Une autre expérience évoque Spinoza : réfugié dans une grotte pendant un orage l'auteur est soudain captivé par le travail de deux araignées indifférentes au déluge des eaux, chacune créant des spirales toujours plus larges pour rejoindre d'autres araignées indépendante les unes des autres mais qui ne semblaient fabriquer qu'un seul motif en intersection.
« J''ai réalisé que beaucoup de toiles imbriquées étaient en train de naître - rayonnant à des rythmes différents depuis une myriade de centres situés les uns plus haut, les autres plus bas, certains tout près de mes yeux, certains plus loin — entre le rocher au-dessus et le rocher au-dessous.
Je suis resté sidéré, hypnotisé devant ce monde qui allait se complexifiant sans cesse, fait de motifs intriqués et vivants - mon regard, à la manière d'un souffle, aspiré par un groupe de lignes convergentes, puis expiré dans l'espace ouvert, pour être à nouveau capturé par une autre convergence. Le rideau liquide était devenu complètement silencieux - à un moment, j'essayais de l'entendre mais je n'y arrivais pas. Mes sens étaient fascinés.
J'avais la nette impression d'assister à la naissance de l'univers, galaxie après galaxie... » David Abram.op.cite
Ci dessus araignée géante de la plasticienne LOUISE BOURGEOIS
Histoire banale dirions-nous, mais qui évoque ici, dans sa conclusion cosmique un des êtres quasi mythologiques de toutes les cultures, l'araignée , dont on a dit à propos de la tarentule qu'elle « était un jeu avec les limites ». L'araignée est ainsi ambivalente. Dans la mythologie d'Arachné , plus habile tisserande qu'une déesse, laquelle se venge en la métamorphosant en araignée ,elle incarne le danger qu'il y aurait à bousculer la hiérarchie, à franchir la limite qui sépare les ordres et aussi la liberté artistique.
Depuis au moins quatre mille ans, l'araignée est utilisée comme symbole dans de nombreuses civilisations, soit comme prédatrice (on la retrouve dans de nombreux films d'épouvante ou dans les saga de Tolkien), soit en raison de sa toile étonnamment régulière, fragile et évoquant la fragilité de nos certitudes et des apparences trompeuses régulièrement reconstruite, mais si bien adaptée au piégeage des insectes, soit en raison du fil qu'elle tisse, qui évoque celui des Parques et désormais les réseaux de communication. L'araignée (ou sa toile) est ainsi présente dans divers mythes fondateurs en tant que démiurge et créatrice cosmique. . Et Jakob von Uexküll d'ajouter : "Le milieu entier n'est qu'un morceau infime de la nature, découpé suivant les aptitudes d'un sujet humain."....Comme une araignée fait avec ses fils, chaque sujet file ses relations en propriétés déterminées des choses, et les entrelisse en une solide toile qui porte son existence.".
Cette banale histoire va prendre pour David Abram la valeur d'un parcours initiatique : « Depuis, je n'ai jamais pu rencontrer une araignée sans éprouver un profond sentiment d'étrangeté et de respect. Bien sûr, les insectes et les araignées ne sont pas les seules puissances ni même des présences centrales dans l'univers indonésien. Mais les araignées ont été mon introduction aux esprits, à la magie à l'œuvre dans chaque contrée. C'est grâce à elles que j'ai commencé à découvrir l'intelligence tapie dans la nature non-humaine, à apprendre la capacité qu'ont d'autres manières de sentir de faire écho à la nôtre, de se répercuter en nous sur un mode qui temporairement fait voler en éclats nos manières habituelles de voir et de sentir, et nous ouvrent à un monde plein de vie, en éveil, aux aguets. C'est de ces si petits êtres que mes sens ont, pour la première fois, appris l'enchevêtrement des mondes innombrables qui tissent leurs histoires dans les profondeurs de celui que nous habitons usuellement. Et ce sont eux aussi qui m'ont appris que mon corps pouvait, avec de l'entraînement, entrer sensoriellement en relation avec ces dimensions. Le labeur précis et minuscule des araignées avait à ce point aiguisé et concentré mon attention que c'est la toile même de l'univers auquel participe ma chair que semblait tisser leur art obscur.
Etre mythologique, souvent présente dans les forêts, l'araignée apparait d'abord comme « être des limites », dans la saga d'un Tolkien (Bilbon le Hobbit ou le Seigneur Des Anneaux.). Ses toiles tendues interdisent le passage vers le lieu final de la quête du héros. Elle est à la fois l'incarnation d'un mal ancestral et le symbole dont le héros doit triompher comme ultime épreuve…
Elle symbolisait surtout jusqu'à récemment, dans notre propre culture occidentale, la survivance d'un animisme païen ou plutôt d'un syncrétisme mêlant rites païens et chrétiens sous la forme du « tarentisme » des Pouilles. Ce phénomène fut l'objet d'une étude fameuse mais un peu oubliée du « Monde Magique » par Ernesto De Martino.
plusieurs vidéos et documentaires reconstitués, à suivre ,à propos de l'œuvre de d'Ernesto De Martino.Les images sont parlantes:
« L'attention se portera sur les rapports entre ces survivances et la forme dominante de la vie religieuse, c'est-à-dire le catholicisme dans ses accents magiques particuliers au Midi. Ainsi seront indiqués les nombreux rapports, passages, syncrétismes et compromis qui relient la basse magie extra-canonique aux modes de dévotion populaires et aux formes officielles mêmes de la liturgie »
La Terre du Remords, (remorso est en fait le retour périodique du phénomène), d'Ernesto de Martino décrit les pratiques qui étaient encore vivantes, après la dernière guerre, dans la région des Pouilles, en Italie du Sud, auxquelles il donna le nom de Tarentisme. Ce terme était forgé sur celui de tarentule, nom d'une araignée dont l'esprit, croyait-on, possédait tous ceux qui se disaient mordus par l'insecte, le plus souvent des femmes.La terre des Pouilles était ainsi devenue « la terre du mauvais passé qui revient, qui reflue et obsède par son retour ». La tarentule est en fait inoffensive et si l'existence d'espèces d'araignées venimeuses (latrodectus) dans la région était largement prouvée, il était pourtant exclu que leur « venin » produise des effets du type de ceux dont se plaignaient les « tarentulés ». Chaque victime, se comportait, en fait, en conformité avec les récits et à la tradition populaire : elle était toujours en proie à une grande agitation qui ne s'apaisait qu'au terme d'exorcismes exécutés par la collectivité et dans lesquels la danse et la musique, en l'occurrence la tarentelle, jouaient un rôle capital. Le patient(e) entendait alors dans un cadre conventionnel une musique appropriée, jouée par un orchestre composé accordéon tambourin violon et guitare. Le malade se mettait à esquisser des pas puis à danser accomplissant une série de mouvements rythmés tantôt traditionnels tantôt improvisés tout en poussant des gémissements et des exclamations.
.L'analyse d'une quinzaine de cas, par une équipe interdisciplinaire réunie par De Martino devait mettre à jour la fonction socio thérapeutique du tarentisme, sorte de théâtre vivant mis en lumière ailleurs par Leiris ou Métraux à propos des cas de possession en Afrique et du vaudou. L'anamnèse des tarentulé(e)s, en majorité des femmes, permit de déceler « des conflits psychiques qui n'avaient pas trouvé de solution sur le plan de la conscience » et qui « étaient évoqués et transposés sur le plan mythico-rituel », le tarentisme jouant ainsi le rôle d'une catharsis traditionnellement et socialement admise
« Force magique », possession, ensorcellement comme exorcisme offrent ainsi un cadre représentatif stable, socialisé, institutionnalisé, dans lequel l'aliénation se transpose sur un plan supra-temporel » (le sacré comme radicalement autre). « Ainsi se dessine alors le moment protecteur de la magie, le mythe en tant qu'exemple résolutif de l'événement et le rite en tant que répétition du mythe » (De Martino.La Terre Du Remords).
Le poète Salvatore Quasimodo, prix Nobel de littérature en 1959, composa un texte, à la demande du réalisateur, sur les images du film ,La Taranta de Gianfranco Mingozzi (1962).Celui filma les possédées de la tarentule, enregistrant le traitement domiciliaire du mal par la musique et le pèlerinage des tarentulées à la chapelle de Saint Paul.
« Terre venimeuse, terre vénéneuse :
La fournaise y fait surgir l'araignée de la folie et de l'absence. La bête s'infiltre dans le sang des corps délicats qui ne connaissent que le travail aride de la terre, et détruit la moindre paix du jour.
C'est ici, dans les épis du blé, dans les feuilles du tabac, que pousse la superstition, la terreur, l'angoisse d'un sort jeté peut-être, un sort domestique.
Les génies païens de la maison semblent avoir résisté à la profonde métamorphose qu'une civilisation millénaire tente d'imposer.
Le tambourineur est paysan.
L'accordéoniste porte les morts en terre.
La tarentulée se fait araignée. Elle devient l'araignée qui est en elle. Sa pensée devient rythme pur et de ses mouvements presque mécaniques surgissent des figures de libération, parcourues encore d'ombres désespérées.
La femme est debout maintenant, luttant contre l'araignée, s'imaginant l'écraser et la tuer du pied qui bat la danse.
Pas après pas, elle cherche l'équilibre de son esprit, s'approchant du vertige selon une courbe musicale de plus en plus vibrante, jusqu'à la perte des sens.
Au centre donc, la notion de « drame » humain : des conditions de vie précaires, des événements non maîtrisables menacent l'instauration de la « présence » (ma capacité d'établir la synthèse de mes expériences et des représentations, d'être un sujet). Face au drame ou à l'aléatoire catastrophique, la conscience se trouve fragilisée : état de « labilité, » qui est la menace de perdre la « présence. C'est là qu'entre en scène la notion de « dispositif mythico-rituel ». La perte de la présence du fait de la « maladie », du malheur, des difficultés psychiques, prend la forme de l'identification du sujet "malade" à la tarentule mythique. Cette situation sera surmontée par le rite lorsque les rôles de maître et de victime se renversent, jusqu'au moment où la victime parvient à maîtriser et à réintégrer la crise. (Mimant la tarentule dans la danse, le possédé la tue par la danse)
« En d'autres termes plus explicites, il est possible de retrouver, sur le plan du symbolisme mythico-rituel propre au tarentisme les racines existentielles de l'horizon symbolique, de la morsure de la tarentule qui « maintient l'homme dans son propos, c'est-à-dire dans ce qu'il pensait quand il fut mordu ». En effet la « morsure de la tarentule » et le « venin » sont des images mythiques à travers lesquelles le tarentisme donne un horizon symbolique à des conflits psychiques inconscients, perdus pour le souvenir fécond et pour le choix résolutif et qui, de ce fait (pour paraphraser la notation de Vinci en termes modernes), gardent l'homme lié à l'épisode critique irrésolu, dans le sens que cet épisode revient indéfiniment se présenter comme symptôme névrosique indéchiffrable. En face de ce risque le tarentisme représente avant tout un système de recherche et de configuration de la crise, un système dont le centre unificateur est donné par la tarentule qui mord et empoisonne, par la morsure périodiquement renouvelée de l'araignée et par l'exorcisme musical dansé.
Dans le symbole de la tarentule le remords paraît aliéné dans la première morsure et dans la répétition saisonnière du rapport crise-exorcisme, mais l'aventure mythico-rituelle est orientée dans l'ensemble vers la liquidation des passivités psychiques, suivant une posologie « pro anno » qui utilise, avec la collaboration de la communauté le plan d'évocation et de défoulement du mythe et du rite. »
De Martino. La Terre Du Remords
ci dessus un document restauré:
En Sardaigne, le contexte étudié par Clara Gallini est différent et plus « bariolé » (nom qu'on donne à l'araignée devenue Argia..) : ce sont souvent les paysans qui sont mordus dans les champs et qui réagissent par des symptomes comme des changements sexuels d'identité, travestissements. C'est le village entier qui va alors accomplir des rituels carnavalesques et lutter avec les moyens du symbolique contre les désordres qu'elle porte cachés en son sein. L'Argia devient un « jeu », avec des moments de chants amoureux, de cortèges déguisés comme dans le carnaval, jeu où l'ordre ravivé surgit du désordre montré par le recours aux procédés de l'inversion, de l'obscénité, de la provocation et de l'agression. Un jeu qui débouche sur la fête, sur l'accord rétabli et sur la réintégration de la victime qui retrouve sa norme et sa place dans les rapports sociaux. .
Il apparaît en fin de compte, comme le montre Clara Gallini, que les pratiques médico-magiques qui sont mises en scène en Italie méridionale et en Sicile, ne sauraient être réduites à leurs conditions psychologiques et sociologiques d'émergence. Dire, par exemple, que la tarentule est un désordre et le symptôme d'une misère matérielle et psychologique reste parfaitement exact, mais risque de négliger la luxuriance d'un phénomène symbolique qui les déborde infiniment.
« Fait social total » caractéristique d'un société paysanne, la morsure de la tarentule ou de l'Argia est à peine une maladie mais plutôt un stigmate, un signe, dans un certain sens prestigieux, qui engage la victime et son entourage familial dans des dépenses considérables comme pour une fête.Il s'agit bien d'une fête comme le mariage ou les funérailles et en même temps un rite commémoratif auquel les assistants participent aussi financièrement fait très significatif par des offrandes argent .Pendant quelques jours, la sombre pièce où vit toute la famille du tarentulé devient non seulement un centre intérêt mais un une scène où se joue le drame de la tarentule et où s'affirme l'unité du groupe dans son articulation triangulaire malade musiciens assistants. Les choses sont ordonnées selon un ordre consacré. On a vu des tarentulés si conscients, une fois l'exhibition terminée , qu'ils se saluaient par un au revoir pour l'année suivante . Nous sommes la limite entre « le théâtre vécu » et le théâtre joué dont parle Michel Leiris,( la possession,y est définie par Leiris comme une ambivalence entre comédie et inconscience des individus possédés, en état de transe extatique, le tout dans un cadre culturel ritualisé).
Notons que sous le nom de Pizzica, la tarentelle, danse de l'araignée, est toujours présente avec ses musiciens traditionnels et dotée d'un fort coefficient érotique dans les fêtes et festivals d'Italie du Sud : la vidéo ci-dessous d'un des groupes de musiciens et danseurs les plus connus, est à voir « pour le plaisir des sens »et l'écho animiste du montage.
Proche de ces conceptions qui ont concerné nos cultures ,il n'y a pas si longtemps , l’araignée est présente dans les contes des Abron de Côte D’ivoire .
Anansi, l'araignée et la sagesse du monde (conte traditionnel africain) - en vêtements médiévaux
Les histoires d'araignée sont en effet courantes en Afrique occidentale. La plupart du temps, l'araignée est une rusée qui, s'aidant souvent de pouvoirs magiques, parvient à triompher de ses adversaires, hommes ou animaux. Ces histoires reflètent aussi un ensemble de relations ambiguës entre l'homme et l'animal, où s'efface la frontière entre culture et nature.c’est ,qu’encore une fois ,l’araignée se trouve à la limite : Chaque fois, le malentendu se produit durant la communication entre les deux territoires. d'une part l'araignée, peut vivre près ou loin des hommes et tisse comme eux ; d'autre part la ou le malade ont pénétré en territoire animal.
« Un jour, une araignée entendit une femme pleurer dans la brousse. Sa façon de pleurer plut beaucoup à l'araignée qui voulut l'imiter. Quand la femme entendit les pleurs de l'araignée, elle chercha d'où ils venaient...
Elle finit par trouver l'araignée, et lui demanda :
— Pourquoi veux-tu m'imiter ? Je pleure parce que j'ai mal. Souhaites-tu avoir un mal comme le mien ?
— Oui, répondit l'araignée.
— Alors chante et danse avec moi, dit la femme.
Elles chantèrent et dansèrent ensemble et pendant ce temps le mal de la femme guérit et se forma sur la patte de l'araignée. Ce mal la fit bientôt tellement souffrir, qu'à son tour elle se mit à pleurer. Après avoir erré plusieurs jours dans la brousse, sans cesser de verser des larmes, elle arriva enfin dans un village d'hommes. Elle les réunit tous et leur dit : " Je vais vous apprendre une belle chanson. " Elle chanta et les villageois chantèrent. Le mal de l'araignée guérit mais gagna le corps des hommes. Et c'est alors que les hommes se sont mis à souffrir de tant de maladies. » Alexander Alland,La Danse De L’araignée, Terre Humaine
Mais l'araignée n'a pas que des fonctions négatives dans la mythologie. François Warin, Dans La Passion De L'origine, a, de son côté, souligné l'importance du paradigme du tissage et de l'animal tisseur par excellence, l'araignée, dans les sociétés animistes.
« Dans le bestiaire africain si attentif aux êtres doubles et équivoques, le plus espiègle des animaux, celui qui brouille les identités et met tout sens dessus dessous est paradoxalement l'animal tisserand: l'universelle araignée. » C'est en observant une araignée tisser sa toile que les Ashanti du Ghana auraient inventé le tissage ; mais, comme toutes les techniques, le tissage est profondément ambigu, et dans une sorte de version africaine du mythe de Prométhée, l'animal tisserand, incarnation de l'ambivalence des puissances du seuil où il construit sa toile, apparaît aussi comme un fauteur de désordre. L'araignée, insaisissable, se situe ainsi toujours dans l'entre-deux des mondes qu'elle met pourtant en rapport; « n'est-elle pas la messagère du monde d'en bas, celui des ancêtres? « Riche ambiguïté de la métaphore du tissage que contes et mythes mettent en abyme —le mythe écrivait Mauss, est comme le réseau d'une toile. »
Dans ces conditions, le tissu et le tissage peuvent devenir, sur un continent où prime le sens de la solidarité, le miroir des sociétés. Ainsi les étoffes ont pu constituer le don cérémoniel par excellence, celui qui structure les alliances et affiche les statuts. Il en est ainsi des « kentee » de soie aux thèmes de chaîne en bandes jaune d'or, rouge et verte du médiateur entre le ciel et la terre : Les étoffes accompagnent toutes les cérémonies du pouvoir, ainsi que tous les rituels de passage qui scandent le déroulement de l'existence, de l'initiation aux funérailles.
Mais c'est d'abord le trépassé lui-même que les vivants cherchent à protéger, à envelopper du linge cérémoniel. Ainsi des bogolans des Bambara faits de bandes de coton cousues ensemble, décorés d'idéogrammes à la composition codifiée, teintés à la boue prélevée dans les mares sacrées. La fonction initiale du bogolan provenant des populations rurales et animistes, était d'empêcher la déperdition de la force vitale (nyama) et il était portés par tous ceux qui, dans des mauvaises passes, s'exposaient à perdre du sang: les chasseurs par exemple. .
Protéger et assurer les passages, c'est bien là en effet d'abord la fonction du tissu.
Chez les Dogons, l'univers est métaphorisé comme un métier à tisser comme le narre à Marcel Griaule, le vieux sage aveugle Ogotemmêli dans DIEU D'EAU
En pays manding, comme l'exprime c'est la totalité du métier à tisser qui est l'analogon des éléments constitutifs du monde et de la personne humaine. En effet les trente-trois pièces du métier à tisser correspondent aux éléments de l'organe phonatoire (le peigne et les deux rangées de dents, le mouvement des lisses et la mâchoire, la langue qui va et vient et la navette, la poulie grinçante et les cordes vocales...) comme le métier à tisser rassemble tous les mouvements de l'univers : celui, originel, de la torsion hélicoïdale du fil, celui du perpétuel mouvement de la navette qui passe et repasse à travers les fils de la chaîne, celui en zigzag de la trame, celui de la montée et de la descente des lisses de telle sorte que c'est la voix du monde et la voix de l'homme que l'on peut entendre dans le grincement de la poulie : la parole parle dans cet instrument qui la matérialise, mais c'est aussi la pensée et la réflexion qu'évoqué irrésistiblement l'interminable mouvement de va-et-vient des lisses.
Cette parole qui tisse les rapports humains est aussi comme la culture des champs qui, par le va-et-vient du paysan sur les parcelles, fait entrer dans le sol la parole des ancêtres, étendant interminablement ainsi le domaine du vêtu, marque insigne et ambiguë de ce qu'on appelle justement la culture.
Chez les Dogons le sol cultivé est un damier régulier de carrés formés par des diguettes de moins d'une palme de large, boursouflures plutôt que levées de terre. En pays de rochers, où la terre est tourmentée, les parcelles sont irrégulières Mais la mise au carreau atteint son paroxysme dans les jardins d'oignons qui s'étendent à la saison sèche, où les parcelles, d'une à deux coudées de côté, forment une suite de bassins réguliers bordés de levées de terre nettes.
Ainsi l'eau des pluies, ou de l'arrosage, est-elle retenue au pied des plantes, et le sol défendu contre le ruissellement.
— La fileuse, dit Ogotemmêli, est le Septième Nommo. Le fer à égrener est, comme la masse du forgeron, symbole du grenier céleste. Il est donc en rapport avec les graines. Le bâton pour carder est la baguette avec laquelle le forgeron jette de l'eau sur son feu pour le diminuer.
La peau sur laquelle file la femme est le soleil, car le premier cuir utilisé ainsi a été celui du soufflet de forge qui avait contenu le feu solaire.
Le tournoiement du fuseau est le mouvement de la spirale de cuivre qui propulse le soleil, spirale que figurent souvent les lignes blanches ornant l'équateur de la fusaïole. Le fil qui descend de la main de la femme et qui s'enroule autour du fuseau est le fil de la Vierge, le long duquel est descendu le système du monde.
Le fuseau lui-même est la flèche transperçant la voûte du ciel et à laquelle est accroché ce fil ; il est aussi la flèche enfoncée dans le grenier céleste…..
L'écheveau de fil qu'on étend pour former la chaîne est le chemin du Septième Nommo ancêtre ; il est aussi ce Nommo lui-même sous sa forme de reptile. La grande bobine dévidée pour ce travail est le soleil roulant dans l'espace.
« La parole, dit l'aveugle, est dans le bruit de la poulie et de la navette. Le nom de la poulie signifie « grincement de la parole ». Tout le monde entend la parole ; elle s'intercale dans les fils, remplit les vides de l'étoffe. Elle appartient aux huit ancêtres ; les sept premiers la possèdent, le septième en est le maître ; et elle est le huitième…. — La manière ancienne de cultiver est celle qui rappelle le tissage. On commence du côté nord, en allant de l'est vers l'ouest, puis en revenant de l'ouest à l'est. A chaque ligne, on plante huit pieds et le carré comprend huit lignes rappelant les huit ancêtres et les huit graines.
De plus, à l'intérieur de la ligne, le cultivateur progresse tantôt d'un pied, tantôt de l'autre, changeant sa houe de main à chaque pas : quand le pied droit est en avant, la main droite, sur le manche, est la plus près du fer et inversement au changement de pied. Marcel Griaule .Dieu D'eau
Si l'on regarde Le monde des aborigènes australiens, on sait qu'il est un conçu comme tissu de connexions multiples, comme la trame d'une étoffe reliant le temps mythique(« Temps Du Rêve » et le temps présent, les ancêtres et les vivants, les détails du paysage, les pistes invisibles, les totems animaux). Chaque « tribu »aborigène avait un territoire propre, défini sur la base d'attaches spirituelles avec des sites nommés, points d'eau, rochers, collines, reposant sur des récits sacrés qu'ils mettaient en scène dans des cérémonies . De complexes systèmes fonciers géraient l'usage et la propriété de la terre des groupes qui se distinguaient au sein des centaines de « tribus » différenciées par leurs langues respectives. Hommes et femmes acquéraient par hérédité, initiation ou alliance des droits territoriaux collectifs et individuels, des devoirs rituels associés ainsi qu'un patrimoine de connaissances sur l'organisation cosmologique et sociale de tous les éléments de leur environnement.
La pensée aborigène est une pensée du réseau et de la connexion : tout interagit dans l'univers règne animal ou végétal, la surface comme le monde souterrain ou le ciel. Ces connexions sont mises en œuvre par les rites, les rêves, et par le lien spirituel et physique qui unit chaque humain à certains éléments de son environnement.
Si le tissage peut apparaitre ici comme un archétype de l'animisme il n'a pas été absent de nos culture et d'abord dans le monde grec. La mythologie nous a légué des expressions : "le fil d'Ariane", "la toile de Pénélope", "la vie ne tient qu'à un fil"…les Parques filent le destin de chacun, les autres tissent leurs rets amoureux. Célébrées par l'art, immortalisées par la littérature, Arachné, les Parques, Ariane et Pénélope habitent encore notre imaginaire commun, jusqu'à la tarentule des Pouilles. Rencontrée dans l'Odyssée, Hélène est en train de filer. Platon, lui-même, fera du tissage « art d'entrelacer la chaine et la trame », une pensée du politique ou la cité idéale unira les citoyens en un tissage parfait.
Il était présent dans le paganisme ancien qui a survécu au christianisme parce que lié, comme l'a montré Michel Serres dans les Cinq Sens au monde agricole lui-même et que le paysan a tissé, pagus par pagus, mot latin, de vieille langue agraire ,racine de paganisme : Pré, hameau, luzerne, jardin ou bourgade, lieu-dit de ses travaux, heurs et habita ; le pagus est tissé comme un habit d'arlequin, où on n'a jamais pu vivre sans la compagnie d'un dieu. La transformation du pagus en agriculture extensive, concomitante aussi de l'urbanisme architectural, un monde de l'ordre et de la mesure dans un même rationalisme géométrique , a fait que l'agriculteur « méprise désormais, pour sauvage l'homme des bois, connaisseur d'arbres et de lianes, lieu par lieu et temps par temps, pouvant se repérer dans la forêt sans chemin ni boussole, par repères si instruits qu'ils deviennent instinctifs. Sortir du bois par le chemin droit sans rien voir équivalait à se délivrer de la sauvagerie. Ces deux rapports aux lieux et à l'espace marquent encore aujourd'hui la distance entre un homme de science et celui qu'on appelle, par mépris, littéraire ou poète, sauvage, distance entre le paysage et le panorama.
Cette distance entre l'Autre et nous, la science et le mythe ou la pensée « sauvage » fut-elle poésie, explique bien pourquoi l'anthropologue se donnait comme tâche de seulement décoder le bricolage sauvage, et de l'interpréter sans l'écouter. En extrapolant le modèle issu de la linguistique, il négligeait le tissu flou de la parole indigène pour en explorer la langue, les structures inconscientes.
Ainsi le primitif pouvait bien nous informer mais rien nous apprendre (sinon son étrangeté) qui puisse nourrir des modèles de compréhension de notre réalité. C'était le partage encore, entre sociétés sans écriture, froides, horlogères, soucieuses de reconnaissance par les systèmes de parenté et les mythes, et des sociétés chaudes, historiques, productrices de techniques et de connaissances.
. Pourtant cette pensée mesurante, géométrique, architecturale, terreau du monothéisme, fait place de nos jours à une pensée topologique, et au retour du tissage comme métaphore des réseaux de communication (la toile d'internet).
Pour les anthropologues contemporains, l'espace de la modernité déborde et relativise le modèle classique. Marc Augé décrit notre surabondance spatiale qui tisse « lieux » , villes centres, terroirs et territoires ,lieux de mémoires, hauts lieux), et « non lieux » :
« les points de transit et les occupations provisoires où se développe un réseau serré de moyens de transport qui sont aussi des espaces habités les aéroports, les gares et les stations aérospatiales, les grandes chaînes hôtelières, les parcs de loisir, et les grandes surfaces de la distribution, L'écheveau complexe, enfin, des réseaux câblés ou sans fil qui mobilisent l'espace extra-terrestre aux fins d'une communication si étrange qu'elle ne met souvent en contact l'individu qu'avec une autre image de lui-même. »
Et Michel Serres de montrer que nos paradigmes de pensée ne sont plus l'élément atomique, la molécule ou le cristal mais la forme du réseau où les choses, à l'instar Du Monde Du Rêve aborigène, sont saisies dans les mailles d'un treillis à deux ou trois dimensions ou entrées
« …peu à peu les régions autochtones disparaissent, des carrefours se connectent, ou se jettent des savoirs qui sont eux-mêmes des carrefours, des nœuds cde connexion…les domaines singuliers sont des échangeurs ; la coordination croisée, l'intersection rendent impensable un ordre irréversible ou linéaire »…
Le tissu, le textile, l'étoffe donnent d'excellents modèles de la connaissance, d'excellents objets quasi abstraits. « Le tisserand, la fileuse, Pénélope ou autre, m'étaient jadis apparus comme les premiers géomètres, parce que leur art ou leur artisanat explore ou exploite l'espace par nœuds, voisinages et continuités, sans nulle intervention de la mesure, parce que leurs manipulations tactiles anticipent la topologie. Le maçon ou l'arpenteur devancent les géomètres au sens étroit de la métrique, mais celle ou celui qui tisse ou file les précède dans l'art, dans l'idée, sans doute dans l'histoire. On a dû s'habiller avant de bâtir, se vêtir flou avant de construire en dur
Exposition Arachné au Louvre
A suivre
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