« MEME SI NOUS NE L'ECOUTONS PAS, LA NATURE CONTINUE DE NOUS PARLER »
« Les expériences qui avaient transformé l'objectif de ma recherche dans les zones rurales de l'Indonésie et du Népal m'ont enseigné que la nature non-humaine peut être perçue, vécue de manière bien plus intense et nuancée qu'on ne le reconnaît en général en Occident. Qu'est-ce qui rend possibles cette sensibilité intense à la réalité extrahumaine, cette attention profonde aux autres espèces et à la terre dont témoignent tant de cultures et dont le manque au sein de la mienne laissait désormais mes sens éteints et affamés ? Ou, à l'inverse, qu'est-ce qui a rendu possible cette absence de vigilance dans l'Occident moderne ? Car la culture occidentale, elle aussi, a des origines indigènes. Si l'entre-accordage des sens humains à la nature environnante qui caractérise les cultures natives est lié à un mode primordial de perception-participation, comment la civilisation occidentale s'en est-elle retrouvée soustraite ? Comment, en d'autres termes, sommes-nous devenus si sourds et si aveugles à l'existence vitale d'autres espèces et au milieu animé qu'elles habitent, de telle sorte que nous pouvons aujourd'hui, sans même y penser, les vouer à la destruction ? » David Abram. Comment La Terre S'est Tue .La Découverte. (c'est moi qui souligne)
Philosophe, anthropologue et « magicien », proche par certains côtés d'Arne Næss ou de James Lovelock, David Abram est encore peu connu chez nous alors que son livre majeur, « Comment La Terre S'est Tue », dont la traduction n'est qu'assez récente, date pourtant de 1996.
Comme Arne Næss, le livre interpelle notre propre culture sans ses sources et pose une problématique fondamentale. Quelle « modification perceptuelle » a « rendu possible la réduction de l'animal (et de la terre) à un objet » ? Comment nos civilisations ont-elles pu entretenir, au mépris de ce qu'enseigne l'expérience vivante des autres cultures de tradition orale, cette « idée endémique dans la civilisation scientifique que la nature est une réalité prosaïque et prévisible », alors que « dans les cultures indigènes orales, ce qui est considéré avec le plus d'effroi, de respect, et d'émerveillement n'est [...] rien d'autre que ce que nous considérons comme la nature elle-même »? Questions que nous avons tranchées par le Grand Partage considérant qu'il y avait d'un côté des hommes rationnels et maîtres de leur destin et de l'autre des « barbares », aux conceptions naïves et aux comportements irrationnels?
Le livre a donc pour objet en partie de retrouver nos capacités de sentir et de penser amoindries par un univers d'objets technologiques qui sans doute amplifie nos moyens de pensée et d'action quotidiennes mais diminue en même temps, sans que nous en ayant conscience, notre propre sensorialité. Quelques pages saisissantes sur un ouragan à Long Island montre ce que nous deviendrions si ce monde technologique disparaissait soudain . Les nombreux dispositifs techniques qui imprègnent aussi nos idées et théories sont pour l'auteur comme une enveloppe qui nous sépare du monde. Aussi David Abram veut il redensifier nos liens sensuels aux êtres et aux choses, ce qui est le propre des expériences animistes, comme moyens essentiels de réapprendre à vivre sur terre
Le livre prend la forme d'une histoire faites d'histoires multiples et d'expériences simples parce que rendant sensibles des mondes concrets et particuliers, au sein desquels nous vivons, en rapport à une multiplicité d'autres sujets ,que l'on classait si souvent dans les rubriques générales et dégradantes d'« animaux », d'« êtres vivants », de « choses », d'« objets etc.. des mondes multiples et actifs secoués de forces de métamorphose . La rencontre que fait David Abram du monde de l'animisme est faite de ces expériences concrètes lorsque le magicien, prestidigitateur, nanti d'une bourse Rockefeller, confronte sa pratique à celle des chamans indonésiens et népalais. A leur contact mais aussi en convoquant la phénoménologie d'un Husserl ou surtout de Merleau-Ponty il s'agit de revenir aux choses mêmes et « décrire aussi précisément que possible la manière dont le monde lui-même se rend présent à la conscience, la manière dont les choses se donnent dans l'expérience sensible directe ».il faut donc en particulier réécouter « l'appel des sens ».
Pour l'auteur ce serait ainsi le regard animiste qui s'avèrerait plus proche de l'expérience vivante du non humain, alors que nous l'avons conçu comme une conception irrationnelle d'une nature peuplée d'esprits malveillants. L'immersion dans ces cultures autres, (Bali ou le Népal) lui fait retrouver une relation perdue avec le non humain, le vent ,l'herbe les condors ou les araignées, expériences pendant laquelle son sentiment de dichotomie entre l'homme et son environnement se dissout totalement dans la perception d'un tout ; la Terre lui parle . . La terre n'est plus ainsi pas un simple sol, confondu avec un décor extérieur, mais un terrain mouvant, multiple et intime. Elle est aussi bien l'air que nous respirons, ce souffle à la composition duquel tous les êtres (roches, plantes, marais, mammifères…) contribuent, chacun actif à sa manière dans un « pluralisme radical et irréductible » Une expérience inverse lui fait aussi écrire le livre : comment et pourquoi, de retour aux Etats Unis, il cesse d'entendre et de percevoir ces « présences.
« J'ai commencé à découvrir d'autres manières de retrouver les sensations et perceptions si différentes dont j'avais pris l'habitude dans le monde « sous-développé » : j'ai fait de longs séjours au sein de réserves indiennes dans le désert du Sud-Ouest et le long de la côte nord-ouest, ou des randonnées en vélo, parfois durant des semaines, à travers les espaces libres et sauvages d'Amérique du Nord. Et, par intermittence, j'ai commencé à me demander si les suppositions de ma propre culture, refusant la « capacité de sentir et d'être sentant » aux animaux mais aussi à la terre elle-même, n'étaient pas, plutôt que le produit d'un raisonnement prudent et pertinent, celui d'une étrange incapacité à percevoir distinctement les autres animaux - une véritable incapacité à voir, ou à faire attention à ce qui n'appartient pas à la réalité technologique humaine ; une incapacité à entendre les significations portées par les voix non-humaines. Les tristes résultats de nos interactions avec le reste de la nature figuraient dans tous les journaux : de l'épuisement du sol dû aux techniques de l'agriculture industrielle à la souillure des eaux souterraines par les déchets industriels, de la destruction rapide des forêts anciennes à, ce qui est le pire, l'extinction sans cesse accélérée d'espèces compagnes. Ces événements impressionnants et inquiétants sont tous, à l'évidence, liés à l'activité actuelle de l'humanité « civilisée », ce qui suggérait la possibilité qu'il y a un problème de perception au sein de ma culture, que la moderne humanité « civilisée » ne perçoit tout simplement pas distinctement, ou même pas du tout, la nature environnante. (c'est moi qui souligne). » David Abram. Comment La Terre S'est Tue .La Découverte
Les « esprits de la nature » de l'animisme ne sont pas les démons du christianisme qui a accompagné les colonisateurs. Les chamans ne sont pas des « sorciers » même si, dans le livre, ils laissent « dire » à ce propos, préservant ainsi leur statut « border line »)..Peupler d'Ames la nature, c'est dire qu'elle est simplement vivante, grouillante d'intentionnalités que ne perçoit plus la culture occidentale oublieuse de certaines de ces racines.
Le monde grec , à l'origine était bien pourtant celui des rencontres toujours possibles avec des « êtres de la nature » et des métamorphoses. Chez eux, le temps des mythes était un espace/temps, sans doute en partie révolu, mais pas totalement aboli. Un espace-temps incommensurable plutôt qu'un temps passé, différent à coup sûr de celui où se déroulait l'existence ordinaire, mais qui l'entourait, le cernait de partout. L'étanchéité avec le monde autre pouvait à tout moment se fissurer, céder, ouvrir des voies de communication, permettre des incursions dans les deux sens. Pour un Grec antique, dans la vie de tous les jours, qui oserait jurer que le passant étrange, apparu sur le chemin et vite évanoui, n'était pas Hermès ? Que Pan ne va pas bondir d'un buisson, ou que ce trop bel enfant que l'on a cherché en vain n'a pas été enlevé par les nymphes ? Quant aux métamorphoses, pour les refuser totalement, il aurait fallu croire fermement à la barrière des espèces.
« À parcourir ces mythes de métamorphoses, on est frappé par la force du désir qui les traverse. Désir du différent, de l'étrange, de l'étranger, de l'ailleurs; désir de fusion avec l'autre. Attirance masculine, prêtée aux dieux aussi, pour la femme, mortelle ou déesse. Soif de savoir et de voir, envie de dépasser son sexe, sa condition sociale, son univers même. Volonté de se montrer le meilleur à la chasse; ambition d'être proclamée la mère la plus admirable, la tisserande la plus habile. L'espèce humaine paraît occupée à une constante négociation entre les pulsions désirantes et les dangers de l'excès caractérise certes la plupart des mythes grecs; c'est ce qui explique pour une bonne part le charme euphorisant qu'ils continuent à exercer. L'événement miraculeux de la métamorphose, même si elle est présentée souvent comme le châtiment d'une infraction ou du franchissement d'une limite, réalise en quelque sorte, souvent ironiquement, ce besoin tenace d'aller voir du côté des autres, femme, animal, oiseau, fleur, astre ou même dieu .Les mythes grecs de métamorphoses ? Une immense rêverie chatoyante pour répondre à l'aspiration irrépressible de se sentir à la fois soi-même et un peu plus, identique et différent, changé, transformé, renouvelé. » Françoise Frontisi-Ducroux, L'homme-Cerf Et La Femme-Araignée.
Nous ne retenons plus que le rationalisme ou de Platon ou d'Aristote et oublions que le monde grec était aussi hanté par Dionysos, le dieu des métamorphoses.
Nous avons oublié ou méprisé ce riche imaginaire de la métamorphose, symbolisé par la tisseuse Arachné ,changée en araignée. Un imaginaire qui recouvrait tous les aspects de la connaissance symbolique : les mythologies, les récits sacrés, les cultes à mystères, les contes et légendes, les folklores, les rêves, les fantasmes, les inventions littéraires, etc.. Les dieux ou déesses se métamorphosaient et métamorphosaient les êtres mortels sous toutes les formes possibles. Mais ce n'était pas un privilège exclusif du monde divin. Certains humains manifestaient le même pouvoir : sorciers et sorcières, magiciennes, enchanteurs, devins, chamanes saints... C'est également le pouvoir que possédaient les entités qui circulaient entre le monde humain et divin : fées, génies, démons, anges, sylphes, elfes, farfadets, ondines, dragons, femmes-serpents... la métamorphose se révélait toujours être le type privilégié de transformation qui jouait dans « l'inter-monde » reliant l'humain au monde « autre »..
Elle témoignait par excellence de la réalité trouble de « daïmonique »,(Eros, le daïmon, est chez les grecs un être intermédiaire, passeur de limites) de ses charmes, de ses oracles, de ses tentations, de ses perversions, de ses potentialités d'élévation spirituelle. Ces entités(elfes, fées, loups garous circulaient d'ailleurs encore, au sein même du christianisme, pendant toute la période médiévale, avant d'être méprisées par le rationalisme des lumières, dans une culture populaire et orale.il s'agit bien d'un animisme qui a d'ailleurs survécu dans la littérature, (Edgar Poe, oscar Wilde ,Dostoïevski )et qui a pris la forme d'un archétype celui du DOUBLE de soi (souffle vital qui s'échappe du corps pendant le sommeil et le rêve et rejoint le cosmos après la mort. Le Moyen Age connait le voyage extatique (sabbat des sorcières, horde sauvage, batailles nocturnes) et les pérégrinations de l'alter égo il connait les métamorphoses et donc les transformation en animal(le chat des sorcières), preuve encore de la porosité des espèces dans un même cosmos .Mais déjà le christianisme, tout en célébrant les anges/gardiens et syncrétisant les entités païennes de la nature en saints, va transformer ces croyances populaires en satanisme et sorcellerie. Il faut à ce propos écouter Claude Lecouteux :
« Dans le roman qui porte son nom, Merlin modifie l'aspect du roi Uter et lui donne celui du baron Jordain dont il convoite l'épouse. Dans la geste de Sigurd (Siegfried), il y a changement d'aspect entre celui-ci et Gunnar (Gunther), et c'est donc Sigurd qui franchit le mur de feu qui protège le château où Brynhild repose endormie, mais lors de ces transformations, les yeux ne changent pas, ce qui permet de reconnaître qui se dissimule sous l'aspect d'autrui.
Dans les anciens récits mythologiques irlandais, les métamorphoses sont légion, mais elles résultent le plus souvent de l'intervention d'un dieu. Dans La Bataille de Mag Tured, Midir et son épouse s'envolent sous la forme de deux cygnes ; dans le mabinogi de Math fils de Mathonwy, se rencontrent des métamorphoses en cerf, en loup, en louve et en aigle, dans celui d'autres en souris28.. •
11 semble bien que le problème de la métamorphose a toujours été mal posé jusqu'ici car on s'est placé dans l'optique chrétienne qui est aussi celle des procès de sorcellerie, et ce pour une bonne raison : les métamorphoses à la Ovide furent tenues pour des fables par les mythologues, mais certains ont cru qu'il y avait transformation réelle de l'homme en bête alors qu'il n'y en avait pas, et pour cause — cet univers mental est plus logique qu'on ne le pense ! —, car on avait oublié que tout individu possède des Doubles pouvant revêtir une enveloppe zoomorphe. L'autre moi animal est donc à la disposition de qui sait •'utiliser. Le magicien finnois et l'Islandais hamrammr peuvent choisir ; la forme sous laquelle ils vont courir au loin. L'alter ego psychique apparaît sous celle d'un ours s'il est bien intentionné ou amical, sous celle d'un loup et même d'un phoque s'il est malin et cherche à causer du tort. À partir du moment où des formes animales sont à la disposition de l'individu, il est logique d'admettre qu'on peut provoquer une métamorphose, c'est-à-dire un transport dans une autre enveloppe, à condition de posséder les techniques et la science appropriées.
La magie et la sorcellerie opèrent sur le Double, non sur le corps réel, telle est l'explication que nous proposons. Par des charmes et des conjurations, le magicien extrait de l'homme l'autre moi animal, l'oblige à quitter le corps et à errer. Sachant commander à leur Double, les magicien(ne)s sont aussi aptes à agir sur celui des autres. N'est-il pas révélateur que l'histoire de la sorcellerie soit remplie de femmes se transformant en chats la nuit ? L'incompréhension, la méconnaissance ou l'oubli de la croyance archaïque en l'existence d'aller ego thériomorphes, l'intervention de l'Église et des lettrés ont fait basculer la métamorphose vers le merveilleux ou le satanisme, l'exemple du loup-garou en est une excellente illustration. ».
Nous avons au contraire banalisé nos contes qui sont bien plus que de la littérature enfantine ou les fadeurs de Wald Disney ; perdu le monde du « merveilleux où le « charme » opérait ses métamorphoses : Blanche-Neige, Peau-d 'Ane, la Belle au bois dormant, Cendrillon, la Belle et la Bête. L'humain s'y tenait à la lisière du daïmonique, de l'humain et de l'Autre dont il subissait passagèrement les pouvoirs étranges…lointain écho des peintures rupestres, l'homme cerf ou à tête d'oiseau et qu'on rencontre encore dans les carnavals d'Europe de l'est.
On comprend mieux par ce rappel, ce que sont, dans la conception animiste, le chaman ou le nganga : ils sont bien plus que guérisseurs, capables de maîtriser les esprits malfaisants : ils sont le gardien de la frontière qui sépare l'humain du non-humain, et dont la porosité réelle interdit justement, au commun, la transgression, source de déséquilibre selon toute communauté. Intermédiaire entre les deux mondes, qui mieux dès lors que le magicien peut nous enseigner les possibilités d'une conversion du regard en le détournant 'du réel prosaïque, vers ce qu'on ne voit pas d'ordinaire. Pourtant si l'anthropologue /magicien nous invite a « voir par les yeux de l'autre », comme le chaman ou nganga , le voir est ici beaucoup plus simple qu'on ne le pense , à l'instar d'un tour de prestidigitation. Le spectateur imagine le passage invisible d'une pièce de monnaie, d'un main à l'autre, alors que le prestidigitateur a simplement dissimulé une seconde pièce dans son autre main). Le « surnaturel » qu'on doit apprendre à voir n'est pas pour Abram ce qu'on entend d'ordinaire par le mot.il montre dans le tour de magie le rôle des sens du spectateur et que le voyage invisible de la pièce est une contribution spontanée de la créativité des sens. « Le prestidigitateur nous induit à prendre part à la métamorphose de ses objets, et ensuite il nous surprend avec ce que nous avons nous-mêmes créé ». Les sens eux-mêmes se sont portés au-delà du donné immédiat, afin de tenter un contact avec les aspects cachés ou invisibles du sensible, avec l'autre côté des choses, celui que nous ne percevons pas directement mais qui constitue le milieu ambiant bien présent.. Ces anticipations et projections sensorielles ne sont pas arbitraires. Elles répondent avec régularité aux suggestions offertes par le sensible lui-même.
D.Abram se réfère constamment à l'œuvre de Merleau-Ponty et à la « Phénoménologie De La Perception » : la chose sensible, que la tradition philosophique considère en général comme passive et inerte, y est systématiquement considérée en utilisant la voix active : le sensible « me sollicite », « pose à mon corps un problème », il « répond » à mon appel et « prend possession de mes sens » - il « se pense » même en moi. Merleau- Ponty décrit la perception du monde ,comme si ce dernier était vivant :une couleur est une « manière de vibrer et de remplir l'espace » ; une chose est un « être », un « Autre », qui, à certains moments, « se tient à distance de nous » et, à d'autres, « s'exprime » activement et de manière directe à nos sens, de telle sorte que l'on peut aller jusqu'à décrire la perception comme une interaction réciproque « accouplement de notre corps avec les choses
« Notre expérience la plus immédiate des choses, selon Merleau-Ponty, est nécessairement une expérience de rencontre réciproque_ de tension, de communication, de combinaison. Depuis les profondeurs de cette rencontre, nous ne connaissons la chose ou le phénomène que comme notre interlocuteur - comme une présence dynamique qui nous fait face et nous entraîne dans la relation. Nous ne figeons conceptuellement ce phénomène, nous ne l'objectivons que lorsque, mentalement, nous nous absentons nous-mêmes de cette relation, lorsque nous oublions ou réprimons notre implication sensuelle. Définir un autre être comme un objet passif ou inerte, c'est nier sa capacité à entrer en rapport actif avec nous, à provoquer nos sens. Nous bloquons ainsi notre rapport de réciprocité perceptuelle avec cet être. En définissant discursivement le monde environnant comme une série déterminée d'objets, nous coupons notre soi conscient, parlant de la vie spontanée de notre corps sentant. » » David Abram. Comment La Terre S'est Tue .La Découverte
Des travaux contemporains de psychologie ont montré l'importance du rapport au milieu et de l'intersubjectivité à la place de la théorie évolutionniste des stades comme celle de Piaget ou de Freud centrée sur un développement autonome du sujet et de ses facultés intellectuelles et affectives.
En 1985, Daniel Stern publie « Le Monde Interpersonnel Du Nourrisson » où il développe le concept d'« accordage », sorte de négociation et d'ajustement affectifs — une écologie sensible — entre le nourrisson et son milieu humain autant que non-humain. À la différence de Piaget, pour qui l'apprentissage de l'enfant se construit par stades successifs (sensorimoteur, pré-opératoire ou symbolique et intuitif, opératoire concret, opératoire formel), Stern se détache d'une vue progressive du développement infantile et il y substitue un ensemble complexe « d'accordages affectifs », s'entremêlant sans s'exclure au fil du temps. Il propose non pas des « stades » mais des « domaines » sensitifs et perceptifs, concomitants, du « soi s'accordant ». Les quatre modes d'existence du soi qu'il propose, dès qu'ils sont disponibles, ni ne s'évincent ni ne se hiérarchisent. Ils coexistent et s'alimentent les uns les autres tout au long de la vie d'un individu. Et Stern de prendre, comme exemple, l'amour adulte où le soi s'oublie, s'évapore et s'en tient à une pointe émergente, presque anodine, dans une rafale de sensations qui ne nous appartiennent pas…
Dans un magnifique petit livre, romancé et poétique, « Le Journal D'un Bébé » l'auteur nous restitue ce domaine « animée »du nourrisson Joey (qui n'est pas un stade révolu mais que nous pourrions retrouver si nous consentions le solliciter). L'enfant est fasciné par une tache de soleil. La tâche de soleil attire dans un premier temps la vision et l'attention de Joey mais, bientôt, son attention vagabonde tandis que les yeux restent fixés sur « l'aimant » de lumière.la tache subit une illusion d'optique, devient mouvante, animée, se transforme en un être dansant, tant captivant qu'évanescent. Ainsi, le monde de Joey est naturellement animé.
« Joey [6 semaines] vient de s'éveiller. Il fixe des yeux une tache de lumière, près de son lit.
Un espace s'embrase là-bas,
Un doux aimant attire pour capturer. L'espace devient plus chaud et s'anime.
À l'intérieur, des forces commencent à tourner l'une autour de l'autre en une danse lente.
La danse se rapproche, se rapproche. Tout se soulève à sa rencontre.
Elle vient toujours. Mais elle n'arrive jamais. Le frémissement s'en va.
D'autre part le psychologue James Gibson va développer un autre concept celui « d'affordance » dans son livre, « Approche Ecologique De La Perception Visuelle », paru en1979. Le terme affordance est un néologisme formé à partir du verbe anglais « to afford ». Plusieurs traductions sont possibles : à la fois fournir, procurer, et être en mesure de faire quelque chose (généralement, d'acheter quelque chose).
Mais pour en saisir toute l'originalité et l'étrangeté, les traducteurs utilisent plutôt le sens d'invite. Pour l'auteur est affordance le fait que lorsque nous regardons les objets, ce que nous percevons sont des invites et non des qualités.
Le double sens d'inviter exprime le caractère biface de la notion de Gibson, car l'affordance— est à la fois subjective et objective, renvoyant indissociablement aux propriétés de la chose et aux capacités de l'animal. Ces significations de niveau écologique sont présentes dans l'environnement perçu lui-même et ne nécessitent aucun déchiffrement ni raisonnement: le fruit qui se détache contre un feuillage apparaît d'emblée comme « comestible » : il invite l'animal à le cueillir ; la branche apparaît au singe solide, c'est-à-dire «bonne à s'y suspendre», et ainsi de suite. Le monde de l'animal est un monde pénétré de significations vitales qui reflètent ses actions virtuelles. Les affordances sont des propriétés non du milieu, considéré indépendamment de l'animal, non de l'animal, considéré indépendamment de sa niche écologique, mais de l'animal-dans- son-environnement :
Ainsi, pour un même objet, elles diffèrent d'une espèce à l'autre, d'une personne ou d'une situation à l'autre. Par exemple, un bout de bois peut être perçu comme un bâton de marche, l'élément d'un arbre, comme un outil de menace ou de punition… en ce qui concerne les caractéristiques de l'individu, selon la taille de l'animal un buisson constituera pour lui un simple obstacle dans sa course ou bien un refuge où il pourra facilement se cacher des prédateurs. Les interactions entre les caractéristiques de l'individu, son action actuelle et d'autre part, les propriétés du contexte environnemental vont déterminer en commun la nature des sollicitations offertes et leur valeur adaptative. L'affordance des objets ne dépend pas des besoins de l'utilisateur ni de son action de perception, celle-ci est suggérée par l'objet lui-même, elle est une partie constitutive de ce dernier
Le livre ne nous invite à rien de moins qu'un renversement complet de perspective dans notre approche du problème de la perception visuelle. Il s'attaque à l'un des dogmes les plus centraux des sciences cognitives, lui-même enraciné dans une longue tradition philosophique : l'idée selon laquelle la vision serait une construction du cerveau sur la base de sensations élémentaires, elles-mêmes issues des stimuli agissant sur l'appareil visuel. Pour l'auteur, la notion de sensation est inadéquate lorsqu'il s'agit de comprendre comment un organisme perçoit son milieu. Contre cette tradition, Gibson défend la thèse provocatrice selon laquelle «les entrées de la rétine ne sont pas des éléments sensoriels sur lesquels opère le cerveau »). Nous percevons non des stimuli transformés en sensations par la rétine et en perceptions par le système nerveux central, mais un environnement ou un « arroi optique » (optic arroy) déjà structuré de manière signifiante et qui s'adresse d'entrée de jeu à nos comportements vitaux. Gibson se sépare de la perception étudiée en laboratoire ou par des instruments optiques : ce qui est perçu par l'animal n'est pas la lumière du physicien, dans sa double définition corpusculaire et/ou ondulatoire, mais une lumière réfléchie et réfractée par une myriade de surfaces et parfois de milieux différents (eau, air, vapeur, etc.) — une «lumière ambiante», comme l'appelle Gibson, qui compose en vertu de sa structuration complexe un « arroi optique ». La thèse fondamentale de l'approche écologique est que l'information spécifiée par la lumière ambiante est bien plus riche que ne l'ont généralement supposé les théoriciens de la perception. Le seul point de départ possible pour une théorie de la vision n'est donc pas l'optique physique, mais ce que l'ouvrage appelle une « optique écologique »,la totalité de ces signaux qui s'adressent à un organisme bien particulier constituant le monde ambiant (Umwelt) de l'animal. Ainsi, le seul signal auquel réagit la tique, l'un des exemples favoris d'Uexküll, est l'odeur de l'acide butyrique que dégagent les follicules sébacés des mammifères ; mais l'invite d'une chaise nous offrirait bien d'autres possibilités d'usage et en offrait encore plus à l'artiste Van Gogh
« ~ Nous vivons dans un environnement constitué de substances "dotées d'une plus ou moins grande substantialité, d'un milieu, l'atmosphère gazeuse, et des surfaces qui séparent les substances du milieu. Nous ne vivons pas dans «l'espace».
~ Le milieu permet une locomotion inentravée d'un point à un autre mais aussi de voir, de sentir et d'entendre les substances puis tous les lieux. La locomotion et le comportement sont continuellement contrôlés par les activités de vision, d'olfaction et d'écoute, ainsi que de toucher.
- I! importe de distinguer les substances de l'environnement, ce qui peut être fait très efficacement en voyant leur surface.
- Une surface présente des propriétés caractéristiques qui peuvent persister ou changer, comme sa disposition, sa texture, la propriété d'être éclairée ou ombragée, et la propriété de réfléchir une certaine fraction de l'illumination qui tombe sur elle.
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Observons maintenant que la locomotion animale n'est généralement pas sans but : elle est guidée ou contrôlée — par la lumière si l'animal peut voir, par le son s'il peut entendre, et par l'odeur s'il peut sentir. Grâce à l'illumination, l'animal peut voir les choses; grâce au son, il peut les entendre; grâce à la diffusion, il peut les sentir. Le milieu contient donc je l'information au sujet des choses qui reflètent la lumière, vibrent, ou sont volatiles : détecter cette information permet à l'animal de guider et de contrôler sa locomotion.
À mon avis, comprendre la notion de milieu mène à un renouvellement de notre conception de la perception et du comportement. Le milieu où les animaux peuvent se déplacer (et où se trouvent les objets parmi lesquels ils se déplacent) est en même temps le milieu de la lumière, du son et de l'odeur en provenance de sources dans l'environnement. Un milieu clos peut être « rempli » de lumière, de son, et même d'odeur. Tout point dans le milieu est un point d'observation possible pour tout observateur capable de regarder, d'écouter ou de flairer. Et ces points d'observation sont continuellement connectés les uns aux autres par des chemins de locomotion possibles. Au lieu de points et de lignes géométriques, nous sommes donc en présence de points d'observation et de lignes de locomotion. À mesure que l'observateur se déplace de point en point, l'information optique, acoustique et chimique change. Chaque point d'observation potentiel dans le milieu est unique à cet égard. La notion de milieu n'est donc pas identique au concept d'espace, dans la mesure où les points dans l'espace ne sont pas uniques, mais sont équivalents les uns aux autres.
Les écologistes disposent du concept de niche : on dit d'une espèce animale qu'elle utilise ou occupe une certaine niche dans l'environnement. Ce dont il est question ici diffère sensiblement de l'habitat de l'espèce : une niche répond davantage à la question de savoir comment un animal vit qu'à celle de savoir où il vit. Je suggère de considérer la niche comme un ensemble d'invites.
L'environnement naturel offre une multitude de manières de vivre, et des animaux différents vivent de manières différentes : la niche implique un genre d'animal, et l'animal implique un genre de niche — notez leur complémentarité. Mais notez également que l'environnement considéré comme un tout, avec ses possibilités illimitées, existait avant les animaux. Les conditions physiques, chimiques, météorologiques et géologiques propres à la surface de la terre et la préexistence de la vie végétale ont rendu possible la vie animale : il était nécessaire qu'elles soient invariantes pour que la vie animale évolue.
Il existe toutes sortes de nutriments dans le monde, et toutes sortes de manières d'obtenir de la nourriture ; toutes sortes d'abris ou de caches, comme les trous, les crevasses et les grottes ; toutes sortes de matériaux pour construire des abris, des nids, des monticules, des baraques ; l'environnement rend possibles toutes sortes de locomotions, comme nager,, ramper, marcher, escalader, voler. Ces offrandes ont été mises à profit ; les niches se sont trouvées occupées. Mais pour ce que nous en savons, l'environnement peut bien offrir une multitude de possibilités qui n'ont pas été mises à profit — c'est-à-dire de niches encore inoccupées.
Il est important de noter que les invites de l'environnement sont en un sens objectives, réelles et physiques, à l'inverse des valeurs et des significations, que l'on suppose souvent être subjectives, phénoménales et mentales. Mais à vrai dire, une invite n'est ni une propriété objective ni une propriété subjective ; ou, si vous voulez, elle est les deux à la fois. Une invite passe outre la dichotomie entre le subjectif et l'objectif et nous aide à saisir son caractère inadéquat. Elle est autant un fait de l'environnement qu'un fait de comportement, elle est à la fois physique et psychique, et cependant ni l'un ni l'autre. Une invite fait signe dans les deux directions, vers l'environnement et vers l'observateur. » James Gibson .Approche Ecologique De La Perception Visuelle. Editions Dehors.
A suivre
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