« L’humanisme de la Renaissance a ouvert une période globalement féconde pour la pensée, mais sans pour autant améliorer le statut de l’animal. Le rassemblement des hommes entre eux a plutôt raffermi la frontière hygiénique qui sépare l’homme de l’animal. Comme si l’homme ne pouvait être globalement défendu que dans la recherche d’un au-dehors de l’espèce..L’humanisme s’est donc transformé en machine de guerre idéologique par défaut contre l’animal. L’animal y est peu évoqué, mais c’est parce que son statut est clair : pour une pensée européenne imbibée de christianisme, l’animal n’est rien par rapport à l’homme. Ce dernier n’a pas seulement une priorité morale, il en accapare l’exclusivité. Dans l’humanisme européen, l’homme se referme sur lui-même. Est en particulier réaffirmée avec force l’idée que l’homme n’est pas un animal qui est différent ; ce n’est plus un animal du tout. Loin de s’éroder avec le temps, une telle vision de l’homme connaît une fortune étonnante à l’époque moderne. Une telle perspective se répand étonnamment facilement dans la pensée européenne et elle devient même constitutive de la pensée du fondateur des États-Unis, Thomas Jefferson.
l'animal machine
L’autonomisation de l’homme par rapport à la Nature est donc constitutive de l’histoire européenne. Loin de s’atténuer, elle s’est au contraire renforcée selon des modalités inédites. On peut ainsi considérer qu’elle s’est déroulée en trois moments principaux. 1) Elle a d’abord commencé par isoler l’homme de la Nature et du Monde – les réflexions de Peter Sloterdijk sur les origines de la ville et l’importance des murs qui la séparent du reste du monde méritent d’être rappelées ici. Elle s’est ensuite transformée en un programme d’asservissement 2) Elle s’est ensuite transformée en un programme d’asservissement de la Nature... 3) … avant d’aboutir finalement à un plan d’éradication de la Nature elle-même. L’asservissement de la Nature s’est d’ailleurs accompagné d’un pseudo-devoir de la faire fructifier et du mépris affirmé vis-à-vis de ceux qui voulait plus s’en soucier que la faire travailler pour eux. Henry David Thoreau constate par exemple très clairement, quoiqu’un peu amèrement : « Si un homme marche dans la forêt par amour pour elle pendant la moitié du jour, il risque fort d’être considéré comme un tire-au- flanc ; mais s’il passe toute sa journée à spéculer, à raser cette forêt et à rendre la terre chauve avant l’heure, on le prendra pour un citoyen industrieux et entreprenant. » Dans cette perspective, la technique s’oppose à la Nature, et toute technique vise à faire sortir l’homme de la Nature, tout autant qu’à expurger l’homme de toute Nature à travers une double purification qui doit être radicalement conduite à son terme. Dans l’espace occidental, toute technique s’établit intrinsèquement contre la Nature et contre le Monde, au profit supposé de l’homme. » .Dominique Lestel A Quoi Sert L’homme. ? Fayard
L'anthropologie a depuis ses débuts étudié les rapports de l'homme et de l'animal mais dans la perspective ethnocentrique de l'Occident : penser les rapports avec l'animal en tant qu'ils nous apprennent quelque chose sur l'homme . Quant à apprendre quelque chose sur l'animal, c'était pensait-on le domaine des sciences de la vie. L'animal n'était donc interessant qu'en tant que miroir de l'humain. C'est ainsi que romans médiévaux, contes et fabliaux, présentent de situations où l'animal est prétexte à des une réflexion morale. L'animal, tel le loup ou le serpent sauvage » est d'abord la « bête », qui refuse et s'oppose aux ordres humain et divin, et représente donc une sourde menace contre la société humaine et l'harmonie de la création. Dans l'histoire de l'art, la symbolique du chien est ainsi porteuse de significations opposées : dans la mythologie, le jeune Actéon métamorphosé en cerf se fait dévoré par ses chiens ; Dans la Bible, les chiens sont associés aux prostitués ou aux mages. Mais les significations positives existes aussi : un chien est parfois présent dans les scènes de Nativité, accompagnant les Rois mages ; Dans les portraits ou avec des représentations de couples, il symbolise l'amitié, la fidélité entre époux. Dans les allégories des cinq sens, il représente l'odorat.
Le christianisme médiéval classait ainsi tous les animaux selon leur proximité supposée avec le Bien et le Mal et construit une « axiologie » qui se reflète dans l'art : Chaque animal devient une lettre d'un alphabet symbolique qui occupe une place unique entre le Bien et le Mal : le serpent, le Dragon pour le mal extrême ; la licorne comme expression de la pureté absolue. La symbolique chrétienne tire ainsi sa force de l'opposition entre les symboles : les gargouilles, figures de la « Bête » entre animal et Diable, se tiennent à l'extérieur des cathédrales pour définir les limites de l'espace consacré de la Cathédrale, où les fidèles sont accueillis dans la « paix de Dieu ». Les Marginalia, dans les lettrines des textes sacrés, jouent à l'inverse de tout un bestiaire imaginaire dont les fantasmes contrastent avec la rigidité du texte canonique. Le carnaval ,temps de transgression des interdits à l'intérieur d'un calendrier liturgique, présente la figure de l'homme sauvage , mi-homme mi animal ,reflet peut être d'un lointain chamanisme
Merlin ou l'homme sauvage
Nos civilisations ont souvent pensé dans des oppositions binaires : nature/culture, primitif /civilisé, normal /pathologique, humain /non humain. C'est notamment ce qui se produit lorsqu'il s'agit d'analyser notre rapport à la nature, et aux animaux, qu'ils soient sauvages ou domestiqués. Ainsi, notre premier réflexe est d'établir cette opposition très « classique » en anthropologie entre Nature et Culture, de scinder deux espaces symboliques où le Sauvage s'oppose au Civilisé. Un « Etat de Nature » a longtemps été aux fondements d'une philosophie évolutionniste raciale et raciste. En Europe, l'espace a été rationnellement sectionné, avec une volonté forte de maitriser et dominer les éléments naturels. . L'Homme et l'Animal ont progressivement été envisagés comme deux opposés, dont la Raison de l'un entrainerait la supériorité sur l'autre. L'animal est exploité, voir exterminé. Il a été rejeté aux frontières de la Cité, à tel point que les écosystèmes ont été progressivement bouleversés au profit d'un ordre où l'humain domine en toute puissance… jusqu'à un point de rupture actuel impliquant changement climatique et bouleversement écologique. Le déséquilibre devenu trop important, l'élément naturel doit être réintégré dans un espace de cohabitation au risque d'un déséquilibre allant croissant.
Pour prendre encore un exemple, dans l'art contemporain, si l'animal était présent au monde dans la vision chrétienne , les bestiaires médiévaux ou de la renaissance(ainsi le jardin des délices de J.Bosch) la désacralisation et la représentation naturaliste ont donné dans l'art (Ainsi Hirst,Koons,Cattelan) des dichotomies tranchées où l'animal est totalement rejeté, figé dans l'ailleurs ,assimilé parfois au monde des choses.
Pour Damien Hirst l'animal est ainsi synonyme du rapport à la mort : il travaille sur une série constituée de cadavres d'animaux ( cochon ,vache , mouton , requin , tigre, etc.). parfois coupées en deux ,plongés dans le formol et présentées dans des aquariums . Ces sculptures sont appelées à disparaître (la putréfaction n'est que ralentie), elles perdent peu à peu leurs couleurs et se délitent. L'animal est chez Jeff Koons l'héritier des arts populaires et des objets de consommation, tels ces jouets ,ces animaux gonflables qu'on propose aux enfants lors des fêtes , à l'instar du célèbre « Ballon Dog », figé lui dans une éternité de choses. Les chevaux de Cattelan, transposés et pendus dans un environnement de monument historique(Versailles, L'hôtel De La Monnaie) ne sont que le prétexte à une parodie des trophées de chasse.
Dans les perspective d'une nouvelle approche de l'Animisme, le regard a changé et l'on s'est tourné vers les sociétés traditionnelles où l'animal a un tout autre statut. Ainsi pour David Abram ,un des auteurs de ce tournant(voir article sur l'animisme en cliquant sur la catégorie) dans « Comment La Terre S'est Tue » il s'agit de nous réveiller aux « invites » de notre milieu naturel vivant, qu'occultent les artefacts qui nous entourent, retrouver une réalité sensorielle de l'expérience ;alors nous pourrions de nouveau entendre la terre parler . Graham Harvey montre, de son côté, que « Les animistes contemporains […] centrent la discussion autour de façons particulières d'être lié au monde », une attitude qui est « un défi aux discours qui divisent l'esprit et la chair, l'âme et le corps, le sujet et l'objet, la vie et la matière, le surnaturel et le naturel, la culture et la nature, les gens et l'environnement, la communauté et les ressources, etc. . À la fois dans ses formes autochtones et dans ses formes occidentales, l'animisme encourage les humains à voir le monde comme une communauté variée de personnes vivantes avec lesquelles on trouve différentes espèces de respect ».
Il ne s'agit pas ici d'un « retour nostalgique » à un quelconque « état de nature »(lequel n'était pour Rousseau, lui-même, qu'une fiction permettant de comprendre notre condition par différence).L'expérience est à la fois beaucoup plus simple et plus riche : elle est l'accès au « monde de la vie qu'étudiait la phénoménologie :un terrain profondément charnel, comme le terrain même des odeurs, des goûts, du chant des oiseaux qui s'élève sous la chaleur du soleil. En fin de compte, reconnaître la vie du corps et affirmer notre solidarité avec cette forme physique, c'est reconnaître notre existence comme celle d'un animal parmi les autres sur terre, et ainsi retrouver et réactiver la base organique de nos pensées et de notre intelligence .
D.Abram évoque ainsi l'importance de sa rencontre en Indonésie avec le monde des araignées, une des créatures les plus symboliques dans les cultures humaines soit comme prédatrice (on la retrouve dans de nombreux films d'épouvante ou dans les saga de Tolkien), soit en raison de sa toile étonnamment régulière, fragile et évoquant la fragilité de nos certitudes et des apparences trompeuses régulièrement reconstruite, mais si bien adaptée au piégeage des insectes, soit en raison du fil qu'elle tisse, qui évoque celui des Parques et désormais les réseaux de communication. L'araignée (ou sa toile) est ainsi présente dans divers mythes fondateurs en tant que démiurge et créatrice cosmique.
« Je n'ai jamais pu rencontrer une araignée sans éprouver un profond sentiment d'étrangeté et de respect. Bien sûr, les insectes et les araignées ne sont pas les seules puissances ni même des présences centrales dans l'univers indonésien. Mais les araignées ont été mon introduction aux esprits, à la magie à l'œuvre dans chaque contrée. C'est grâce à elles que j'ai commencé à découvrir l'intelligence tapie dans la nature non-humaine, à apprendre la capacité qu'ont d'autres manières de sentir de faire écho à la nôtre, de se répercuter en nous sur un mode qui temporairement fait voler en éclats nos manières habituelles de voir et de sentir, et nous ouvrent à un monde plein de vie, en éveil, aux aguets. C'est de ces si petits êtres que mes sens ont, pour la première fois, appris l'enchevêtrement des mondes innombrables qui tissent leurs histoires dans les profondeurs de celui que nous habitons usuellement. Et ce sont eux aussi qui m'ont appris que mon corps pouvait, avec de l'entraînement, entrer sensoriellement en relation avec ces dimensions. Le labeur précis et minuscule des araignées avait à ce point aiguisé et concentré mon attention que c'est la toile même de l'univers auquel participe ma chair que semblait tisser leur art obscur. D.ABRAM .COMMENT LA TERRE S'EST TUE. La Découverte
L'homme n'est pas, du moins partout, que cet être de rupture, de « grand partage ».sauf à demeurer dans une vision ethnocentrique. Il s'associe dans diverses civilisations à d'autres « existants », et forme avec eux des liens interspécifiques très variés. La prise en compte de ces faits va nécessiter une autre approche méthodologique et épistémologique, celle qu'a inauguré Ph.Descola à propos de l'animisme et du totémisme (pensée des amérindiens, africains ou aborigènes d'Australie) à l'opposé du naturalisme(pensée de l'occident): Dans ces système de pensée l'homme et l'animal forment des « collectifs humains /non humains. La pensée écologique aura ainsi à apprendre des sociétés traditionnelles qui ont bâti ces collectifs : renversement de l'anthropologie qui dès sa naissance prétendait parler pour elles, de notre point de vue.
D.Abram décline ce que pourrait nous apprendre les savoirs traditionnels.
« Je vais prendre un exemple. Avez-vous déjà chassé le lion avec une sagaie, tel que les masaïs peuvent le faire au Kenya ? En adoptant cette pratique très particulière de chasse, vous serez amené à vous rapprocher très près du lion, à la différence de la chasse au fusil à lunette qui permet de tuer l'animal sans sueur, dans une distance toute "objective". Dans le cas de la chasse à la sagaie, si vous n'avez pas une connaissance éthologique approfondie du lion, vous allez au devant d'une mort probable. En d'autres termes, il y a un savoir sur l'animal qui est immense au sein de ces populations. Alors pourquoi donc la connaissance de ce savoir traditionnel, véritablement éthologique, ne s'est-il pas plus développé ? Pourquoi l'éthologie occidentale néglige-t-elle totalement ce savoir des professionnels de l'animal – ce savoir des chasseurs, des dresseurs, des éleveurs, qu'ils soient Masaïs, Nuer ou Français. » D.ABRAM.OP.CITE
pisteur pygmée
On peut en effet puiser dans l'experience des peuples chasseurs. La chasse, pour une communauté indigène orale, implique des capacités et des sensibilités très différentes de celles qui sont associées à la chasse dans la civilisation technologique. Le chasseur y doit quitter les limites connues et rassurantes du village pour affronter l'Ailleurs et ses forces sauvages. La forêt est un lieu d'épreuves dont il lui faudra sortir vainqueur : savoir capturer le gibier, bien sûr, avec des dangers palpables de rencontrer des prédateurs ; ce qui qui mobilise tout le savoir des chasseurs . La chasse dans les sociétés traditionnelles reste l'établissement d'un collectif humain / non humain (chez les amérindiens Shipibo elle été enseigné aux humains par « Ino » le maitre jaguar,dont il faut imiter les mouvements et les ruses). Il y a ainsi une éducation transmise en la compagnie du père ou du beau- frère, celles des sens la vue, l'ouïe et l'odorat, l'observation patiente des mœurs des animaux et leurs itinéraires. . Le chasseur indigène doit, ainsi, avoir été lui-même « apprenti » des animaux qu'il entend tuer. Rien n'est plus essentiel à cet apprentissage que la connaissance des modes de communication, des signes, des gestes et des cris des animaux de la contrée. La connaissance des sons grâce auxquels un singe indique aux autres membres de sa troupe qu'il a trouvé une source de nourriture abondante, ou des cris par lesquels un oiseau particulier signale sa détresse, ou par lesquels un autre attire une femelle permet au chasseur d'anticiper les mouvements de différents animaux tant à grande qu'à petite échelle. Sa familiarité avec les appels et les cris des animaux confère également au chasseur un ensemble élargi de sens, la possibilité d'appréhender des événements qui se produisent hors de son champ visuel, cachés par le feuillage de la forêt ou dérobés par l'obscurité de la nuit. La lecture des traces pour un traqueur aborigène ou bushman s'entoure d'un monde de virtualités qui lui permettent d'anticiper en y percevant la nature, sexe, poids, de l'animal et de dire depuis quand il est passé.
L'art de cette chasse tient d'un subtil équilibre où le chasseur doit s'immerger dans une identification massive avec celui que l'on pourchasse, parfois jusqu'à entamer un véritable dialogue, qui attirera le gibier à portée du tir meurtrier. Sans arme à feu, un chasseur indigène doit souvent s'approcher beaucoup plus près de sa proie sauvage. Plus près, pas seulement physiquement mais émotionnellement aussi, au sens d'entrer dans une proximité empathique avec la manière dont l'autre animal sent et éprouve
« Le savoir des chasseurs-cueilleurs dépend de la connexion la plus intime possible avec le monde et ses créatures. La possibilité de la transformation est une métaphore du savoir total : le chasseur et sa proie se rapprochent au point qu'ils franchissent cette frontière, et que l'un peut devenir l'autre. Cette intimité procure une connaissance complète. Pouvoir se déplacer avec précision sur terre semble requérir une liberté de pensée parallèle - une absence de contrainte, une disposition à éprouver différents états d'esprit, de l'humour à la transe et à l'ivresse. Une fluidité des frontières, une perméabilité des limites, peut être vue comme utile et normale.
Les récits des chasseurs-cueilleurs révèlent tout un ensemble d'esprits qui influencent les événements et sont eux-mêmes susceptibles d'être influencés. Ces esprits sont flexibles et d'un caractère ambigu. Un fantôme devient un garçon qui devient un corbeau qui devient une plume qui devient un homme. Un homme devient un saumon qui devient un esprit qui devient une femme. Une fille devient un chien qui devient un phoque qui devient un esprit. Un esprit devient un pénis qui est mangé par une femme qui devient un renard qui devient de l'excrément qui devient des mouches qui sont des esprits. Un esprit devient un homme qui fait l'amour à un cadavre qui donne naissance à un esprit qui devient un garçon qui devient un oiseau. HUGUES BRODY .LES EXILES DE L'EDEN .EDITION DU ROCHER
Si l'on considère maintenant les sociétés africaines, et cela dès leur origine, on peut partir d'une constatation, à savoir la présence permanente des animaux dans les « arts ». Ainsi les peintures pariétales du Tibesti et de l'Ennedi, au Tchad, qui se situent probablement avant l'époque de l'élevage (Ve millénaire av. J.-C.) Parmi les plus anciennes gravures on trouve des figurations naturalistes de faune sauvage – rhinocéros, éléphant, girafe, antilope, hippopotame – et des graphismes purs, tels que des spirales ou des serpentiformes. Les « chasseurs » y sont présents . Aussi la gravure de l'homme de GENOA ,un homme masqué haut de 1m93 datant d'environ huit mille ans, pourrait concerner à la fois la chasse et le chamanisme , à l'instar de la Dame Blanche du massif de Brandberg en Namibie ; image d'un shaman San peint parmi des animaux ,surtout des oryx mais aussi des espèces disparues et même un manchot.
Ce n'est d'ailleurs pas le seul fait d l'Afrique : on trouve chez nous au Paléolithique supérieur -approximativement entre -15000 et -10000 ans de tels vestiges archéologiques .l'un des plus ancien est celui d'un « homme au masque » est sans dans la Grotte des Trois Frères, dans l'Ariège. Parfois vu comme un chaman dansant, il porte une queue, des bois de cerf, de grandes oreilles et une peau de bête velue qui pourrait être d'un loup .
Ces danseurs masqués et travestis, on les retrouve dans un grand nombre de décorations pariétales méso- ou néolithiques. On en trouve dans la grotte de Mège, en Dordogne come à Marsoulas. L'« Homme cornu » de la vallée des Merveilles dans les Alpes-Maritimes, fait ainsi écho aux personnages masqués des compositions tassiliennes, et aux figures rupestres du Kalahari, .Il présente aussi des similitudes étonnantes avec des masques-costumes d'Amérique du sud. Ce qui cause la surprise, c'est la similitude de morphologie entre ces représentations millénaires et les objets ethnographiques voire folkloriques actuels-comme les représentations masquées africaines ,voire de l'homme sauvage des carnavals d'Europe de L'est (voir article correspondant sur le « Spectre De L'homme Sauvage ».
La même constatation s'étend à la tradition orale africaine : Une grande diversité d'animaux est présente que ce soit dans les mythes (les grands mythes cosmogoniques, les légendes royales et les récits étiologiques), les devinettes et surtout les contes — en particulier ceux qui appartiennent à des cycles bien connus, comme celui du lièvre, de l'écureuil, de la tortue, de l'araignée et d'autres animaux jouant un rôle spécifique que certains anthropologues les appellent «décepteurs»). Ils apparaissent comme des farceurs gloutons, parfois sots à force de gloutonnerie, parfois très malins. L'auditeur prend plaisir à constater qu'en fin de compte ils réussissent toujours à se sortir des pires situations.
On peut prendre comme exemple un mythe Yaka de la création
«Au commencement, seule existait une chose informe, masse compacte sans visage et sans nom, qui vivait là, comme ça, immobile, sans but.
Un jour pourtant, cette chose se mit à bouger : quelques fissures par-ci, quelques craquelures par-là et hop ! voila une forme qui apparaît, se précise pour devenir une des créatures qui existent et remplissent aujourd'hui l'univers. Le soleil, la lune, les planètes, les étoiles, la terre, les montagnes, les arbres, les plantes, etc. jurent ainsi créés. Peu à peu, chaque chose prit sa place. Tout se stabilisa. Ce fut alors que surgit des fentes béantes un être du nom de Kyanza Ngoonbi, ce qui signifie «La Parole Première » ou « La Parole qui précède ». Cet être était un Serpent immense à double tête qui, se déroulant lentement de ses spires onduleuses, dirigea l'une de ses têtes vers l'Occident, et l'autre vers l'Orient. Il resta ainsi allongé, sans bouger, couvant dans l'immobilité totale les créatures émergées des entrailles de la terre.
Un temps incommensurable passa. Puis un jour, Kyanza Ngoombi commença à transpirer abondamment. Il transpira, transpira si bien que sous sa tête dirigée vers l'Occident, l'eau qui coulait de son corps forma le fleuve Kwango, et sous sa tête dirigée vers l'Orient, sa sueur se transforma en rivière Wamba.
Du Kwango nous avons le poisson et tout le peuple sous-mann qui nous est offert pour apaiser notre faim. De la Wamba, nous avons la nature et la végétation qui abritent les esprits de nos morts et les remèdes qui adoucissent nos angoisses.
De nos jours encore, les tremblements, les érosions, les éboulements et les ravinements sont l'œuvre de Kyanza-Ngoombi. »
Dans le « Temps des Ancêtres », que narrent les mythes l'espèce humaine n'est pas séparée des autres espèces animales. « C'est une « ère de métamorphoses ». L'univers apparaît comme un « tout » traversé par des forces naturelles. L'homme est immergé dans un milieu en perpétuel contact avec la forêt et les eaux d'où il tire sa substance. Les dieux, les héros, les plantes, les animaux, les hommes, les souffles naturels, inter-changent leur état au gré des événements ou de situations dont la succession n'est jamais inscrite dans un temps logique. Des phénomènes naturels — le tonnerre, l'éclair, le volcan —,des animaux, l'aigle, le léopard, le serpent , des astres — Soleil, Lune —, des humains — les Jumeaux —, tous divinisés, organisent l'univers, peuplent la voûte céleste. Ce sont les Grands Ancêtres, fondateurs de l'espace cosmique, de son organisation, de la mise en œuvre des bases d'une civilisation.
Ce système de pensée qui n'est pas exempt de la crainte de l'indistinction dans l'Ailleurs, a existé dans la civilisation grecque où existait un riche imaginaire de la métamorphose. Celui-ci recouvrait tous les aspects de la connaissance symbolique : les mythologies, les récits sacrés, les cultes à mystères, les contes et légendes, les folklores, les rêves, les fantasmes, les inventions littéraires, etc. Les dieux ou déesses se métamorphosaient et métamorphosaient les êtres mortels sous toutes les formes possibles.(ainsi la tisserande Arachne) Mais ce n'est pas un privilège exclusif du monde divin. Certains humains manifesteront partout le même pouvoir : sorciers et sorcières, magiciennes, enchanteurs, devins, chamanes, saints... C'est également le pouvoir que possédaient les entités qui circuleront du monde grec au monde de la renaissance en traversant le moyen Age, dans la culture populaire , entre le monde humain et divin : fées, génies, démons, anges, sylphes, elfes, farfadets, ondines, dragons, femmes-serpents... la métamorphose se révèle toujours être le type privilégié de transformation qui joue dans l'inter-monde reliant l'humain au divin, au monde « autre ».. Elle témoigne par excellence de la réalité trouble de « daïmonique »,(eros le daimon est chez les grecs un être intermédiaire passeur de limites) de ses charmes, de ses oracles, de ses tentations, de ses perversions, de ses potentialités d'élévation spirituelle.
Le bestiaire africain est attentif ainsi aux êtres doubles et équivoques, aussi retrouvons nous l'animal qui brouille les identités et met tout sens dessus dessous, l'animal tisserand: l'universelle araignée. C'est en observant une araignée tisser sa toile que les Ashanti du Ghana auraient inventé le tissage ; mais, comme toutes les techniques, le tissage est profondément ambigu, et dans une sorte de version africaine du mythe de Prométhée, l'animal tisserand, incarnation de l'ambivalence des puissances du seuil où il construit sa toile, apparaît aussi comme un fauteur de désordre. L'araignée, insaisissable, se situe ainsi toujours dans l'entre-deux des mondes qu'elle met pourtant en rapport; « n'est-elle pas la messagère du monde d'en bas, celui des ancêtres? « Riche ambiguïté de la métaphore du tissage que contes et mythes mettent en abyme —le mythe écrivait Mauss, est comme le réseau d'une toile. »
Un des plus riches symbolismes de ce monde mythique africain concerne particulièrement le serpent. Certain serpents présentés comme agents de bonheur, sont apprivoisés, d'autres pris pour agents de malheur, sont craints et repoussés. Dans tous les cas, ils sont le véhicule d'une énergie active reçue aux temps de la première création. Le serpent le plus représentatif dans ce symbolisme est le python, royal (p. regius) ou géant (p. sebae) selon les régions. Animal symbolique par excellence, le python inspire une attitude religieuse non seulement à ceux qui l'ont adopté comme totem, mais aussi à tous ceux dans les croyances de qui il intervient d'une manière ou d'une autre.
Chez les Moundang du Tchad, étudiés par Alfred Adler, le python est la source du pouvoir d'un chef de village parce que considéré comme l'incarnation de l'un des principes vitaux (le ma zwe su,) fluide véhiculant l'énergie qui maintient le corps en activité. Ce reptile est censé, tout au long de son règne, résider sous le grand grenier central de sa demeure et s'il fait une apparition dans la cour de l'enclos, on y lit le signe de la mort prochaine du maître des lieux. On redoute d'en faire rencontre et si l'on apprend qu'il a quitté son séjour caché, on reste chez soi .En revanche, la fonction de forgeron, qui est celle du clan du Serpent, est exaltée comme son attribut essentiel, son attribut noble. Elle seule possède aux yeux de ses membres une véritable valeur emblématique
Chez les Venda, c'est le python qui, par vomissement, procéda à la création de toutes les créatures. Il est le symbole du Créateur et, à ce titre, il intervient dans de nombreuses cérémonies rituelles et religieuses, notamment dans l'initiation féminine, où les jeunes initiées miment ses mouvements en dansant, rappelant les circonvolutions originelles .
Pour les Baluba, le python participe de la nature divine, car il fut, sous la forme d'une créature de nature ambiguë, le maître des créatures avant que ce pouvoir ne fût confié à l'homme. En effet, dans le mythe de la création, il est dit qu'ayant été à l'origine de la chute de l'homme, la créature à la nature ambiguë fut métamorphosée en deux serpents, l'un mâle, l'autre femelle, qui furent chassés du ciel en même temps que la terre. Lorsque la terre fut éloignée du ciel et leurs eaux séparées, une pluie diluvienne tomba sur la terre, perturbant tout ce qui y vivait. Les deux serpents, qui vivaient dans l'eau, émirent chacun un souffle dans l'air. Les deux souffles se rencontrèrent et formèrent un arc-en-ciel. Celui-ci fit arrêter la pluie et tout rentra dans l'ordre. Depuis ce temps, par sa nature d'arc-en-ciel, le python est pour les Baluba le symbole de l'alliance entre les forces du ciel et celles de l'eau, de la paix et de l'union cosmique.
Chez les Batammariba du Togo, Dominique Sewane a mis en évidence la figure de Fawaafa le Serpent femelle des origines qui jadis, à Dinaba (lieu mythique) couva les œufs dont sortirent leurs premiers ancêtres. Elle souligne que si, d'une certaine façon, il a un rapport avec le python , hôte des régions marécageuses.: « Fawaafa est pour eux invisible et souterrain, il n'a rien à voir avec un « vrai » serpent » (ou quelconque reptile). Il renvoie à quelque chose d'indicible dont les initiés au difwani,(l'initiation) conduits à son sanctuaire, prennent conscience au cours de deux nuits .
« Ce qui prédomine en Fawaafa est une féminité humide et fluide, gage de la fertilité de la terre et de la fécondité du genre humain. Au contact du sanctuaire de Fawaafa, l'eau (sperme) des jeunes garçons deviendra apte à féconder les « œufs » d'une future épouse. La Serpente s'apparente à la boue qui tapisse le fonds de son sanctuaire, élément revitalisant dont dépend la croissance des plantes et la survie des espèces animales. «
Et de rapprocher ce rituel initiatique des cultes du serpent dans nombre de civilisations :
« On en trouve des traces en Egypte, en Inde, chez les Perses, Phéniciens, Grecs, Romains… Le culte du génie des eaux - serpent ou être reptilien - est répandu dans toute l'Afrique sub-saharienne. Dans son « Dieu d'eau », Marcel Griaule insiste sur l'importance du serpent Lébé chez les Dogon du Mali. Aby Waburg, célèbre historien de l'art allemand, a été fasciné par le culte du Serpent des Indiens Pueblos du Mexique.
Dans le silence de la nuit et loin de tous, les initiés au difwani en contact avec le sanctuaire de Fawaafa, s'ouvrent à une dimension induisant une mutation de la personnalité : en cela résiderait le secret initiatique. C'est sans doute cette expérience vécue en commun dans leur jeunesse qui donne aux Batammariba l'expression d'être ailleurs lorsqu'ils se tiennent assis à l'écart, et m'a retenue auprès d'eux.
A propos des Mystères d'Eleusis de Crète liés au culte de Gaïa, divinité chtonienne, sur lesquels aucun témoignage ne nous est parvenu, un rhéteur dit ceci : « Il n'y a rien qui proclame plus hautement les avantages de ces mystères que les vertus du silence ». A chacun de mes retours, à présent encore, j'essaye de comprendre ce que représente Fawaafa. « Il se trouve au-delà des mots » insistent les Batammariba. Les reptations de Fawaafa à son réveil au moment du difwani, expriment une puissante et subtile énergie souterraine, tel le gigantesque enroulement souterrain de l'univers, en lequel la mort sort de la vie, la vie sort de la mort. »
A SUIVRE
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