Le rapport à l'esprit animal est évidemment présent dans la sorcellerie :le sorcier , ou la puissance logée en son sein, prend une forme animale (le lion souvent) pour perpétrer ses agressions. La présence d'un reptile à l'intérieur du corps du sorcier est une représentation courante de l'agent maléfique. Chez les Beti du Sud-Cameroun, Yevu, terme complexe qui désigne aussi le pouvoir de la sorcellerie, est imaginé comme un lézard enfermé dans l'utérus de la femme. Car c'est une femme gloutonne qui, d'après l'une des versions du mythe d'origine, s'était rendue dans la forêt et avait avalé Yevu en mangeant de la nourriture qu'elle croyait bonne et qu'elle avait rapportée au village où elle contamina les hommes. Mais l'animal assimilé à Yevu peut être tout aussi bien un crabe ou un crapaud.
Ce pouvoir de métamorphose est , outre celui de celui du sorcier, attribué à certaines catégories d'initiés, de confréries ou de sociétés secrètes : ont fait beaucoup parler d'eux , entre autres, les hommes-léopards de Côte d'Ivoire et ceux du Nigeria, pays dans lequel, à l'époque coloniale, ceux-ci firent l'objet d'une répression acharnée, mais qui fut impuissante à les éliminer. On peut encore citer les hommes-lions et les hommes-crocodiles du sud du Tchad, de la République centrafricaine, et les innombrables associations de ce type présentes dans le monde bantu, en Afrique centrale et orientale.
Ces sociétés secrètes selon leur nature peuvent avoir des actions criminelles dans le cadre de la sorcellerie ,comme accomplir des actes de vengeance mais à l'inverse la tenue de certains rites bénéfiques à la collectivité. Elles opèrent sous des déguisements (peaux de fauve couvrant la majeure partie du corps, imitation des empreintes de l'animal faites avec des bâtons
On ne saurait, cependant, réduire ce déguisement à la seule intention de ces hommes de prendre l'apparence d'une bête puissante et cruelle afin de perpétrer les pires forfaits, car la relation qu'ils entretiennent avec les léopards qu'ils affirment être n'a de sens et d'efficience que dans la mesure où ceux-ci intériorisent, la nuit venue, non pas la force physique mais la puissance spirituelle de ceux-là. Dans le cas des associations initiatiques qui, par vocation, exigent de leurs membres un engagement plus profond et plus durable dans une institution pleinement reconnue, la relation de l'homme à l'animal a quelque chose de plus intime, de plus radical. Bony Guiblehon, un chercheur ivoirien qui a consacré sa thèse à l'étude de la société des hommes-panthères (les spécialistes de la faune africaine préfèrent parler de léopards) chez les We de l'ouest de la Côte d'Ivoire, décrit ainsi le moment crucial où le néophyte va accéder au statut d'initié : le maître initiateur, la «panthère», saute sur sa «victime», la griffe, la roue de coups, la frappe à mort symboliquement. Puis, soudain, il arrête la simulation, ôte le déguisement animal et, le corps et le visage découverts, prononce ces paroles : «Maintenant regarde bien la panthère.» Comprenons : «Regarde-moi, regarde-toi, tu es devenu ce en quoi l'initiation t'a changé.» Le novice boit ensuite une mixture contenue dans une corne et s'entend menacer de mort s'il révèle quoi que ce soit de ce qu'il a vu et entendu en brousse. L'accoutrement, aussi réaliste soit-il, ne fait donc pas la panthère. C'est d'une véritable métamorphose qu'il s'agit, de l'apparition d'un être nouveau - homme-panthère - dans lequel se rejoignent violence et séduction, comme l'écrit notre auteur, car désormais le jeune initié va se montrer aux autres, dans son village comme dans tout le voisinage, pourvu de ces caractères qu'il vient d'acquérir et qui font de lui un être fort physiquement et psychiquement, en mesure d'attirer à lui les plus belles filles et de gagner leurs faveurs, même s'il est très loin, selon les canons esthétiques des We, d'être un modèle de beauté virile. Alfred Adler Op.Cite
Ce pouvoir de métamorphose est aussi parti liée avec le pouvoir dans ces sociétés traditionnelles. Les mythes d'origine de certaines d'entre elles font état du sacrifice que les fondateurs de ces cités-États entourées d'une muraille ont dû accomplir afin que celle-ci tienne et que les habitants vivant à l'intérieur soient en sécurité. Il s'agit de la mise à mort de deux de leurs propres enfants qui en sont devenus comme le ciment après avoir été transformés l'un en varan et l'autre en serpent. Ce sont ces animaux chtoniens, promus ancêtres tutélaires de la cité, qui font chaque année l'objet d'offrandes. Dans la cité de Lagwane, trois grands dignitaires du prince, les iba, en ont la charge. L'un est maître de la terre et prêtre du serpent ; l'autre, maître de l'eau et prêtre du varan ; un troisième, maître de la chasse. Les deux premiers ont dans leur cour des autels consacrés à leur animal tutélaire qu'ils doivent consulter régulièrement. Le serpent et le varan sont censés «sortir» de leur tanière et indiquer leur volonté, laquelle est interprétée en observant la manière dont ils consomment la nourriture déposée en offrande dans des coupelles. Nous sommes là en présence, semble-t-il, d'une notion très particulière de l'autochtonie que les Kotoko conçoivent comme la fusion en une même entité des ancêtres et de ces animaux auxquels les habitants de la cité doivent la délimitation de l'espace qui leur est concédé et la légitimation de son appropriation.
Certains rois auraient ainsi la faculté de revêtir l'apparence d'un lion ou d'un léopard pour s'attaquer à leurs sujets, soit simplement pour les dépouiller, soit pour se venger de quelque offense. Le souverain kuba (République démocratique du Congo) est un sorcier et on le qualifie de niée, ordure, chose impure, car il est un être contaminé du fait que l'accession à son statut implique la transgression d'interdits majeurs.
« Un dernier lien entre la royauté et le sacré est d'une nature toute différente -un lien maléfique. Tous croient que les rois sont sorciers. On raconte à ce sujet comment le roi actuel se changea, en 1925, en léopard pour aller manger des chèvres et des hommes du village.. Un ngwjym(magicien) local l'endormit. Pendant que le léopard dormait, le roi maigrissait à vue d'œil dans sa capitale. Finalement, il convoqua le ngwiom, lui fit un beau cadeau et promit de ne plus s'attaquer au village. Le roi lui-même semble croire à sa qualité de sorcier.
Il dit : ,,Moi, ordure, nyic" Or, le signe du sorcier c'est son association avec les nyic, les choses impures ; sa contamination provient du fait qu'il transgresse les tabous imposés aux non-sorciers [19]. En outre, le roi est constamment associé au léopard qui est, en même temps, le premier symbole de la royauté et de la sorcellerie. Les charmes kiin doivent ,,protéger les villages contre les léopards", soit : en écarter les sorciers. On croit que la grande majorité des léopards ne sont que des sorciers transformés. Faire la chasse au léopard est une opération de guerre. Un spécialiste religieux et militaire, l'ilweem, applique ses charmes aux chasseurs avant leur départ. Celui qui a tué le léopard doit être purifié par l'ilweem, sous peine de devenir fou. La dépouille du léopard est traitée avec respect et ornée de cauris, comme si c'était celle d'un successeur du roi. Le rituel montre bien que le léopard est sorcier et roi, tout comme le roi est léopard et sorcier. Cette association entre sorcier et roi influence directement les relations entre la royauté et la structure politique, parce qu'elle intervient dans la norme du comportement idéal qu'on attribue au roi ». Jan Vansina Le Royaume Kuba.Musée De Tervuren.
Dans la pensée africaine, une personne humaine est composée de plusieurs « âmes » venant des ancêtres, ou encore la force vitale émanant du principe premier etc. Le roi est ainsi le jumeau d'un double animal, d'un animal sauvage, principe ce qu'il acquiert lors de son intronisation. Celui-ci se manifeste, tout comme chez son homologue kuba, dans des actes de sorcellerie auxquels aucune force humaine, aucune contre-sorcellerie, ne peut s'opposer. Le roi-lion ou le roi-léopard est un prédateur qui ignore la réciprocité dans les échanges fondant le social, ce qui le place au –delà de l'humanité. Le roi entretient ainsi une triple relation avec son double animal: une attribution de puissance essentiellement destructrice, forme de sorcellerie ; une fonction de médiation entre le monde social et les puissances de la brousse considérées comme dispensatrices de fécondité et de prospérité ; une fonction de double sacrificiel correspondant, selon certains auteurs, à celle du bouc émissaire telle que l'a théorisée Frazer dans Le Rameau d'or. On attribuerait ainsi au roi la responsabilité des calamités qui frappent une société come la sécheresse ou des épidémies parce que sa vieillesse ou sa propre maladie serait signe d'une perte de « substance » ou de force. Il a donc existé des régicides virtuels pour le remplacer. si un animal, un taureau par exemple, remplace le roi dans une mise à mort sacrificielle, c'est qu'il s'agit de son animal emblématique : son sacrifice est comme le sacrifice du prince lui-même. Il est sacrifié comme, lors de la fondation, l'ancêtre le fut lui-même pour renaître et engendrer la vie.
«
Venons-en maintenant aux rois et aux chefs africains associés à ces animaux suffisamment étranges, par leur anatomie aussi bien que par leur comportement, pourqu'on les qualifie de «monstres taxinomiques». Chez les Rukuba du Nigeria étudiés par Jean-Claude Muller, le chef est l'objet d'une double assimilation : il est le tambour sacré qui vient d'être recouvert d'une peau neuve et, en même temps, il est un oryctérope Il s'agit là d'un savoir qui n'est révélé qu'aux initiés auxquels les chasseurs montrent la carcasse de ce gibier, fort rare, au demeurant. Pourquoi cet animal qui ne sort de son terrier que la nuit pour manger fourmis et termites qu'il aspire avec sa langue visqueuse, est-il l'homologue du chef ? L'oryctérope est, par sa forme, une sorte de monstre, nous dit l'auteur – nous ajouterons qu'il peut faire penser à une chimère : ses pattes grêles ressemblent à celles des chèvres, ses oreilles à celles du lièvre. Il a un long groin qui rappelle un pénis d'homme, et les parties génitales de la femelle font penser à la vulve d'une femme. Enfin, contrairement à la plupart des autres animaux, il ne met bas qu'un seul petit à la fois. Comme il vit entre deux mondes séparés, les entrailles de la terre où séjournent des morts, et la brousse où il ne chasse qu'au plus fort des ténèbres, il est tout à fait apte à jouer le rôle de médiateur entre ce monde-ci et l'au-delà (en l'occurrence, il s'agit de l'infra-monde), rôle qui correspond à celui du chef sacré qui doit mourir par personne interposée pour être à même de remplir sa fonction. Ces traits structuraux caractéristiques de l'oryctérope sont analogues à ceux du pangolin qui fait l'objet d'un culte chez les Lele, notamment, quand, de manière répétée, les chasses s'avèrent infructueuses : mammifère, il trouve mal sa place dans cette catégorie car il porte des écailles comme un poisson. Et lui aussi met bas ses petits un à un, comme c'est le cas le plus fréquent chez les humains. Ainsi que l'observe avec justesse Luc de Heusch, le pangolin est l'homologue inverse des parents de jumeaux : «C'est par l'intermédiaire de tels êtres mixtes que la médiation entre le monde animal (chasse et fertilité) et le monde humain est possible ». Alfred Adler Op.Cite
Pour finir, il faut évidemment parler du totémisme africain :
On sait que le mot « totem » provient d'une langue amérindienne l' ojibwa, une des langues algonquines de l'Amérique du Nord. Pour les Ojibwa, en effet, il existerait une relation entre chacun de leurs clans patrilinéaires et patrilocaux et un animal totémique. Mais, en plus de cette relation entre un groupe de parenté et un animal, les Ojibwa connaissaient des esprits gardiens individuels, un animal devenant le protecteur attitré de telle personne , son totem.
Dans Totemism, un petit livre publié en 1887 Frazer se proposait de rassembler pour la première fois un maximum de situations ethnographiques de nature dite totémique, provenant de plusieurs régions de la planète et non exclusivement de l'Amérique du Nord et de l'Australie et il donnait une définition.
« Un totem est une classe d'objets matériels que le sauvage considère avec un respect superstitieux, croyant qu'il existe entre lui et chacun des membres de la classe une relation intime et tout-à-fait spéciale. » (Frazer, 1887 .
.et il ajoutait , le totem était « généralement une espèce animale ou végétale ».
Le fonctionnalisme ethnologique apportait aussi ses précisions avec Malinowski : celui-ci insistait notamment sur le fait que les animaux étaient l'une des cibles préférentielles de l'attitude religieuse en raison de leur importance au niveau des besoins les plus élémentaires de l'humanité en général et sauvage en particulier. Il donnait aussi comme exemple, entre autres, les pratiques rituelles liées aux moyens de subsistance des peuples chasseurs-cueilleurs, mais l'interprétation proposée concernait l'idée même de survie par rapport à l'environnement naturel, d'où la place considérable des espèces dangereuses, à côté des espèces utiles :
[…] les normes, les idées et les pratiques religieuses se cristallisent autour d'objets qui possèdent une valeur vitale pour l'homme et qui, du même coup, focalisent sa vie émotionnelle. Dans les conditions de vie primitives, ces objets sont d'abord des animaux et des plantes en tant que source de nourriture, et ensuite des animaux en tant qu'agents d'une lutte dangereuse ou comme dépouille tant désirée d'une expédition de chasse. »
Quels que soin les diverses conceptions et explications ,on peut ramener le totémisme à quelques éléments : un élément social, connexion entre une espèce animal, végétale ou une classe d'objets, avec un groupe ,un clan dans un système exogamique .un éléments psychologique :croyance en une relation de parenté entre les membres du groupe et l'animal , plante ou objet. Un élément rituel : le respect témoigné au totem se manifestant par l'interdiction de manger ou d'utiliser .
On sait que ces théories du totémisme subirent une critique rigoureuse de la part de Cl. Lévi-Strauss qui n'y voyait qu'une illusion de l'ethnologie. Pour lui le totémisme n'était qu'un aspect de la « pensée sauvage » classificatoire, systèmes de différentiation qui reposait sur le sensible et non sur le concept (les formes de l'ordre culturel reflétant les lois sous-jacentes, générales, de l'esprit humain et sans doute du cerveau pour l'auteur) afin de penser les relations humaines en particulier de parenté. L'ordre social régissant les différents clans était ainsi pensé par les différences homologues régissant le règne animal ; s'opérait selon l'auteur de cette façon le passage de la nature à la culture. Cette pensée sauvage qui n'est surtout pas à comprendre comme celle des seuls « sauvages » est présente chez tous et parente du bricolage comme du poétique et de l'art. Le totémisme que garde Lévi Strauss s'inscrit alors dans une anthropologie structurale :
Il existe deux modes distincts de pensée scientifique, l'un et l'autre fonction, non pas certes de stades inégaux du développement de l'esprit humain, mais des deux niveaux stratégiques où la nature se laisse attaquer par la connaissance scientifique : l'un approximativement ajusté à celui de la perception et de l'imagination, et l'autre décalé ; comme si les rapports nécessaires, qui font l'objet de toute science — qu'elle soit néolithique ou moderne — pouvaient être atteints par deux voies différentes : l'une très proche de l'intuition sensible, l'autre plus éloignée. Tout classement est supérieur au chaos ; et même un classement au niveau des propriétés sensibles est une étape vers un ordre rationnel. Si l'on demande de classer une collection de fruits variés en corps relativement plus lourds et relativement plus légers, il sera légitime de commencer par séparer les poires des pommes, bien que la forme, la couleur et la saveur soient sans rapport avec le poids et le volume ; mais parce que les plus grosses, parmi les pommes, sont plus faciles à distinguer des moins grosses, que si les pommes demeurent mélangées avec des fruits d'aspect différent. On voit déjà par cet exemple que, même au niveau de la perception esthétique, le classement a sa vertu.
Or, le propre de la pensée mythique est de s'exprimer à l'aide d'un répertoire dont la composition est hétéroclite et qui, bien qu'étendu, reste tout de même limité ; pourtant, il faut qu'elle s'en serve, quelle que soit la tâche qu'elle s'assigne, car elle n'a rien d'autre sous la main. Elle apparaît ainsi comme une sorte de bricolage intellectuel, ce qui explique les relations qu'on observe entre les deux…Cl.Levi-Strauss .La Pensée Sauvage
Philippe Descola devait à la fois continuer et approfondir son maitre Levi- Strauss dans une toute autre direction. S'il garde l'idée d'une pensée classificatoire imposant un ordre , il répudie toutefois qu'elle institue un dualisme et un « Grand Partage », entre Nature et culture(s), humains/non humains, logique/prélogique. Le dualisme dessine selon lui les seuls contours géographiques et temporels de l'Occident et caractérise son système de pensée. Tout un pan de l'humanité , vit au contraire en interaction avec la nature, sans jamais la dissocier d'une supposée « culture ». Descola va prendre en compte les sciences cognitives pour s'interroger sur la manière dont nous catégorisons les objets, les personnes, les animaux, les plantes, etc.
Ainsi des « schèmes généraux « détermineraient notre rapport aux existants. « organiseraient les usages et les mœurs » permettant à l'individu d'identifier mais aussi de bâtir des relations avec ce qui l'entoure, avec les autres existants « ils consistent surtout en un petit nombre de schèmes pratiques intériorisés, synthétisant les propriétés objectives de toute relation possible avec les humains et les non-humains » L'identification et la relation sont ainsi les « deux modalités fondamentales de structuration de l'expérience individuelle et collective .Elles permettent à une personne ou à un groupe de se définir par rapport aux existants (humains, animaux, végétaux…), et plus encore de vivre avec eux. L'identification consiste à distinguer les ressemblances et les différences d'avec les autres, la relation à régler les rapports avec les autres.
Descola isole ainsi quatre grands schèmes, quatre façons de combiner différences et ressemblances, corporelles(physicalité)et spirituelles(interiorité) avec par exemple les espèces vivantes. Ces quatre grands schèmes détermineraient à leur tour quatre « types d'ontologie » de vision du monde dans l'ensemble des sociétés.« c'est-à-dire de[s] systèmes de propriétés des existants, [qui] servent de points d'ancrage à des formes contrastées de cosmologies, de modèles du lien social et de théories de l'identité et de l'altérité »: LE TOTEMISME, L'ANALOGISME, L'ANIMISME ET LE NATURALISME.
Le totémisme, établit ainsi une continuité morale et physique entre des groupes d'humains et de non-humains auxquels les premiers se rattachent :
Toutes les entités humaines et non-humaines incluses à l'intérieur d'une classe d'existants partagent un ensemble d'attributs identiques relevant à la fois de l'intériorité et de la physicalité, les différences de morphologie n'étant pas perçues comme un critère suffisant pour procéder à des discriminations ontologiques internes aux classes.
Descola fonde de cette façon la notion de collectif déjà cité reposant sur diverses relations et modes d'identification (les relations prédation, don, échange) et qui englobe humain et non humain .Par exemple, le schème de relation dominant chez les Nuer, en Afrique de l'Est, est la protection. Le bétail est en effet perçu « tout à la fois comme tributaire des humains pour sa reproduction, son alimentation et sa survie et comme si étroitement lié à eux qu'il en devient une composante acceptée et authentique du collectif. […]
« Par collectif, un concept emprunté à Bruno Latour, il faut entendre une manière de réunir des humains et des non-humains dans un réseau de relations spécifiques, par contraste avec la notion de société, laquelle ne s'applique en droit qu'à l'ensemble des sujets humains, détachés de ce fait du tissu des rapports qu'ils entretiennent avec le monde des non-humains.
Afin d'éviter cette ségrégation, qui n'a pas de sens chez la plupart des non modernes, il faut donc traiter sur un pied d'égalité les principes qui permettent aux humains et aux non-humains de se rassembler dans un ensemble commun…. Afin de mener à bien cette tâche il fallait donc, pour chaque mode d'identification, s'interroger sur la distribution des existants dans les collectifs : qui est rangé avec qui, de quelle façon, et pour quoi faire ? On commença par l'examen du type de collectif que l'animisme rend possible. Dans ce système, les membres de toutes les espèces dotées d'une intériorité analogue à celle des humains sont réputés vivre au sein de collectifs possédant une structure et des propriétés identiques. Mais ces collectifs, tous intégralement « sociaux » et « culturels », se distinguent les uns des autres par le fait que leurs membres ont des morphologies et des comportement distincts. Chaque collectif est donc équivalent à une tribu-espèce qui entretient avec les autres tribus-espèces des rapports de sociabilité du même genre que ceux qui ont cours au sein du collectif humain qui prête son organisation interne, son système de valeurs et son mode de vie aux collectifs de personnes non humaines avec lesquels il interagit. PH.DESCOLA. PAR DELA NATURE ET CULTURE
Dans la lignée de Descola mais dans une perspectives plus sociologiques, les Africanistes se servent du totémisme comme une forme de classification sociale plutôt que mentale,qui s'oppose à une autre forme similaire, l'ethnicité. Le totémisme reste explicitement un modèle qui illustre des modes de production de collectifs moraux et sociaux. Ainsi, Alfred Adler entend redéployer la notion de totémisme « clanique » inscrite dans des sociétés segmentaires, qu'elles soient non-unifiées autour d'un système politique centralisé (comme les Nuer, les Dinka,) ou des royautés (Shilluk, Moundang, Baganda) .
Chez les Dinka du soudan le totem est ainsi une divinité clanique qui sert à marquer la puissance d'un clan et les différences de puissance avec les autres. . Sans parler de hiérarchie politique, il indique qu'il existe des clans qui possèdent la prééminence sur les autres en raison de leurs fonctions rituelles ; il s'agit des «maîtres du harpon de pêche». Leur totem est appelé Chair et, selon notre auteur, il faut entendre qu'à la différence des divinités claniques représentées par telle ou telle espèce, c'est la substance de la vie elle-même que ce totem incarne, au sens propre du terme. C'est par la médiation du doyen des «maîtres du harpon de pêche», à qui incombe le sacrifice au totem Chair - et lequel était jadis tenu au suicide rituel en se faisant enterrer vivant —, que l'ensemble des clans dinka peut invoquer et rendre un culte au dieu suprême
Les objets totémiques, les emblèmes des divinités claniques, sont des plus variés : le lion auquel est associée la grande fourmilière, son lieu de prédilection ; la girafe, liée au hérisson ; l'hippopotame, l'éléphant et le chacal. Plusieurs variétés de serpents et de lézards ; le poisson-chat qui est associé à la pluie qu'il est censé aller chercher au ciel ; l'huître d'eau douce et arec, « une petite chose dans la rivière qu'aucun homme n'a jamais vue ». Différentes sortes d'oiseaux, d'insectes et d'arbres etc…
Les mythes Dinka apportent des précisions importantes :de nombreux récits ont trait aux ancêtres-animaux et renvoient à une époque où les hommes et les animaux, après avoir été longtemps associés par leurs groupes de filiation respectifs, ont commencé à se séparer. Cette séparation consommée, l'origine du totem serait que les hommes doivent savoir quels animaux leur étaient spécialement associés en fonction de leur clan.
Exemple d'un mythe : il y a très longtemps, une femme était étendue sur le sol et dormait lorsque soudain une hyène surgit et bondit sur elle. Certains des proches de la femme s'apprêtaient à tuer l'animal mais d'autres les retinrent en faisant valoir que cet animal devait avoir de bonnes raisons pour agir de cette façon. Quand le fils qui naquit de cette union se mit à marcher, on s'aperçut qu'il présentait une légère claudication qui rappelait la démarche de l'hyène. On lui donna le nom de Den (hyène) qui devint la divinité clanique de ses descendants
L'attitude fondamentale exigée des hommes en présence des emblèmes de leur divinité de clan doit être celle du respect, thek, qui caractérise également les rapports vis-à-vis des aînés, de la belle-mère et des femmes menstrues qu'il faut éviter autant que possible. La pire des choses est de se trouver au contact du sang de son animal totémique, ce qui peut entraîner la stérilité, la cécité ou encore une grave maladie de peau appelée akeeth, mot qui signifie inceste, il existe aussi l'obligation positive de faire des sacrifices et de réserver certaines parts de l'animal immolé à l'autel de la divinité clanique.
Les emblèmes totémiques ont le statut de membres du clan et l'espèce représente les pères, les ancêtres, donc la divinité elle-même. Alors que les Dinka se différencient comme individus ou familles multiples, la divinité clanique symbolisant l'Ancêtre commun permet une unité qui transcende les divisions et les oppositions intérieures au clan et constitue pour ses membres la source de vie et de fécondité
Les Sérères (ou « Serer », « Sereer », « Serere », « Seereer »), sont un peuple d'Afrique de l'Ouest, surtout présent au centre-ouest du Sénégal, du sud de la région de Dakar jusqu'à la frontière gambienne. Ils forment, en nombre, la troisième ethnie du Sénégal, après les Wolofs et les Peuls ; environ un Sénégalais sur six est d'origine sérère. Quelques groupes sérères sont également présents en Gambie et en Mauritanie. Ils ont été étudiés par MARGUERITE DUPIRE
Les problématiques nées du terrain procèdent souvent d'observations banales. Rien ne me laissait entrevoir chez les Sereer matrilinéaires un totémisme quelconque jusqu'au jour où, assistant dans un village ndut aux funérailles d'un membre du matriclan lebtaan1, j'aperçus, accrochée aux branches d'un arbre, une brochette de viande de bœuf agitée par le vent. « A qui est-elle destinée ? », demandai-je. — Aux charognards, me répondit-on. — Pourquoi donc ? — Parce que les charognards sont les parents du matriclan lebtaan. »
Selon l'auteur, La religion traditionnelle des Sereer est aujourd'hui de plus en plus étouffée par l'islam et le catholicisme.. Les Ndut,(Sérères du centre ouest du Sénégal) en revanche, ont mieux conservé la hiérarchie des instances surnaturelles : grands ancêtres (yul), génies de la brousse (yepete), génies de la nature errants et dangereux dont certains seraient de puissants devins saltigi décédés (jiin), enfin Dieu-ciel (koope) qui, bien qu'anthropomorphisé, s'est éloigné des humains. Ces instances sont requises en suivant cet ordre hiérarchique dans les prières qui accompagnent les rituels collectifs
Les Ndut appellent « parents » les éléments de l'environnement avec lesquels leurs matriclans sont associés et ils les différencient des totems patronymiques liés à des interdits individuels imposés par les guérisseurs. Ces croyances restent encore vivaces, du moins aux funérailles où sont censés se manifester ces « parents », et également lorsque l'espèce totémique a besoin de protection,
« Autrefois les NDUT possédaient un énorme troupeau. Il y eut une année de sécheresse et l'eau manqua dans les marigots et les puits. Un jour, un berger dit à son père : « Père, depuis des mois et des mois les animaux n'ont pu être abreuvés, mais aujourd'hui je prierai le génie des eaux pour qu'il me donne de l'eau. — Mon fils, dit le père, si cela se réalise, nous serons les maîtres des eaux. » Le lendemain le berger conduisit le troupeau en brousse. Il pria le génie des eaux. Celui-ci exauça sa prière et fit sourdre un marigot. Après avoir abreuvé le troupeau, le berger revint dire à son père qu'il avait trouvé de l'eau. Depuis ce jour les NDUT devinrent les maîtres des eaux. »
L e mode d'insertion de chaque clan dans son environnement se traduit donc par l'exercice d'un contrôle rituel sur certains éléments naturels qui devinrent des « totems » claniques. Le pouvoir sur les éléments cosmiques— mer, pluie, feu et soleil — qu'acquirent les premiers clans ayant emprunté une voie maritime revêt une importance majeure correspondant à leur antériorité d'installation. Les clans de la seconde vague exercèrent un contrôle sur les insectes et les oiseaux nuisibles à l'agriculture (termites, criquets pèlerins, mange- mil). Enfin, la relation qui unit les clans de la troisième vague aux charognards, alliés des bergers, et au vent violent ressemble plus à un marquage emblématique qu'à un rapport de maîtrise.
On peut se demander si ces derniers totems n'ont pas été introduits à une époque tardive pour parachever le schéma économique de la société Ndut : aux premiers clans est associée la pêche maritime et fluviale, aux seconds l'agriculture céréalière, aux troisièmes l'élevage bovin.
Les Sérère n'ont donc pas tenté d'ordonner les groupes sociaux en fonction d'une classification logique et systématique de la nature. Leur totémisme apparaît de prime abord fonctionnel, est liée à l'histoire de leur installation. L'opposition terre/eau caractérise deux types d'économies qui préexistaient au Tekrur d'où ils ont émigré, et cette bipartition est aussi un procédé d'ordonnancement des éléments de l'environnement — vent violent/vent léger, utile/nuisible — correspondant à l'opposition des groupes : premiers/autres, voie migratoire marine/ voie terrestre
En conclusion, on peut dire que le rejet radical de toute forme d'animisme ou de totémisme suite au structuralisme a été une erreur majeure de la pensée occidentale moderne.. Le problème n'est pas de savoir si l'animisme constitue une vision du monde satisfaisante ou non. Une question plus intéressante est d'en proposer aujourd'hui une version qui ait un sens pour nous. Ce qui est en jeu n'est donc pas de retourner à l'animisme comme essaient de le faire les hallucinés du New Age, mais de réinventer ce que peuvent être des formes d'animismes pour une époque comme la nôtre. La question de l'anthropologie devient alors celle qui nous conduit à penser l'homme et l'animal ensemble, à penser une vie commune, une communauté des vivants. Comment donc penser la vie en commun des humains et des non-humains. L'humain doit plutôt être pensé comme une intelligence particulière qui joue un rôle dans des écosystèmes qui comptent de multiples autres types d'intelligences.
Dominique Lestel élargit PH. Descola ou Graham Harvey l'animisme premier à la question des collectifs
« Loin d'être le seul agent intelligent dans le monde, l'humain doit au contraire constamment négocier avec beaucoup d'autres intelligences – des agents positifs, certes, mais aussi des agents négatifs –, et non seulement avec d'autres personnes, mais surtout avec des personnes autres. Comme l'écrit Graham Harvey : l'animisme nous apprend comment être une bonne personne en relation respectueuse avec d'autres personnes.. Il faut donc prendre au sérieux le point de vue selon lequel les communautés autochtones seraient vraiment ouvertes à des personnes autres qu'humaines »
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