Dans Par-delà Nature et Culture, chaque contexte historique et social dispose, de moyens originaux pour produire un système de relations, d'identités et de différences, de continuités et de discontinuités : c'est particulièrement le cas de ce qu'on a appelé le modèle amazonien.
Philippe Descola développe sa problématique de l'identification en posant l'hypothèse que « tout humain se perçoit comme une unité mixte d'intériorité et de physicalité, état nécessaire pour reconnaître ou dénier à autrui des caractères distinctifs dérivés des siens propres » Par « intériorité », il faut entendre ce que l'on appelle « d'ordinaire l'esprit, l'âme ou la conscience — intentionnalité, subjectivité, réflexivité, affects, aptitude à signifier ou à rêver » et par « physicalité », « l'ensemble des expressions visibles et tangibles » (la forme extérieure, la substance, les processus physiologiques mais aussi le tempérament ou la façon d'agir dans le monde) des dispositions qui résultent « des caractéristiques morphologiques et physiologiques » d'une entité.
Sur la base de cette perception de soi, l'être humain va pouvoir reconnaître ou dénier à autrui (humain ou non) la même intériorité ou la même physicalité. Partout présente, cette dualité de l'intériorité et de la physicalité va autoriser un nombre très réduit de combinaisons : « face à un autrui quelconque, humain ou non humain, je peux supposer soit qu'il possède des éléments de physicalité et d'intériorité identiques aux miens, soit que sa physicalité et son intériorité sont distinctes des miennes, soit encore que nous avons des intériorités similaires et des physicalités hétérogènes, soit enfin que nos intériorités sont différentes et nos physicalités analogues »
Dans l'animisme amazonien en particulier chez les Achuars, qu'étudie plus particulièrement PH. Descola, les humains et non-humains se rapprochent par une même intériorité, mais diffèrent par leur physicalité (leur morphologie extérieure par exemple). L'animisme est ainsi « l'imputation par des humains à des non-humains d'une intériorité identique à la leur ». « La similitude des intériorités autorise donc une extension de l'état de culture aux non-humains » Si bien que pour les Makuna d'Amazonie colombienne par exemple, les animaux et les plantes ont une « essence spirituelle » commune.La culture n'est pas le propre des humains, puisque les animaux et les plantes la possèdent aussi. Pour les Indiens, ce n'est pas donc pas la dimension subjective qui forme le noyau de l'humain dont on voit qu'elle est largement distribuée pour eux. Dire d'un individu qu'elle est une personne c'est lui attribuer la qualité de membre d'une communauté
« Toutes les entités humaines et non-humaines incluses à l'intérieur d'une classe d'existants partagent un ensemble d'attributs identiques relevant à la fois de l'intériorité et de la physicalité, les différences de morphologie n'étant pas perçues comme un critère suffisant pour procéder à des discriminations ontologiques internes aux classes. » ( Par-Delà Nature Et Culture p. 328)
Les termes indiens désignant la personne ou l'être humain dénotent ainsi en premier les membres du groupe ethnique ou tribal auquel appartient l'énonciateur, ou encore ceux de son groupe local, voire de sa parenté, à l'exclusion de tous les autres. Les seules vraies personnes sont donc celles que le locuteur reconnaît comme «non autres», ce sont ses semblables ou ses parents. Mais paradoxalement, les termes indigènes ont aussi une acception plus large que les nôtres, car ils incluent bien d'autres êtres que les seuls humains. Les Indiens sont enclins à anthropomorphiser toutes sortes d'entités non humaines, à se les figurer et éventuellement à les représenter sous une forme humaine. Le même terme peut donc désigner tantôt les seuls membres du cercle de famille de l'énonciateur, tantôt l'ensemble des entités susceptibles de dire «je», dans son extension la plus large.
Dans ce dernier cas, le domaine de l'humain excède largement le monde des hommes. « L'appartenance au genre humain est élastique dans son extension et fluctuante dans le temps » dit Philipe Descola.
La «personne» représente donc un morceau de société avant d'être un individu avec un destin et un caractère individuels. Aussi l'idée de société prend elle un sens très différent de celui que nous lui donnons (agrégat d'individus qui, à la suite d'un «contrat», s'accordent pour vivre ensemble ; communauté librement choisie par ses membres.) Rien de tel chez les Indiens d'Amazonie : le modèle du collectif auquel il faut être affilié pour être humain est celui de l'espèce naturelle, selon le principe «qui se ressemble s'assemble». Toute espèce, tout collectif formé par des existants unis par l'apparence .
Descola va donc préciser cette notion de collectif reposant sur diverses relations et modes d'identification (les relations de dons prédation, don, échange).un collectif englobe humain et non humain.
« Par collectif, un concept emprunté à Bruno Latour, il faut entendre une manière de réunir des humains et des non-humains dans un réseau de relations spécifiques, par contraste avec la notion de société, laquelle ne s'applique en droit qu'à l'ensemble des sujets humains, détachés de ce fait du tissu des rapports qu'ils entretiennent avec le monde des non-humains.
Afin d'éviter cette ségrégation, qui n'a pas de sens chez la plupart des non modernes, il faut donc traiter sur un pied d'égalité les principes qui permettent aux humains et aux non-humains de se rassembler dans un ensemble commun…. Afin de mener à bien cette tâche il fallait donc, pour chaque mode d'identification, s'interroger sur la distribution des existants dans les collectifs : qui est rangé avec qui, de quelle façon, et pour quoi faire ? On commença par l'examen du type de collectif que l'animisme rend possible. Dans ce système, les membres de toutes les espèces dotées d'une intériorité analogue à celle des humains sont réputés vivre au sein de collectifs possédant une structure et des propriétés identiques. Mais ces collectifs, tous intégralement « sociaux » et « culturels », se distinguent les uns des autres par le fait que leurs membres ont des morphologies et des comportement distincts. Chaque collectif est donc équivalent à une tribu-espèce qui entretient avec les autres tribus-espèces des rapports de sociabilité du même genre que ceux qui ont cours au sein du collectif humain qui prête son organisation interne, son système de valeurs et son mode de vie aux collectifs de personnes non humaines avec lesquels il interagit.
Un « collectif » ainsi défini ne coïncide pas nécessairement avec une « société », une « tribu », ou une « classe », termes embarrassants par la clôture substantive qu'ils impliquent ; il se caractérise avant tout par la discontinuité introduite à son pourtour du fait de la présence ostensible à proximité d'autres principes de schématisation des rapports entre les existants. »
Par exemple, le schème de relation dominant chez les Nuer, en Afrique de l'Est, est la protection. Le bétail est en effet perçu tout à la fois comme tributaire des humains pour sa reproduction, son alimentation et sa survie et comme si étroitement lié à eux qu'il en devient une composante acceptée et authentique du collectif. les animaux sont bien dans ce cas des membres de plein droit du collectif
Ainsi la corporéité humaine et la subjectivité ou la vie intérieure découlent de la qualité de membre d'un collectif. En effet, être une personne, donc un membre d'une société, c'est posséder de ce fait les dispositions à s'engager dans différentes formes d'interaction avec autrui, et c'est aussi avoir le corps qui va avec.
« l'aptitude à interagir verbalement, la conscience d'avoir (et de voir chez ses semblables) un corps de type humain doté de parures, de peintures et d'ornements, les savoir-agir sur autrui et sur la matière, le savoir «métaphysique» - constitue l'intériorité de ce «membre d'un collectif» qu'est la «personne» telle qu'elle est conçue par les Amazoniens. Un sujet amazonien ou un humain, en résumé, est un être qui a les propriétés corporelles, les dispositions et les aptitudes nécessaires pour développer des relations avec ses congénères. Sa subjectivité n'a pas grand-chose à voir avec cet espace privé, opaque à autrui, antérieur à tout façonnage culturel et social que nous associons à l'esprit. Son intériorité est constituée précisément par cet ensemble de choses que nous regroupons sous le terme de culture, l'essence à nos yeux d'un domaine public, partagé par tous. Alors que pour nous la culture ressortit au domaine de la convention, de la règle et de l'artifice, en un mot de la variabilité, du point de vue indigène, elle est un attribut naturel de la sociabilité d'espèce et pas du tout un choix collectif circonstances historiques ou de déterminismes issus du milieu naturel. Tout ce qui la compose est inhérent à la sociabilité partagée par les individus - fussent-ils des animaux de telle espèce, des esprits ou de simples humains - qui se reconnaissent et sont reconnus par d'autres comme semblables. » Philippe Descola .Par-Delà Nature Et Culture
Or il existe à l'évidence une multitude de corps : celui des agoutis, celui des moustiques, celui des aras, celui des jaguars, bref, l'ensemble de ceux incarnés par les différentes espèces. La différenciation physique entre sujets virtuels – dont on vient de voir qu'ils étaient tous semblables, tous humains, par l'intériorité - c'est ce que va penser la mythologie. Celle-ci postule l'existence, au commencement d'une seule collectivité dans laquelle se trouvaient réunis humains, animaux et plantes, plus exactement l'ensemble des « personnes » « virtuelles » avant leur différenciation corporelle. à ce stade » pré-naturel » mis en scène dans les mythes, tous les existants étaient encore unifiés par leur partage d'une humanité commune, « humanité » étant ici synonyme de culture.( ils possédaient aussi en potentialité la prédation du jaguar, le chant des oiseaux, les habitudes du pécaris). Il était donc normal qu'Engoulevent fît la cuisine, que Colibri défrichât des jardins ou que Martinet chassât à la sarbacane. En ce temps-là, tous plantes maîtrisaient les arts de la civilisation, communiquaient entre eux sans entrave et se conformaient aux grands principes de l'étiquette sociale. Pour autant qu'on puisse en juger, leur apparence était humaine, et seuls quelques indices — leur nom, des comportements bizarres — témoignaient de ce en quoi ils allaient se transformer.
Les récits racontent comment par la suite, généralement en raison souvent d'un banal incident, cette communauté s'est morcelée à mesure que les différentes espèces acquéraient leur forme et leur profil éthologique et s'y enfermaient, sans plus pouvoir communiquer entre elles ni se percevoir comme semblables, sauf dans des circonstances exceptionnelles
« Les mythes amérindiens n'évoquent donc pas le passage irréversible de la nature à la culture, mais bien plutôt l'émergence des discontinuités « naturelles » à partir d'un continuum « culturel » originaire au sein duquel humains et non-humains n'étaient pas nettement distingués. Ce grand mouvement de spéciation n'aboutit pas pour autant à la constitution d'un ordre naturel identique à celui qui nous est familier puisque, si les plantes et les animaux ont désormais des physicalités différentes de celle des humains — et donc des mœurs qui correspondent à l'outillage biologique propre à chaque espèce —, ils ont aussi pour la plupart conservé jusqu'à présent les facultés intérieures dont ils jouissaient avant leur spéciation : subjectivité, conscience réflexive, intentionnalité, aptitude à communiquer dans un langage universel, etc. Ce sont donc des personnes, revêtues d'un corps animal ou végétal dont elles se dépouillent à l'occasion pour mener une vie collective analogue à celle des humains ». PHILIPPE DESCOLA . OP.CITE
. Au « temps du mythe » tous les sujets avaient accès à la gamme entière des ressources corporelles, où chacun disposait d'un corps .Vint la spéciation, et chaque classe d'êtres hérita d'un fragment seulement de ce corps primordial tout puissant, fragment condensé dans un corps d'espèce particulier articulé à un monde lui aussi particulier. Après la dissolution du collectif primordial, « les manières de vivre « deviennent hermétiques les unes aux autres parce qu'' associées des régimes corporels ou des comportements distincts, c'est-à-dire des manières différentes d'habiter le monde et donc de le percevoir(perpectivisme ): à chaque corps correspond un environnement à la fois physique et social - un monde vécu - qualitativement différent, chaque espèce vit dans un milieu configuré .
Cet événement fondateur du monde d'aujourd'hui, celui de l'expérience courante, est une malédiction aux yeux des Amazoniens : chaque corps d'espèce ne représente qu'une seule modalité d'être-au-monde parmi toutes celles possibles. La perte qui hante l'univers des Indiens est celle tes virtualités d'existence que leur offrait un corps mythique d'avant la séparation , un corps synthétisant les propriétés de tous les corps d'existants possibles. D'où leur attachement fervent à des parures faites d'éléments de corps d'animaux : s'en orner, c'est retrouver une parcelle, une expérience du monde associée à des types de corporéité dont ils sont désormais exclus dans leur vie ordinaire
Les mythes inuit rappellent eux aussi cette sagesse de l'homme paléolithique selon Jean Malaurie . Ils évoquent le temps où l'animal et l'homme étaient indifférenciés. S'ils se sont séparés désormais , si l'homme pour survivre tue et mange le phoque et la baleine , il a conscience d'une dette que le chaman devra réparer puisque le chasseur trouble par sa prédation l'ordre et l'harmonie de la nature.
« Le chasseur voudrait ne pas tout rayer de ce passé d'homme hybride ; se souvenir un peu, très peu, de ce temps animalo-humain de fraternité avec les bêtes féroces qu'aujourd'hui il chasse pour en vivre... Désormais, depuis qu'il est bipède, l'animal qu'il mange, c'est son assurance-vie. En s'affirmant homme, après un si long temps d'hominoïde, il a conscience d'une perte ; L'homme n'est plus hybride mental que de mémoire ; il lui faut inventer une métaphore de relations fraternelles avec l'animal : 1 + 1 = 1 C'est ce que sa philosophie de rupture a inventé, faute de mieux. Vivre dans la crainte ou l'hostilité n'était pas supportable. L'Esquimau – le pré-Esquimau – aime être en paix avec les éléments et lui-même. Ainsi a-t-il épuré sa conscience de tueur et inventé un système mythique plus complexe ; sa philosophie de la nature est riche en métaphores.... Si l'ours vient à lui, c'est pour se faire manger comme jadis. De même pour la baleine. Elle s'est donnée à ceux qui la poursuivent; elle a été séduite par l'odeur spermatique du jeune harponneur ; la nuit qui précède la chasse, celui-ci a en effet coïté avec une jeune femme. Son but : inviter la baleine à visiter la demeure de celui qui dirige le bateau de morse – oumiealik, angyalik en Béring –, et procéder à un échange de femme…..
A l'encontre de notre dualisme, le corps n'est pas tant une « substance », matérielle qu'une forme, qu'un habit, qu'une peau –enveloppe qu'on peut toujours retirer, ce qui permet les métamorphoses et les voyages chamaniques.
Un trait classique de bien des ontologies animiques est en effet la capacité de métamorphose reconnue aux êtres pourvus d'une intériorité identique : un humain peut s'incorporer dans un animal ou une plante, un animal adopter la forme d'un autre animal, une plante ou un animal ôter son vêtement pour mettre à nu son âme objectivée dans un corps d'homme. Les mythes constituent par excellence des histoires de métamorphoses. Il va de soi que les surprises fâcheuses sont toujours possibles : ainsi tel visiteur a tout juste le temps de découvrir, à la nature du festin qu'on lui sert chez des voisins, qu'il est en fait chez des prédateurs qui ont simplement changé de peau.
La métamorphose et le voyage chamanique constituent un pas de plus en franchissant la barrière des formes .Or, cela n'est possible que dans deux circonstances : lorsque les plantes, les animaux, ou leurs esprits qui sont rendent visite aux humains sous la même apparence qu'eux — dans les rêves le plus souvent - et lorsque des humains, des chamanes en général, vont visiter ces mêmes entités. Dans l'un et l'autre cas, le visiteur se place vis-à-vis de ses hôtes sur le pied d'égalité nécessaire à l'établissement d'une communication en adoptant le vêtement de ceux à qui il s'adresse — les « non-humains » exhibent leur intériorité sous la forme de la physicalité humaine, les humains abandonnent leur physicalité pour revêtir celle d'un non-humain ou pour se mouvoir sans entrave dans le monde des formes intérieures —, moyen pour le visiteur de signifier qu'il se situe du point de vue de ceux dont il va à la rencontre.
La métamorphose n'est donc pas un dévoilement ou un déguisement, mais le stade culminant d'une relation où chacun, en modifiant la position d'observation que sa physicalité originelle lui impose, s'attache à coïncider avec la perspective sous laquelle il pense que l'autre s'envisage lui même. Par ce déplacement de l'angle d'approche où l'on cherche à se mettre « dans la peau » de l'autre en épousant l'intentionnalité qu'on lui prête, l'humain ne voit plus l'animal comme il le voit d'ordinaire, mais tel que celui-ci se voit lui-même, en humain, et le chamane est perçu comme il ne se voit pas d'habitude, mais tel qu'il souhaite être vu, en animal..
D'autres cultures amérindiennes animistes développent ainsi des collectifs humains/ non humains. Ainsi les Huichols de la sierra mexicaine :
Dans chacune des Régions que conçoivent les Huichols, vivent ainsi des groupes d'entités ou « Puissances ». Sources de toute vie, elles détiennent aussi le terrible pouvoir de mort et de destruction. En chaque « dieu » coexistent lumière et ténèbres, tendances créatrice et destructrice. De leur volonté dépend le destin de l'homme et de l'univers. Sans l'équilibre, toute forme durable de vie serait impossible. Dans les temps primordiaux, les dieux établirent les lois cosmiques qui régissent l'univers, fixèrent les rites nécessaires pour perpétuer cet ordre et révélèrent aux ancêtres les secrets magiques pour en assurer la continuité. Mais cet équilibre est précaire, et seuls l'obéissance totale aux volontés divines et aux lois des ancêtres, l'accomplissement parfait des rituels et des sacrifices éloignent les menaces cosmiques toujours présentes et empêchent le monde de retourner au chaos des origines. Avant de manger, de boire, de chasser, bref, avant d'entreprendre une quelconque activité, les Huichol adressent leurs prières aux entités des Cinq Régions du Monde.
Les Huichols organisent ainsi leur perception de l'espace et du temps de façon unitaire et indissociable, selon l'idée, propre au paganisme que tout est imbriqué. De fait, chaque lieu constitue une empreinte de l'ensemble dans lequel il s'insère. Dans cette culture chamanique en effet, l'imaginaire qui régit sa vision du monde repose sur une perception qui fait de chaque manifestation, visible ou non, du réel une surface d'inscription des équilibres sacrés, un réceptacle des divinités du panthéon. Celles-ci, loin d'être des entités abstraites, s'entremêlent étroitement aux éléments naturels de base - le feu, l'eau, l'air et la terre - et à leurs combinaisons multiples et sans cesse renouvelées - l'énergie solaire, les cours d'eau, la force du vent, les cavernes, les rochers, les montagnes, etc. Dans cette vision de mutations perpétuelles, dont les changements de climat constituent une des expressions les plus tangibles, tout phénomène est compris dans sa dimension associative et qualitative, et s'insère dans un réseau fort complexe de relations, caractérisé par une grande perméabilité entre toutes ses composantes.
Chaque lieu est ainsi marqué culturellement et perçu comme l'émanation du principe unique et vital de l'existence. Chaque lieu se définit ainsi par la « parole mythique » une « topographie «sacrée», qui transforme tout endroit en territoire symbolique. … Le maintien de l'ordre cosmique dépend de l'harmonie qui s'établit entre les êtres humains et leur milieu naturel, voire le monde autre, et requiert l'entretien de rapports constants entre ces deux sphères. Tatei Yurienaka, la terre, est ainsi perçue sous la forme d'un DON ,« crédit de sens » octroyé par le monde autre, en échange duquel ils ont contracté une sorte de «dette de sens», à savoir des obligations envers ceux qui leur donnent la possibilité de vivre, ouvrant ainsi au monde des rites et du social. Les actions des Huichols, au cours de ce qu'on peut définir comme leur cycle rituel annuel, s'organisent autour d'une trilogie symbolique réunissant le maïs, le cerf et le peyotl soit, dans l'optique locale, l'expression d'une même chose au-delà des différences visibles. Le complexe maïs-cerf-peyotl intervient couramment aussi bien dans les mythes et les rites que dans l'organisation matérielle et temporelle de la vie. En effet, le maïs est l'aliment principal des communautés tandis que la chasse au cerf constitue une des activités les plus répandues au sein des différents groupes. La consommation du maïs et de la viande de cerf est complétée par l'absorption du peyotl, « la chair des dieux », le moyen rituel le plus important pour transcender le monde «profane» et la manifestation la plus évidente du «sacré». Cette trilogie évoque aussi bien la nourriture «terrestre» que la nourriture «divine», associant la terre au « monde autre »
La notion de collectif n'englobe donc pas que la vie animale :elle s'étend au végétal en rapport à la forêt comme le montre l'art des jardins Achuars
Jardiniers experts, les Achuars organisent l'espace ; leur « paysage » apparait selon une division concentrique qui pourrait évoquer d'emblée l'opposition familière entre le domestique et le sauvage retrouvant ainsi la distinction nature/culture.. L'habitat étant fort dispersé, chaque maison trône en solitaire au milieu d'un vaste essart, cultivé et désherbé avec un soin méticuleux, que circonscrit la masse confuse de la forêt, domaine de la chasse et de la cueillette. « Centre aménagé contre périphérie sylvestre, horticulture intensive contre prédation extensive, approvisionnement stable et abondant dans l'environnement domestique contre ressources aléatoires dans la forêt, tous les ingrédients de la dichotomie classique paraissent bien présents. » Philippe Descola.
Pourtant il n'en est rien en fait, dès que l'on entreprend d'examiner dans le détail les discours et les pratiques des Achuars. Ainsi ces derniers cultivent-ils dans leurs jardins des espèces domestiquées, c'est-à-dire dont la reproduction dépend des humains, et des espèces sauvages transplantées, arbres fruitiers et palmiers pour l'essentiel. Mais ils ne font entre elles aucune distinction. Toutes les plantes présentes dans un essart à l'exception des mauvaises herbes sont dans la catégorie aramu (« ce qui est mis en terre »). Ce terme qualifie les plantes manipulées par l'homme et s'applique aussi bien aux espèces domestiquées qu'à celles qui sont simplement acclimatées ; L'épithète aramu ne dénote donc pas les « plantes domestiquées » ; elle renvoie à la relation particulière qui se tisse dans les jardins entre les humains et les plantes, quelle que soit l'origine de ces dernières. Bien plus les plantes de la forêt elle-même ne sont pas sauvages. Pour les Achuars ,elle sont en fait cultivées .La selva est un jardin qui a son jardinier attitré un esprit Sha-kaim et dont ils sollicitent la bienveillance et le conseil avant d'ouvrir un nouvel essart. « Mêlant dans un savant désordre les arbres et les palmiers, les buissons de manioc et les plantes tapissantes, la végétation étagée du jardin évoque d'ailleurs en miniature la structure trophique de la forêt ».
Existe donc un collectif unique, totalité cosmologique sociomorphe au sein de laquelle humains et non-humains, visibles (animaux) ou non (esprits, morts), sont dotés de facultés et de subjectivités de même essence, et entretiennent des relations sociales (de communication, d'échange, d'agression ou de séduction).
« Distinguer les lieux selon qu'ils sont ou non transformés par le travail de l'homme n'est guère mieux fondé. Certes, j'ai moi-même été saisi, dans les premiers temps de mon séjour chez les Achuar par le contraste entre la fraîcheur accueillante des maisons et la luxuriance inhospitalière de cette forêt si proche que j'ai longtemps hésité à parcourir seul. Mais je ne faisais là que transporter un regard façonné par mon atavisme citadin et que l'observation des pratiques m'apprit bientôt à infléchir. Les Achuar balisent en effet leur espace selon une série de petites discontinuités concentriques à peine perceptibles, plutôt qu'au travers d'une opposition frontale entre la maison et son jardin, d'une part, et la forêt, de l'autre.
L'aire de terre battue immédiatement adjacente à l'habitation en constitue un prolongement naturel où se déroulent bien des activités domestiques ; il s'agit pourtant déjà d'une transition avec le jardin puisque c'est là que sont plantés en buissons isolés les piments, le roucou et le génipa, la majorité des simples et les plantes à poison. Le jardin proprement dit, territoire incontesté des femmes, est lui-même en partie contaminé par les usages forestiers : c'est le terrain de chasse favori des garçons qui y guettent les oiseaux pour les tirer avec de petites sarbacanes ; les hommes y posent aussi des pièges pour ces gros rongeurs à la chair délicate — pacas, agoutis ou acouchis — qui viennent nuitamment déterrer des tubercules. Dans un rayon d'une ou deux heures de marche depuis la lisière de l'essart, la forêt est assimilable à un grand verger que femmes et enfants visitent en tout temps pour y faire des promenades de cueillette, ramasser des larves de palmier ou pêcher à la nivrée dans les ruisseaux et les petits lacs. C'est un domaine connu de façon intime, où chaque arbre et palmier donnant des fruits est périodiquement visité en saison. Au-delà commence la véritable zone de chasse où femmes et enfants ne se déplacent qu'accompagnés par des hommes. Mais on aurait tort de voir dans ce dernier cercle l'équivalent d'une extériorité sauvage. Car le chasseur connaît chaque pouce de ce territoire qu'il parcourt de façon presque quotidienne et à quoi l'attache une multitude de souvenirs. Les animaux qu'il y rencontre ne sont pas pour lui des bêtes sauvages, mais bien des êtres presque humains qu'il doit séduire et cajoler pour les soustraire à l'emprise des esprits qui les protègent. C'est aussi dans ce grand jardin cultivé par Shakaim que les Achuar établissent leurs loges de chasse, de simples abris, entourés parfois de quelques plantations, où ils viennent à intervalles réguliers passer quelques jours en famille. J'ai toujours été frappé par l'atmosphère joyeuse et insouciante qui régnait dans ces campements, plus évocatrice d'une villégiature rurale que d'un bivouac dans une forêt hostile. À qui s'étonnerait d'une telle comparaison, il faudrait répondre que les Indiens se lassent autant que nous d'un environnement devenu trop familier et qu'ils aiment à retrouver au milieu des bois ce petit dépaysement que nous cherchons dans la campagne. On voit que la forêt profonde n'est guère moins socialisée que la maison et ses abords cultivés : ni dans ses modes de fréquentation ni dans ses principes d'existence, elle ne présente aux yeux des Achuar le moindre semblant de sauvagerie. PH.Descola .op.cité
Chez les Yanomani (un très beau livre de la collection Terre Humaine, La Chute Du Ciel, est consacré au chaman Davi Kopenawa), Le mot urihi a désigne à la fois la forêt tropicale et le sol sur lequel elle s'étend. Il renvoie également, par emboîtements successifs, à l'idée de territorialité. Ainsi, l'expression ipa urihi, «ma terre-forêt», peut désigner la région de naissance ou de résidence actuelle en tant que domaine d'usage, tandis «la terre-forêt des êtres humains» se rapproche de notre idée de «territoire yanomami», et que urihi apree, «la grande terre-forêt» se réfère à un espace englobant maximal qui fait écho à notre concept de «Terre».
« Nous avons des paroles pour conter comment Omama a créé cette forêt. Lorsqu'il est venu à l'existence, il a souhaité que la forêt apparaisse avec lui. Il l'a d'abord dessinée avec la teinture vermillon du rocou des esprits xapinpë, comme vos dessins de paroles sur le papier. Il a fait de même avec le soleil. Mais il a dû d'abord l'effacer et le refaire, car il était beaucoup trop brûlant. Celui qu'il a créé ensuite est moins chaud.
Omama a aussi dessiné l'image de la lune. Plus tard, il a fait jaillir les rivières en transperçant le sol de son jardin avec une barre de fer. Il a voulu ainsi étancher la soif de son fils, qui ne cessait de pleurer. Les eaux ont giclé brusquement puis se sont divisées de toutes parts pour former ruisseaux, rivières et lacs. Au premier temps, il n'y avait d'eau que dans le monde souterrain. Omama a aussi créé les arbres et tous leurs fruits. Les montagnes, c'est autre chose. Il les a formées bien plus tard, dans sa fuite, en jetant derrière lui des feuilles de palmier pour obstruer son chemin.
Les Blancs pensent que la forêt est posée sans raison sur le sol, comme morte. Ce n'est pas vrai. Elle n'est calme et silencieuse que parce que les xapiripë y tiennent en respect les êtres maléfiques et qu'ils retiennent la colère des esprits de la tempête. La forêt n'est pas morte, sinon ses arbres n'auraient pas de feuilles. On n'y verrait pas d'eau non plus. Les arbres de la forêt sont beaux car ils sont vivants. Ils ne meurent que lorsqu'on les abat et qu'ils se dessèchent. Ils n'ont qu'une vie. C'est ainsi. Notre forêt est vivante, et si les Blancs nous font disparaître pour la défricher entièrement, ils deviendront pauvres et finiront par souffrir de la faim et de la soif. » Davi Kopenawa. Extrait De Yanomami L'esprit De La Foret.Fondation Cartier Pour L'art Contemporain.
Les jardins yanomami comptent environ une centaine de variétés de 40 espèces végétales. Les bananes et les tubercules comestibles (en particulier le manioc non toxique ou «doux») occupent la plus grande partie de leur espace. Suivent la canne à sucre, les palmiers ,le maïs, les papayes, les ignames, le taro et les patates douces, le piment, le tabac, le coton, le rocou, les cannes à flèches, les calebasses, les poisons de pêche, les plantes médicinales, les plantes magiques propitiatoires (magie amoureuse, magie de chasse, croissance des enfants, etc.) et les plantes de sorcellerie.
Chaque communauté ouvre chaque année 3 à 6 ha de nouvelles cultures, qui serviront pendant environ trois ans avant d'être abandonnées à la régénération naturelle. Ces aires cultivées sont généralement formées de jardins familiaux juxtaposés. Tous les cinq ans, à peu près, un nouveau site est ouvert, en principe dans un rayon d'une dizaine de kilomètres, nécessitant une migration conjointe de la communauté qui y établit une nouvelle résidence.
Bien que basée sur le défrichement et le brûlis, l'agriculture yanomami ne produit pas d'effet à long terme sur l'environnement, car ses jardins sont de petite taille et très espacés. Ainsi, les sols n'y sont pas mis à nu sur de grandes surfaces, et l'on observe peu d'érosion. La régénération de la forêt y est rapide, les semences des arbres environnants trouvant là des conditions idéales pour se développer - à tel point que deux ans après son ouverture un jardin se voit déjà passablement envahi par la végétation secondaire. Des études récentes dans d'autres régions de l'Amazonie suggèrent même que les anciens jardins indigènes constituent des foyers importants de biodiversité.
L'espace forestier utilisé par les Yanomami peut être décrit schématiquement sous la forme d'un ensemble de cercles concentriques entourant le village, chaque cercle délimitant une zone avec des types et des intensités d'exploitation différents.
Le premier cercle, dans un rayon d'environ 5 km du village, circonscrit le domaine d'usage courant de la communauté, exploité pour la collecte quotidienne féminine et, durant la saison sèche, pour la pêche collective à la nivrée mais aussi la pêche individuelle (plutôt masculine), pour la chasse occasionnelle (à l'aube ou à la tombée du soir) et les activités agricoles. Le second cercle, dans un rayon de 5 à 10 km, est utilisé pour la chasse quotidienne, généralement solitaire et les activités de collecte familiale. Le troisième cercle, dans un rayon de 10 à 20 km, est parcouru lors des expéditions de chasse collective d'une à deux semaines qui précèdent les cérémonies funéraires de crémation ou les fêtes intercommunautaires. Il est également le lieu des expéditions plurifamiliales de chasse et de collecte de longue durée - de trois à six semaines réalisées durant la période de maturation des nouveaux jardins. Ces expéditions sont en général lancées vers des sites riches en colonies d'arbres fruitiers et en gibier.
Réservoir inépuisable de ressources indispensables à leur existence,la «terre-forêt» n'est cependant en rien pour les Yanomami un décor inerte et muet situé hors de la société et de la culture, une «nature morte» soumise à la volonté et à l'exploitation humaine. Il s'agit au contraire d'une entité vive, dotée d'une image-esprit chamanique (uribinarï), d'un souffle vital (wixid) et d'un pouvoir de croissance immanent). Mais, plus encore, elle est animée par une dynamique complexe d'échanges, de conflits et de transformations entre les différentes catégories d'existants qui la peuplent, sujets humains et non-humains visibles et invisibles.
« Ce que vous appelez nature, dans notre langue, c'est urihi a, la terre-forêt et son image que voient les chamans, urihinari. C'est parce que cette image existe que les arbres sont vivants. Ce que nous appelons urihinari, c'est l'esprit de la forêt: les esprits des arbres, des feuilles, et des lianes,. Ces esprits sont très nombreux et jouent sur le sol de la forêt, même ceux des abeilles, des tortues ou des escargots.»....
… On ne l'entend pas se plaindre, mais la forêt souffre, tout comme les humains. Elle a mal lorsqu'on la brûle et ses grands arbres gémissent en tombant. C'est pourquoi nous ne voulons pas la laisser déboiser. Nous voulons que nos enfants et nos petits-enfants puissent s'y nourrir et y grandir. Nous y sommes attentifs, c'est pourquoi elle est en bonne santé. Nous la défrichons très peu, pour ouvrir nos jardins. Nous y plantons des bananiers, du manioc ,des taros, des ignames, des patates douces et de la canne à sucre. Puis, après un temps, nous la laissons repousser. Une végétation enchevêtrée envahit nos jardins puis les arbres y croissent de nouveau. Si on replante plusieurs fois au même endroit, les plantes ne donnent plus. Elles deviennent rabougries et desséchées. Elles sont trop chaudes, comme la terre, qui a perdu son parfum de forêt. Ensuite, plus rien ne pousse. C'est pourquoi nos anciens se déplaçaient dans la forêt d'un jardin à l'autre lorsque leurs plantations s'affaiblissaient et que le gibier se faisait rare près de leur maison. Davi Kopenawa. Extrait De Yanomami L'esprit De La Foret.Fondation Cartier Pour L'art Contemporain.
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