Un autre aspect du pouvoir sacré, faisant du chef un être à part de la société ,était ce que Luc de Heusch appelle son rapport aux « monstres ». Chez les Kongo, le roi était entouré de nains et d’albinos qui devaient faire contraste avec la perfection supposée de son corps, tout prince pouvant aspirer au trône à condition qu'il fût de haute taille, sans infirmité corporelle, en parfaite santé et en pleine possession de sa puissance virile.
Mais ce n’était pas la seule raison de la présence des nains,selon l’exemple du roi Vili de Loango (Congo-Brazzaville ) royauté qui existe toujours). La royauté Vili se situait par essence, en dehors de l'univers humain, à l'intersection du monde divin (surnaturel) et du monde sauvage parce qu’il était lui-même issu ,du moins selon le mythe d’un mariage avec une femme pygmée venue de la mer. Sa mère mythique pygmée appartenait ainsi au domaine « sauvage » la forêt (espace non cultivé) et son père était le grand prêtre( nthomi,) d’une puissante divinité, Bunzi ,dispensatrice de la vie et de la pluie.
Ces nains et albinos (monstres sacrés) qui entouraient le trône pouvaient prétendre à la prêtrise de la terre, la pensée commune dotant d’une grande puissance mystique, ceux qui, à un titre quelconque, était considérés par la tradition comme des corps monstrueux. Tout individu présentant une difformité physique ou des troubles mentaux était appelé nthomi, comme le prêtre de Bunzi et ses représentants locaux : c’étaient des émissaires des esprits de la terre. La mythologie Kongo mettait aussi en scène des êtres incomplets, fendus en long, (Nzondo) ou boiteux. Celui qui n'avait qu'une jambe possédait dans la mythologie des forces magiques et procréatives. La terre n’appartenait pas au roi mais aux clans autochtones et au esprits correspondants dont « les monstres sacrés » étaient les médiateurs. L’intronisation qui sacralisait le roi était précédée d’un voyage initiatique auprès de ces clans jusqu’au sanctuaire de Bunzi (en territoire étranger.)
"Ce système dualiste se construit donc sur la complémentarité de l'ordre religieux, dont le grand prêtre de Bunzi est la clé de voûte, bien qu'il vive en terre étrangère, et de l'ordre politique. Le roi dépend rituellement du premier, qui vit loin de lui. Ce pontife se trouve à l'origine même de la nouvelle dynastie puisque l'un de ses lointains prédécesseurs est censé s'être uni à une femme
pygmée qui aurait mis au monde le roi fondateur. Nains et albinos qui entourent le souverain sont en quelque sorte les intermédiaires entre celui-ci et les esprits de la terre. Car la terre n'appartient pas au roi. Les notables de Diosso déclarèrent vigoureusement à Hagenbucher-Sacripanti : « Le roi ne possède pas de terre et ne peut disposer de celle d'autrui » . On notera aussi qu'à Diosso les chefs des vingt-sept clans autochtones avaient le pouvoir de détrôner le souverain s'il ne leur donnait pas satisfaction . La terre, morcelée en divers territoires, est la propriété des esprits de la nature. Le roi tient son autorité de leurs représentants, nains et albinos, comme du grand prêhttps://www.youtube.com/watch?v=fz8tXdtK6MMtre de Bunzi.. " Luc De Heusch ,Ecrit Sur La Royauté Sacre. Editions De L’université De Bruxelles.
Au cours de son périple initiatique le roi dormait en compagnie d'une vierge avec laquelle il ne pouvait s'accoupler, comme s'il était encore étranger à l'ordre de la fécondité. Dans chaque province il fait des offrandes de vin de palme dans le sanctuaire le plus prestigieux. Sur le chemin du retour, il devait faire faire à cloche-pied le tour d'un bosquet sacré, puis « grimper au sommet d'un palmier particulièrement élevé, en ne s'aidant que de ses deux bras et d'une seule jambe » , comme le de mi-corps ou boiteux Nzondo.
La présence des Pygmées, détenteurs de pouvoirs magico-religieux, aux côtés du roi n'est pas seulement, en Afrique centrale, l'apanage de l'ancien Loango. Les Kuba considèrent que leur souverain devient à sa mort un esprit de la nature. La royauté est d’autre part liée étroitement à l’institution de certains masques: Le roi recoit une force dévastatrice lorsqu’il revêt ,le plus important, Mosh a mbooy. Le second masque en importance, Bwoom, aurait été sculpté par un Pygmée (Cwa), et certains affirment que son visage ressemble à celui de l'un de ces petits hommes. Le peuple pygmée aurait, selon les mythes accompagné au cours de leurs migrations les ancêtres des Bushong, qui forment la chefferie dominante de la fédération kuba. Ils auraient fabriqué le masque Bwoom pour soulager le roi qui fut brusquement pris de folie alors qu'il revêtait Mosh a mbooy;les deux masques ensemble équilibrent la force.
Dans un article ",Moitiés d'hommes, pieds déchaussés et sauteurs à cloche-pied" (1992), Françoise Héritier introduit justement une nouvelle catégorie symbolique, l'image universelle d'une humanité formée de demi-corps, généralement masculins, coupés verticalement. Dans le mythe, l’androgyne primordial donne naissance aux êtres sexués ; c'est l'âge d'or de l'humanité auquel met fin la brusque apparition d'un puissant magicien dont l'extraordinaire force est concentrée dans un demi-corps. On retrouve le mythe en Afrique australe, en Australie, chez les amérindiens ou Inuit et en Europe, (on pense aux androgynes du Banquet de Platon ou à Œdipe « pied enflé »). Les Lovedu professaient que leur dynastie se rattachait lointainement à des génies au corps coupé en deux dans le sens longitudinal. Les Venda connaissaient l'existence de ces créatures monstrueuses au corps incomplet mais en faisaient des génies de la montagne. Selon l’auteur les mythes seraient une symbolisation d e la puissance fécondatrice et virile liées aux puissances de la terre.
« Cette moitié d'homme que l'on trouve dans les mythes, les contes, les représentations graphiques qui n'a qu'un œil, un bras, une jambe, est une forme stable, quel que soit le contexte. Homme ou personnage mythique, il est représenté prêt à se mettre en mouvement, bras étendu, jambe légèrement fléchie, prêt à sauter ou à glisser sur sa jambe unique. Ces formes stables, sans nécessité biologique apparente, renverraient donc à l'inconscient collectif, à des constantes d'ordre psychique, qu'il s'agirait de débusquer…
Prend son sens ici l'idée de cet excès de force virile concentrée dans un seul membre, selon, dont l'extrême chaleur n'est pas supportable par les faibles ou les inférieurs : les enfants, les animaux, mais aussi le conjoint (c'est-à-dire dans ce cas, la conjointe puisque le passant déchaussé est un homme), ou les vieillards ayant dépassé l'âge actif de la maturité. Conjoint et vieux parents peuvent en mourir.
Chaleur intense de la virilité condensée dans un seul membre, qui peut être selon les cas positive ou négative. Négative en Allemagne, selon les croyances rapportées, elle est positive au Pérou où, lors de la fête de l'agriculture, les hommes mettent en pièces un bœuf que conduit un jeune garçon qui n'a qu'une chaussure.
Raisons rituelles donc, de différentes natures. Les hommes de l'Antiquité grecque qui ne portaient qu'une sandale, qu'une jambière ou qu'une cnémide, allaient au-devant de la mort, ou se vouaient aux puissances infernales ou officiaient, tel Jason, des rites chthoniens…"
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Selon la pensée africaine, parmi les êtres ambivalents, voire monstrueux, figuraient les jumeaux. Leur statut présentait de multiples nuances. Symboles de l’unité harmonieuse primordiale chez, les Dogons et les Bambara, ils étaient accueillis avec joie et ferveur. Mais derrière ces attitudes, on trouve tres vite des sentiments mélangés. On les entoure d’autant mieux qu’ils sont jugés dangereux ; ce qui est manifeste ailleurs comme chez les Mossi où ils sont associés à la brousse non cultivée, domaine des animaux sauvages ». Une dissociation va s’opérer entre bons et mauvais jumeaux susceptibles de provoquer la mort du père ou de la mère. Un test permettait de les identifier : aspergés d'eau froide, les « jumeaux de brousse » ne réagissent pas. Alors on les laissait retourner dans leur lieu d'origine ; on n'intervenait pas pour leur permettre de survivre
Dans le monde bantou, la royauté était associée plus fréquemment aux jumeaux. On rassemblait ceux-ci à la cour du souverain kuba, où la royauté était conçue comme un corps gémellaire , expression d’une l'unité primordiale de deux divinités qui finirent par se disputer et se séparer : Mboom, maître du ciel, et Ngaan, maître des eaux terrestres. Ils formaient jadis un corps indivis représenté par des jumeaux siamois. À la cour, un des jumeaux est le Porte-parole officiel du souverain, dont il est censé être le Jumeau même. Alors que le roi représente Mboom, la part céleste et solaire de la divinité gémellaire originelle, l’autre représentait la part chtonienne et aquatique. En Afrique australe, le roi des Swazi était considéré comme le jumeau de sa propre mère, qui régnait avec lui. Le mythe d'origine présentait les premiers souverains comme un couple de jumeaux incestueux, Soleil et Lune.
« C'est bien, en effet, du règne animal que relèvent les naissances gémellaires aux yeux des Moundang puisqu'on invective la mère en lui disant : « Est-ce qu'une femme est une souris pour mettre au monde deux enfants en même temps ? » Cette surabondance de vie est proprement monstrueuse dans le règne humain et elle constitue une menace de vie brève pour les jumeaux, aussi bien qu'une menace de mort pour leurs parents. Or le roi-jumeau, ce formidable réservoir de force vitale, sera rituellement tué après un certain nombre d'années de règne. Les jumeaux appartiennent de par leur naissance à cet ordre naturel que le roi contrôle au prix d'une vie abrégée. Dire que le roi est un jumeau signifie qu'il est un être ambivalent, une bénédiction et une malédiction, car ce responsable de la pluie et de la fertilité possède aussi le pouvoir de faire régner la sécheresse ». Luc De Heusch ,Ecrits Sur La Royauté Sacre. Editions De L’université De Bruxelles.
Enfin chez les peuples bantous en particulier, la royauté a un rapport étroit avec la sorcellerie. .Dans « Rois Sorciers Et Mère Sorcière », Alfred Adler indique le paradoxe qu’il y a à parler de roi sorcier pour nos systèmes de pensée. Un paradoxe étonnant mais éclairant : le garant de l’ordre cosmique serait doté de pouvoir de lui nuire. On serait dans le domaine ambiguë des frontières du sens commun ou de la raison du moins occidentale (une logique de l’impossible ).L’intronisation, l’alliance avec les forces de la terre, la possession de fétiches puissants, feraient l’ambivalence due à la surpuissance du sacré dont serait doté le roi..
C’est qu’en Afrique la sorcellerie n’aurait pas le sens purement négatif qui caractérise le mot dans notre propre histoire. L’auteur souligne combien le désordre peut être une composante de l’ordre, comment l’ordre (royal) peut relever d’un désordre , la transgression d’un tabou de l’inceste et du sang .. Denise Paulme à propos des Baga société acéphale, remarque que le doyen du lignage ne combat les sorciers et n’a l’autorité morale et religieuse que parce qu’il était lui-même un ancien « mangeurs d’hommes » dans de monstrueux festins.
On trouve en fait dans la personnalité du sorcier cette ambivalence qui caractérise le roi ou chef « sacré »et c’est aussi en ce sens que les guérisseurs ,devins ou Nganga peuvent à tout moment être accusés de sorcellerie. La pensée chrétienne a connu les mêmes difficultés à déterminer la mince barrière qui séparait le saint, l’hérétique et le sorcier. Le fait que la sorcellerie soit toujours présente ,voire omniprésente dans l’afrique contemporaine, est à la source de bien des problèmes dans les tribunaux africains qui ont adoptés nos appareils judiciaires et qui jugent selon certains de nos critères comme par exemple l’intention. Difficulté parce que la sorcellerie est considérée en partie comme innée et que la différence entre un nganga et un sorcier peut être simplement une différence de « génies » ,à la source de leur pouvoir ,un génie maléfique ou un génie de l’eau, les deux présentant par ailleurs les mêmes pouvoirs extrasensoriels.Dans son œuvre majeure sur la sorcellerie chez les Azandé, Evans-Pritchard la qualifiait de witchcraft, soit une force invisible enfouie dans l’être.
« …. Les diverses infortunes qu’un individu provoque: pertes de biens (vol de bêtes du troupeau, sorts jetés sur les cultures, par exemple), maladies, mort de la victime ou morts en série de proches (d'enfants notamment) ne peuvent pas être considérées par la société, par le pouvoir, comme des méfaits tombant sous le coup des sanctions appliquées ordinairement au fautif en conformité avec un code et des procédures judiciaires et rituelles prévues par la coutume. Les actes d'agression contre autrui qui peuvent être imputés à la sorcellerie constituent une catégorie à part. La définition de cette catégorie varie selon les cultures ou plutôt, selon les aires culturelles, mais on peut dire que partout elle inclut l'idée que les choses se passent dans le domaine de l'invisible, c'est-à-dire dans une autre dimension de l'espace et du temps - disons, pour faire image, une quatrième dimension.
Mais ce qui caractérise les actes de sorcellerie, c'est qu'ils ont pour origine une force cachée dont l'existence, jusqu'à ce qu'elle se manifeste, peut avoir été ignorée de l'intéressé comme des autres qui vont être ses accusateurs), cachée dans la personne de celui qui les accompli ou bien en dehors d'elle et qu'elle s'est appropriée. Cette force enfouie dans les profondeurs mêmes de la personne, personne physique, c'est, pour prendre une référence terminologique qui est familière aux africanistes, la witchcraft, mot par lequel Evans-Pritchard ) traduit la notion que les Zandé désignent du nom de mangu. Sa nature est telle, nous explique t-il, qu'une consultation de l'oracle et, si l'accusé est mort, une autopsie pratiquée sur son cadavre doivent permettre d'en déceler la substance matérielle, par exemple, sous la forme d'une boule logée dans l'intestin grêle. Nous avons vu plus haut qu'il en alla ainsi chez les Wuli du Cameroun. Evans-Pritchard définit cette force comme « un phénomène organique et héréditaire ». Elle est donc involontaire et peut-être faut-il dire inconsciente ". Alfred Adler. Roi Sorcier, Mère Sorcière Les Marches Du Temps.
Pour la pensée africaine il existe bien un ordre du monde, idée qui implique la reconnaissance d'une certaine régularité des phénomènes, renvoyant à un enchaînement plus ou moins prévisible des causes et des effets (c'est ce que reflètent, notamment, les calendriers soli-lunaires relevés dans la plupart des sociétés paysannes africaines). Mais l’ordre laisse aussi la place à la perplexité, et à l’angoisse devant la contingence de l'événement qui semble renvoyer à un genre de causalité autre pour ne pas rester inexplicable .Comment l’irruption du mal ou malheur peut-il s’accorder avec l'ordre social et permettre ainsi aux hommes de raisonner et d'agir en conséquence ?
Ce qui caractérise ainsi les actes de sorcellerie dans la pensée africaine, c'est qu'ils ont pour origine une force, sans limites et cachée (et dont l'existence, jusqu'à ce qu'elle se manifeste, peut avoir été ignorée de l'intéressé comme des autres qui vont être ses accusateurs), mais qui a des conséquences par son hybris(ainsi un chasseur qui ne maitrise pas son désir et tue en conséquence, peut provoquer la vengeance des esprits animaux de la foret.). La société est contrainte de recourir pour la contrer, la contenir ou, si possible, l'anéantir, à une force d'égale puissance sinon de même nature, conformément à la règle qui veut que, l'on combatte le mal par le mal. C'est ce qui explique que dans certaines sociétés, à côté de personnages qu'on peut qualifier de contre-sorciers « professionnels » (dans le monde bantou, ce sera une catégorie de nganga), le roi ou le chef, en vertu du statut qui est le sien et afin d'exercer efficacement sa fonction, soit lui-même pourvu d'une telle force.
Diverses situations se présentent : celles où les rois ou les chefs sont expressément désignés comme sorciers, soit qu'ils le deviennent du fait même de leur investiture (par l'existence tenue secrète d'un rituel spécifique d'initiation accompagnant leur intronisation), soit qu'il leur ait fallu le devenir pour réussir à accéder au pouvoir et à le conserver face à des rivaux usant des mêmes moyens. Il existait donc des rois qui étaient, en même temps et en vertu de leur statut et fonction, des sorciers :ainsi disent les Abron de leurs chefs : il n'a rien à craindre des menaces des sorciers, c'est qu'en réalité il est sorcier lui-même, et le plus fort de tous.
Divers travaux ethnologiques ont ainsi montré les rapports de différents royaumes ou chefferies avec les pouvoirs sorciers : en particulier, Jan Vansina chez les Batéké et chez les Kuba, Pierre Bonnafé chez les Kukuya et surtout Luc de Heusch sur une grande partie de la région du bassin du fleuve Congo.
Ainsi les Bolia une population bantoue du Congo(RDC). Le royaume Bolia comprenait jadis quatre provinces, placées sous l'autorité d'un lignage particulier. Chacun de ces lignages assumait à tour de rôle le pouvoir central, dont le titulaire portait le titre d'Ilanga. Selon la tradition, le prétendant au trône qui se manifestait dans le lignage qualifié devait affronter un certain nombre d'épreuves magiques pour être désigné. Les ancêtres l'entraînaient durant son sommeil auprès du plus puissant des esprits de la nature avec qui il concluait un pacte, source de son pouvoir. Mais ce pacte l’entrainait en fait dans la zone dangereuse de la sorcellerie puisqu’il devait livrer en échange un certain nombre de victimes humaines choisies dans sa parenté .Si, durant son investiture le candidat rendait visite à divers génies au cours d'un long périple ; il devait livrer une femme à l'un de ceux-ci, en échange du pouvoir de contrôler la pluie
Proche voisin des Bolia les Bushong ont bâti le royaume kuba. Le roi kuba, dispensateur de la fertilité et de la fécondité, ne pouvait l’ acquérir qu’au prix de l’inceste l’unissant à sa sœur ! il était dès lors considéré comme sorcier , capable de se changer en léopard ,celui-ci étant justement à la fois le symbole de la royauté et de la sorcellerie .
La tradition du pouvoir sacré repose , on l’a vu , sur l'idée que le roi n'acquiert son statut privilégié qu'en s'affirmant au prix d'une transgression qui rend manifeste son extériorité absolue par rapport à la société où il est appelé à exercer un pouvoir cela seul lui permet d’articuler ordre naturel et culturel. Les transgression étaient essentiellement l’inceste et l’anthropophagie, deux manifestations par excellence de la sorcellerie.
« On ne saurait mieux dire, que le pouvoir royal prend sa source dans l'univers naturel au prix d'une transgression de la loi familiale qui interdit de disposer de la vie des siens. De ce point de vue le pouvoir magique du roi sacré bolia s'apparente paradoxalement à celui de cet être éminemment dangereux et néfaste qu'est le sorcier, destructeur de vies humaines. ). On pourrait même dire que la royauté est ici une forme spécialisée et supérieure de la sorcellerie. Le même terme, tioki, s'applique en effet à l'une et à l'autre. Le pouvoir royal est littéralement la « sorcellerie du pouvoir » . Luc De Heusch ,Ecrits Sur La Royauté Sacre. Editions De L’université De Bruxelles.
Comme dit plus haut, on peut privilégier l’exemple des Maka du Cameroun parce comme symbolisant la transition (imposée par la colonisation ) entre société traditionnelle et société contemporaine Or chez les Maka , la sorcellerie « djambe » était et reste omniprésente. Dans son étude : "Sorcellerie Et Politique ", l’auteur Peter Geschiere fait ainsi remarquer qu’il est impossible de parler du pouvoir sans parler du Djambe.La sorcellerie apparait comme le revers de toute institution qu’elle soit ancienne ou nouvelle ;mais en même temps, comme dit plus haut, sans manichéisme ; ce qui est mauvais d’un côté peut apparaitre comme bon d’un autre parce que participant à la même force.
« Qu'est-ce que ce djambe dont les Maka parlent tant ? Lorsque je demandais à mes informateurs de le décrire, leurs réponses étaient souvent évasives. Après tout, il n'est pas sans danger de montrer ouvertement qu'on en sait trop sur ce sujet - cela pourrait signifier que l'on est soi-même un sorcier. Tout le monde était d'accord pour dire que le djambe est un petit être qui vit dans le ventre de son détenteur. Quelques-uns le comparaient à une souris grise, d'autres à un crabe. La réponse la plus détaillée vint de notre amie Mendouga, la grande guérisseuse (nkong) déjà mentionnée. Apparemment, elle devait à son statut d'en savoir plus que les autres. Elle regretta que je ne sois pas venu la questionner plus tôt, parce qu'elle avait eu une « photo » du djambe, qu'elle avait malheureusement perdue. Elle se souvenait précisément à quelle occasion elle avait vu le djambe. Dans l'hôpital presbytérien, les Blancs avaient opéré une femme et avaient fait sortir le djambe de son ventre. Ils avaient ensuite enfermé ce djambe dans une cage : c'était une petite bête féroce avec des dents méchantes, qui essayait de gober les mouches volant autour de sa cage. » ..Peter Geschiere. Sorcellerie Et Politique En Afrique .Karthala
Le mythe du djambe parle d’un chasseur qui le rencontra dans la forêt à plusieurs reprises et qui reçut chaque fois de celui-ci des dons de gibier importants. Sa femme par jalousie s’unit sexuellement au djambe qui la posséda désormais et donc elle le ramena au village. C’est le djambe qui exigea désormais qu’elle le nourrisse à son tour et toujours plus . Pour le satisfaire, la femme dut tuer toute sa parenté. Force sauvage de la forêt, Djambe donne biens et richesses mais devient source de catastrophes dans le village, parce qu’introduit par la convoitise et la jalousie.
Le Djambe est d’abord lié à la parenté et à la famille dans la société traditionnelle .Tout malheur est ainsi attribué à une attaque venant de l’intérieur du groupe. Il y a un tragique familial qui concerne l’inégalité (et donc la jalousie) à l’intérieur de son groupe avec qui il faut pourtant bien vivre, puisque seul allié de la vie.. En meme temps cet allié peut nourrir les pires complots. « Il faut vivre avec son sorcier » est un proverbe marka
Mais de la convoitise familiale le soupçon s’étendit désormais aux pouvoirs et aux nouvelles élites nées de la colonisation et des indépendances : élite urbaine et scolarisée qui occupa les anciens postes coloniaux au sein d’un parti unique. Les formes d’équilibre qui existaient au village pour régler les conflits ,y compris de sorcellerie ,comme le palabre n’eurent plus cours. Mais le Djambe ne disparut pas bien au contraire. Les pouvoirs ne manquèrent pas non plus de l’invoquer ,soit parce que l'équipe de foot d'un sous-préfet perdait, soit pour stigmatiser leurs opposants ou à l’inverse ,pour se glorifier de leur propre " blindage " sorcier.
« Et c'est surtout cette perception de la « sorcellerie » comme force « accumulatrice » qui joue dans la politique moderne. Pour les villageois marka, il était évident que l'essor de l'élite nouvelle de fonctionnaires était lié, d'une façon ou d'une autre, aux forces secrètes du djambe (une notion que les Maka traduisent maintenant par « sorcellerie »). Dans les années soixante-dix, par exemple, une opinion géné¬rale parmi mes informateurs voulait que tous les efforts des autres politiciens pour écarter le député en exercice fussent voués à l'échec — pas tellement parce que ce dernier avait le soutien du sommet du parti unique, mais plutôt parce qu'il était « blindé » par le meilleur nganga (« guérisseur ») de la région. Les membres de l'élite eux-mêmes sont souvent prêts à renforcer de telles rumeurs : le député en question ne manquait aucune occasion de faire allusion aux forces extraordinaires de son nganga. Cette association avec la « sorcellerie » était en outre renforcée par le climat politique instauré à l'indépendance (1960) par le nouveau président Ahidjo et son parti unique. L'idéologie nationale mettait en effet lourdement l'accent sur la nécessité d'être « vigilant » contre la « subver¬sion » omniprésente. La compétition féroce entre politiciens se déroulait à l'intérieur du parti et devait être arbitrée à huis clos. Tout se réglait au sommet du parti, mais les décisions de celui-ci demeuraient imprévisibles. Aussi les rumeurs relatives à ce qui se passait dans la « grande politique » furent-elles souvent difficiles à distinguer des histoires courant sur les confrontations nocturnes des sorciers…..Peter Geschiere. Sorcellerie Et Politique En Afrique .Karthala
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