège. On a vu les Battas de Sumatra refuser de couper certains arbres sous prétexte qu'ils étaient la demeure de puissants esprits que cette offense fâcherait. Aux Indes, les Larkas Kols croient que le sommet des arbres est habité par les esprits des arbres qui se vengeront si on les dérange en abattant les arbres. Les Parahiyas, tribu davidienne de Mirzapour, croient que les esprits malfaisants vivent dans le sâls, pipals et mahuas ; ils font des offrandes à ces arbres et refusent de grimper dans leurs branches. »JAMES FRAZER. OP.CITE
Ce « primitivisme n'est pas que le fait de l'anthropologie des sociétés et de religions au 19ème siècle, contemporain de la pensée coloniale ,il est encore présent de nos jours dans les conceptions du psychisme. Il est parfois moins « subtil » que les reconstitutions de Taylor dont on a vu les recherches étymologiques sur la respiration. . Une vision évolutionniste et linéaire de stades du développement assimile toujours primitivité et enfance et reprend pour ces derniers les préjugés courant sur l'animisme.. Freud par exemple reste tributaire de ces stades et fait lui aussi de l'animisme le premier stade des religions. L'humanité, selon lui, a produit, au cours des temps, trois systèmes de pensée ou trois grandes visions du monde : l'animisme (mythologique), la religieuse, la scientifique.
Outre toute une mythologie sur la horde primitive, le meurtre du père et l'instauration des totems, c'est dans le chapitre « Animisme, Magie Et Toute-Puissance Des Pensées » de Totem Et Tabou que Freud relie animisme et pensée magique s'inspirant de Frazer et proposant l'explication habituelle qui échappe à toute testabilité. Puisant dans les désirs de l'homme, surestimant les actes psychique, la magie serait la part la plus significative de la technique animiste. Elle " doit servir aux fins les plus variées : soumettre les phénomènes de la nature à la volonté de l'homme, protéger l'individu contre les ennemis et les dangers, et lui donner le pouvoir de nuire à ses ennemis ". Ce que l'homme instaurerait par voie magique n'adviendrait que parce qu'il le désire. Freud ajoute que les processus à l'œuvre dans la magie (ressemblance, contiguïté) sont la preuve de son absurdité, oubliant par-là que ce sont eux qu'il met en œuvre dans la cure psychanalytique (principe de libres associations).. Que le langage guérisse en effet, tout nganga ou chaman le postule aussi à l'instar du psychanalyste . Le principe qui régit la magie serait celui de la toute-puissance des pensées, stade narcissique caractéristiques de l'enfant ,du « primitif » et du névrosé. L'animisme des sociétés traditionnelles relèverait ainsi de la névrose obsessionnelle..
[Le psychologue suisse Jean Piaget a introduit, pour sa part le concept d'animisme dans la psychologie du développement. Le comportement d'enfants serait animiste lorsqu'ils attribuent à des objets inanimés des facultés psychiques, telles que la perception, la connaissance, le savoir ou la conscience, la volonté, etc. pour vivre avec eux comme avec des êtres qui ont quelque chose de personnel Ainsi, les enfants considèrent qu'on peut faire mal à une pierre en lui donnant un coup de pied ou que si le soleil brille, c'est avec l'intention expresse de nous réchauffer. Dans ce contexte on parle d'animisme psychique.
« La pensée de l'enfant part d'une indifférenciation entre les corps vivants et les corps inertes,faute de criterium pour faire la distinction. Pour nous, ou plutôt pour le sens commun adulte, deux sortes de critères permettent cette distinction. C'est d'abord le fait que les corps vivants naissent, croissent et meurent. Or, chose intéressante, les enfants que nous avons vus n'ont jamais invoqué ce critérium. Parfois, il est vrai, l'enfant nous dit que les plantes "poussent" mais c'était pour lui une manière de concevoir qu'elles sont animées d'un mouvement propre, et le mouvement de croissance était ainsi mis sur le même plan que le mouvement des nuages ou des astres. Bien plus, nous verrons en étudiant l'artificialisme enfantin, que, pour l'enfant, presque tous les corps naissent et croissent : les astres "naissent" et "poussent", les montagnes, les cailloux, le fer "poussent" etc. Les faits montrent assez que le mode d'apparition et de croissance des corps ne peut servir à l'enfant de critère pour distinguer le vivant de l'inerte. Il y a, de ce point de vue, continuité parfaite entre tous les êtres de la nature. »
Aussi ne peut-on s'étonner que nos enfants du 3ème stade (ceux précisément qui définissent la vie par le mouvement propre) soient encore incapables de faire la différence entre le mouvement apparemment spontané des astres, du vent etc... et le mouvement des animaux". (Jean Piaget - La représentation du monde chez l'enfant).
Pour certains auteurs contemporains( Tim Ingold, Graham Harvey, David Abram,) la pensée occidentale est passée à côté de l'animisme et donc des sociétés traditionnelles assimilées à la sauvagerie ou à la barbarie(le barbare c'est d'abord celui qui croit à la barbarie dira Lévi-Strauss.)
Pour ces penseurs, en lieu et place d'un dualisme entre homme et nature, entre sujet et monde, entre esprit et matière, une dialectique de notre rapport vécu au monde doit renoncer à prendre appui sur une Nature qui serait homogène, unidimensionnelle, construite par la seule rationalité. Qu'est-ce, en effet, que la Nature se demandent-ils si ce n'est l'ensemble des éléments primordiaux, des lieux et des milieux, qui n'existent que dans un continuum entre le moi et le non-moi et ne se disent qu'au pluriel. Chaque individu, groupe ou société ne vit et ne se développe que dans un milieu idiosyncrasique, un paysage de matières et de formes, qui devient aussi son pays, sa demeure, sa maison onirique. David Abram dans son analyse de « Comment La Terre S'est Tue » explicite que certains fondements de notre culture, philosophique et religieuse, sont venus venue de notre séparation d'avec la terre et de notre condescendance envers les autres espèces animées, quand ce n'est pas leur extermination pure et simple.il oppose cette culture à celle, animiste et chamanique, des peuples « premiers ». Le chaman est ainsi pour lui celui qui possède une réceptivité accrue aux sollicitations signifiantes des êtres animés, chants, gestes, cris qui proviennent « d'un champ plus vaste, qu' humain » .
Francis Affergan ,dans Exotisme Et Réalité a fortement marqué ce qu'il appelle l'échec de l'anthropologie qui aurait été de ne pas savoir penser l'altérité tout en prétendant le contraire, en la confondant avec la simple différence. La différence en effet peut se penser commodément en terme quantitatif, de plus ou de moins, et peut s'étalonner sur une échelle de temps et de valeur,(ce que sonr les exemples qu'on vient de voir) ; les sociétés « exotiques » étant d'entrés saisies en terme négatif ». Le différent pouvait ainsi s'appréhender en terme de primitif, d'archaïque par apport au civilisé ou de manque (technologie)
L'exemple que donne Francis Affergan étant celui du marqueur retenu par les premiers voyageurs ou conquistadores en contact avec l'Autre : l'absence de vêtements, la nudité, en contraste avec les vêtements espagnols, censés être marques de la culture.(la remarque pourrait s'appliquer aussi d'une autre façon , aux vêtements en peau animale).On est au fondement de l'opposition nature /culture, de l'idée de sauvage. Ainsi Darwin , lors de l'expédition du Beagle , considère-t -il les indiens de La Terre De Feu , vêtus d'une seule peau de guanacos , comme inférieurs à l'animalité. Or ces indiens possédaient pourtant un riche théâtre mythologique qui est resté totalement inaperçu du naturaliste. Pour Francis Affergan il faut renverser le propos et penser en terme d'altérité, renoncer à une fausse objectivité qui classe raisonne toujours par rapport à nos étalons de mesure ;ainsi quand on parle d'ethnies, de clans , de tribus,. La connaissance est d'abord une création , résultant d'une intersubjectivité ,d'une rencontre dont les modes de communication et de perception déterminent le contexte du savoir
Si la part d'opacité reste bien sûr celle de l'autre, elle est aussi celle de chacun de nous, donc de l'ethnologue, alors que tout se passait comme s'il n'en avait pas .Pour l'auteur, une culture n'est jamais transparente à une autre. La culture rencontrée n'est pas d'emblée identifié, mais identification donc tentative, toujours remise à l'œuvre et toujours avortée, d'associer et de « faire correspondre des modes d'existence à des apparitions humaines. » C'est pourquoi selon lui, on ne peut faire l'économie de l'identité de l'anthropologue ; la conscience « exotique » doit fonctionner sur un double registre, celui du souci de l'autre et en même temps de l'interrogation sur soi et les fondements de sa pensée, scientifique par exemple.
Comme l'a écrit J. Monod, dans la conclusion de Hasard et Nécessité, la vieille alliance entre l'homme et la nature serait rompue avec l'avènement de la pensée scientifique : tout ce qui était de l'ordre du sensible et qui mêlait sens et valeur à la perception, ce qui est sans doute le propre de l'animisme : "L'ancienne alliance est rompue ; l'homme sait enfin qu'il est seul dans l'immensité indifférente de l'Univers d'où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n'est écrit nulle part. À lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres".
Notre modèle, fondé sur la rationalité , a donc aussi une histoire se constituant au 17ème et 18eme avec le cartésianisme et les Lumières, la naissance de l'évolutionnisme et de l'idée de progrès , triomphant au 19eme avec le positivisme ; encore dominant notre époque(sous la forme de la rationalité économique) quoique plus discuté, voire déconstruit. La suite de ce propos est justement de marquer une réappropriation de l'animisme chez des auteurs contemporains et sous une toute autre forme, celle de la pensée écologique ,suite à une remise en question critique des paradigmes de la pensée héritière de la tradition.
Il fut ainsi un moment historique galiléo-cartésien qui se substitua au cosmos antique. L'arrangement entre les êtres y a été brisé pour engendrer deux sphères étrangères et incompatibles, l'univers matériel inhumain et l'homme spirituel hors univers. Cette culture savante se détacha de celle populaire, disqualifiée en crédulité mais qui continua à subsister pourtant jusqu'à nos jours, nouant les commerces en tout genre avec une nature vivante et animée, avec les esprits et les morts , les sorciers et voyants ,les saints et les personnages divins. D'où désormais une prétention de la science naturelle à apporter une explication des processus grâce à un double désengagement de l'observateur par rapport au monde. Le premier établit une division entre l'humanité et la nature; le second une division, à l'intérieur de l'humanité, entre les peuples «autochtones» ou «indigènes», qui vivent dans des cultures autres , et les Occidentaux éclairés.Ceux ci transcenderaient toute forme de culture par la supériorité de la raison abstraite ou universelle, se distinguant par là des connaissances des peuples traditionnels , dont la pensée serait d'une certaine façon demeurée figée et limitée par les contraintes et les conventions de la tradition. .
Michel Foucault a justement tracé les différentes épistème de la pensée occidentale. Celle de la Renaissance était, nous, l'avons peut-être oublié ,encore animiste et consistait toujours à déchiffrer les signes que nous livrait la nature. En quête de similitudes, elle multipliait ainsi les analogies, les sympathies et les convenances. La Renaissance était un monde géopoétique où subsistait le merveilleux . Ainsi Kepler était –il à la fois astronome et astrologue , observateur rigoureux auprès de Ticho-Brahe, défenseur de la pensée de Copernic et ,à la fois celui qui voulait ,héritier de l'ésotérisme pythagoricien, saisir la musique des sphères et bâtir une image du cosmos autour de solides parfaits. L'Age classique va substituer d'autres fondements du savoir autour de trois notions, l'ordre (mathématique) la taxinomie et la genèse…les trois constituant un art du discernement , fait d'analyses et de dénombrements.
L'activité de l'esprit ne consistera donc plus à rapprocher les choses entre elles, à partir en quête de tout ce qui peut déceler en elles comme une parenté, une attirance, ou une nature secrètement partagée, mais au contraire à discerner : c'est-à-dire à établir les identités, puis la nécessité du passage à tous les degrés qui s'en éloignent. En ce sens, le discernement impose à la comparaison la recherche première et fondamentale de la différence : se donner une représentation distincte des choses, et saisir clairement le passage nécessaire d'un élément de la série a celui qui lui succède immédiatement. M.Foucault .les Mots et les Choses.
La figure tragi-comique de Don quichotte, sa folie, (son manque de discernement), marquerait ainsi le passage. Une quête nourrie de livres qui ne sont plus la marque des choses, quête du merveilleux, d'un univers de géants ,de fées et d'esprits ,dans ce qui n'est plus qu'un monde prosaïque.
Par la même nécessité, ce savoir devait accueillir à la fois et sur le même plan magie et érudition. Il nous semble que les connaissances du XVIème siècle étaient constituées d'un mélange instable de savoir rationnel, de notions dérivées des pratiques de la magie, et de tout un héritage culturel dont la redécouverte des textes anciens avait multiplié les pouvoirs d'autorité. Ainsi conçue, la science de cette époque apparaît dotée d'une structure faible; elle ne serait que le lieu libéral d'un affrontement entre la fidélité aux Anciens, le goût pour le merveilleux, et une attention déjà éveillée sur cette souveraine rationalité en laquelle nous nous reconnaissons…. Le monde est couvert de signes qu'il faut déchiffrer, et ces signes, qui révèlent des ressemblances et des affinités, ne sont eux-mêmes que des formes de la similitude. Connaître sera donc interpréter aller de la marque visible à ce qui se dit à travers elle, et demeurerait, sans elle, parole muette, ensommeillée dans les choses, « Nous autres hommes, écrit paracelse nous découvrons tout ce qui est caché dans les montagnes par des signes et des correspondances extérieures; et c'est ainsi que nous trouvons toutes les propriétés des herbes et tout ce qui est dans les pierres. Il n'y a rien dans la profondeur des mers, rien dans lesIl n'y a rien dans la profondeur des mers, rien dans les hauteurs du firmament que l'homme ne soit capable de découvrir. Il n y a pas de montagne qui soit assez vaste pour cacher au regard de l'homme ce qu'il y a en elle; cela lui est révélé par des signes correspondants ». La divination n'est pas une forme concurrente de la connaissance; elle fait corps avec la connaissance elle-même…..
…. On voit que ces trois notions — mathesis, taxinomia, genèse — ne désignent pas tellement des domaines séparés, qu'un réseau solide d'appartenances qui définit la configuration générale du savoir à l'époque classique. La taxinomia ne s'oppose pas à la mathesis : elle se loge en elle et s'en distingue; car elle aussi est une science de l'ordre, — une mathesis qualitative. Mais entendue au sens strict, la mathesis est science des égalités, donc des attributions et des jugements; c'est la science de la vérité; la taxinomia, elle, traite des identités et des différences; c'est la science des articulations et des classes; elle est le savoir des êtres. De même la genèse se loge à l'intérieur de la taxinomia, ou du moins trouve en elle sa possibilité première. Mais la taxinomia établit le tableau des différences visibles; la genèse suppose une série successive; l'une traite les signes dans leur simultanéité spatiale, comme une syntaxe; l'autre les répartit dans un analogon du temps comme une chronologie. . M.Foucault .les Mots et les Choses.
C'est ainsi que va s'opérer ce qu'on a appelé le Grand Partage : coupure des mots et des choses, de la nature et de la culture ; va s'opérer une séparation des domaines, les sciences, la religion et les arts(le mot art englobant à l'origine toutes les manières de faire,pour devenir les Beaux arts, une recherche de la beauté pour elle-même, « finalité sans fin » dira Kant et de la contemplation) .Séparation des causes et des lois d'une part, de la finalité et de sens d'autre part, du subjectif et de l'objectif, de l'esprit et du corps, de la raison ou la foi. . Bachelard a montré que l'esprit véritablement scientifique se forme par la délimitation et la spécialisation des domaines et surtout la coupure épistémologique, une épuration,de tout ce qui est affectivité, opinion, imaginaire, croyance.
Pour prendre un exemple, La médecine scientifique est par exemple née de la rupture avec l'ancienne théorie des humeurs, de la coupure cartésienne de l'âme, esprit ou psychisme(l'intériorité) et de l'extériorité le corps/machine qu'on peut scientifiquement démonter, disséquer, et réparer .La conséquence est que la maladie concerne un corps en tant que seul être biologique « elle colle le symptôme à la personne » dit Tobie Nathan, disjoint du tout que constitue la personne et son environnement naturel et social. Paradoxalement, dans ce paradigme de la maladie, la guérison n'est plus à elle seule un critère si elle ne s'accompagne pas d'une mise en évidence expérimentale des causes( ainsi les débats sur l'homéopathie).
Le tournant fut la controverse autour de Mesmer au 18ème où s'inventa la notion de charlatan. Messmer (un des pères de l'hypnose) obtenait des effets thérapeutiques réels(comme en obtiennent chamans et nganga ainsi que les désorceleurs de nos bocages) par des « bains magnétiques »mais s'avéra incapable de prouver expérimentalement sa théorie d'un magnétisme animal universel.De nos jours on constate un « effet placebo » , comme une part d'irrationnel qu'on mesure simplement pour l'écarter des test, qualifiant ainsi un genre de guérison dont on ne sait pas donner une explication scientifique
. La pensée encore aujourd'hui largement dominante est une pensée de la séparation qui procède à une organisation binaire de notre espace mental ainsi qu'à une répartition dualiste des gens et des genres : le civilisé et le barbare, l'humain et l'inhumain, la nature et la culture, les aborigènes et les allogènes, le corps et l'esprit, le ludique et le sérieux, le sacré et le profane, l'émotion et la raison, l'objectivité et la subjectivité [...] ou encore entre l'abstrait et le concret, le général et le particulier (Laplantine et Nouss 1997: 73).
La pensée Kantienne, théoricienne des possibilités du savoir rationnel est d'abord une pensée des limites de la raison dont on a montré((Deleuze et Guattari ) qu'elle se fondait sur une pensée du territoire : dans les deux cas on marquait un territoire stable , par l'établissement de frontières. L'empire du vrai, que les auteurs de Géophilosophie déconstruisent avait auparavant la même nécessité de stabilité que les frontières du pouvoir impérial romain ou Chinois . L'arpenteur était une fonction officielle et importante de l'empire chinois.Cet empire sera le dualisme Galileo- cartésien : d'une part l'espace intérieur d'un sujet autarcique , de l'autre un espace extérieur vide , qu'on ne nomme plus nature parce que la physis des grecs était encore puissance de métamorphose et de création mais une simple « étendue » physico-mathématique qu'on peut seulement mesurer et construire. Le savoir et le pouvoir vont ainsi se tracer une ligne qui délimitait les corps et les esprits, rendant étrangers les uns aux autres tous les êtres, et les enfermant dans les frontières des classifications , les genres ,les espèces , les ethnies, comme l'écrit Deleuze : « Le monstre à deux têtes affirme simultanément un monde sans hommes, mathématique, glaciaire, désert, invivable, et un homme sans monde, hautain, spectral, pur esprit » . Aussi la quête de l'arpenteur de Kafka devient sans objet: un titre officiel mais inutile , sans tâche particulière, reçu d'un pouvoir inconnu lointain dans un monde où les châteaux ne sont plus que des bâtisses mais toujours hors de portée comme si l'espace s'évanouissait à chaque pas.
A l'inverse la pensée post kantienne retrouvera le pouvoir de créativité et de métamorphose de la « pensée sauvage », pensée multidimensionnelle. Son modèle anthropologique ne sera plus 'l'arpentage, ordre et mesure mais le tissage ,le travail d'Arachné. On se souvient que celle-ci était dans le mythe grec tisserande plus habile que la déesse Athénée, pourtant patronne de la sagesse rationnelle . Par vengeance, celle-ci l'avait métamorphosée en araignée, l'établissant ainsi celle comme celle qui tisse et établit des liens entre les mondes en y jetant ses fils. Une telle pensée , inspirée de l'araignée est un labyrinthe à la Borges (ou encore le jeu de ficelles où sont si habiles les Inuit) : couper et nouer, tisser des chemins ,configurer des mondes possibles et des temps possibles.
Cette part de la philosophie postkantienne a réagi à la désertification du cosmos en retissant les multiples fils coupés, de la matière à la vie, des vivants aux hommes, des choses aux hybrides, en s'écriant d'une seule voix « fidélité à la Terre », au repeuplement de la terre. Vaste chantier. Donner voix à la pluralité des êtres, et dire comment ils sont nécessairement apparentés. Réhabiliter des mondes de connaissances centrées sur l'altérité comme l'intuition, la sympathie, la participation, la résonance, la relation. Accueillir des processus rendant compte des passages, des transformations, des déformations, des captures, des préhensions, des participations, des possessions. Il fallait avant tout faire sentir la continuité des êtres, leur invisible et insensible apparentement. C'est le moment de « l'anthropomorphisme supérieur », comme je l'ai défendu, où l'homme n'a plus le statut d'exception mais entre en résonance avec les figures autres, dans une secrète parenté avec le monde. Pierre Montebello.Metaphysiques Cosmophores.
La Pensée Sauvage de Lévi-Strauss avait déjà introduit une certaine rupture avec l'ethnologie traditionnelle. Le titre ironique ne se réfère pas à la pensée des sauvages ,comme on pourrait le penser mais à une fleur, Viola Tricolor. Il symbolise une logique autre que celle des concepts, celle qui s'appuyer sur la nature et ses formes sensibles pour penser des rapports culturels (les clans, la parenté ).Si, affirme l'auteur il n'existe pas de pensée des sauvages, il existe bien cette pensée sauvage en chacun de nous que la fleur est là pour rappeler . Pour expliciter cette pensée , l'auteur oppose deux modèles : celui du bricoleur et celui de l'ingénieur.
Le modèle de l'ingénieur fait ici référence à l'homme cartésien, « maître et possesseur de la nature », séparé de la matière sensible par son interiorité et qui applique sur le réel des concepts et des stuctures opératoires pour le mettre en ordre: il y a bien pourtant ,pour Lévi-Strauss ,une pensée classificatoire chez le bricoleur, qui n'est pas une pensée universelle par purs concepts mais une pensée médiane « à mi-chemin entre des percepts et des concepts », car le bricoleur se contente de disposer autrement un ensemble d'éléments déjà formés(la diversité des matériaux qui ont déjà servi et qui peuvent encore servir) et de lui donner ainsi une autre signification. C'est donc une pensée interne au sensible, produite par les différences observables dans le sensible, qu'elle combine dans des classifications, à chaque fois hétérogènes, dans une « logique de l'hétéroclite ».Ainsi s'opèrerait le passage de la nature à la culture.. Par exemple les totems animaux ou végétaux serviront à distinguer les clans. Cette pensée est inconsciente , anonyme, venue de plus loin que le sujet, issue des hasards de l'histoire et de l'environnement propre à chaque société. Notons que le concept de bricolage est un outil anthropologique pour penser les syncrétismes.Surtout si les classifications (totémisme , mythes,) sont particulières à une culture , elle reflètent toutes l'activité générale de l'esprit humain et pour l'auteur finalement le fonctionnement du cerveau.
« Chaque chose sacrée doit être à sa place », notait avec profondeur un penseur indigène On pourrait même dire que c'est cela qui la rend sacrée, puisqu'en la supprimant, fut-ce par la pensée, l'ordre entier de l'univers se trouverait détruit ; elle contribue donc à le maintenir en occupant la place qui lui revient. Les raffinements du rituel qui peuvent paraître oiseux quand on les examine superficiellement et du dehors, s'expliquent par le souci de ce qu'on pourrait appeler une« micro-péréquation» : ne laisser échapper aucun être, objet ou aspect, afin de lui assigner une place au sein d'une classe. c'est qu'il existe deux modes distincts de pensée scientifique, l'un et l'autre fonction, non pas certes de stades inégaux du développement de l'esprit humain, mais des deux niveaux stratégiques où la nature se laisse attaquer par la connaissance scientifique : l'un approximativement ajusté à celui de la perception et de l'imagination, et l'autre décalé ; comme si les rapports nécessaires, qui font l'objet de toute science — qu'elle soit néolithique ou moderne — pouvaient être atteints par deux voies différentes : l'une très proche de l'intuition sensible, l'autre plus éloignée. Tout classement est supérieur au chaos ; et même un classement au niveau des propriétés sensibles est une étape vers un ordre rationnel.
Si l'on demande de classer une collection de fruits variés en corps relativement plus lourds et relativement plus légers, il sera légitime de commencer par séparer les poires des pommes, bien que la forme, la couleur et la saveur soient sans rapport avec le poids et le volume ; mais parce que les plus grosses, parmi les pommes, sont plus faciles à distinguer des moins grosses, que si les pommes demeurent mélangées avec des fruits d'aspect différent. On voit déjà par cet exemple que, même au niveau de la perception esthétique, le classement a sa vertu.
Or, le propre de la pensée mythique est de s'exprimer à l'aide d'un répertoire dont la composition est hétéroclite et qui, bien qu'étendu, reste tout de même limité ; pourtant, il faut qu'elle s'en serve, quelle que soit la tâche qu'elle s'assigne, car elle n'a rien d'autre sous la main. Elle apparaît ainsi comme une sorte de bricolage intellectuel, ce qui explique les relations qu'on observe entre les deux
La comparaison vaut d'être approfondie, car elle fait mieux accéder aux rapports réels entre les deux types de connaissance scientifique que nous avons distingués. Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l'ingénieur, il ne subordonne pas chacune d'elles à l'obtention de matières premières et d'outils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s'arranger avec les « moyens du bord », c'est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d'outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l'ensemble n'est pas en rapport avec le projet du moment, ni d'ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d'enrichir le stock, ou de l'entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures. pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que « ça peut toujours servir ».
le propre de la pensée mythique, comme du bricolage sur le plan pratique, est d'élaborer des ensembles structurés, non pas directement avec d'autres ensembles structurés , mais en utilisant des résidus et des débris d'événements : « odds and ends », dirait l'anglais, ou, en français, des bribes et des morceaux, témoins fossiles de l'histoire d'un individu ou d'une société ». CL. Lévi-Strauss .la Pensée Sauvage
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