Lecture de Pierre Aubé :
Aujourd'hui centenaire, ce diable d'homme nous offre ce qui fut au cœur non seulement d'une longue vie, mais d'une quête intense de la vérité de l'être dans son environnement. Géomorphologue, formé à une science dure, Jean Malaurie a porté sa recherche là où s'était le plus périlleux. Le Sahara, d'abord, un moment. Puis dans les terres arctiques, au sein de l'équipe de Paul-Emile Victor. Les convois mécanisés ne lui dirent, au vrai, rien qui vaille. Et c'est en solitaire qu'il devait repartir, maître de lui-même et de son destin. Il prit le visage d'un vieux chaman, Uutaaq, qui lui dit : « Je t'attendais. » Il lui fallut faire ses preuves. Très vite, tant la dépression se fait menaçante. Un raid fou, dans la nuit polaire, lui aurait coûté la vie, sans la perspicacité de son chien de tête. Pendant des mois, Malaurie va partager la vie rude des Inuits, dans un seul village : Siorapaluk. Pour ses observations des éboulis, on le voit sur l'île de Disko, en terre d'Inglefield, et jusqu'au pôle géomagnétique Nord. Il lève des cartes, c'est son métier.
Mais ce qui l'intéresse au premier chef, c'est l'homme qui hante ces lieux. Il partage leur quotidien. Il va se créer des amitiés durables. Hommes et femmes s'interrogent sur ce jeune compagnon improbable, mais respectent sa liberté. Il observe, interroge inlassablement et, pour expliquer la grave baisse de la fécondité chez ses hôtes, va jusqu'à dresser un vaste tableau généalogique circulaire. Un modèle du genre. Il aura découvert, aussi, la base américaine de Thulé, secrète, qui est une insulte à cette nature préservée et aux hommes qui y vivent.
Il lui fallait témoigner. Dès 1955 paraissait Les derniers rois de Thulé, un ouvrage devenu culte, qui ouvrait cette collection Terre humaine, célèbre entre toutes, qu'il dirigea avec un soin jaloux et une invincible ténacité. Cent volumes d'ethnologie participative où vont s'exprimer beaucoup qui n'ont jamais eu la parole, d'une paysanne hongroise à un patron de pêche fécampois, d'un poilu de la Grande Guerre aux mineurs de fond. Ils accompagnent de chic des noms prestigieux et des ouvrages devenus légendaires. Claude Lévi-Strauss, Pierre Clastres, Jacques Soustelle, Wilfred Thesiger, Colin Turnbull, Roger Bastide, James Agee, Theodora Kroeber, Dominique Sewane et tant d'autres. Autant d'ouvrages exigeants, qui ne sombrent pas dans le travers mortel du récit de voyage, mais disent le long cheminement de ces peuples qu'ont dit « premiers » et ne sont que nos initiateurs en humanité.
Jean Malaurie a su dire cette longue vie ardente selon le vœu de Michel de Montaigne : « A sauts et gambades ». Qu'on ne croie pas ces pages prisonnières d'une chronologie stérilisante. Certes, l'essentiel est dit : la naissance à Mayence, dans une famille de stricte bourgeoisie, étouffante ce qu'il faut. Le cursus académique, les grands maîtres. Le passage dans la Résistance, dans le Vercors. Sur sa famille, cet homme secret est peu bavard. Et comme on le comprend ! Ce sur quoi il est intarissable, volontiers lyrique, c'est la vérité des êtres, leur combat pour la vie, leur richesse intérieure, qui passe par le mythe, toujours préalable, et fécond. Ce savant toujours « à la réflexion », comme le Panturle de Giono, a l'art de faire parler un masque, ou l'allée des baleines, mystérieuse au cœur de la Tchoukotka, dans l'extrême est sibérien. Les petits hommes qui s'agitent, pour si peu de choses, l'indiffèrent.
Jean Malaurie est bien ce contemporain capital pour qui l'essentiel ne peut être que pressenti. Ce gros livre alerte, saisissant, le dit avec les mots qu'il faut. Admirablement.
Pierre Aubé
Présentation
Une immersion au cœur du chamanisme inuit, en suivant le parcours et les combats de Jean Malaurie.
De la pierre à l'âme, ce grand livre est l'aboutissement d'une vie de recherches et d'exploration menées par Jean Malaurie dans l'Arctique, tout autour du cercle polaire ; du Groenland, point de départ du périple, jusqu'à la Tchoukotka sibérienne, durant plus de cinquante ans.
C'est aussi une œuvre de mémoire, un retour sur soi, une tentative jamais achevée d'élucidation intérieure, une somme intellectuelle qui plonge dès le début le lecteur dans l'effervescence intellectuelle des années de l'immédiat après-guerre...
« Je n'enseigne pas, je raconte » dit Jean Malaurie, dont le propos scientifique ou ethnographique n'est jamais didactique, mais s'inscrit dans une aventure personnelle faite de rencontres, d'épreuves, d'obstacles au travers du récit d'une errance souvent périlleuse au milieu d'un décor grandiose. Jean Malaurie est un conteur donnant à lire, à la manière d'un Jules Verne, les tribulations d'un géographe dans le grand nord. De la pierre à l'âme est un texte d'apprentissage et une quête initiatique menant de l'étude de la pierre à travers le prisme d'une science exacte, la géomorphologie, à l'animisme et au sacré. L'histoire d'un chemin de Damas qui conduit un jeune géographe épris de chiffres et schémas à une conversion du regard au contact des Inuit. Au terme d'une lente et douloureuse chrysalide, le narrateur est « inuitisé » et Jean Malaurie raconte ici les moments exceptionnels de communion avec le cosmos vécus auprès d'un peuple animiste.
On ne peut qu'être frappé par l'actualité et le caractère prophétique de ce livre entrepris il y a déjà une décennie et revenant sur une aventure humaine inaugurée il y a soixante-dix ans. Jean Malaurie y dénonce le lien rompu avec le cosmos, la destruction de la faune et des milieux naturels, la réduction de la bio – diversité, l'exploitation productiviste des ressources, l'agonie programmée de ces « sentinelles » que sont les peuples racines. « Dans le regard d'un chien ou d'un oiseau, il y a une telle humanité que l'on est pris par la nostalgie d'un paradis perdu »
BROCHE 26.00 €
EAN : 9782259207201
Nombre de pages : 672
Format : 154 x 240 mm
BIOGRAPHIE
Jean Malaurie (1992) est une personnalité hors normes. Naturaliste, anthropologue et écrivain, il a dirigé 31 missions du Groenland à la Sibérie. Il initie l'anthropogéographie pour étudier les peuples premiers à partir de leur environnement. Il fonde en 1955 la collection "Terre Humaine" aux éditions Plon, qui nait avec son premier chef d'œuvre Les Derniers rois de Thulé. Directeur de recherche (CNRS-EHESS) et ambassadeur de l'UNESCO, il défend les intérêts des peuples polaires sur tous les fronts. Il a récemment été salué par Michel Le Bris comme "un des derniers géants" (Dictionnaire amoureux des explorateurs, Plon, 2010).
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