ESPACES DE CULTURES ,ANTHROPOLOGIE,PHILOSOPHIE,VOYAGES...
SUIVEURS DE PISTES,DE SAISONS ,LEVEURS DE CAMPEMENTS DANS LE PETIT VENT DE L'AUBE ; Ô CHERCHEURS DE POINTS D'EAU SUR L'ECORCE DU MONDE. Ô CHERCHEURS,Ô TROUVEURS DE RAISONS POUR S'EN ALLER AILLEURS"...
SAINT JOHN PERSE .ANABASE.
« Depuis une époque très reculée et durant une longue période de temps, le pays que nous étudions a été exclusivement habité par les Bobo et c’est à juste titre, pensons-nous, que ceux-ci se déclarent autochtones. Il semble en effet que l’ethnie qui se donna un jour le nom de « Bobo 99 se soit lentement constituée sur place autour de quelques clans de cultivateurs sédentaires très anciennement implantés. Chacun de ces clans possédait un patrimoine personnel de connaissances- ….
… …Il en est résulté la création d’un modèle culturel > original dans lequel s’est identifiée plus tard l’« ethnie » bobo et sans doute aussi bwa. Bien entendu, ce processus ne s’est pas élaboré hors de toute influence extérieure. Il est certain que les patrimoines culturels propres à chacun des clans initiaux se sont longtemps nourris au grand courant de pensée mandé et c’est précisément parce que les éléments de connaissance échangés se trouvaient ainsi parfaitement compatibles qu’ils purent aisément se combiner et donner naissance à un système cohérent qui devint le propre des Bobo. L’héritage mandé a laissé des traces, mais étant donné l’époque lointaine où il a été acquis, il contient surtout des valeurs archaïques qui se retrouvent de la sorte préservées aujourd’hui et toujours vivantes dans la culture bobo : certains des aspects de la notion de personne, la place prééminente des masques de feuilles dans la religion en sont des exemples. La différenciation entre Bobo et Bwa n’est intervenue, selon nous, qu’après qu’une culture commune soit née des échanges auxquels les clans autochtones procédèrent. Des clans de langue mandé (les futurs Bobo) et des clans de langue voltaïque (les futurs Bwa), proches géographiquement mais proches aussi par la nature d’un savoir qui était déjà de même inspiration, ont puisé dans leurs patrimoines personnels de pensée et édifié en commun un système qui se trouva exprimé en deux langues différentes. Par la suite, les deux communautés linguistiques espacèrent leurs rapports et en vinrent à s’isoler pratiquement. Chacune se donna un nom et chacune développa son génie propre, en exploitant le donné commun selon des lignes différentes. »
G.LEMOAL. LES BOBOS.NATURE ET FONCTION DES MASQUES. TRAVAUX ET DOCUMENTS DE L’ORSTOM n121
Les Bobo sont une population d'Afrique de l’ouest vivant principalement au nord-ouest du Burkina Faso, également de l'autre côté de la frontière au Mali. Le nom de la ville de BOBO DIOULASSO– baptisée ainsi en 1904 –, signifie « la maison des Bobo-Dioula
L’actuelle société bobo est le fruit d'une construction historique pluriséculaire, riche par son système d'intégration sociale. Les Bobo font partie de la soixantaine d'ethnies présentes le territoire du Burkina Faso. Ils vivent en communautés villageoises indépendantes, sans pouvoir politique centralise et a l'instar des ethnies circonvoisines, ils appartiennent au groupe de sociétés dites lignagères ou segmentaires.. Cependant, selon toute vraisemblance, la présence des bobo sur leur territoire ethnique actuel serait l'une des plus anciennes des peuples burkinabè et remonterait donc a plusieurs siècles..
1) les Bobo-Dioula ou Dioula musulmans et commerçants malinké venus du Mali et qui ont fondé Bobo-Dioulasso. Ils habitent cette ville. Ils parlent le mandaté, mélange de bobo et de dioula(dérivé du bambara). Ce sont les plus nombreux parmi les Bobo. Et sont la 3e ou 4e ethnie majoritaire du Burkina Faso leur langue le Dioula ou Malinké parlée par environ quatre millions de personnes au Burkina Faso est une des langues nationales du pays.
2) les Bobo-Fing (les bobos noirs) qui habitent essentiellement le long de la rivière KOU, à l'ouest de Bobo-Dioulasso. Ils parlent le Ndeni mélange de Bobo et de Mandarè. Ils sont animistes ou chrétiens.
3) les Bobos Woulé (bobos rouges car ils ont souvent le teint clair) ou Bwa (ou Bwaba). Ils habitent à l'est et dans le nord de Bobo-Dioulasso. Ils parlent le Bamou. Ils sont animistes ou chrétiens et constituent le sous groupe le plus important.
Les Bobos sont agriculteurs, ils cultivent le millet le sorgho et le coton pour approvisionner les métiers à tisser des villes.
Au niveau politique, l'organisation repose fondamentalement sur un système décentralisé qui tire ses origines des enseignements du Dwo. En effet, dans la pensée bobo, Dwo est le fondateur de l'ethnie et du village, et lui seul est chef. Chaque village est autonome et ses dirigeants, des lieutenants : d’où le titre d’aines (aînés) ou (anciens)., Le village se présente comme une agglomération rurale ayant une vie propre à elle. Il est fondé sur des rapports interlignagers et régi par une administration fortement décentralisée dont les principaux responsables sont les aînés ou grands Il est constitué d'un ensemble d'habitations groupées et compactes. En général, les villages sont divisés en plusieurs quartiers et habités par plusieurs clans : les cultivateurs, les griots , les forgerons .
Pour qu'un village ait son statut, il lui faut plusieurs familles dont la cohabitation favorise un mode de relations érigé en modèle de société et dans lequel coexistent le familial») et le communautaire..Le familial a un fondement ,la parenté biologique et le communautaire est plutôt l'expression d'un choix, un lien contractuel et une obligation mutuelle. Les villages tout comme les autres villages africains ont donc développé dans le passé des communautés authentiquement humaines fondées sur une volonté de vivre ensemble, de réaliser un projet tourné vers l'avenir.
Le groupe de parenté , le lignage, est la base de la structure sociale et pièce essentielle de I ’organisation villageoise,. Il réunit, en un lieu précis , tous les descendants en ligne directe agnatique d’un ancêtre commun parfaitement connu.. les descendants du fondateur du village sont les gens qui, liés par le même statut parental et les mêmes droits, vivent dans le même’ groupe de maisons, autour de la maison de l’ancêtre,(WASA) dite « la mère des maisons ». La wasa, est en effet la première maison construite par l’ancêtre fondateur du lignage au moment de son installation dans le village. Elle a été préservée intacte: murs, charpente, etc..). Plus qu’une maison ancienne, c’est en fait un lieu religieux, comportant l’autel de lignage soit la tombe de l’ancêtre signalée par une pierre sous le seuil de la porte et où il a été en effet enterré.
En dehors des principes de parenté sur lesquels il se fonde, le lignage bobo se distinguait autrefois par des fonctions économiques essentielles : il constituait en effet l’unité primaire de production et de consommation. Cette unité, qui opérait pratiquement en autarcie, était caractérisée par son organisation rigoureusement communautaire
Du lignage au clan, puis du village à l’ethnie, au gré des analyses, se dégagent certains concepts qui vont se révéler opératoires tant au niveau socio-politique qu’au niveau religieux. C’est ainsi qu’on porte une particulière attention ici à la notion de « communauté » - FOROBA - instrument de cohésion au service du groupe de parenté et de groupe social villageois tout autant que du groupe partageant le culte d’une même figure divine (Dwo et ses masques notamment). : Les Bobo emploient le terme foroba pour désigner l’état de ce qui est « commun ». Le mot se retrouve d’ailleurs avec le même sens dans de nombreuses langues mande et notamment en malinké et bambara. Le champ d’application de la notion de foroba est très vaste : peuvent être foroba non seulement des biens matériels de tous ordres, mais aussi des biens « spirituels » (idées, connaissances, révélations mystiques et cultes même) des personnes (captifs, certaines catégories d’épouses), des modes d’activité (façons collectives de travailler). Foroba s’oppose à zakane qui désigne en bobo tout ce qui est individuel, privé. Ainsi,en période de culture, tous les hommes valides du lignage sans exception se réunissent cinq jours par semaine pour travailler sur le foroba « champ communautaire.
C’est un vaste champ rectangulaire de plusieurs hectares et divisé en parcelles … il s’agrandit chaque année d’une nouvelle extension cultivable à l’opposé du village tandis qu’on supprime périodiquement une parcelle proche de celui-ci.. le champ s’éloigne du village ainsi jusqu’aux limites du territoire ce qui obligera à cultiver un nouveau foruba. La principale culture pratiquée sur le foroba a consisté longtemps en deux variétés de mil anciennement connues ;parce que plantes sacrées révélées, selon le mythe Wuro ,l’entité suprême.. Cela donne un caractère foncièrement religieux à tout ce qui se rapporte au mil ainsi cultivé en foroba et la moindre des opérations agraires se trouve soumise à une extrême ritualisation. Le chef du lignage, détient toutes les responsabilités aussi bien techniques que religieuses en matière d’agriculture. Il décide des dates des travaux, fait les sacrifices nécessaires, surveille l’avancement de la tâche.. Les femmes, quant à elles, se chargent à tour de rôle de faire la nourriture et de l’apporter aux champs. Lorsque les travaux requièrent beaucoup de bras - semailles, moisson, transport du grain - les femmes, toutes obligatoirement présentes, apportent leur concours.
Il est un autre espace sacré où se concrétise l’activité communautaire du lignage,c’est l’aire de battage pati. Vaste rectangle de terre il fut délimité par l’ancêtre fondateur du lignage et depuis, n’a plus changé de place. Le pati symbolise ainsi la pérennité du lignage : les générations s’y succèdent et y œuvrent dans le même esprit de solidarité. Sur le pati, après stockage du produit de la récolte, on procède au battage, au vannage et à l’enlèvement du grain ; mais ces opérations techniques, toutes réalisées en commun par les membres du lignage rassemblés sont aussi des opérations rituelles délicates. Le pati ‘est un lieu privilégié du cosmos, situé à la frontière du domaine villageois et du terroir de brousse, il est la seule zone où certains transferts spirituels peuvent s’effectuer. L’animisme attribue une énergie vitale(âme) au mil ,énergie libérée dès lors qu’on le coupe. Cette énergie libre serait dangereuse pour le village si on la laissait entrer avec le grain.. En coupant le mil on le fait « mourir » et on libère son "âme". Pour ne plus laisser errer dangereusement cette âme, pour ne pas faire entrer au village des grains qui ‘sont, par ailleurs, tout imprégnés des forces nocives de la brousse, il est nécessaire de procéder à des rites spéciaux sur le pati même
LE SYSTEME DE PENSEE/
Dans la tradition, l'homme appartient à la nature. Il en est dépendant et entretient une sorte de fraternité cosmique avec tous les éléments de la nature.
"La solidarité dépasse les rapports entre les humains, pour englober tous les existants. qui ont chacun chacun leur place dans le «lien harmonieux du cosmos d'exister de chacun. On peut sans doute user des animaux et des plantes, mais détruire pour son bon plaisir, c'est méconnaître leur droit d'exister, et ceci est iui(, injustice, un « désordre », par rapport à l'ordre de la nature ou à l'ordre établi par l'organisation sociale : elle est empiétement sur les droits de l'autre, violation de son « kakiè » (sa zone d'existence) ». Gaston Sanou Aussi, dans la tradition, l'homme forme-t-il un tout avec les animaux, |es plantes, les insectes, les cailloux, la terre, le vent, les astres, etc. Il est partie prenante de cette nature. C'est tout un système vital qui se tient. Régulièrement, l'homme s'engage dans la nature pour y reprendre force. C'est dans le même sens qu'il faut comprendre que l'initiation, qui se déroule en brousse, est aussi une conduite au cœur de la nature, pour y purifier les candidats à l'initiation, raffermir leur foi, c'est-à-dire leur engagement sans réserve pour l'épanouissement de leur communauté, et les amener à une vie digne et à faire d'eux de vrais adultes .Il est donc tout à fait normal que l'homme retourne périodiquement, individuellement, en famille ou en communauté au cœur de la nature pour se ressourcer aux forces vitales de la nature.
copyright Christian Saintvanne droits réservés
Les croyances relatives à l’histoire de la création du monde sont rassemblées et ordonnées dans des récits qui se présentent sous la forme de ‘vaste mythes cosmogonique.Pour désigner les mythes cosmogoniques, les Bobo parlent de Wuro Da Fere , de « choses relatives aux créations de Wuro ». Il s’agit de longs récits épiques consignés dans la langue bobo commune mais qui ne sont jamais transmis en public, à la différence par exemple des contes que peuvent écouter les auditoires les plus larges, ou même d’autres catégories de mythes ou de légendes qui, bien que réservées à des individus sélectionnés (membres de classes d’âge données), sont aussi contées dans des petites assemblées.
Les mythes bobo sont faits de de récits en deux cycles distincts. Le premier est celui de la création selon Wuro le principe premier et se termine lorsqu’elle est supposée parfaite et correspondant aux archétypes primordiaux. La fin du cycle marque éloignement définitif de Wuro et la révélation aux hommes de Dwo, émanation de la substance première et de son énergie ,qui se manifeste sous la forme du masque de feuilles. Les manifestations épisodiques et ses révélations de Dwo fournissent la matière aux mythes du second cycle, qui renseignent sur la façon dont certaines connaissances ont été transmises aux hommes par voie surnaturelle. Et c'est suivant l'époque et les circonstances de ces révélations ultérieures que se sont dessinées la hiérarchie des masques, leur typologie, leur nature et leur fonction.
Comme toute mythologie, les mythes énumèrent la succession des créations mais en instituant un ordre. Cet ordre, en première approche, semble dualiste avec deux grandes sections du monde et des couples d’opposés hommes/génies - village/brousse - domestique/sauvage - culture/nature - sécurité/danger - froid/chaud. Pourtant ces opposés sont en fait en situations de complémentarités dès que l’on introduit l’idée globale d’un cosmos. Tout en effet y est réparti de façon à ce que les entités contraires s’annulent et à ce que s’établisse un rigoureux équilibre. Les « forces » ,l’énergie constitutive de chacune contrebalance l’autre .. Au début du temps mythique, aucun clivage n’apparaît d’ailleurs entre les êtres ou les choses et les premiers partages, se font sans qu’ils soient exprimés en termes d’opposition ou de conflit. Si la création va se diversifier d’où un univers en instabilité lors de sa genèse, le fondateur suprême suit un plan jusqu’à l’équilibre parfait qui marque la fin des temps cosmogoniques
« Désormais, toute initiative divine doit cesser, rien ne peut plus être ajouté à l’œuvre sous peine d’en détruire la frêle harmonie : une note de plus et c’est la dissonance, le dérèglement de l’accord et bientôt le chaos. Pour échapper à sa vocation impérieuse de créateur, pour ne pas céder à la tentation du « perfectionnisme », pour se soustraire peut-être aussi aux exigences dangereuses de la plus encombrante de ses créatures, l’homme, Wuro doit rompre avec le monde, s’éloigner, non pas disparaître et abandonner complètement ceux qu’il a tirés du néant, mais leur épargner son contact - quitte, on le verra, à leur laisser en partage une parcelle matérialisée de sa substance (DwO, c’est-à-dire le masque). C’est sur cet événement capital que s’achève le récit des « choses relatives aux créations de Wuro » - les wuro di fere. On comprend que la perfection ayant été atteinte une fois pour toutes il n’y ait plus, dans la nouvelle période qui va s’ouvrir, aucune place pour le changement ou le progrès. Chez les Bobo, comme dans les nombreuses sociétés africaines qui possèdent ce même modèle cosmologique, le souci permanent est de ne rien modifier au donné mythologique. Ainsi le destin des générations humaines est-il de rester inchangées dans un monde figé et, paradoxalement, leur seule tâche active (dans le domaine spirituel s’entend) sera d’agir en vue de maintenir ce statisme par de constants rites de réactualisation ou par des opérations mystiques destinées à rétablir les équilibres préétablis jugés compromis. Finalement, c’est seulement dans la période cosmogonique que le monde aura connu un véritable devenir » G.LEMOAL. LES BOBOS.NATURE ET FONCTION DES MASQUES.
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Les mythes bobo font ainsi référence à un principe primordial « Wuro », mais qui comme dans beaucoup de religions africaines s’est éloigné et demeure invisible quoique toujours actif. On ne lui voue pas de culte. Fondamentalement, Wuro est un démiurge, l’architecte de l’univers. Il est à la fois unique) et multiple.Il peut se partager en ses « fils » DWO, SOXO ET KWERE. Ce que les Bobo veulent exprimer en parlant des « fils », c’est qu’en dépit de son unicité réelle, Wuro détache de lui-même des parts qui ne cessent pas de lui être intrinsèquement personnelles, mais qui s’individualisent et se spécialisent dans une fonction. Wuro, à la fin des temps cosmogoniques, disent les mythes, affecte une part de lui-même, à la sauvegarde de l’humanité (Dwo), une autre à l’animation du monde végétal (saxo) ou une autre encore à l’affirmation de son autorité (Kwere) . En fait, au-delà de la lettre, et selon les principes animistes, l’univers apparait comme un cosmos « vivant » et en manifestation continuelle où tout ce qui agit est ; et tout ce qui est agit. On a une vision unitaire englobant esprits, hommes, animaux, végétaux, astres, minéraux .L’ensemble est parcouru d’une une énergie cosmique qui irrigue le monde. Le feu est en effet l’élément constitutif de la nature de Wuro (d’où l’importance du forgeron). Tout ce qui émane de Wuro est donc ardent et sont ardents les « fils ». Kwere est ainsi « la foudre ». Si SOxo est la brousse aux yeux des hommes, ce serait pourtant un lieu « brûlant », un lieu qui entre dans la catégorie de pensée où sont associées à l’idée de nature ou de « sauvagerie », celles de chaleur, c’est-à-dire symboliquement de danger, de maladie, de fièvres. Quant à Dwo enfin : il est « flamme ». De façon symbolique, tout d’abord, Dwo est flamme parce que la flamme, le feu, c’est la lumière, c’est-à-dire, par métaphore, l’illumination des esprits et donc la connaissance puisque c’est autour de sa personne (représentée par le masque) que s’organise la longue quête de connaissances qu’est l’initiation.
D'après les mythes cosmogoniques recueillis par Guy Le Moal, Wuro crée la terre, puis certains animaux, et enfin le premier homme : le forgeron. Sur son instance, Wuro lui donne comme compagnon un deuxième homme, le cultivateur bobo. Dans les événements qui suivent, les animaux jouent le rôle d'émissaires de Wuro, s'ingéniant à relier, selon le dessein divin, le forgeron à l'œuvre de création. Mais lorsque le forgeron affiche la prétention de se placer sur un pied d'égalité avec son créateur, la conséquence est inévitable : Wuro s'éloigne de lui. Cependant, avant de quitter définitivement le forgeron, il lui donne Dwo pour la sauvegarde de l'humanité. La révélation de Dwo sous la forme du masque de feuilles est le prélude à l'effacement définitif de Wuro, qui opère le passage du mythe à la réalité. Dwo devient l'interlocuteur privilégié des hommes, et la forme par laquelle il a été révélé définit la manière de représenter le caractère universel de sa nature et le rôle qui lui a été confié.
Après l'effacement de Wuro, l'interaction entre Dwo et les hommes constitue donc le processus fondateur de l'histoire de l'humanité. Aux hommes incombe le devenir de leur monde, qui se modèle sur les préceptes et les interdictions que chacune des manifestations ultérieures de Dwo comporte. Alors que les mythes cosmogoniques justifient la face inconnaissable de Wuro, les mythes de Dwo montent son immanence dans ses multiples modalités. Car, derrière le masque et le puissant Dwo, c'est toujours Wuro qui se manifeste et poursuit son œuvre d'éducation de l'homme, d'une manière toujours différente.
A la lumière de tout ce qui précède, on peut dès maintenant retenir cette idée que deux « temps » ont existé, séparés par un événement mythique de portée majeure : - le premier temps, celui de la création de l’univers (mythes cosmogoniques), est tout entier placé sous le signe de Wuro ; - la fin de ce temps est consacrée par une rupture, Wuro s’efface mais donne aux hommes son « fils » Dwo- commencent alors de nouveaux temps, ceux qu’on peut dire « historiques , placés sous le signe de Dwo et de ses manifestations épisodiques (mythes post-cosmogoniques)
Dwo est en effet conçu, lui aussi, comme unique tout en même temps que multiple. : il appartient au temps cosmogonique primordial qui s’achève par sa révélation mais aussi au temps « historique » que constitue ses manifestations .Dwo, à ce stade, s’offre en effet à tous les hommes sans distinction.
« Sous la simple apparence d’un masque élémentaire fait de feuilles fraîches, il restera présent dans chacune des communautés humaines de l’univers (c’est-à-dire du « monde » selon les Bobo) où lui reviendront toujours et la première place et le rôle majeur. Avec les temps « historiques » surviennent de nouvelles manifestations de Dwo qui, étant post-cosmogoniques, n’ont plus le même caractère d’universalité et sont au contraire, de nature « privée », c’est-à-dire réservées à de simples individus. Ces nouvelles manifestations consistent en la révélation de masques qui s’avèrent tout à fait nouveaux et d’une nature même contraire à celle du masque de feuilles initial. Il s’agit cette fois en effet de masques qui, d’une part, affectent non plus une forme unique mais des morphologies variées à l’infini et qui, d’autre part, adoptent tous un matériau de base qui, à l’inverse de la feuille, est sec et ligneux : la fibre. Enfin, pour achever de marquer la différence avec la manifestation initiale de Dwo, toutes celles qui suivront dans la période post-cosmogonique se feront, non seulement - nous l’avons dit - à des individus précis, mais aussi en des lieux bien précis et c’est même le nom de ces lieux qu’on retiendra pour les distinguer :
En raison du caractère universel que lui donne son origine cosmogonique, le culte de la figure initiale de Dwo ne peut-être que foroba, c’est-à-dire partagé par tous sans distinction. Dans la pratique, ce culte ne peut donc se pratiquer que collectivement à l’échelle du village et nul lignage, fût-ce celui des fondateurs, ne peut employer les masques de feuilles à des fins personnelles ; ces masques sont destinés à œuvrer pour le compte exclusivement de la communauté des lignages. Les figures ultérieures de Dwo, en revanche, sont, dans un premier temps au moins, toujours zakane.(particulières) A l’époque post-cosmogonique, en effet, Dwo, comme toutes les entités spirituelles d’ailleurs, ne peut que s’adresser à des individus et ceux-ci ne peuvent d’abord que lui rendre un culte qui est « privé » dans la mesure où il ne sera pratiqué que par les seuls membres de la parenté de celui qui a bénéficié de la nouvelle révélation divine, c’est-à-dire par une collectivité réduite qui est en position zakane par rapport aux collectivités plus larges du type collectivités villageoises,. »
G.LEMOAL. op. Cite
Les Bobo adorent ainsi Dwo qui, dans la tradition, est l'esprit fondateur et vivificateur du village. C'est lui qui guide l'individu durant sa vie ; il est à la base de toute la vie individuelle et collective. C'est sous le signe du Dwo que se déroulent les célébrations liturgiques qui rythment chaque année la vie du village. Il y renouvèle la communauté en ses origines, ses coutumes, et refait la solidarité des liens avec les Ancêtres et au sein de la société villageoise »..
Soxo incarnerait, lui, l’idée de phusis telle qu’elle existait chez les grecs. C’est la brousse comme entité, moins le sol ou la terre que de ce qui y pousse : la végétation. où plutot ce qui la fait pousser. et c’est sans doute, l’herbe, qui représente le mieux l’idée qu’on se fait de l’entité parce qu’elle est, comme lui infiniment multipliée et abondamment répandue.
La brousse est également perçue comme le domaine des forces de la nature, esprits bons et mauvais, puissances supérieures à l'homme. Leurs lieux de résidence privilégiés sont les collines, les grands arbres, les forêts sacrées des différents villages, les forêts galeries le long des cours d'eau telle la forêt, les cours d'eau Aussi, est-il déconseillé de s'aventurer tout seul au-delà de la brousse à des heures néfastes, telles à midi ou à partir de minuit.
La brousse concrétise le principe animiste NYAMA ,dont on dit souvent qu’il est une « force » : force universelle, invisible et indifférenciée donc répandue partout. Par rapport à elle, ,les « esprits « sont des « forces » d’une individualité et d’une spécificité beaucoup plus marquées. De façon latente, tout être et toute chose est imprégné de nyama. Celui-ci peut rester inactif, mais il est toujours prêt à se manifester dans un sens néfaste pour l’homme. Si on lance une pierre et qu’elle blesse involontairement un ami, c’est le nyama qui l’a guidée. Le nyama règne principalement dans le domaine spatial de la brousse, véhiculé par les génies de celle-ci mais il n’est pas également réparti, il se concentre en effet dans certaines espèces avec une densité et une nocivité variables. Le nyama est - pour reprendre l’expression bobo - « sur » certains oiseaux comme l’outarde et le calao. Il est sur un nombre limité d’animaux : l’oryctérope, le porc-épic, le céphalophe à flancs roux et surtout sur l’hyène et le lion chez lesquels il atteint à un haut degré de nocivité. Il réside aussi sur quelques végétaux, des arbres principalement et sur le cadavre des hommes morts accidentellement en brousse. Le nyama, enfin imprègne les objets sacrés que l’on découvre fortuitement en brousse (rhombes, masques miniatures).
« A côté des divinités de haut rang classées dans la catégorie Wuro, il existe une infinité d’entités spirituelles qui, par comparaison, peuvent être qualifiées de mineures. Bien qu’ils fassent grand cas d’elles, puisqu’ils leur vouent un culte actif et fervent, les Bobo disent souvent, avec une teinte de dédain qu’elles ont été « inventées par les hommes » Des entités dont nous allons parler, aucune n’existaient dans les temps cosmogoniques, toutes sont apparues dans la période historique et toutes, pour se révéler, ont dû prendre appui sur des hommes ; ce sont donc ces derniers qui, en promouvant leur culte, leur ont donné corps et c’est en ce sens seulement qu’on pourrait dire qu’ils les ont « inventées. Dans leur ensemble, les entités spirituelles qui ne sont pas « des Wuro » portent le nom de fùnanyono ; terme singulier, probablement composé, dont aucune étymologie satisfaisante n’a pu nous être fournie.
Nous serions, quant à nous, tenté de traduire en français par « esprit » car le propre d’un fùnanyono (c’est d’être immatériel, incorporel. Le fùnanyono n’est jamais visible, c’est une substance douée de forces et de pouvoirs surnaturels. Elle peut se localiser en un point bien précis, en se coulant, par exemple, dans un objet matériel ou, plus souvent, dans un végétal (arbre ou seulement racine, feuille) qui lui serviront dès lors de support et feront office d’autel. »
Il peut aussi se localiser temporairement dans le corps d’un homme, posséder son esprit et se servir de sa bouche pour transmettre un message ou faire des révélations. Il est aussi plus diffus dans l’espace et s’identifier avec tout ou partie d’un élément de la nature (l’eau en général ou bien telle rivière, telle mare), un accident de terrain (les grottes, les collines), une espèce végétale. Chaque esprit possède des aptitudes personnelles bien précises. :comme le pouvoir de donner des enfants, d’autres sont de véritables spécialités : détecter les empoisonneurs, protéger contre telle ou telle maladie, « calmer » les conflits, aider les chasseurs, etc. Dans chaque village bobo, des dizaines d’esprits ont leurs autels, certains sont personnels, d’autres sont lignagers et ces derniers peuvent être adoptés par l’ensemble du village et devenir firoba, mais, en raison de leur apparition pos cosmogonique, tous sont appropriés, tous ont un « propriétaire » qui est la personne (puis ses descendants) à qui ils se sont révélés pour la première fois (le plus souvent en rêve) .
La nature, ainsi entendue comme «phusis », précède l'action de l'homme et celle de Dwo, l'esprit fondateur du village qui s'en inspire et anime toutes les coutumes. Cette nature primordiale n'est pourtant pas un espace, vague et sans propriétaire. Elle est répartie en différentes zones appartenant chacune à un village .La répartition se serait faite selon l'ordre d'arrivée des populations qui s'installèrent sur le territoire et s'organisèrent en villages. Ce qui expliquerait l'inégalité entre les terroirs villageois souvent délimités entre eux par des frontières naturelles : cours d'eau, collines, forêts, etc.
Le terroir villageois est à son tour réparti en zones de champs de culture, «appartenant aux différentes grandes familles constituant le village selon la lignée paternelle. Ces champs sont appelés » « champs des fils de la même maisonnée ». Un champ de culture est un bien commun de la famille et ne peut être vendu. II peut être exploité soit en « foroba » (collectivement) soit en « zakanè » (individuellement) ou sous les deux formes à la fois. Comme pour le terroir on peut également observer ici une inégalité d'étendue entre les champs des grandes familles.
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Les animaux sauvages avaient l’habitude de se rassembler annuellement auprès d’un marigot pour se divertir. Quand ils avaient soif, ils allaient s’abreuver au marigot. En ce temps c’était la tortue qui leur jouait du molo (luth). A la fin de la rencontre, ils se dispersèrent. A cette époque les hommes ignoraient le luth. Non loin du lieu de rendez-vous vivaient des chasseurs. Cette année là, ils décidèrent de ne pas s’éloigner de leur village pour chercher leur gibier. Chacun d’eux se munit de deux carquois, de deux arcs et de flèches empoisonnées. Puis ils se mirent à l’affût à côté du marigot. Lorsque les animaux commencèrent à se regrouper, Kunkuru la tortue leur joua du molo. Chaque fois qu’un animal avait soif, il se dirigeait vers le marigot. Mais dès qu’il sentait l’odeur du poison, il revenait en courant s’asseoir sans informer les autres du danger qui les guettait. Il a fallu que la tortue ait soif pour que la nouvelle se propage. En effet, la tortue était percluse ; elle suppliait les braves de la conduire au marigot afin d’étancher sa soif. Mais personne ne se soucia d’elle. Peu après l’hyène arriva à la réunion. Elle demanda pourquoi la tortue ne jouait pas son molo et restait couchée. L’assistance lui répondit que la tortue était malade, qu’elle avait soif. Alors s’étonna-t-elle que personne ne puisse emmener la joueuse de molo au marigot se désaltérer et continuer à jouer la musique, les autres lui dirent que l’eau était inaccessible car les chasseurs avaient occupé le marigot et décochaient des flèches à tout animal qui osait s’en approcher. L’hyène ordonna qu’on posât la tortue sur son dos pour qu’elle l’amène se désaltérer et continue à jouer son art. Mais quand elle s’avança vers l’eau, elle flaira l’odeur du poison et voulut se débarrasser de la tortue pour se sauver. Cette dernière la supplia de la ramener là où elle l’avait prise, il se pourrait qu’un autre brave l’amène au marigot. L’hyène revint avec la tortue, la déposa et s’assit. Puis ce fut le tour du lion, après celui de l’éléphant, et après celui du patriarche des éléphants, ensuite celui de rhinocéros. Aucun d’eux ne réussit à faire boire la tortue. Pendant ce temps, la femme du phacochère disait qu’on ne peut travailler qu’avec des outils. On pourrait être plus beau que son mari mais pas plus travailleur. Plus tard Gyado le phacochère se rendit au lieu de la rencontre. Il s’enquit des raisons qui ont empêché la tortue de jouer le luth. Aussi décida t-il de satisfaire la luthiste. Il la transporta jusqu’au marigot, entra dans l’eau malgré les flèches empoisonnées que les chasseurs lui décochaient. Il dit à la joueuse de molo d’étancher sa soif. Mais la tortue constata du sang qui flottait sur l’eau qu’elle buvait, elle demanda à Gyado le phacochère s’il n’était pas touché. Celui-ci lui répondit non, c’étaient les mouches des éléphants qui le mordaient, c’est pourquoi son sang coulait dans l’eau. En ramenant la tortue, le phacochère titubait sous l’effet du poison. Il invoqua la clémence de Dieu pour qu’il ne meure pas avant l’accomplissement de sa mission. Sa prière fut exaucée. Il ramena la tortue. Comme la gueule de cette dernière était couverte de taches de vase, tout le monde était convaincu qu’elle avait étanché sa soif. Le phacochère rassembla tous les animaux et leur demanda pardon car il savait qu’il allait succomber. Après la mort du phacochère, la tortue monta sur le cadavre et chantait en pleurant la louange du défunt. Lorsqu’elle pressentit qu’elle allait avoir soif, elle descendit de la dépouille, puis disjoignit le manche de son molo de la caisse de résonance et le jeta. Quant à la caisse, il la posa sur son dos et s’enfonça dans la brousse. Depuis lors elle jura de ne plus jouer du molo puisque le brave phacochère est mort. C’est cette caisse qui constitue aujourd’hui la carapace de la tortue. C’est cette dernière qui a fait don du luth aux hommes.
Texte II : « Le choix du roi des animaux »
Les animaux, se sentant menacés par les hommes parce qu’ils étaient dispersés, décidèrent de s’organiser et d’élire un roi afin de se mettre à l’abri de leurs assaillants. Quatre candidats s’étaient présentés : l’éléphant, le lion, la panthère et le buffle. Après un choix difficile, l’éléphant devint roi. Le lion devin le gendarme et la panthère la police. Le phacochère et l’hyène se disputèrent âprement le poste de gardien du Palais. Cette dernière périt et son rival occupa le poste. La cour ainsi constituée, la situation devint normale. Lors de l’intronisation le roi eut soif. Il envoya le buffle lui chercher de l’eau à la mare. Mais bien avant un chasseur et ses enfants s’y étaient mis à l’affût. Lorsque le buffle arriva ils le tuèrent. Le père dit à ses fils de se méfier car l’animal le plus redoutable et le moins connu n’était pas venu. Pendant ce temps, le roi des animaux inquiet du retard de son envoyé, dit à la mangouste d’aller voir ce qui était arrivé au buffle. Elle partit. Après un violent combat contre les chasseurs et leur chien, elle revint informer les autres du danger. Le lion, la panthère et même le roi éléphant tentèrent successivement de le venger mais subirent le même sort. Chaque fois qu’un animal était abattu, les enfants du chasseur demandaient à leur père s’il ne s’agissait pas de l’animal en question. Celui-ci leur répondit que l’animal qu’ils ont tué avait certes une grande renommée, alors que l’autre est peu connu. La mangouste, qui fut la seule témoin de ce massacre, retourna au palais. Puisqu’il n’y restait que le gardien, le phacochère, elle le mit au courant. Ce dernier, accompagné de la mangouste et de sa griotte, la tortue, annonça aux animaux qu’il allait non seulement venger les gens illustres mais aussi les faire boire. Ils se dirigèrent vers la mare. Quand les chasseurs l’aperçurent, leur père leur dit c’est lui, il faut s’en méfier, mais ils refusèrent et attaquèrent le phacochère. Celui-ci tua un des fils des chasseurs et les autres s’enfuirent avec leur père. Ils partirent consulter un ancien chasseur qui leur dit que le phacochère était invulnérable à leurs flèches. Il leur remit une flèche magique qui pouvait tuer cet animal. Les chasseurs armés de cent carquois contenant chacun cent flèches retournèrent au combat. Dès que le phacochère les vit, il comprit que l’heure de sa mort avait sonné. Aussitôt il demanda à la tortue de jouer l’hymne de la mort. Il invita tous les animaux à assister à ce combat qui leur servirait d’exemple et de leçon de conduite. Les chasseurs tirèrent des flèches sur le phacochère. Celui-ci tua le père et un des enfants. Atteint par la flèche magique, le phacochère s’écroula. Quant à la tortue, elle se réfugia sous la caisse de son violon. Depuis elle porte cette caisse sur laquelle sont visibles les cordes. C’est depuis ce jour que la tortue a cessé de jouer du violon et que les chasseurs se méfient de la mangouste et du phacochère.
Les fétiches, se rencontrent à tous les niveaux de nombreuses religions d'Afrique noire. Ce sont bien des objets incontournables qu'on a, malgré tout, cherché à discréditer, à dévaloriser en leur attribuant des significations méprisantes ou en les jugeant indignes de toute considération scientifique. Le fétiche, dans notre monde occidental, effraie autant qu'il déchaîne les passions. C'est bien le vieux monde qui fut, nous l’avons vu, XVe siècle, à l'origine de ce terme.
Quand les Portugais entrèrent en contact, à la fin du quinzième siècle, avec les populations riveraines du Golfe de Guinée, ils y remarquèrent une grande variété d'objets protecteurs et de supports d'activité magique sur lesquels il semblait bien qu'un culte fut rendu et qu'ils appelèrent féitissos, d'un mot auquel étaient attachées les idées d'artificialité, de maîtrise du sort et de maléfice.
Traduit en français par fétiche, ce terme fut par la suite employé à tort et à travers, par des auteurs n'ayant pas de contact avec les objets en question ou répugnant à en avoir, pour désigner toutes sortes de pratiques et d'aberrations faussement attribuées aux Noirs puis, par extension, à d'autres prétendues "peuplades primitives".
Les dits fétiches étaient en effet de nature à bousculer les cadres de pensée de l'époque. Non seulement ils n'avaient pas pour but de mettre en rapport avec le Dieu unique, universel (catholique), mais ils ne servaient pas non plus à honorer une pluralité de dieux autonomes personnalisés, du genre de ceux attribués aux religions qualifiées de polythéistes L'appellation d'idoles leur convenait donc mal. Ils n'avaient d'ailleurs aucune prétention figurative et n'étaient pas traités en images d'autre chose. De plus, bien loin de tenir lieu d'instrumentsreligieux d'une libération spirituelle du monde, ils se trouvaient adoptés dans des buts généralement très intéressés : l'obtention de la santé et de la prospérité, l'élimination d'adversaires, etc., au mieux en vue de l'harmonisation et de la fortification du corps social, bref dans une perspective apparemment dédaigneuse du salut de l'âme, privilégiant sans vergogne la production ou la jouissance de biens terrestres. Leur emploi fut donc jugé limité au domaine de la magie, de surcroît à une magie qui, en donnant lieu à des rites sacrificiels pour la satisfaction des plus vulgaires appétits humains, ne tarda pas à être dénoncée comme essentiellement soutenue par le Démon.
Les missionnaires chrétiens n'y virentdonc qu'inventions diaboliques détournant les hommes de l'adoration de Dieu. Les prenant initialement très au sérieux, ils entrèrent en lutte contre eux et appelèrent à les détruire.
Au XVIIIème, le président de brosses, introduisit le concept de fétichisme etentreprit d'élargir le champ d'application du terme à toutes sortes d'objets respectés à l'occasion de nombreux rites. Il les fit correspondre au besoin de maîtriser une vive sensibilité à l'égard de la nature donnant lieu à des affections, des passions et des craintes partagées par toute l'humanité.
Au siècle suivant, s'amorça un rejet du fétichisme hors du domaine purement religieux, aux côtés de la superstition ou de la sorcellerie paysanne. Une théorie évolutionniste, notamment soutenue par Auguste Comte (Cours de philosophie positive, 1830-1842), en fit la toute première étape d'un développement religieux caractérisé par l'adoration des objets ou des phénomènes naturels. L’interprétation interprétation animiste proposée par Herbert Spencer puis Tylor (Primitive culture, 1871) lui donna concurremment pour fondement une croyance en des esprits venant habiter ou s'approprier des choses singulières. L'exécration religieuse initiale, qui avait du moins le mérite de prendre au sérieux les puissances contre lesquelles elle luttait, céda dès lors place à un mépris plus ou moins condescendant à l'égard de survivances présentées comme indignes d'êtres de raison. Le mot s'en trouva affecté pour longtemps d'un sens péjoratif..
Découvert en cet état d'abaissement par Marx et par Freud, il leur servit à dénoncer la dépendance incongrue de certains sujets à l'égard d'objets les aidant à entrer en rapport avec une réalité trop pénible pour être considérée en face. Pouvait être dite fétiche, car transformée arbitrairement en absolu, toute chose jugée nécessaire à la satisfaction de désirs, sans l'être pourtant objectivement en aucune manière. Un fétiche résultait de la projection déraisonnable sur quelque chose d'une force sociale ou psychique à laquelle était finalement prêtée une existence autonome illusoire et de laquelle on devenait abusivement Le fétiche n'apparaissait fonctionner ainsi qu'au bénéfice ou au détriment d'une humanité malade ou encore inconsciente d'elle-même, aliénée par des puissances sociales et des mécanismes psychiques, privée par conséquent de véritable jugement.
L'ethnologie, pour rompre avec ce genre de croyance, ce genre d'affirmation de la supériorité d'une civilisation jugée comme étant l'aboutissement de l'évolution, préféra s'abstenir d'user d'un tel terme. Le fétiche est désormais nié , « et furent niées avec lui tout autant de pratiques rituelles et d'institutions d'une importance considérable pour la compréhension des systèmes religieux en Afrique sub-saharienne …Le moment, dit A. de Surgy est venu de remettre en usagele terme de fétiche, mais à condition de le redéfinir sur la base d'informations ethnographiques précises, indépendamment des significations assez fantaisistes dont il a eu le malheur d'être affublé. .»NATURE ET FONCTION DES FETICHES EN AFRIQUE NOIRE. LE CAS DU SUD-TOGO.
L’auteur a été introduit en Afrique par Jean Rouch et Germaine Dieterlen. C'est en Côte d'Ivoire que son attention est retenue par les pratiques magiques et religieuses. Il se voue, dès lors, à l'étude des croyances justifiant ces pratiques et tente d'en saisir le sens. Il poursuivra son travail chez les Evhé (peuple côtier, établi principalement au Togo, dans le golfe du Bénin, après avoir passé quelques années au Nord du Togo (chez les Mwaba-Gurma). Il s'intéressera cette fois, à la religion de ce groupe au travers de la pratique des "fétiches".Le fétichisme, dans son travail reprend le sens que lui attribuent les féticheurs. Alors qu’il reste perçu pour nous, pour le sens commun comme pour la pensée savante,comme dépendant d'un registre de passions déviantes et malsaines et qui renvoie toujours à l'adoration et finalement au pathos .Le "fétichisme occidental" reste en marge de toute sagesse , dans une sorte de régression qualifiée de pathologique, dans un refoulement et un repli dans des activités sexuelles extrêmes en totale opposition avec l'idée de progression spirituelle proposée par le fétichisme Evhé .Celui ci est bien un cheminement qui fait passer le féticheur de l'ignorance à la sagesse. C’est moins une régression qu’un dynamisme.
« De nos jours, aucun progrès marquant dans la connaissance des religions africaines ne paraît plus pouvoir être accompli en continuant d'esquiver l'étude de pratiques que nous y trouvons focalisées sur une multitude d'objets dotés d'efficience, aussi bien employés pour témoigner de la puissance d'une divinité et inspirer à son égard une crainte sacrée que pour fournir à la population un certain nombre de protections et de services magiques répondant à ses désirs et opérant du même coup sur leur élaboration.
Dans l'esprit des intéressés, une élévation de la conscience au dessus des réalités terrestres ne présente aucun intérêt si ce n'est en vue d'accéder à des connaissances et à des pouvoirs supérieurs. ils n'envisagent aucune glorification réelle de Dieu qui puisse être indépendante du parachèvement de l'œuvre à laquelle il préside. Ils ne conçoivent l'existence posthume ou prénatale qu'en fonction du développement de la vie sur terre. Au ciel et au monde des idées, ils préfèrent celui de la réalisation des idées. Ils privilégient l'action au détriment du retrait contemplatif en soi-même, mais en cherchant à la provoquer ou à la soutenir par des voies occultes. »
Dans le chapitre de son livreappelé "objets à prendre en considération", l'auteur propose de commencer une définition générale des fétiches et des relations entretenues par les féticheurs envers eux. Il montre que ces objets ne sont pas destinés à rendre honneur à une divinité en s'effaçant donc devant lui, mais qu'ils consistent en la maîtrise de force subtiles et surnaturelles. De tels objets présentent quatre caractéristiques distinctes. 1/ Ils sont, tout d'abord, utilisés pour engendrer des catégories de phénomènes qui échappent à l'ordinaire. 2/ Ils sont donc pour les humains, des moyens d'action qui se distinguent des moyens habituels mobilisés pour agir directement sur des phénomènes ordinaires. En ce sens, ils forment des instruments d'action spécifiques qui permettent d'introduire des causes nouvelles au delà du monde humain afin de provoquer, en retour, des effets dans ce même monde. 3/ Ils doivent donc permettre d'obtenir des résultats qui soient en accord avec la volonté de leurs utilisateurs. 4/ Ils sont enfin, à la base d'une sorte de système d'échange où le divinité renonce à une partie de son pouvoir au profit d'humains renonçant à en abuser pour contrôler le monde. Ces objets, bien qu'ils constituent une part importante du champ du religieux, n'en occupent pas la totalité. Nombreux sont les objets qui ne sont pas des fétiches et qui, pourtant, viennent s'articuler avec eux dans leur usage (c'est notamment le cas des autels, des reliques ou encore de certaines statuettes).
On peut diviser les fétiches Evhé en deux grandes classes : les Vodu et les Bo.
Les vodu, terme que les evhé ont emprunté à leurs voisins ( fon,yoruba) seraient des objets de culte permettant à leur possesseur d'améliorer et d'harmoniser ses rapports avec son environnement matériel, social et spirituel.
Selon une première étymologie,le mot vodu, composé de la syllabe vo signifiant un état de liberté ou d'indépendance, et de la syllabe du signifiant pays, cité, territoire villageois, désignerait des objets de culte ayant pour fonction d'aider chacun à mieux vivre ou à vivre avec aisance dans son lieu. Tel est bien en effet ce qui motive l'acquisition d'un vodu. Il contribue à l'enrichissement et à l'harmonie des rapports de l'homme avec son environnement matériel, social et spirituel. Bien qu'on lui attribue de violentes réactions justicières, on estime qu'il agit habituellement avec prudence et réflexion, dans une perspective à long terme. On le distingue ainsi très nettement des simples opérateurs magiques se laissant actionner sans jugement et produisant immédiatement leurs effets.
Une autre étymologieaattiré l'attention sur le rapport entre la notion de vodu et celle de trou(ou de porte) entendu alors comme ouverture en direction de l'invisible ou de l'abîme des origines. » Dans le langage usuel, le terme de vodu désigne en effet toute sorte de trouée vers l'au-delà, naturellement insérée ou artificiellement aménagée dans l'enclosement sur lui-même du monde sensible (celui où les phénomènes dérivent de façon déterminée de leurs antécédents), à travers laquelle l'homme parvient à modifier à son profit les déterminations immatérielles de son existence. »
Certaines d'entre elles débouchent, à proximité immédiate, sur des esprits de la nature. Un grand nombre d'entre elles débouchent sur des âmes d'ancêtres ou sur des regroupements spécialisés d'âmes . vodu ancestraux qui se comportent en entités spirituelles autonomes, n'accordant de bienfaits que selon leur bon-vouloir ou leurs caprices, faisant elles-mêmes choix de leurs prêtres ou des personnes qui leur seront consacrées, que nul ne peut donc installer chez lui de sa propre initiative.
On les trouve installés à demeure dans des enceintes réservées ou dans des cours d'habitation, parfois à l'air libre, parfois sous abri, parfois dans des cases fermées à clef. Ce qui s'en laisse voir n'en est jamais que le signalement extérieur, souvent réduit à sa plus simple expression. Il peut s'agir d'un contenant soigneusement fermé et parfois même emballé : calebasse, poterie, cuvette..., déposé sur une estrade ou une étagère ou monté sur un piquet fourchu. Cependant il s agit le plus souvent d'un cône de terre battue élevé dans une bassine ou à même le sol, souvent alors de nos jours enduit de ciment. Ce cône est éventuellement décoré avec une assez grande fantaisie. Il lui arrive d'être rendu grossièrement figuratif d'une tête ou d'une silhouette humaine. Il lui arrive aussi d'être tronqué pour servir de support à un ou plusieurs objets usuels ou symboliques. L'essentiel du vodu est toujours enfoui à sa base ou dans sa masse et consiste en ingrédients, pour la plupart végétaux, déposés au fond d'un pot ou enveloppés dans quelque chose.
Alors qu'un vodu est une entité dont on ne devient jamais que le serviteur ou le responsable appelé hunô ou vodunô (le suffixe no, qui signifie mère, ayant le sens de celui qui reste auprès de, celui qui prend soin de), par laquelle il arrive qu'on soit 'saisi' et mystiquement épousé (en devenant alors vodusi\ un bo est une entité dont on devient au contraire propriétaire en ayant droit au titre de botô (le suffixe tô, qui signifie père, ayant le sens de maître ou patron).
Les bo n'ont pour but de placer personne sous l'autorité d'un principe directeur et mobilisateur adéquat, ni de lui communiquer des énergies spirituelles correspondantes. On en attend des résultats ponctuels immédiats, extrêmement précis et éventuellement agressifs, obtenus en agissant sur les dispositions et les attitudes des agents immatériels qui participent à l'engendre ment permanent des phénomènes. Ils n'opèrent ainsi que sur des esprits de créatures vivantes ou sur ceux qui, comme les mauvais morts, vagabondent dans l'espace atmosphérique intermédiaire entre le monde de dessus terre et celui depuis lequel tout y est envoyé prendre naissance. Les ancêtres, qui ont perdu tout attachement personnel aux affaires du monde, échappent totalement à leur emprise. On s'en sert pour éviter le mauvais sort, repousser de mauvais esprits, sortir vainqueur d'une querelle, obtenir la faveur d'une femme ou de son patron, s'attirer des clients, humilier un rival, blesser ou faire périr un ennemi, etc., ou pour s'opposer à des actions de ce genre dont un sujet est victime. Leur nom provient de celui du ficus (bo-ti ou arbre bo) dont l'écorce est utilisée pour fabriquer de solides cordelettes appelées bo-k'a (cordes de bo). Ils sont censés en effet subjuguer, saisir ou attacher comme en esclavage des esprits incarnés, mal désincarnés ou errants, humains ou non-humains, dont un état de santé, une situation ou un événement dépend !, ou en libérant au contraire des esprits ayant été immobilisés ou capturés par des liens de ce genre. On leur décerne aussi bien le nom de dzoka (corde de feu), et on décerne aussi bien à leurs propriétaires le nom de dzotô (propriétaires de feu), car ils fondent avec violence, comme l'éclair, sur leurs cibles et car leur actionnement, appelé dzosasa ou kasasa (envoyer, ou nouer ou attacher le feu ou la corde magique), exige un état d'excitation ou de colère ayant sur la puissance qu'ils rendent effective un effet détonateur. Au moment de les consacrer, de leur demander d'agir ou de les restaurer par un sacrifice, un tel état leur est rituellement communiqué en crachant dessus, tout en les nommant, des débris de grains de poivre de Guinée..
Pour A. de Surgy, dans sa volonté de déconstruire la notion de fétiches et de mieux en cerner la nature et la fonction, il importe de montrer ce qu'ils ne sont pas ; il y a urgence de purifier les fétiches « de toutes les projections dont on les a recouverts pour justifier de vaines tentatives de s'en débarrasser>». Selon lui, on peut avoir à faire à trois catégories d'idées fausses. La première d'entre elles ne voit dans les fétiches, que de simples objets, soit rassurant ou survalorisés et fixateurs d'affects, soit adorés pour eux même. La deuxième catégorie les présente comme des objets qui renvoient à d'autres choses qu'à eux même, à notre monde extérieur, intérieur, au domaine des relations entre les hommes ou à l'au-delà. Enfin, une troisième catégorie traite les fétiches dans une opposition entre magie et religion. Selon cette manière de penser, une seule attitude conviendrait face à ces objets de magie ; le mépris. Les fétiches ne sont pourtant ni des mascottes, ni de objets chéris aliénants, ni des objets adorés pour eux-mêmes, ni des révélateurs d'objets de pulsion, ni des substituts du phallus de la mère, ni des matérialisation de forces psychiques ou sociales, ni de simples objets figurant des réalités immatérielles ; ils sont encore moins des réceptacles d'esprits indépendant, des adversaires des dieux, des objets de sorcellerie ou de culte plus artificiels que d'autres. Ils ne sont pas les seuls moyens de faire agir des puissances surnaturelles et surtout pas des reliques de religions archaïques ou dégénérées..
Les fetiches ont pourtant toujours une réalité objective et sont toujours caractérisés par des formes et des contenus matériels spécifiques. Pour autant, ils ne sont pas, que pure forme. Leur contenu est l'essentiel de leur efficacité et aussi de leur mystère. <<De tels ingrédients, dit A. de Surgy, sont des restes d'événements, d'objets ou de corps vivants>> qui sont choisis pour leur capacité à évoquer certaines énergies de réalisation et à provoquer les effets attendus par leurs utilisateurs. Ce sont par exemple, des dents de mauvais mort ou encore des plantes parasites. Le choix de tels ingrédients traduit autant de volontés, d'intérêts et d'usages qu'il y a de symboles et de représentations dans telle ou telle catégorie d'objets. Ainsi, une assiette brisée va être utilisée dans le but de briser et de réduire en miette, des noeuds vont servir à enrayer une action néfaste. <<De manière générale, dit l'auteur, toute plante à laquelle est reconnue une vertu quelconque, médicinale en particulier, une volonté de s'assimiler une vertu semblable, d'en profiter ou d'en faire profiter>> En ce sens, les composants d'un fétiche sont animés par un souffle (gbögbö). Il se crée alors un lien de sympathie dont la nature est d'unir le praticien à un registre de puissances supérieures et étrangères au monde matériel. <<Ce qui est fondamental dans un fétiche est bien le "souffle" qu'il possède, et ce "souffle" nous est présenté comme inhérent aux matériaux nécessaires à sa fabrication>>. Ainsi, les fétiches ont un aspect objectif qui prend deux formes. Ils sont d'une part des objet tangibles, concrets. Ils sont également des objets de représentation, de signification, qui renvoient à une cosmologie très élaborée où le souffle vital (énergie)constitue un lien fondamental entre le monde des formes et le monde objectif, entre le monde prénatal et le monde de la vie sur terre..
Les fétiches forment un lien entre le monde des hommes et d'autres. Ils sont donc un outil qui lient les hommes à une énergie spirituelle rendue accessible par l'objet (des énergies laissée par des âmes en cours de divinisation, ou encore des corps spirituels individuels ou collectifs). Cette liaison de l'objet à d’autres mondes suppose une liaison du sujet envers l'objet fétiche. A la différence du propriétaire d'une amulette qui peut rester passif, le féticheur, lui, ne peut demeurer passif vis-à-vis de l'objet qu'il s'est fabriqué.Il est obligé de "travailler" avec lui, de lui accorder des égards et de l'entretenir, sans pour autant en devenir dépendant. Ce sont, dit l'auteur, des "objets de préoccupation" envers lesquelles chaque acquéreur est lié.Soucieux de maîtriser eux même leur destinée, les « féticheurs » n’entendent pas se comporter en serviteurs dociles mais en utilisateurs de puissances qu’ils jugent bon de se ménager.
En aucun cas il ne s'agit donc d'un "dieu-objet" mais d'un objet désobjectivé, tout autant constitué de paroles que de matériaux, donnant prise sur une puissance subsistant indépendamment de ses utilisateurs et dont il a fallu qu'ils reçoivent révélation, non seulement de l'existence, mais encore de la façon d'en fabriquer le symbole.
« Bien qu'ils soient respectés à proportion de leur efficacité, les fétiches se distinguent des instruments qui viennent prolonger la puissance de notre main ou de notre cerveau. Ils ne servent pas à maîtriser objectivement une réalité extérieure continuant d'exister hors de notre présence, indépendamment de notre action et de l'intérêt que nous lui portons. Ils se présentent comme des objets artificiellement soustraits a une telle réalité et paraissent avoir pour effet de nous introduire en plein rêve, si ce n'est en pleine aberration, en nous détournant des causes immédiates, les plus évidentes, des phénomènes. Mais est-il permis de réduire l'univers au champ de ce que nous pouvons objectivement modifier, c'est-à-dire aux réalités matérielles en rapport direct ou indirect avec notre corps ? N'est-il pas plus réaliste d'y prendre aussi bien en considération des sources d'action et de sens que de simples leviers d'action ? Si nous le voyons rempli d'objets, il l'est assurément tout autant de causes efficientes et de sujets. En vérité ce dont les fétiches nous éloignent et nous purifient est une stérilisation de la réalité par coupure d'avec l'esprit qui s'applique à y injecter des significations. Ce à quoi ils s'opposent est avant tout une production d'objets morts ne parlant plus à personne et laissant cruellement l'homme face à face avec sa propre image
Les objets sacralisés avec lesquels il opère contribuent à délivrer les personnes souffrantes d'un sentiment accablant de soumission aux contraintes matérielles et sociales, au mauvais sort ou aux appétits d'autrui. En même temps qu'ils les sauvent d'une triste condition d'objet, ils ne subjectivisent nullement leurs problèmes. Ils les renvoient au contraire à des choses, à des forces et à des âmes extérieures, et impliquent dans leur traitement les principaux membres du groupe concerné par leur état. Mais surtout ce sont des moyens, arbitraires et méritant d'être abandonnés après usage, d'éliminer peu | à peu ce qui dissimule à quelqu'un l'expressivité merveilleuse du réel en lui permettant d'accéder à la connaissance, à la pratique et à l'amitié des puissances que toutes les parcelles du monde, étant le fruit de leur action, ont vocation de symboliser.
On ne rappellera jamais assez que pour des Africains comme les Evhé la plénitude de l'existence n'est pas à rechercher dans l'au-delà mais à réaliser de façon immanente au sein même du monde où nous prenons naissance, de la nature, en collaboration avec « les forces de l'au-delà ». La plénitude visée ne réside dans aucun des éléments particuliers, matériels ou spirituels. Elle n'est pas atteinte en récompense d'un retirement dans le plus élevé d'entre eux, dans un quelconque « arrière monde ». Elle résulte de leur coordination et de leur intégration.
Participer à une création toujours changeante est en effet l'occasion pour tous les êtres, tous les principes et toutes les forces de l'univers de coopérer et de vibrer en harmonie. Du point de vue adopté, qui est celui d'une unification active de la multiplicité et non d'une évasion hors de ses atteintes, il serait insensé pour un vivant de tenter de régresser vers son principe en se désengageant .
Le fétiche symbolise ce paradoxe et cette sagesse : il se définit en tout premier lieu par la matérialité' de ses ingrédients. La puissance quiy est investie ou attirée est finalement un objet (statue, lingam, simple stèle, vase...) elle est donc localisée sur ou dans une forme sensible. Quelle que soit la tradition en cause, une concrétisation minimale apparaît donc imposée
Le fétiche est ainsi un potentiel d'intelligibilité qui le rend attracteur et évocateur d'énergies spirituelles singulières, potentiel que l’on peut imaginer aussi bien uniquement attaché à des mots ou à de idées, et qui se trouve ici systématiquement ancré sur un support tangible.
A regarder la manière dont un artiste travaille, nous pouvons être frappé par le fait qu’il continue à demander au sensible le choc , le déclic qui va aimanter son voyage : « un mégot gisant dans un cendrier, un bouton de culotte, blanc, patient qui vous jette un coup d’œil dans sa flaque d’eau, dans la rue un petit morceau d’écorce fragile, qu’une fourmi serre dans ses mandibules….tout cela montrait son être intérieur, l’âme secrète qui se tait plus souvent qu’elle ne parle » kandinsky.regards sur le passé
L’énigme du fétiche (Son « souffle »), qui reste celle de tout objet/ sémiophore, réside dans le fait que ce support définit un troisième constituant médiateurdu sens, tout aussi indispensable que les deux autres, qui malgré sa qualité d'élément de base le plus fruste est curieusement destiné à le rapporter au principe spirituel le plus éminent . .
la sagesse evhe ne réside t’elle pasen définitive dans une compréhension profonde de la nature et du pouvoir des objets ? DE TOUT OBJET ?
«
L'élaboration puis la mise en fonction d'un lien de solidarité avec ce curieux partenaire vital exigent de la part du sujet des efforts qui ont le mérite de garantir la profondeur de sa détermination à l'adopter. Ils représentent l'indispensable contribution de l'être humain à l'obtention de bénéfices ne pouvant lui parvenir que de l'extérieur de lui-même comme de la portion d'univers dont il contrôle l'évolution, à l'issue de démarches conséquentes devant lui coûter quelque chose »
« L'objet, contrairement à ce qu'on pense, n'appartient pas au monde de "l'objectif, facile à identifier et à circonscrire : il "objectivise" plutôt l'humain dans ce qu'il a de plus inventif et de plus constant La question de l'objet africain se trouve donc sensiblement déplacée. Il ne s'agit plus de parcourir l'Afrique en tous sens ni de faire les musées, les boutiques et les brocantes des grandes
métropoles dans l'espoir d'y dénicher des spécimens qu'on pourra considérer comme étant authentiquement africains. Car tous les objets africains dont on puisse rêver sont déjà présents dans notre tête, embusqués derrière l'idée que chacun se fait de l'Afrique. Ils meublent depuis longtemps les représentations collectives que nous avons de ce continent. « Autrement dit l'objet ne se présente plus comme une sorte de réalité autre pour la conscience, mais comme supporté par toute une structure de renvois, par tout un complexe d'activité auquel nous sommes indissociablement liés" . ROLAND NOUVEL/ UNE AFRIQUE SANS OBJETS
Ainsi en est ilpar exemple de l’objet-fétiche : Celui-ci ne se réduit pas à l’objet dans sa matérialité ; les discours (légitimation, authentification, explicitation, critique), l’imaginaire, les affects le constituent tout autant.
Nous avons ainsi vu quele terme fétiche a une histoire linguistique et théorique singulière dont l'origine se trouve dans le brassage multiculturel des cotes de l'Afrique de l'Ouest aux XVe et XVIe siècles, lorsque les marchands portugais (puis hollandais) arrivent en Guinée et se confrontent à des systèmes de valeurs économiques et religieux différents des catégories européennes. On peut retracer la généalogie (au sens d’une histoire faite de multiples échanges et interprétations qui sont autant de rapports de forces et de domination) du « fétiche » et comprendre la complexe histoire d'une problématique qui pendant longtemps a concerné, de manières diverses, la pérennité des échanges économiques, le pouvoir de l'image idolâtrée, des pratiques de sorcellerie, l'incarnation du divin, les théories sur les religions primitives...
Dans un article , « production et transformation d’un objet ethnographique africain, la collecte des MINKISI » , nanette jacomlin snoep a ainsi étudié la destinée des « fétiches à clous », ainsi nommés par leurs collecteurs et qui,d’objets de divination ou de guérison parvinrent jusqu’aux musées occidentaux, d’abord commeobjets ethnographiques pour se métamorphoser finalement en œuvres d’art.
Les statues hérissées de clous constituent aujourd'hui des objets fort prisés des collectionneurs d'art africain. Elles jouent les rôles vedettes dans les expositions internationales, paraissent régulièrement sur les couvertures de magazines ou de catalogues d'exposition et leur mise à prix lors de ventes aux enchères peut atteindre des sommes très élevées.
Ces statues à clous, qui appartiennent à la catégoriedesobjets appelés minkisi(au singuliernkisi)parles Kongo,se présentent aussi bien sous l'aspect de contenants informes (paquet) ou préfabriqués (bouteille, boîte, céramique ou panier) que sous celui de sculptures élaborées. Les minkisi sont utilisés à des fins personnelles ou collectives pour exaucer un souhait, élucider l'origine exacte d'une maladie, annuler des intentions agressives, entreprendre des attaques en sorcellerie, guérir une maladie ou identifier la cause d'un malheur.
Wyatt MacGaffey, l'un des plus grands spécialistes de la société kongo, définit le nkisi comme le réceptacle d'une puissance personnalisé qui vient du monde invisible des morts. Cette puissance est arrivée à se soumettre à un certain contrôle humain après avoir été attirée par des pratiques rituelles. Ces dernières sont opérées par le ngangaun terme que MacGaffey traduit par « opérateur ». Le nganga occupe la fonction de devin, de prêtre, de guérisseur, de juge et de thérapeute. Le « réservoir » ou le « corps », que l'on appelle nitudans lequel s'installe cette puissance, est susceptible de prendre forme d'une statue anthropomorphe ou zoomorphe, en bois sculpté, montée d'un miroir et ornée d'ajouts de matériaux qui parvienne parfois à effacer toute apparence figurative. Mais il peut également revêtir d'autres formes : calebasse, sac ou corbeille remplis d'ingrédients, grand coquillage, poterie, petite flûte faite d'une corne de gaze boîte de conserve, assemblage de lanières de coton, courge, statuereprésentant saint Antoine ou même crucifix. À ces réceptacles le nganga intègre des charges (ou « médicaments ») appelées bilongo.
Les bilango sont constitués d'éléments appartenant aux trois règnes végétal (graine, feuille, écorce...), animal (coquille de mollusque, pc épie, plume, écaille de pangolin...) et minéral (cailloux, kaolin. Les ingrédients ainsi agglomérés fonctionnent comme l’élément d un rébus décrivant les pouvoirs attribués à l'esprit concerné. elle fait de chaque nkisi un objet unique, doté d'efficacité et relevant d'un domaine de compétence particulier.
Cette réalité est loin de correspondre à nos visions d’horreur,ou de sorcelleries sataniques :les minkisi servent ainsi aux contrats(d’où la répulsion des marchands européens de devoir jurer sur des fétiches) à détourner les balles : ils sont crées rapporte un évangéliste« dans l'intention de soulager et de faire du bien aux gens, et de faire des profits. Ils sont faits pour confondre les voleurs, les sorciers, ceux qui volent à l'aide de la sorcellerie, et ceux qui utilisent les pouvoirs de sorcellerie.
L’auteur décrit le processus historique de la formation du goût ayant présidé à leur évaluation et l'influence de celui-ci sur les mécanismes du marché qui ont affecté autant leur production locale que leur sélection opérée par les collecteurs européens et américains.
Une des premières définitions du nkisi fut formulée au XVIIe siècle par le Hollandais Olfert Dapper dans sa Description de l'Afrique. Publié maintes fois depuis 1686 et traduit en plusieurs langues, cet ouvrage demeurait encore le livre de référence de tout voyageur au Congo deux siècles après sa première parution. Dapper y évoque le nkisi (qu'il appelle « Moquisie ») dans les termes suivants : « Ces Ethiopiens ' appellent "Moquisie" ou "Mokisses" tout ce en quoi réside, selon leur opinion, une vertu secrète et incompréhensible pour leur faire du bien ou du mal, et pour découvrir les choses passées et les futures. Je ne sais si Ton doit nommer cela idolâtrie, puis que ces pauvres gens ne connaissent ni Dieu ni diable »Tantôt défini comme idole tantôt comme « fétiche », le nkisi a servi de modèle de référence, dès le XVI Iesiècle, dans le débat portant sur les croyances religieuses des peuples africains.(cf ; articles précédents)
Nous avons vu ainsi que Charles de Brosses fut le premier en 1760 à utiliser le mot « fétichisme » dans son ouvrage Du culte des dieux fétiches. Toutefois, la mention du terme « fétiche » pour désigner un objet de culte, et notamment un objet de culte africain, apparaît dès la fin du XVIe
siècle dans les descriptions et les récits de voyage dont justement celui de Olfert Dapper (1686). Grâce à cet emploi récurrent du terme ainsi qu'à la large diffusion d'innombrables images figurant des « fétiches » de toutes sortes, ceux-ci existèrent bel et bien dans l'imaginaire européen avant même d'entrer, physiquement, dans les collections européennes. Le voyageur de la fin du XIXe siècle en partance pour le Congo où il deviendrait éventuellement un collecteur occasionnel de
minkisi disposait donc des moyens de se faire une représentation plus ou moins précise des objets susceptibles d'être trouvés sur place.
Au tournant du XXe siècle, quelle place les minkisi occupaient-ils dans l'imaginaire des Européens résidant dans la région du Bas-Congo ? Ces objets les intriguaient et apparaissaient comme une preuve matérielle de la barbarie et du caractère arriéré des croyances africaines.
n.snoep cite ainsi un article de 1916, dans lequel René Verneau, alors directeur du musée d'ethnographie du Trocadéro à Paris, n’hésitait pas à rapprocher les minkisi de certains objets de culte français en évoquant ces « filles, jeunes ou vieilles, [qui] en Bretagne,ont planté une épingle dans le nez de la statue en bois de saint Guirec lorsqu'elles vont lui demander de leur procurer des maris » (Il donne aussi l'exemple de l'existence en Belgique d'« arbres fétiches dans lesquels sont enfoncées d'énormes quantités de clous ». En 1904, dans une revue satirique, le peintre Frantisek Kupka publie un dessin établissant un parallèle entre le fétichisme africain et le folklore européen : on y voit la représentation stéréotypée d'un Africain en train d'enfoncer des clous avec une grosse pierre dans une statue surmontée d'une coiffe de plumes, un crâne humain accompagné d'ossements posé à ses pieds La légende porte l'inscription suivante : « Ils sont obéissants comme des saint Guirec dont notre catholique Bretagne est pourvue. Pour que son Dieu s'occupe de lui, il le lui fait sentir à sa façon. »
Le nkisi est ainsi associé pêle-mêle aux « superstitions » des Bretons, à la « magie noire » prétendument pratiquée en Afrique ainsi qu'au cannibalisme.
Il fait figure de signe tangible d'une Afrique d'avant la colonisation, d'un « monde primitif» en voie de disparition, à l'instar des campagnes bretonnes et des objets folkloriques d'une France paysanne d'antan.
(Gauguin lui-même ira traquer la primitivité auprès des paysans de Pont Aven avant de la chercher aux Marquises ; il possédait d’ailleurs deux mlnkisi du Congo curieusement signés de sa propre main ) Rappelons en effet que l'Europe connaît alors un exode rural provoqué par une forte industrialisation et que, dans ce contexte poussant à la nostalgie, la ruralité est considérée comme un indice de l'appartenance au passé.
Le nkisi semble donc simultanément proche, car il rappelle les croyances « naïves » des paysans européens, et lointains, car il évoque une Afrique mystérieuse, creuset d'une humanité aux pratiques étranges. L'anthropophagie fut par exemple un thème qui passionna la communauté des savants autant que le grand public de l'époque. Que cacherait donc le nkisi derrière son miroir? Cet empâtement résineux ne dissimulerait-il pas des restes humains.
. Si l’attrait pour le nkisi relève d’une certaine façon d’un exotisme de l’horreur »,celui ci guida certainement l’organisation de la collecte , d’abord quantitative pour s’effectuer ensuite selon de critères successifs de sélection,Inventant progressivement le fétiche à clous de nos musées :n.snoepretrace justement ces métamorphoses :
La collecte massive d'artefacts africains à la fin du XIXe siècle a conduit musées et collecteurs à établir des critères de sélection favorisant l'apparition d'objets susceptibles de conforter les nouvelles théories sur les religions africaines et de faciliter les typologies au sein des collections muséales. Tandis que dans les années 1880 les manières de collecter étaient essentiellement fondées sur le principe du ramassage d'objets aussi nombreux et singuliers que possible, au tournant du XXe siècle les objets rapportés sont en moindre quantité et correspondent aux modèles privilégiés des collections établies. Il ne s'agit plus de collecter un « fétiche » quel qu'il soit, mais un « fétiche » plastiquement proche d'autres bien connus.
"Beaucoup de minkisi des collections européennes et américaines sont privés d'une partie ou de la totalité de leurs charges. Or sans ses bilongo, le nkisi relève d'un objet neutralisé et désactivé. La plupart ont connu une transformation physique réalisée entre le jour de leur collecte et celui de leur exposition au public. Par ailleurs, la variété plastique des minkisi, allant d'un agrégat informe de matières diverses à une sculpture élaborée, n'est absolument pas restituée aujourd'hui dans les musées, dans les galeries d'art primitif ou sur les couvertures de catalogues."
Les minkisi en forme de panier, de bouteille transformée, de ballot ou de contenant amorphe sont particulièrement rares. Pourtant, à en croire de nombreux témoignages de la fin du XIXe et du début du XXesiècle, leur nombre, en Afrique, dépassait de beaucoup celui des minkisi anthropomorphes ou zoomorphes. Contrairement aux figures humaines qui font la une des catalogues et des revues, ces objets « hors catégorie » se trouvent encore aujourd'hui enfermés, dans les musées, à l'intérieur de grandes caisses en bois scellées, accompagnées d'une simple petite étiquette portant la mention : « Objets magiques ». Le manque d'intérêt des scientifiques et des muséologues ou des collectionneurs explique qu'en règle générale les minkisi non anthropomorphes n'ont guère survécu.
Ne s'y rencontre quasiment qu'un seul modèle de nkisi anthropomorphe ou zoomorphe, celui appartenant à la catégorie des minkondi ou « fétiches à clous. Ces statues de bois qui s'élèvent parfois jusqu'à 1,20 m se caractérisent par les clous et les lames plantés dans le corps, un bras brandissant une arme (disparue dans la plupart des cas), des yeux grands ouverts, une accumulation d'éléments divers (croûte de terre, ficelle, nœud, anneau, plume, clochette, griffe, sachet, chaîne, graine, lanière de coton ou de peau...), et un miroir placé sur le ventre ou sur la tête. « Ce miroir, écrit n.snoep qui permettait autrefois d'identifier l'origine d'une agression en sorcellerie, reflète désormais le regard interrogateur du chercheur qui examine la pièce dans les réserves ou la salle du musée.
On peut alors se demander si ces objets appartiennent encore à la catégorie des minkisi : ne sont-ils pas effectivement devenus « nos » fétiches sous l'effet des actions et du regard de tous ceux qui les ont détenus depuis le jour de leur collecte ? Ne s'agit-il pas de « fétiches » qui refléteraient davantage les préoccupations des collecteurs européens que les pratiques religieuses des habitants de la région du Bas-Congo ?
De nombreux mlnkisi non anthropomorphes ont disparu avec le temps : certains ont été volontairement détruits pour des raisons difficiles à reconstituer tandis que d'autres sont tombés en poussière. Etaient-ils dérangeants comme ils semblent encore l'être aujourd'hui pour les visiteurs et les personnels de musée (gardiens, restaurateurs, conservateurs. ..) auxquels ces objets « étranges » inspirent un profond malaise? Ce sentiment est encore accru lorsqu'il s'agit d'un nkisl amorphe sous forme d'éléments hétéroclites agrégés avec des ficelles, des nœuds, des lanières de coton et de peau, auxquels pendent des cloches et des chaînes. Un tel malaise serait-il l'indice du fait que l'énigme du « fétiche » n'a jamais cessé d'intriguer les Occidentaux ? »
La demande émanant des musées allait radicalement modifier les méthodes de collecte en prescrivant un ensemble de critères de sélection qui reflétait des canons esthétiques encore valides aujourd'hui. Les guides de voyage et les manuels donnaient des recommandations précises à ce sujet, formant ainsi le regard des voyageurs. Les échanges internationaux d'artefacts entre musées se pratiquaient de manière de plus en plus courante avec l'objectif de compléter les collections à l'homogénéité croissante.
Plus la diversité des minkisi rapportés en Occident se réduisait, plus les collections des musées tendaient également à se ressembler. Un ensemble de critères esthétiques définis par des canons propres se mit alors en place. Ces normes établies au début du XXe siècle perdurent aujourd'hui dans les galeries et les musées d'ethnographie, déterminant le choix des œuvres à exposer et la définition de leur valeur marchande dans les ventes aux enchères.
Le « fétiche » kongo devait non seulement répondre à ces exigences esthétiques, mais aussi satisfaire à la notion d'authenticité nouvellement introduite dans le discours des musées d'ethnographie de cette époque. Pour être estimé authentique, un nkisi devait avoir été créé par un Kongo, fabriqué pour un usage exclusivement local, avec des matériaux provenant de la région concernée et avoir été utilisé au moins une fois au cours d'une cérémonie. Ce quatrième et dernier critère était capital pour que l'objet devienne un « fétiche Si un nkisi ne remplissait pas ces quatre critères, il était jugé moins conforme et son intégration à une collection muséaleétait compromise. Ces critères ne s'imposèrent que progressivement puisque l'on constate que les sculptures commandées par les collecteurs à la population autochtone étaient généralement encore acceptées par les musées jusque dans les années 1890.
la fin du XIXe siècle, la « théorie de la dégénérescence » devint un élément majeur du discours relatif à l'« homme primitif » et influença également le regard porté sur les minkisi.Soudainement, certains furent perçus comme les fruits d'un échange interculturel, et donc hybrides, c'est-à-dire entachés par des influences extérieures. Ce jugement frappait les objets qui arboraient des éléments de facture européenne (clou, tissu, peinture...), représentaient des Européens (missionnaire, soldat...) ou s'inspiraient de modèles européens (crucifix, statuettes figurant saint Antoine...). En effet, toute influence occidentale, qu'elle touchât les productions plastiques ou les rituels, était de plus en plus perçue comme un indice de la décadence de ces sociétés. Les minkisi qui en portaient la marque furent désormais mis de côté. Aujourd'hui encore, les objets africains considérés comme acculturés ou syncrétiques sont, dans la majorité des cas, ignorés par le marché de l'art, les catalogues ou les vitrines de musée. Il est particulièrement rare d'y voir un nkisi drapé dans des tissus européens ou portant un casque colonial. Quand cela se produit, la fiche de l'objet présenté mentionne alors en guise d'avertissement : « éléments de fabrication européenne » ou « représente un Européen ».
En revanche, le nkisi qui porte clairement des traces d'usage est défini comme authentique. Ce critère d'authenticité a cependant eu de la peine à s'imposer. En effet, lors de la constitution des collections de minkisi dans les années 1870-1880, ceux-ci furent tout d'abord dépouillés de tout ce qui pouvait dissimuler la structure de la sculpture. Les matériaux périssables, les clous, les lames, les résidus de sang et autres substances sacrificielles furent retirés afin de faire apparaître les parties sculptées. Il est également avéré que le bois de certaines sculptures fut verni et les trous laissés par les clous rebouchés : on peut se demander écrit l’auteur si cette restauration
visait « seulement à rendre à la figure sa visibilité en lui ôtant tout cet habillage magique, comme on restaure un tableau d'art sacré trop longtemps exposé à la fumée des cierges, ou bien plutôt à rendre la chose présentable, acceptable, en effaçant le plus possible son aspect étrangement inquiétant » .
Mais par contre cette pratique fut de moins en moins appliquée et les traces d'usure et d'usage, telles que le bois rongé par les termites, les fissures provoquées par les clous ou les restaurations réalisées par les autochtones, progressivement mises en valeur, Aujourd'hui la pratique du « nettoyage » a été à ce point abandonnée que c'est la quantité de charges du nkisi qui détermine sa valeur financière sur le marché de l'art primitif...
On observe qu'il existe une relation étroite entre l'accroissement du nombre de minkisientrant dans les musées et la répétition d'un même modèle stylistique. En effet, le collecteur sur place choisissait en général l'objet qu'il reconnaissait pour l'avoir déjà aperçu dans un musée, lors d'expositions universelles, dans un ouvrage ou sur une des nombreuses cartes postales produites à cette époque. Les attentes d'un « fétiche modèle » se précisaient : on souhaitait obtenir un nkisique l'on avait déjà vu, c'est-à-dire fidèle à l'image que l'on s'en faisait.
Si la demande émanant des musées commençait à se singulariser, qu'en était-il de l'offre ?L’auteur avance l’hypothèse symétrique que les habitants de l'embouchure du Congo auraient adapté leur production plastique à ces nouvelles exigences . Peut-on envisager l'existence d'un phénomène de marché résultant d'un jeu entre l'offre et la demande où ce n'est pas seulement l'afflux des objets ethnographiques qui détermina le marché mais aussi le marché lui-même qui influença, sur place, la création et l'offre d'artefacts à la fin du XIXesiècle ? Au Bas-Congo, en effet, l'expansion des réseaux commerciaux européens et américains modifia le comportement des créateurs et des vendeurs d'objets. Dès 1887, la ville de Borna était devenue le centre de diffusion du « marché ethnographique » ; on y vendait des sculptures de toutes les régions,et kongo, bembe, sundi, teke, mangbetu, commerçaient avec les Occidentaux descendant le fleuve
Deux marchés parallèles se créent vers 1890 pour le négoce de minkisi'. un marché local et un marché international. Nombre de minkisi acquis par la population locale furent adaptés aux changements radicaux dus à l'invasion coloniale ; ils intégrèrent ainsi des représentations d'Européens (missionnaires, soldats...) et les matériaux apportés par ces derniers. On retrouve aujourd'hui ces « débris » des produits courants d'échange d'alors : cotonnade, clou, cadenas, rasoir, cuillère, boîte de conserve, couteau furent incorporés quand ils ne furent pas transformés eux-mêmes en minkisi. Ils témoignent des nombreuses transactions entre Occidentaux et Africains, beaucoup d objets, ayant été troqués, en effet, contre des marchandises européennes.
Par ailleurs, tandis que jusqu'à la fin du XIXe siècle, un même nkisi pouvait servir à traiter des affaires de nature différente (maladie, fécondité, sorcellerie...), chaque cas particulier tendit désormais à requérir son propre nkisi. Cette spécialisation dans l'usage autochtone favorisa une diversification des modèles .
On aboutit ainsi à cette situation paradoxale sur le plan plastique que les minkisi fabriqués pour la population locale évoluaient et se transformaient, tandis que ceux destinés au marché international se conformaient de plus en plus à un même modèle selon une tendance qui s'est perpétuée jusqu'à aujourd'hui. Les minkisi dont on pouvait prouver qu ils avaient été exécutés à la suite d'une commande furent bannis , en tant qu'objet de musée.
L’histoire montre donc la production et la transformation du nkisi comme objet d'échange entre quatre types d'usagers: les autochtones qui les produisent et s'en servent au cours de leurs cérémonies, les collecteurs qui les sélectionnent, les musées qui les transforment en les manipulant et, enfin, le public qui les contemple. Il résulte donc résulte d'un « processus de communication » entre « créateur » et « consommateur » d'images Le premier inclut dans l'objet des éléments qui lui semblent essentiels en ce qu'ils répondent aux attentes de l'acheteur; quant à l'acheteur, il ne fait que trouver dans l'objet fabriqué et conçu en fonction de ses goûts l'altérité qu'il recherchait.
« Etudier les minkisientreposés dans les musées implique de rendre compte du moment historique de la collecte et surtout de sa signification à la fois pour les sociétés productrices et importatrices d'objets. Eclaircir les circonstances ayant présidé à leur fabrication comme à leur utilisation et mettre au jour les motivations des collecteurs sont également nécessaires.
Le nkisi muséographie est un « reste » tangible de cette histoire et, au-delà, de cet imaginaire occidental du « fétiche » qui n'a peut-être jamais cessé d'exister. Il matérialise la transaction entre utilisateurs et collecteurs dont il serait une forme de résidu parce qu'il porte en lui les traces patentes de ces opérations d'échange que sont les bouts de tissu, les clous, les perles et les miroirs de facture européenne. Les minkisi ne sont en rien les témoins d'un prétendu monde traditionnel non contaminé, demeuré à l'écart des influences extérieures et désormais disparu ou en voie de disparition. Ils appartiennent à cette histoire de la question du « fétiche » L'impossibilité de connaître, de nommer précisément chaque nkisi et de décrire sa fonction renforce l'effet de mystère et le rend insaisissable. Le nkisi « porte témoignage d'une histoire celle des voyageurs curieux et des marchands de curiosités qui lui ont permis d'échapper au feu purificateur des missionnaires. Même amputé, il reste authentique, assez pour troubler quelque peu ceux qui, en contemplant la sereine Joconde [au Louvre], seraient obligés de l'avoir dans le dos »
Les sculptures et les masques africains, nous mettent en présence de la culture de l'autre, en nous imposant une très forte impression d'étrangeté, sinon de sauvagerie. Aussi, pendant longtemps, les "fétiches" furent l'objet d'une exclusion généralisée du monde de l’art ; on voulait bien parler d’un poids d’or ou d’ivoire mais pas d’esthétique. Au début du siècle, les peintres (Vlaminck, Derain, Picasso), les poètes (Apollinaire, Breton), puis les ethnologues et d'abord Marcel Griaule et Michel Leiris, mirent en lumière l'importance des représentations "autres". Aujourd'hui, les arts premiers sont à la mode, le Louvre leur consacra une salle d’exposition, puis ce fut l’ouverture du musée du Quai Branly. Faut-il donc parler d'une reconnaissance ? Le terme de fétiche, très largement utilisé, n’est-il pas le signe d’une exclusion toujours renouvelée, même si son usage sémantique parait bien innocent (fait de main d'homme) au premier abord ? N'y a-t-il pas là un perpétuel glissement de sens qui nous fait passer d'un constat de production à un jugement de valeur ethnocentrique ?L’objet fétiche n’est il pas le produit d’une longue histoire chargée d’incompréhension de mépris et doncd’exclusion ? D’ailleurs peut on dire que le « fétiche » existe ailleurs que dans notre imaginaire occidental ?
Marcel Maussle soulignait dans des pages consacrées à la question du « fétiche » : « Quand on écrira l'histoire de la science des religions et de l'ethnographie, on sera étonné du rôle indu et fortuit qu'une notion du genre de celle de fétiche a joué dans les travaux théoriques et descriptifs. Elle ne correspond qu'à un immense malentendu entre deux civilisations, l'africaine et l'européenne ; elle n'a d'autre fondement qu'une aveugle obéissance à l'usage colonial, aux langues franques parlées par les Européens, à la culture occidentale.
Partout l’homme est dépassé par ses œuvres, partout il attache à certains objets une valeur inestimable, partout il s’étonne des objets d’élection des autres, tandis que les autres s’étonnent des siens. Il suffit de penser à l’importance des reliques et à l’interminable querelle des images dans l’héritage chrétien. Pendant très longtemps pour les explorateurs européens, le fétiche exotique fut le symbole même de l’impensable. Plus tard, des anthropologues ont estimé que s’ils ne pouvaient croire eux-mêmes en ces objets étranges, ils pouvaient croire en la croyance et l’étudier comme telle. Peu d’entre eux ont essayé de comprendre vraiment comment les adeptes de ces « cultes à objets » pensent et agissent ; c’est pourtant la première règle de l’enquête de terrain.
Les fétiches, se rencontrent à tous les niveaux de nombreuses religions d'Afrique noire. Ce sont bien des objets incontournables qu'on a, malgré tout, cherché à discréditer, à dévaloriser en leur attribuant des significations méprisantes ou en les jugeant indignes de toute considération scientifique. Le fétiche, dans notre monde occidental, effraie autant qu'il déchaîne les passions. C'est bien notre vieux monde qui fut, au XVe siècle, à l'origine de ce terme. Féitissos, en portugais, ramène à des idées d'artificialité, de maîtrise du sort ou encore de maléfice. Ce terme, « fut par la suite employé à tort et à travers pour désigner autant de pratiques et d'aberration attribuées aux Noirs » puis, par extension, à "l'homme primitif" (tout homme ayant un défaut d'instruction, victime d'une catastrophe sociale ou d'un trouble psychique). a partir du XIXe siècle, la pensée évolutionniste et le positivisme "tout puissant" vont attribuer aux fétiches une interprétation animiste qui placera le "fétichisme" au pied de l'échelle d'évolution des religions.Ainsi trouvé par Freud, le fétiche va devenir un objet de pulsion et d'adoration, nécessaire à la satisfaction du désir, une sorte de folie. Encore récemment des définitions pas si anciennes du petit Littré restaient révélatrices du caractère péjoratif attribué aux fétiches mais aussi des visions ethnocentrées issues d'un passé encore trop proche. « Fétiche : Objet naturel, animal divinisé, bois, pierre, idole grossière qu'adorent les nègres ».
Le « fétiche » est donc d’abord un mot dont la réputation est depuis toujours entachée : trop ambigu, il teinte tout énoncé d'un double sens et pèse en particulier sur les disciplines des sciences humaines qui ne parviennent pas à en maîtriser le sens. On a même parlé d’un concept « gênant ». Mais tout en reconnaissant l'ambiguïté du terme et le manque de clarté de ses références, anthropologues, critiques, psychiatres ou philosophes l'emploient largement pour étudier dans leur champ respectif les religions primitives, l'économie politique, la déviance sexuelle ou l'esthétique moderne. Il semble donc que le mot soit toujours mal employé, menaçant même parfois de glisser hors de tout champ sémantique. Pourtant, c'est précisément dans l'étonnante histoire théorique du mot, histoire de ses emplois successifs (Par exemple, c'est seulement en raison du discours médico-juridique du XXe siècle sur le fétichisme sexuel que l'on peut considérer Rétif de la Bretonne comme un fétichiste), imprégnant des penseurs comme Comte, Marx ou Freud, que réside son véritable intérêt interdisciplinaire .de même sa seule réalitén’est elle pas à chercher dans l’histoire des échanges multiculturelles et du métissage? L’un des paradoxes du féticheest que de simples objets matériels ont incarné du manière jugée illusoire, dans l’histoire des idées,toutes sortes de valeurs religieuses, esthétiques, sexuelles ou sociales, et qu’à leur propos on passe en même temps, totalementsous silence, l’origine historique véritable : les valeurs instrumentales du marché !
Si la la critique du fétiche persista jusqu'aux XIXe et XXe siècles, c'est parce qu'un « fétiche » a toujours incarné un mystère incompréhensible : celui du pouvoir des objets matériels à être des objets sociaux collectifs. Or ces objets, les individus en font l'expérience : ils incarnent pour eux de véritables vertus ou des valeurs déterminées
Dans « le FETICHE.généalogie d’un problème », williampietzfaitde celui-ci une « idée problème ». Avant que le XIXe siècle ne se l'approprie (fétichisme des marchandises chez Marx, sexuel chez Freud), le fétiche a une histoire linguistique et théorique singulière dont l'origine se trouve , lorsque les marchands portugais (puis hollandais) arrivent en Guinée et se confrontent à des systèmes de valeurs économiques et religieux différents des catégories européennes. En remontant aussi aux racines de l'Église catholique, qui très tôt se posa le problème de l'idolâtrie, William Pietz retrace la généalogie du « fétiche » et dévoile la complexe histoire d'une problématique qui pendant longtemps a concerné, de manières diverses, la pérennité des échanges économiques, le pouvoir de l'image idolâtrée, des pratiques de sorcellerie, l'incarnation du divin, les théories sur les religions primitives... Avec une méthode qui réduit le concept aux différents usages du mot, Pietz retrace la chaîne de circulation du fétiche, de ses usages et de ses réinterprétations : depuis les premiers emplois sur les côtes de Guinée, où le portugais feitiço (littéralement quelque chose de factice), qui s’appliquait à l’origine aux pratiques de sorcellerie, devient fetisso, terme hybride et pidgin désignant certains objets magiques, jusqu’à sa reprise par les Lumières radicales comme fer de lance d’une théorie critique de la religion, avec les analyses de Brosses sur le Culte des dieux fétiches.
Il faut donc selon W.PIETZ revenir aux débuts de l’histoire coloniale si l’on veut comprendre comment un concept de fétiche apuainsi émerger.Le fétiche, objet proprement historique, n’est donc rien d’autre que la somme de ses usages particuliers « La thèse proposée ici est la suivante : le fétiche, en tant qu'idée nouvelle (ou objet nouveau), n'appartient à aucune société spécifique discrète mais trouve son origine dans un brassage multiculturel sur les côtes de l'Afrique de l'Ouest aux XVIe et XVIIe siècles. Bien sûr, cette affirmation n'a rien d'absolu ; il est néanmoins possible de repérer le moment de son apparition dans le temps et dans l'espace, et de tracer une double généalogie linguistique et conceptuelle du mot ».
Pour commencer, fetisso dérive du portugais feitiço, mot désignant dans le haut Moyen Age « pratique magique » ou « sorcellerie ». Il était utilisé par des personnes modestes, hommes ou femmes vivant aussi bien à la ville qu'à la campagne. feitiço lui mêmevient de l'adjectif latin facticius qui, à l'origine, voulait dire «fabriqué». L'étude historique du fétiche commence par l'analyse de son étymologie avant de poursuivre par celle de ses premiers emplois sur la côte africaine, et de son prolongement ultérieur dans fetisso, pour finir par l'étude de sa dissémination dans le langage et les textes européens où plusieurs versions du mot se développèrent au cours du XVIIe siècle.
L'irruption des Européens remonte auXVe siècle, avec l'installation de comptoir commerciaux par les Portugais,le long de la côte. Entre 1500 et1510, ceux-ci nouent des relations diplomatiques avec le royaume de Bénin (région de Lagos, dans le Nigéria actuel). Sous couvert d'une christianisation qui demeurera superficielle, c'est le commerce qui est la clé. L’Europe en général, à partir du XIVè siècle, était, peut-on dire, dans une situation d’essoufflement dans tous les compartiments de la vie : politique, économique et socioculturel, avec particulièrement une situation artistique presque sans perspective. Les conditions étaient donc réunies pour la découverte de nouveaux horizons et la recherche d’autres formes d’existence. C’est ainsi que l’occident est allé au contact des côtes africaines et donc des Africains. Les premiers résultats de cette rencontre entre Africains et Européens, fut le commerce et donc aussi celui des objets d’art ou d’artisanat africains surtout en ivoire.Plus tard, a commencé à s’instaurer une relation de domination pour profiter au maximum des richesses qu’ils découvraient mais aussi de ces curieuses choses dont s’entouraient les habitants de ce continent.Commencera la traite des esclaves - que les Portugais, plus tard, achemineront vers le Brésil - contre des étoffes, de l'alcool et surtout des armes - que le roi du Bénin utilisera dans ses guerres de voisinage, notamment contre les Igala.
Les Portugais sont presque complètement évincés au XVIIe s. Français, Danois et Hollandais prennent le relais et établissent une série de forts le long de la côte. Puis viennent les Britanniques qui prennent progressivement le contrôle économique de la région. La Traite alimente désormais l'Amérique du Nord engagée dans une économie de plantations. Malgré l'interdiction de la traite est instaurée en 1815 par le Congrès de Vienne, ce commerce se poursuivra clandestinement jusqu'au milieu du XIXe siècle. Ses victimes auront été souvent les Yoruba et, et une population qui leur est apparentée par la langue, celle des Ibos (cour inférieur du Niger), ou des Idjo (delta du Niger), des Ibibio et Ehoi.
C'est donc sur cette côte africaine, , que des groupes socialement très différents commencèrent à se rassembler pour transférer des objets en convertissant leurs valeurs.Ces zones d'échange, qui perdurèrent pendant plusieurs siècles articulaient trois grands systèmes : la féodalité chrétienne, le lignage africain et les systèmes sociaux et capitalistes marchands. La théorie de w.pietz est que la notion de fétiche a dû voir le jour au moment où, à l'objet d'utilité, s'est associée une idéologie. Ainsi cet objet d'utilité, au cours des différents processus accompagnant son transfert, s’est chargédes valeurs sociales et des idéologies religieuses propres aux différents groupes en action, l'objet se définissant au sein d'une opposition entre deux types de sociétés radicalement différentes
Alvise de Cadamosto, un des premiers explorateurs européens des côtes de l’Afrique de l’Ouest au XVe siècle, fit une découverte qui attisa sa convoitise : « L’or, semble-t-il, est bien plus prisé chez eux qu’il ne l’est chez nous car ils le considèrent comme un métal très précieux ; néanmoins, ils ne l’ont pas commercé à très bon prix puisqu’ils ont accepté en échange des produits qui, à nos yeux, étaient de très faible valeur. » En même temps que se met en place un échange inégal dont la traite transatlantique constituera le paroxysme dans toute sa violence, une énigme se formule pour les marchands européens : comment expliquer que les Africains acceptent de céder des objets de réelle valeur contre des choses apparemment futiles ?
Curieusement,donc alors que les premiers marchands européens pouvaient tirer profiter de la mauvaise estimation que les Africains faisaient des objets de pacotille, ils n'exprimaient pas moins un certain mépris à leur égard. Ce paradoxe se renforcera davantage encore dans les textes des marchands d'esclaves au XVIIIe siècle.
. Cependant, chacun d'entre eux possède des objets de pacotille, auxquels ils témoignent un respect particulier ou auxquels ils vouent une forme de culte, persuadés que cela les protège du Danger. Certains ont une queue de lion, d'autres une plume d'oiseau ou encore un galet, un morceau de chiffon, une patte de chien -en d'autres termes, tout ce qui leur plaît. Et cette chose, ils la nomment fétiche. Le mot ne signifie pas seulement la Chose adorée mais parfois une malédiction, un charme ou un enchantement.
Une explication émerge, qui va durablement marquer la représentation raciste de « l’Africain » dans la conscience de l’Europe coloniale. Si les peuples d’Afrique commettent de telles erreurs d’appréciation sur la valeur des marchandises, c’est - croit-on - en raison d’un aveuglement sur la nature des choses matérielles. En témoigne leur croyance aux « fétiches », simples objets matériels qu’ils dotent de « certaines vertus et de certains pouvoirs ». À cette époque, la culture africaine apparaissait aux Européens comme étrangère à tout principe. Par exemple, ils ne comprenaient pas pourquoi les Africains opposaient une résistance aux relations commerciales jugées « rationnelles ». Pour justifier cette attitude, les Européens postulaient que les Africains avaient une propension à personnifier des objets (notamment ceux de la technologie européenne) Dans les récits de voyages imprégnés d’idéologie mercantile on considère que la religion des adorateurs de fétiches entretient un lien de cause à effet avec leurs évaluations apparemment aberrantes au plan économique. Si l’on en croit,Guillaume Bosman , son indicateur au port de Ouidah,,quand on lui demanda combien de dieux son peuple adorait, répondit
« que le nombre de leurs dieux était infini et qu'il était impossible de le dire, car, poursuivit-il, si quelqu'un de nous veut entreprendre quelque chose d'important, il cherche d'abord un Dieu pour faire réussir son dessein, et sortant de chez lui dans cette pensée, il prend pour son Dieu la première chose qu'il rencontre, un chien, un chat, ou quelque autre animal,même des choses inanimées, comme une pierre ou un morceau de bois ».
Par une sorte d’ironie de l’histoire, la croyance au fétiche préexistait donc dans la conscience occidentale avant toute rencontre, au point de la projeter sur une réalitéincompréhensible à un marchand doublé d’ un chrétien. Les valeurs religieuses occidentalesvont ainsi lui fournir l’explication à son trouble devant un » irrationnel ».(les hollandais protestants allant même jusqu’à accuser les portugais catholiques, dans un esprit de concurrence à la fois économique et idéologique, de complaisance envers le fétichisme des « nègres » par habitude d’adorer des objets sacrés)
Si l’on remonte au origines latines du portugais feitico et du pidgin fettisso,facticius(fabriqué) a d’abord une origine commerciale et concerne les contrats : Dans son usage commercial, facticius avait donc trois sens reliés mais distincts. Dans son sens le plus simple, le mot voulait dire «fabriqué», en opposition à «fait naturellement». D'une manière plus complexe, facticius pouvait servir à distinguer l'objet artificiel de l'objet naturel parmi la variété de matières premières qui existent. Pour finir, le mot pouvait signifier factitius au sens de «frauduleux», en opposition à authentique. Dans ce cas, le mot désignait la manière artificielle de donner aux produits une apparence et une valeur trompeuses par rapport à sa substance réelle.
Les termes de feitiço, feiticeiro et feitiçaria, faisaient partie du langage des Portugais au moment de leurs voyages en Afrique de l'Ouest au XVe siècle. Ils faisaient ,outre l’origine commerciale, respectivement référence aux objets, aux personnes et aux pratiques propres à la sorcellerie. La théorie chrétienne de la sorcellerie fut déterminée selon des raisonnements théologiques à partir de l'utilisation détournée d'objets servant à la superstition. Ces raisonnements furent rattachés, à la théorie générale de l'Église sur l'idolâtrie, dont la logique voulait que les « idoles » matérielles aient un statut de ressemblances manufacturées frauduleuses. L’idée de factitius apparaît désormais sous une lumière radicalement différente lorsqu'elle est rattachée à la formation d'un monde chrétien crée par Dieu: l'homme tombant dans le péché doit s'éloigner des faux chemins de l'idolâtrie pour trouver le vrai chemin du salut. À l’opposé, les fétiches sont dans un liés à des activités "magico-sacrificielles" qui permettraient aux féticheurs de se rapprocher du Démon.
« Nous apprenons avec douleur, déclare Jean XXII en 1326, l'iniquité de plusieurs hommes, chrétiens seulement de nom. Ils traitent avec la mort et pactisent avec l'enfer, car ils sacrifient aux démons ; ils les adorent, fabriquent et font fabriquer des images, un anneau, un miroir, une fiole, ou un autre objet dans lequel ils renferment les démons par magie ; ils les interrogent, obtiennent des réponses, demandent du secours pour l'accomplissement de leurs désirs pervers, se déclarant esclaves fétides dans le but le plus répugnant. O douleur ! cette peste prend dans le monde des développements insolites, elle envahit de plus en plus le troupeau du Christ .
Du XVIe au XVIIe siècle, époque de la rencontre avec l’Afrique (la mythique Guinée) bientôt suivie de la traite des esclaves, l'Église catholique et, par la suite mais dans une moindre mesure, l'Église réformée ne cesseront de poursuivre et de réprimer la sorcellerie. L'Europe se couvrira de bûchers. En donnant autant d'importance aux puissances infernales, les premières bulles pontificales servent de caution à cette chasse aux sorcières où s'illustrent si tristement tant de tribunaux civils et religieux – civils surtout car l'Inquisition, contrairement à l'opinion commune, étant moins sévère.
Sous-estimation de la valeur marchande de l’or et surestimation de la valeur religieuse des fétiches, les deux semblent liés. Le fétiche apparaîtra dès lors durablement comme une notion exprimant un renversement, une surestimation, ou un déplacement de la valeur en raison d’une illusion radicale sur le statut des choses. Le mystère qui entoure la valeur des objets — ou plus précisément le fait que la valeur sociale dépende de systèmes institutionnels spécifiques marquant la valeur de choses matérielles — fut un thème récurrent pendant la période du commerce avec la Guinée.
La société africaine apparaissait donc comme une structure pervertie par la religion du fétiche et les produits que les Européens désiraient étaient soit altérés dans leur substance, soit inaccessibles à cause de leur statut de « fétiche. Le scandale mercantile de ne pouvoir établir des échanges sur un ordre rationnel,(l’européen devait jurer sur le « fétiche », au lieu de contrat), l’idéologie religieuse véhiculée par ces mêmes marchands contribuèrent à ne voir dans « le culte du fétiche »qu’une simple forme de superstition d’une société, chaotique , ignorante des lois de causalité et régie par le « caprice ». Pour les Européens, les Africains accordaient, en se trompant, des valeurs et des pouvoirs à des objets inanimés, et par-dessus tout des pouvoirs sur la vie : abondance naturelle et vie humaine. Leurs croyances dans ces pouvoirs constituaient les bases d'un système d'obligation sociale illusoire : craindre la mort surnaturelle pour avoir violé le serment du fétiche était une émotion qui se substituait à tout ordre social rationnel.
Le problème fut particulièrement flagrant avec les objets de pacotille: dès le début des échanges, les marchands européens remarquaient le caractère futile des objets que les Africains acceptaient en échange d'objets ayant une réelle valeur (de la même manière que les ordres socioreligieux des sociétés africaines leur semblaient fondés sur des valeurs futiles et décadentes).
Quand il chercha par exemple, à donner une justification esthétique du culte des fétiches africains en 1764, Kantreprit cette idéologie de la méconnaissance et décida que de telles pratiques étaient fondées sur le principe de la futilité la forme la plus dégénérée du principe du beau puisque qu'elle manquait de tous les sens du sublime. Quant aux études économiques, sociologiques et anthropologiques du XIXe siècle sur le fétiche, elles recèlent toujours des exemples d'objets qui fonctionnent comme des points de structures d'une inscription, d'un déplacement, d'un renversement ou d'une surestimation de la valeur..
Pour conclure par un paradoxe et un renversement ironique, on peutjustement appliquer à la vision de l’objet –fétiche africain développéepar les occidentaux lors de leur rencontre avec l’Afrique, les propresanalyses de freud (déni de réalité) et de winnicot(objet transitionnel) quant au mécanismefétichiste contemporain concernant les « arts premiers ».
L'objet ne cesse jamais de remplir, dans nos imaginaires, le rôle fondamental qu'il tient de sa fonction première d'objet transitionnel - servant d'intermédiaire entre le moi intérieur et la réalité du monde extérieur. Sa fonction de "prothèse existentielle" nous aide à baliser notre parcours incertain dans l'espace comme dans la durée. Sur l'axe du temps, l'objet nous aide à maintenir la continuité de notre identité à travers les vicissitudes de l'existence Il nous relie aussi au lointain passé de nos ancêtres dont nous cultivons la nostalgie des origines à travers notre attirance pour les antiquités, la brocante et tous ces objets dont l'authenticité se mesure à l'épaisseur de la patine qu'y dépose l'accumulation des ans.
Dans la dimension de l'étendue géographique, notre identité se sent tout autant menacée du fait de la diversité culturelle de ces mondes étrangers qui sont perçus comme autant de dangers potentiels.Rien de tel, pour conjurer cettemenace,qu'unobjetcapablede concentrer et de retenir sur lui toute cette charge d'altérité qui nous inquiète. Mis à notre portée, sous contrôle et comme tenu en respect, cet objet pris en otage nous permet d'accomplir une sorte de rituel d'exorcisme sans cesser toutefois de nous fasciner par son ambivalence. Sa destruction fantasmatique - qui est au fondement même de l'utilisationdel'objet-satisfaitnosinstinctsde dominationetcanalisenospulsionsambivalentesà l'endroit de l'Autre, source permanente d'attraction autant que de répulsion. Ce prolongement, chez l'adulte, du rôle joué par l'objet transitionnel découvert pendant la prime enfance contribue à conforter notre identité en assurant sa permanence dans le temps comme dans l'espace.
Les objets anciens comme les objets exotiques sont garants de cette continuité et c'est pourquoi nous ne sommes pas près de vouloir nous en séparer. Par ce renversement ironique en l'occurrence, il nous faut désormais nous entourer de fétiches, objets qui soient authentiquement africains ou océaniens-lesquels diffèrent sensiblement des objets préférés des Africains.
Dans « une afrique sans objets, roland louvel décrit ainsi ce nouveau fétichisme occidental :
« Le voyageur qui rentre du Mali exhibe fièrement sa porte de grenier Dogon munie d'un loquet en bois aussi finement ciselé qu'astucieusement conçu. Mais le villageois qui s'absente ferme soigneusement la porte de sa maison dont le battant est une tôle ondulée clouée sur un cadre en bois. Et il n'oublie pas de la barricader à l'aide d'un cadenas fabriqué en Chine ou en Pologne puis s'éloigne en serrant son transistor sous son bras.
Du point de vue de l'esthétique occidentale, le touriste a raison de s'émerveiller de tant de simplicité mais le villageois n'a pas tort non plus du point de vue de l'efficacité la plus élémentaire sans parler du prestige lié aux articles d'importation. Ce qui séduit le touriste dans cet artisanat folklorique, c'est qu'il participe de notre vision passéiste et archaïsante d'une Afrique éternelle, primitive et arriérée. Dans leur simplicité, ces objets représenteraient un stade élémentaire de la technique, une « préhistoire du design » et nous ramèneraient vers notre passé mythique aussi sûrement que notre goût pour la brocante et les meubles anciens nous ramène vers le passé de nos ancêtres. Dans le même temps, l'Africain est attiré vers les « produits et les signes techniques des sociétés industrielles », ce qui donne souvent lieu à des situations cocasses - l'étranger tombant en arrêt, dans un village africain, sur un vieux tabouret bancal, sur une calebasse raccommodée, sur un pagne élimé pendant que ses hôtes ne cessent de lorgner la sacoche en skaï, la montre de plongée, la paire de Ray Ban ou la casquette de base-bail en polyvinyle. »
"Notre culture" distingue les édifices religieux des édifices séculiers depuis l’époque des Lumières. La vérité séculière, une vérité rationnelle et vérifiable, qui a obtenu le statut de savoir objectif. fait figure d'autorité absolue alors que la religion ne préserve son autorité qu'auprès des croyants volontaires., Les musées appartiennent à ce champ de savoir séculier à cause des disciplines scientifiques et humaines qui leur sont rattachées (archéologie, histoire de l'art) et aussi parce qu'ils sont les gardiens de la mémoire culturelle officielle de la société.
Pourtant, si l'on associe d’ordinaire, les rituels aux pratiques religieuses et magiques, nos sociétés soi-disant rationnelles sont remplies de situations et d'événements ritualisés. Nous construisons des lieux qui représentent publiquement nos croyances à propos de l'ordre du monde, à propos de son passé et de son présent, et la place de l'individu dans ce monde. Les musées sont d'excellents exemples de ce genre de constructions symboliques. Contrôler un musée signifie contrôler la représentation de la société et de ses plus importantes valeurs et vérités. C'est au XVIIIe que les critiques et les philosophes ont démontré de l'intérêt pour l'expérience visuelle et qu'ils ont commencé à attribuer aux oeuvres d'art le pouvoir de transformer les gens qui les regardent spirituellement, moralement et émotivement. le développement des musées est une conséquence de cet intérêt des philosophes pour le pouvoir esthétique et moral des oeuvres d'art. L'intérêt au XVIIIe siècle pour l'expérience artistique et esthétique dénote une tendance générale à doter le monde séculier de nouvelles valeurs.
La mémoire collective a besoin de s’appuyer sur des repères spatiaux pour se perpétuer. Le « lieu de mémoire », popularisé par Pierre Nora, est la matérialisation de la mémoire, son inscription spatiale, ayant pour but de figer, ou plutôt d’ancrer le temps et «d’ enfermer le maximum de sens dans le minimum de signes » La patrimonialisation est une mise en relation d’une société, d’un espace, de valeurs au travers d’une mémoire commune ; « toute société localisée s’efforce d’ancrer son rapport spatial dans la longue durée, réelle ou mythifiée », et, pour ce faire, elle « mobilise des éléments forts variés qu’elle érige en valeurs patrimoniales ainsi les artefacts et les œuvres d’art.
Les artefacts(objets fabriqués) se distinguent généralement des oeuvres d'art tant au niveau conceptuel que comme objets de musée. La distinction reflète la division entre anthropologie et histoire de l'art (et critique d'art). Elle reflète traditionnellement la hiérarchie entre société non-occidentale et occidentale : la première produit des objets qui n'obtiennent aux yeux des occidentaux que le statut d'artefact alors que la seconde produit ce qu'on considère de l'art. Cette distinction repose sur l'idée que seules les oeuvres d'art possèdent les qualités philosophiques et spirituelles suffisantes leur permettant d'être isolées pour la contemplation esthétique. Selon cette logique, l'œuvre d'art trouve sa place dans les musées d'art qui sont là pour que les visiteurs puissent la contempler et l'artefact trouve sa place dans les musées ethnographiques, anthropologiques ou d'histoire naturelle où il peut être étudié comme spécimen scientifique.
Il y a quelques années, cette catégorisation hiérarchique a été pourtant remise en question par l'octroi du statut d'œuvre d'art à certains artefacts ( sculptures africaines ou océaniennes, peintures aborigènes). , par l’action du politique, des marchands d’art et des collectionneurs: d'où la création d'ailes ou de sections d'art primitif dans les musées d'art.(pavillon des sessions au louvre, musée Branly).
l'art « Primitif » désormais « art premier » reste pourtant toujours appréhendé à partir d’une alternative :soit se laisser guider par l'œil esthétiquement discriminateur au nom de quelque concept de beauté universelle, soit se perdre sous un amas de « coutumes tribales » pour découvrir la fonction utilitaire ou rituelle des objets en question.
On considère en général que ces deux options sont incompatibles surtout dans le contexte des présentations muséales (les conservateurs sont sensés choisir entre la « beauté » et la « valeur ethnologique » de leur matériau) et la promotion des arts premiers n’a fait que glisser un certain nombre d’artefacts dans la catégorie des chefs d’œuvre universels de l’humanité, selon nos propres critères
Par une alchimie subtile , l’objet choisi est promu œuvre d’art , alors que dans les sociétés en question il n’est parfois plus qu’un « déchet »(c’est le cas de certains masques dogon ou comme on la vu des masques sulka .
Malraux, a été l’un des principaux théoriciens de cette métamorphose. La thèse principale de La Métamorphose des dieux et du Musée imaginaire, reste que tout objet est éligible au registre des oeuvres d'art, quelle que soit son origine, quelle que soit son époque
Aux yeux de Malraux, l’art est un anti-destin et se libère des circonstances de sa production et de l’histoire qui le voit naître, du temps des hommes pour en reconnaître l’énigme dans l’intemporel. « L’humanité la plus simple en face de la mort » L’art se présente à la fois, comme une réponse à la mort, un élément du vivre ensemble et une condition de la communauté humaine. Cette réponse est volontaire , voire volontariste, parce que « l’œuvre d’art n’est pas seulement un objet mais une rencontre avec le temps », elle a besoin de nous pour revivre de notre désir, de notre volonté : « L’héritage ne se transmet pas, il se conquiert »
Pour Malraux, les œuvres nous atteignent à travers leur présence et leur métamorphose. La notion même de « présence », selon lui, en porte témoignage — puisqu’elle sépare l’œuvre de l’objet, donc de l’histoire. C’est elle qui caractérise les œuvres d’art, et qui fait qu’il existe bien des œuvres d’art du passé, mais qu’il n’existe pas d’œuvre d’art passée. Toute œuvre est, par la métamorphose, « délivrée » de son appartenance première, et c’est en ce sens qu’elle nous parle, c’est-à-dire nous émeut. elle tente de saisir une continuité en perpétuelle création d’elle-même, étrangère à toute remontée à une hypothétique signification d’origine. C’est cette métamorphose, par laquelle la statue d’un dieu — passant ainsi du temple au musée — devient pour nous une sculpture, qui assure sa transcendance à l’égard du temps. Si l’art est un « anti-destin », c’est sans doute parce qu’il n’a cessé, depuis ses origines, de lutter contre le temps, que ce soit par la catégorie d’éternité, par celle d’immortalité ou, à terme, par la catégorie d’intemporalité mais c’est aussi, d’un même mouvement, parce qu’avec l’intemporel c’est l’art lui-même qui se révèle comme cet absolu (surmonde) auquel les hommes ont cru subordonner leurs créations. Ce terme de surmonde est évidemment calqué sur le mot métaphysique. Il désigne la réalité qui est au-delà de l'apparence, du monde réel, à laquelle la création artistique a été, de tout temps, ordonnée. D'abord identifié à l'éternité (le sacré), puis à l'immortalité (la Beauté), ce surmonde s'est révélé à terme n'être autre que l'art lui-même C'est dire que toute définition de l'art qui ignorerait sa dimension métaphysique manquerait l'essentiel. C'est le cas, bien sûr, de l'art pour l'art qui « fut le masque de l'art comme énigme ‘
Dénaturant la célèbre formule de m.denis, Malraux en retourne la signification :( réduction du tableau à sa dimension purement esthétique) : « Un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs, assemblées selon l’ordre qui les émancipe du temps. »
Et c’est notre volonté qui impose aux figures du passé leur nouvelle métamorphose. Toute œuvre devient symbole, tout art est possibilité de résurrection, nous offrant ici et maintenant une toute autre sonorité que celle entendue par ceux qui la contemplaient au cœur de civilisations différentes de la nôtre. L’œuvre d’art se détache de ses origines pour venir prendre place dans le Musée Imaginaire. Pour Malraux, comme pour Baudelaire, c’est le lecteur qui fait le poème ou comme le déclarait Marcel Duchamp : « Ce sont les regardeurs qui font le tableau ». Notre regard, informé par une culture, réunit des objets que jusque-là l’histoire de l’art distinguait : une statue maya, un masque nègre, un relief khmer, un buste grec.
L’amateur d’art est créateur de création : il redonne vie à l’œuvre. « Il n’est pas vrai que qui que ce soit au monde ait jamais compris la musique parce qu’on lui a expliqué la Neuvième Symphonie. Que qui que ce soit au monde ait jamais aimé la poésie parce qu’on lui a expliqué Victor Hugo. Aimer la poésie, c’est qu’un garçon, fût-il quasi illettré, mais qui aime une femme, entende un jour : “lorsque nous dormirons tous deux dans l’attitude que donne aux morts pensifs la forme du tombeau” et qu’alors il sache ce qu’est un poète »
Dans la filiation de Malraux et en matière d’art premier, on dit souvent que les créateurs eux-mêmes ne s'intéressent pas aux distinctions esthétiques qui définissent l'art véritable. Henri Kamer a formalisé cette théorie en avançant que l'art africain « n'a pas été conçu comme tel par son créateur. L'"objet" fabriqué en Afrique [...] s'est transformé en "objet d'art" à son arrivée en Europe». Daniel Thomas note la même impression quand il dit que « l'art aborigène est devenu art, pour les milieux artistiques européen et australien, dans les années quarante. Auparavant, c'était de l'anthropologie». Et Jacques Maquet, qui fait sienne la distinction d'André Malraux entre « art par destination » et « art parmétamorphose » place l'Art « Primitif « dans la seconde catégorie : «Les objets auxquels nous avons donné l'étiquette d'"art primitif" n'étaient pas de l'art pour ceux qui les avaient fabriqués. [...] Dans la réalité élaborée par les hommes et les femmes ne connaissant pas l'écriture, l'art n'était ni une catégorie linguistique ni une pratique sociale.
La conception de Malraux se veut par ailleurs consciemment politique (et j.chirac se situera délibérément dans cette filiation dans sa promotion des arts premiers). L'art et la culture valent comme possibilité de communion pour des civilisations sans Dieu et, dans notre civilisation, ils relèvent d'une problématique et non d'une esthétique. Cette problématique est celle du pouvoir de la culture à fonder un sentiment d'appartenance, à donner un élan à un vivre ensemble, à partager les mêmes croyances et les mêmes valeurs. l'art n'adonc pas une fonction d'évasion, mais de possession, il ne s'agit pas de posséder les œuvres par le biais de la connaissance mais de s’approprier le destin « L'héritage culturel n'est pas l'ensemble des œuvres que les hommes doivent respecter maiscelles qui peuvent les aider à vivre. […] Tout le destin de l'art, tout le destin de ce que les hommes ont mis sous le mot culture, tient en une seule idée : transformer le destin en conscience »
La place de l’art dans les politiques culturelles publiquesest resté héritière de Malraux : elle s’est construite, d’une part, sur la réception esthétique rapportée à un certain type d’objet, l’œuvre artistique et, d’autre part, sur l’idée que la jouissance esthétique est universelle et qu’elle n’apporte aucune connaissance ni sur l’objet de la jouissance ni sur celui qui en est le sujet
Cette conception réductrice a eu pour effet premier de borner les politiques culturelles à l’intérieur des formes déjà reconnues par les institutions. En visant prioritairement des œuvres relevant de classements qui ordonnent et hiérarchisent les pratiques culturelles, les politiques publiques contribuent à maintenir les ségrégations et les échelles normatives de valeur. De plus, le processus de démocratisation se développant dans un champ où l’objet d’art est une marchandise, ce processus s’évalue selon des logiques quantitatives de diffusion. L’autre effet de cette assimilation est un effet d’aveuglement. Les politiques culturelles demeurent enfermées dans un point de vue sur l’art qui ne retient de l’esthétique( kantienne )que ses éléments les plus contestables : en premier lieu, la réduction du jugement esthétique au jugement de goût (émotion esthétique) sur les œuvres, en second lieu, l’illusion de la dimension universelle de l’exercice de cette faculté.
Le travail du philosophe africain ,Jean-Godefroy Bidima,(l’art negro-africain) constitue justement une approche critique de la « projection sur l’art africain du triomphalisme de la lecture occidentale de l’art » conduisant celui là àn’être qu’un appendice d’une certaine lecture de l’histoire de l’art occidental. Reprenant d’une centaine façon la conception de Malraux, mais pour la renverser de manière critique ,bidima replace, comme lui, le traitement fait à l’art africain « dans le combat pour un modèle générateur d'une vision du monde »
« L'amour ou la haine de l'art africain n’étaient pas, ne sont pas, adressés à l'art en lui-même, mais à la vision du monde qui le présupposait. L'intérêt pour l'art africain est un combat politique d'une vision du monde conquérante qui continue son combat économique par une guerre des représentations ».
Comme le fait Malraux , l’auteur privilégie moins la production des œuvres que leur réception qui assure à l'œuvre d'art une bonne part de communicabilité :
« Le rattachement aux symbolismes, à la naturalité et à tous les mythes permet de comprendre un objet d'art à partir de sa condition de possibilité qu'est sa genèse. Mais celle-ci doit aussi s'assumer par la gestation de l'objet d'art hors de son lieu de production. il est plutôt question d'une alchimie spéciale qui fait d'un produitle producteur d'une valeur ajoutée et d'une plus-value »
Suivant l’école de francfort (adorno) ou encore w.benjamin l’auteur étudie cette alchimie comme. transformation de la valeur « cultuelle ou existentielle en esthétique/culturelle puis en valeur économique qui constitue l'une des composantes du phénomène de L’Industrie culturelle décrite par Adorno et Horkheimer. Cette dernière serait liée à la marchandisation du monde.
La nouvelle marchandise ici s'appelle le folklore (qui, lui-même, est, sur le plan idéologique, le nivellement de la dynamique culturelle en un objet figé appropriable) qui prolonge » le vieux fantasme de l'exotisme comme défouloir, faire-valoir et dépotoir de tous les appétits et de quelques frustration… Ces « sociétés de culture », mais au fond très mercantiles, produisent des habitudes de regard chez les consommateurs d'art africain, aussi bien en Occident qu'en Afrique et, à terme, on retrouve le consensus d'un art africain innocent, doux, tribal, mythologique, originel et magique »
Il serait vain de chercher des «origines» aux multiples décorations corporelles car elles appartiennent à la condition humaine et, sous une forme ou une autre, les sociétés remanient le corps de leurs membres.
l a décoration du corps est ainsi utilisée à des fins de séduction. Lorsque les hommes souhaitent valoriser leur jeunesse, la beauté de leur corps ou leur virilité, plus particulièrement à l'occasion de danses et de cérémonies faisant partie du processus d'acquisition d'une épouse, l'importance de la décoration est fondamentale. Les femmes ornent aussi leur poitrine et leur ventre de motifs peints en blanc, et leurs compagnons leur corps tout entier.
Ces peintures sont associées, par ailleurs, à certaines professions détenant des pouvoirs exceptionnels : les circonciseurs, en relation avec des forces extraordinaires, les joueurs de tuba n'exerçant leur art que le corps couvert de peintures, et les guerriers vainqueurs, atteignant par leurs exploits à la plus grande virilité. Pour les deux sexes, les dessins peuvent être réalisés avec les doigts, des brindilles faisant office de pinceaux, seul, ou avec l'aide de parents ou d'amis.
Certaines ethnies du soudan ont élevé la peinture corporelle au rang d'un véritable moyen d'expression artistique. Celui-ci, d'une manière générale, s'appuie sur un principe de structuration asymétrique des surfaces colorées, à partir de figures principalement géométriques.
Comme des tableaux vivants, les corps et les visages sont travaillés par des formes primordiales, tels le triangle ou le cercle, par des figures stylisées ou par de simples aplats bruns, ocres ou blancs, signes d'un univers qui s'élabore secrètement ou de visions s'incarnant dans le tracé des dessins. À travers cette peinture « polyphonique », où les symboles foisonnent et se combinent indéfiniment pour maintenir la cohésion des groupes claniques ou pour assurer la médiation entre les humains et le reste de l'univers, se révèle parallèlement un acte de création plastique. Les variations progressives des figures géométriques soumises à la coloration peuvent transformer les points en cercles, puis développer des spirales ; les rythmes imposés par l'organisation spatiale referment les lignes en carrés et rectangles, ceux-ci se multipliant pour constituer une grille.
La composition des motifs est déterminée par une volonté d'efficience. Si la décoration dont toutes les pratiques se répondent les unes les autres, peintures, scarifications, coiffures et bijoux, se définit par rapport à des règles de comportement social et traduit la condition et le statut d'un individu, sa fonction est aussi de sublimer le corps, dans sa force et sa beauté.
Les peintures faciales Nuba mettent en jeu un phénomène de dissociation. Ainsi, les plages de couleurs discontinues, où parfois s'opposent le rouge, le blanc et le noir, décomposent parfaitement le visage : soit les orifices et les protubérances sont isolés et accentués, soit ils sont oblitérés lorsque la peinture les recouvre presque totalement, comme pour mieux effacer la symétrie des traits. Ce type de métamorphose physique, analysé par M. Thévoz pour d'autres cultures, pourrait correspondre à une « transgression d'identité et une sorte de migration mentale10 ».
Le fait de se coiffer de plumes d'oiseaux, de revêtir des peaux d'animaux sauvages ou de recouvrir son corps des signes et des couleurs nécessaires pour effectuer des voyages dans l'au-delà, peut favoriser la transformation de l'individu, par une sorte d'identification à l'animal, grâce à la captation de certains de ses pouvoirs. Cette transcendance de l'humain trouve ses justifications mythologiques ou religieuses. Toutefois, peut-on en conclure que les décorations corporelles rituelles, si diverses soient-elles par leurs fonctions dans les différentes sociétés, seraient presque toutes déterminées par leurs liens avec le surnaturel ? celui-ci reste appréhendé dans des limites spatio-temporelles clairement circonscrites, lors des fêtes et des cérémonies initiatiques. Mais d’une autre façon chacun trace à sa guise avec l’aide des autres, mélange de transmission et d’intuition, soit toute une esthétique de la jubilation de se montrer
Ainsi chez les Nuba, si l’utilisation de la couleur obéit à une réglementation stricte, les dessins sont laissés à l’appréciation personnelle : ils suivent les formes du visage et du corps, accentuant ou estompent les traits, certaines peintures animalières le sont pour l’élégance du motif et l’adéquation avec le corps
LES PEUPLES DE L’OMO
. Dans cette dépression du Rift se côtoient sur quelque 60 000 kilomètres carrés une vingtaine de tribus fortes d'un millier à plusieurs dizaines de milliers de personnes. La terre des origines de l'humanité les a accueillies au terme de lointaines migrations parties des rives du Nil. Dans cette région perdue qui jouxte le Kenya et le Soudan, où ne mènent que des pistes impraticables pendant la saison des pluies, ces tribus nomades et d'autres presque sédentarisées aux abords du fleuve gardent à peu près intactes leurs traditions Chacune a gardé sa propre identité, ses propres coutumes et même sa propre langue. Depuis toujours, elles guerroient entre voisins pour des questions de pâturage.
Hamar, Mursi, Surma, Bume, Karo, Bana, sont organisés en clans divisés en classes d'âge et dominés par les anciens. Polygames, ils assurent la survie du groupe en ayant beaucoup d'enfants le plus vite possible Tandis que les femmes s'occupent des récoltes, les hommes prennent soin des troupeaux, leur richesse et leur passion. Chaque garçon se voit attribuer un jeune animal qu'il élève et chérit particulièrement, pour qui il compose un chant et dont il hurle le nom quand il monte au combat.
La « civilisation » a d'abord touché ces ethnies lorsque sont arrivés les réfugiés qui fuyaient la guerre du Soudan. D'où les armes, et l’alcool, qui lui aussi commence son travail de mort parmi les petits peuples de l'Omo. D'occasion, en bon état, la kalachnikov vaut 8 zébus. Neuve, elle se négocie entre 30 et 40.. Les guerriers de la basse vallée de l'Omo l'apprécient tant qu’ils la portent souvent comme unique parure : ils vont nus mais ne se séparent pas de leur A.k.-47 ou M-16 importé du Soudan, que le père transmettra par héritage à son fils aîné. Pour le reste, leur mode de vie a peu changé. Depuis toujours, les peintures corporelles, les bijoux, les scarifications, l'élaboration des coiffures leur offrent un champ d'expression où donner toute la mesure d'une inventivité et d'une adresse inégalée
L’Exemple SURMA
Parmi les tribus de l’Omo, et selon la tradition orale, les Surma seraient originaires de la région de l’Omo inférieur au nord du lac Turkana, même si leur langue fait plutôt penser à une ascendance nilotique.
.Il n’y a pas de route, pas d’école, pas d’hôpital. Les montagnes comprises entre le cours du Kibish et l’escarpement qui domine la vallée de 1’Omo comptent parmi les zones les plus reculées et les plus inaccessibles de tout le continent. Les pluies — près de six cents millimètres par an — tombent au printemps et en été sous forme d’averses violentes. Durant la saison sèche, les températures moyennes ne descendent jamais en dessous de trente-trois degrés Celsius et, dans les bas-fonds infestés de mouches tsé-tsé, la chaleur est insupportable.
Tous les villages sont protégés par un système de tours de guets réparties autour des habitations et champs de sorgho ou autres céréales comme le maïs ou le mil. Des gardes armésy scrutent la savane, prêts à déclencher l’alerte à la moindre intrusion d’étrangers.Juste avant la saison des récoltes, les enfants ont la dure tâche de veiller à ce que les oiseaux ou insectes ne dévastent les cultures, sources de survie. Par après ce sont eux ou les femmes qui en journée récolteront les précieuses graines qui ultérieurement seront accommodées de diverses façons. Les femmes pillent les grains qu’ensuite elles moudront pour en tirer une fine farine. D’autres grains serontmêlés à de l’eau, puis macèreront jusqu’à obtention de boissons alcoolisées, rappelant nos bières locales.
Protégés par cet environnement dur et peu accessible, les Surma (environ vingt mille individus), ont conservé les traditions de leurs ancêtres La société surma est basée sur une organisation clanique, elle-même étayée sur le système des classes d’âge. Les tenants d’un même lignage, ou clan, ne sont pas obligés de vivre au même endroit, mais peuvent se déplacer à loisir et choisir le lieu de résidence qui leur convient le mieux, sans pour cela amoindrir la forte solidarité qui les lie et qu’ils manifestent surtout lors des cérémonies et dans les moments de crise. . les anciens, les maîtres des rituels, jouissent d’un grand respect. On tient compte de leur avis, sans pour autant être contraints de s’y conformer car la liberté individuelle est, chez les Surma, une réalité. Ils n’ont pas de chefs. Leur système, privé de structure politique centralisée susceptible d’imposer une volonté coercitive, est dit par les ethnologues « acéphale » ou « segmenté ». La famille, avec femmes et enfants, est l’unité basique de leur organisation.Les hommes, généralement polygames, assument les tâches qui leur incombent loin du foyer. Ils défendent leur territoire, s’occupent des troupeaux parqués dans des enceintes construites à proximité des pâturages, parfois situés jusqu’à plus d’une journée de marche du village. La chasse aux petits et aux grands animaux est pour eux une source non négligeable de nourriture, aussi aller braconner jusque dans l’Omo National Park voisin, compte-t-il parmi leurs pratiques habituelles. Les femmes s’occupent des champs et de tout ce qui se rapporte à la sphère domestique. Elles travaillent le cuir et façonnent de très belles poteries de terre cuite destinées à la cuisine, dont elles vendent le surplus au marché ou qu’elles échangent contre des denrées de première nécessité.
Leur indépendance économique et l’absence de règles morales précises leur laissent une certaine liberté. Le sexe avant le mariage étant pratique courante, Les mères apprennent à leurs filles à s’orienter dans leurs affaires amoureuses et quels sont les moyens de contraception les plus efficaces. Chez les Surma, la beauté physique est de première importance. Tous prennent grand soin de leur aspect extérieur, accordant une place de choix aux peintures corporelles.
Encouragés dès leur plus jeune âge à imiter les adultes, les enfants Surma s’enduisent le corps et le visage de pâtes calcaires diversement pigmentées suivant la roche utilisée, selon des contours d’une extrême fantaisie .Certains motifs font allusion à la nature ou aux animaux : robes des vaches, faciès des singes colobes, pelage des prédateurs... Lorsque plusieurs personnes se peignent de façon identique, cela signifie qu’ils sont liés familialement ou d’amitié. Ces décorations répondent à un code social bien établi, et ils existes diverses façons de se peindre selon le but recherché : séduction ou peintures de guerre devant effrayer l’ennemi. La coiffure est un autre élément prépondérant dans la fierté des guerriers Surma. Ils se rasent le crâne avec des lames de rasoir en laissant quelques lignes décoratives.
Ainsi qu’il en va chez les Mursi, les colliers de verroterie et les bracelets métalliques sont, avec le labret, les objets obligés de la séduction féminine. Façonné dans du bois ou de l’argile, ce plateau est rond ou trapézoïdal, et peut atteindre un diamètre considérable.
Avec son labret de balsa et ses oreilles percées, la femme Surma représente une valeur enviable. La largeur du labret donne une estimation de la dot dont aura à s’acquitter tout prétendant. La dot peut représenter jusqu’à une soixantaine de bêtes. Les labrets en bois peuvent être de forme trapézoïdale ou demi sphérique, tandis que ceux en argile seront généralement ronds. En âge de se marier, la jeune fille Surma, après s’être fait percer sa lèvre et extraire des dents de la mâchoire inférieure, mettra tout en œuvre pour distendre cet orifice en y insérant des labrets successifs, de taille toujours croissante. Pour les hommes, il est d’usage de procéder à des scarifications sur le torse, ventre ou bras, afin de rendre un éloge à leur bravoure. Les cicatrices survenant lors de combats aux bâtons, les Donga, laissent des marques indélébiles relatant les haut faits et le courage démontré.
Le goût des parures s’exacerbe à l’occasion des festivités données lors des récoltes, à la fin de la saison des pluies. C’est la saison de repos consacrée à la séduction et aux mariages. Les hommes y font assaut de force et de virilité, s’affrontant à la perche en duels acharnés sous l’œil des jeunes filles qui, parmi eux, choisissent leur mari. Celles ci vont quotidiennement aux carrières de craie pour renforcer leur charme en se couvrant de nouveaux dessins.
Quant aux célibataires masculins, ils consacrent des heures à parfaire leur apparence .après s’être enduits le corps d’un mélange d’eau et de craie, ils tracent des motifs complexe laissant apparaître la noirceur de la peau. Trois couleurs. Ocre rouge, ocre jaune et blanc. Elles viennent de la terre et s'accompagnent de pigments végétaux. On les applique le plus souvent avec les doigts, parfois à l'aide d'une brindille, d'un roseau. Elles forment des rayures, desocelles, des étoiles, des corolles comme celles que l'on peut voir au flanc des animaux de la forêt, sur les poissons, les oiseaux, les lianes et les fleurs. Les peintres n'ont qu'à regarder autour d'eux pour renouveler la fraîcheur de leur inspiration. Tracées d'une main sûre, les lignes s’incurvent en suivant le relief des corps, le soulignent autant qu'elles le transcendent. Dans sa splendeur la nature tout entière s'invite sur les visages, les torses à l’occasion des fêtes rituelles, préparation au combat mais aussi fierté, voire coquetterie au quotidien et enfin jeu de séduction inlassablement recommencé.
Parfois le tableau vivant s'enrichit d'une coiffure singulière, qui peut être élaborée à base de végétaux, de plumes ou de tout autre ornement piqué dans les cheveux que retiennent argile et huile. Il faut alors prévoir un accessoire, le repose-tête, qui permet de dormir sans saccager la savante composition.
Bien que dans leur disposition elles relèvent d'un même esthétisme, les scarifications transmettent un autre message : les guerriers s'incisent la peau à chaque victoire sur l'ennemi, à chaque acte de bravoure. Plus les marques sont nombreuses, plus ils inspirent le respect. Les femmes, elles, se parent de cicatrices. Soulevée à intervalles réguliers à l'aide d'une épine d'acacia, la peau, incisée avec une lame de rasoir, forme de petites plaies qu'on empêche de guérir en les infectant jusqu'à ce que leur renflement soit jugé de taille harmonieuse. Les lames de rasoir font partie des cadeaux les plus appréciés car elles servent aussi a se raser en partie le crâne selon des schémas complexes.
Les Surma utilisent donc leur corps comme une toile où ils expriment leur créativité. Outre leur fonction esthétique,destinée à attirer le sexe opposé, les peintures servent à intimider l’adversaire et renforcer la puissance du combattant lors des duels au bâton.
Lors du Donga, joute à la perche de bois, les adversaires seront mis face à face, deux par deux. La violence des affrontements contraint les participants à se protéger la tête et les articulations au moyen de fibres végétaux tressés spécialement à cet effet. Les spectateurs se placent tout auteur des deux adversaires. Tandis que le vainqueur attend son prochain adversaire, le vaincu sort de l’arène sous les honneurs, car le seul fait de participer est un signe d’honneur et de courage. A la fin il restera le vainqueur final, qui sera porté en triomphe sur une claie de perches. Puis il sera présenté par ses pairs au groupe de jeunes filles à marier qui choisiront entre elles celle qui le demandera en mariage.
Force, adresse et élégance sont de mise, et très souvent ces combats servent de prétexte à régler de vieilles querelles. Après un certain temps, l’excitation due à la vue du sang et à l’alcool absorbé, atteint son paroxysme, et le climat devient souvent électrique . Ces combats entre habitants d’un même village ou de villages alliés, servent d’exutoire à l’agressivité des jeunes hommes des deux premières classes d’âge entre 16 et 32 ans. Lors de ces combats tous les coups sont permis, mais il est interdit de tuer son adversaire. Si par mégarde cela devait arriver, le fautif est banni du village avec toute sa famille. Il devra en outre laisser une jeune fille aux parents de la victime en compensation de la vie prélevée. Une fois qu’une jeune fille aura choisi son valeureux futur époux, les familles se lanceront alors dans des tractations qui peuvent durer des mois avant de s’accorder sur la date et sur la quantité de bêtes et de fusils de la dot. Les épousailles, qui scellent l’alliance de deux clans, sont célébrées par des chants, des danses et des libations de bière, et elles s’achèvent lorsque la jeune femme pénètre dans sa nouvelle cabane, construite par le mari
VOIR LES ALBUMS PHOTOS CONSACRES AUX PEUPLES DE L'OMO ET A LEURS PEINTURES CORPORELLES
Qu'on se souvienne de la description du harponneur dans le roman de Herman Melville, moby dick
«Ces tatouages avaient été l'œuvre d'un prophète et voyant décédé dans son île natale. Par le moyen de ses hiéroglyphes, il avait tracé sur le corps de Queequeg une théorie complète des cieux et de la terre et une sorte de ruse mystérieuse surl’art d'atteindre la vérité. Le corps de Queequeg était donc une énigme à résoudre, une œuvre merveilleuse en un volume, mais il ne pouvait pas se lire lui-même, bien que son cœur vivant batte sous la page. Ces mystérieuses sciences étaient donc destinées à pourrir finalement avec le vivant parchemin sur lequel elles figuraient et à s'éteindre à jamais. Peut-être est-ce à cette pensée qu'Achab, un matin, s'exclama follement en se détournant du pauvre Queequeg : "Oh, diabolique tentation des dieux!"».
énigme du corps que souligne michel serres dans les « cinq sens » :
Voilà le tatouage : mon âme constamment présente, blanche, flamboie et se diffuse dans les rouges qui s'échangent, instables, avec les autres rouges, les déserts à manque d'âme sont noirs, vertes les prairies où l'âme, rarement, mais cependant parfois, se pose, ocre, mauve, bleu froid, orangée, turquoise... Telle, complexe et un peu effrayante, apparaît notre carte d'identité. Chacun porte la sienne, originale, comme l'empreinte de son pouce ou la marque de ses mâchoires, nulle carte ne ressemble à aucune autre, chacune change avec le temps; j'ai fait tant de progrès depuis ma jeunesse triste et porte sur la peau la trace et les chemins frayés par celles qui m'ont aidé à chercher mon âme diffuse.
Le dualisme ne fait connaître qu'un spectre en face d'un squelette. Tous les corps réels sont moirés, mélanges flous et en surface de corps et d'âme. Autant il paraît simple, quoique pervers ou dérisoire, de dire les amours d'une larve et d'un automate, d'un fantôme et d'une boîte noire, autant les amours du composite et du bigarré se consomment sans se dire.
les tatouages vus et visibles, imprimés à la pointe de feu, trouvent leur origine dans ce bariolage d'âme, labyrinthe complexe du sens qui ne sait décider sa tension vers l'interne ou l'externe et qui vibre à ces limites. tableau abstrait du tact. Abstrait pour abandonner le visible et rejoindre le tactile. La carte d'identité moirée, un peu fluente et comme élastique, suit la carte tendre du tact. Elle oublie la géométrie pour la topologie ; oublie la géométrie pour la géographie
La condition humaine est corporelle. Matière d'identité sur le plan individuel et collectif, le corps est l'espace qui se donne à l'appréciation des autres. C'est par lui que nous sommes nommés, reconnus, singularisés et identifiés à une appartenance sociale. La peau enclôt le corps, les limites de soi ; elle établit la frontière entre le dedans et le dehors, de manière vivante, poreuse, car elle est aussi ouverture au monde, mémoire vive. Elle enveloppe et incarne la personne en la distinguant des autres ou en la reliant à eux selon les signes utilisés.
Le regard confirme une véritable rencontre de tous les aspects de l'être de celui dont le corps est paré. Celui-ci se détermine d'abord comme passif au moment où s'opèrent les inscriptions qui le font entrer dans la culture ; mais l'être paré est également actif dans la mesure où son corps est producteur de signes. Ainsi dans la plupart des sociétés traditionnelles il y a un souci constant de la part des individus de prendre en charge les indices de leur appartenance, marques corporelles ou bijoux.
De même dans nos sociétés individualistes, quiconque ne se reconnaît pas dans son existence peut intervenir sur sa peau pour la ciseler autrement. Agir sur elle revient pour l'individu à modifier l'angle de sa relation au monde. Tailler dans sa chair, c'est tailler une image de soi désirable en en remaniant la forme. La profondeur de la peau est inépuisable pour fabriquer de l'identité. Sa texture, sa couleur, son teint, ses cicatrices, ses particularités (grains de beauté, etc.), dessinent un paysage unique. Elle conserve, à la manière d'archives, les traces d'une histoire comme un palimpseste dont seule la personne détient la clé : traces de brûlures, de blessures, d'opérations, de vaccins, de fractures, etc. À telle enseigne que des marques délibérément ajoutées deviennent des signes d'identité arborés sur soi. « Le corps constitue l'interface entre la culture et la nature, entre soi et l'autre, entre le dehors et le dedans ». david le breton
« la peau est surface d'inscription du sens et du lien, Écran où l'on projette une identité rêvée, en recourant aux innombrables mises en scène de l'apparence régissant les sociétés. Instance frontière qui protège des agressions extérieures ou des tensions intimes, elle donne à l'individu le «ressenti» des limites de sens qui l'autorisent à se sentir porté par son existence et non en proie au chaos ou à la vulnérabilité »
. Le rapport au monde de tout homme est une question de peau et de solidité de sa fonction contenante. Les marques corporelles sont bien des butées identitaires, des manières d'inscrire des limites de sens à même la peau. Sans doute aussi anciennes que les hommes, surtout sous leurs formes provisoires, qui renvoient aux manières de se coiffer ou de décorer sa peau avec des pigments naturels, elles participent de l'appropriation symbolique de soi et du monde environnant. Durables, comme le tatouage ou les scarifications, elles ont longtemps caractérisé les sociétés traditionnelles avant de gagner peu à peu les sociétés occidentales avec des significations bien différentes. Paradoxalement, longtemps combattues ailleurs au nom de l'hygiène, du progrès ou de Dieu, elles triomphent aujourd'hui dans nos cités, où le tatouage, le piercing, relèvent de la culture élémentaire des jeunes générations. Les scarifications, les brûlures et les implants sous-cutanés progressent lentement.
Les signes corporels sont des traces de démarcation d'avec la nature et les autres communautés d'appartenance, ou la recherche d'une singularité personnelle dans une trame commune.Ils sont susceptibles de revêtir maintes significations, parfois simultanées : sexualisation, nubilité, passage à l'âge d'homme, beauté, décoration, érotisme, fécondité, valeur personnelle, hiérarchie, protection, divination, deuil, stigmate... Ils sont indélébiles ou provisoires On ajoute au corps (tatouage, peinture, maquillage, scarification (ci-contre), bijou, implant sous-cutané, laquage des dents, incrustation dentaire, etc.), on soustrait (circoncision, excision, infibulation, épilation, mutilation, perforation, arrachage ou limage de dents, etc.), on façonne l'une ou l'autre de ses parties (cou, oreille, lèvres, pieds, crâne). Le tatouage ressort mieux sur les peaux claires que sur les peaux sombres, à l'inverse des scarifications. Déprimées ou en relief, ces dernières constituent parfois la première étape de l'insertion d'un objet sous la peau : bois, os, ornement en ivoire, coquillage, pierre, griffe, etc. Les couleurs appliquées au corps possèdent souvent une signification précise :
Les peintures corporelles qui participent fortement à établir la communication avec les forces de l'au-delà permettent à l'individu d'accéder à une dimension supra humaine. Elles facilitent le voyage initiatique ou le dédoublement dans les phases de possession ou de transe. L'acte pictural contribue à changer l'apparence pour mieux assurer la déshumanisation, la dépersonnalisation et pour annihiler toute identification ou référence à ce qui relève de la vie de tous les jours. En effet, la décoration corporelle, conçue comme une parure rituelle, à l'occasion d'un mariage, d'un deuil, ou d'un autre événement important confirme, en instaurant une modification du temps, une rupture dans l'ordre du quotidien.
Ainsi, les dessins constitués par des lignes droites, des triangles, des cercles et par d'autres figures géométriques, jouant sur le recouvrement et la dissymétrie, affirment une physionomie autre que celle assurée, au quotidien, par les traits naturels. L'application des fards entraîne, en effet, une certaine rigidité, s'opposant à la souplesse de la peau. À bien des égards, la peinture qui se distingue des tatouages et des scarifications, notamment par son caractère éphémère, « se rapproche du masque rituel, dont elle anticipe ou prolonge la stratégie de déshumanisationCertains peuples, n'ayant pas ou peu de masques, se peignent le visage et le crâne, à l'occasion de cérémonies rituelles. Mais le plus souvent, les deux pratiques coexistent.
Les couleurs confèrent aux parties sur lesquelles elles sont appliquées une valeur particulière, déterminée par des options culturelles rattachées aux choix chromatiques, aux motifs et à leurs compositions. Ainsi, la couleur blanche utilisée seule revêt, chez les Fang (Gabon, Cameroun), une dimension spirituelle. Obtenue à partir du kaolin, elle est l'attribut de ceux qui sont parvenus à l'achèvement de leur parcours initiatique. C'est à l'issue de la période de réclusion où sont dévoilés les secrets du rite du so que les garçons sortent pour la première fois, le corps enduit de kaolin. La couleur a pour but d'exprimer, dans un code optique,
le même message que celui qui pourrait l'être du point de vue physiologique : les initiés connaissent, après une mort symbolique, une renaissance. Ils doivent être considérés comme des êtres nouveaux.
La poudre de bois rouge le bois corail, était aussi très employée pour se teindre le corps. Les fards rouges intervenaient non seulement comme parures rituelles, mais aussi comme éléments de la toilette funéraire, en signe de deuil, ou comme stimulations pour le corps ou l'esprit d'un malade.
La plupart des sociétés africaines ont opéré des choix dans la gamme chromatique en retenant plus particulièrement les trois couleurs fondamentales, le blanc, le rouge, le noir et leurs variantes, servant souvent à diviser les différentes parties du corps.
diverses pratiques de décorations corporelles comme celles utilisées par les Maasai (Kenya) ou par les Nuba (Soudan), valorisent un corps théâtralisé dans sa nudité. Ces mises en scène intensifient le corps icone qui tend à s'affranchir radicalement des ultimes conventions pour devenir spectacle, visant ainsi une réelle transformation.
C'est peut-être dans le cadre du rituel que le corporel atteint au mieux cette fonction de théâtralisation. Car le corps est le support direct de la ritologie, puisque c'est sur lui que s'inscrivent les signes, garants parmi d'autres de l'efficience ; il est aussi source d'énergie sans laquelle l'acte ne pourrait trouver son aboutissement.
Les rites de séduction :les wodaabe
Au centre du Niger, entre le désert du Sahara et les prairies, s'étend une immense steppe, le Sahel, parsemé de buissons épineux et d'arbres squelettiques .C'est sur ce territoire que vivent les Wodaabe, une tribu de quarante-cinq mille éleveurs, parmi les dernières à maintenir une existence entièrement nomade en Afrique.
Les Wodaabe ou peul bororo se déplacent toute l'année avec leurs troupeaux de zébus, chameaux, chèvres et moutons à la recherche de pâturages et d'eau. La vie nomade est la seule qu'ils acceptent de mener parce que c'est la tradition - un droit sacré qu'ils acquièrent en naissant et auquel ils sont attachés jusqu'à la mort. Le terme wodaabe signifie « Peuple des Tabous », en référence aux règles sociales transmises par leurs ancêtres. 'ils ont ainsi « un code de conduite qui prône le semteende (la retenue et la modestie), le munyal (la patience et le courage), la hakkilo (l'attention et la prévoyance) et le amana (la loyauté). Les Peul Bororo constituent encore un peuple mystérieux. Nomades, donc ne pratiquant pas la sculpture, leur créativité s'exprime essentiellement à travers les bijoux et l'art corporel auquel s'attachent des rites de séduction.
Une fois par an, vers septembre ou octobre, ils plantent leurs tentes pour une longue halte, temps nécessaire aux troupeaux pour paître une herbe gorgée de sel, leur permetPendant sept jours, jusqu'à mille hommes participent à des compétitions de danse sous le jugement des femmes, qui choisissent, parmi les hommes les plus désirables, maris et amants. De nombreuses alliances se nouent, un Wodaabe pouvant avoir jusqu'à quatre femmes. La première épouse doit être une cousine, désignée par les parents du marié à sa naissance. Les autres sont choisies par amour. Les rencontres permettant ces mariages d'amour ont lieu lors du geerewol. La fête est dominée par trois danses : le ruume, qui comporte une danse de bienvenue le jour et une danse de séduction la nuit; le yaake, une compétition de charme et de personnalité; le geerewol (au cours de laquelle les jeunes hommes rivalisent pour le titre de beauté. Pour les Wodaabe, le geerewol est la danse qui exprime le mieux le droit à la beauté, transmis par les ancêtres. Ils estiment aussi que cet héritage et leur talent à l'exprimer les distinguent des autres sociétés africaines.
Dès l'aube, assis à même le so,l les hommes se préparent avec le plus grand soin : ils enduisent leur visage ainsi que leurs cheveux séparés en plusieurs tresses, de beurre de karité. L'odeur serait, dit-on, aphrodisiaque. Puis ils se peignent le visage divisé en deux par un trait médian de couleur jaune. La peau est décorée de points ou de damiers et de petits traits blancs, jaunes et noirs pour mettre en valeur l'éclat des yeux, des dents et souligner la forme du front et celle des pommettes. Les lèvres recouvertes d'un fard foncé sont parfaitement redessinées. Après avoir absorbé une boisson stimulante, puis parés de leurs plus beaux atours, chapeaux coniques décorés de perles et de plumes, turbans, colliers, bracelets, verroteries et amulettes facilitant la victoire, les hommes peuvent enfin entamer, devant le cercle des anciens et des femmes réunis, les danses de parade qui dureront jusqu'au lendemain.
Rangés côte à côte, les danseurs jouent du regard, du battement de leurs mains et des mouvements de leur corps souple, ondulant aux rythmes de la musique et des chants, évoquant leur histoire, leurs mythes et leurs dieux. Mais ils se doivent aussi de séduire les femmes qui éliront le plus beau danseur. Ce dernier pourra choisir parmi elles sa compagne d'un temps, le gerewol suivant lui laissant la possibilité d'en préférer une autre.
Sais-tu ce que je cherche à entrevoir au fond de mon oeil atone ? Ce qui est le plus caché en moi, l'invisible bordé de visible. Quoi donc ? Non pas les organes que je méconnais, les aponévroses que j'ignore, les palpitations obscures que je ne pressens même pas. Non ! Ce que je recherche, c'est la cache même, c'est le point aveugle de ma rétine qui origine ma vue et que je ne puis que deviner par ses contours, que je poursuis sans jamais pouvoir le fixer, la dérobade même….LE TROU NOIR DE MON CORPS
JEAN PIERRE KLEIN 2002
Mais qu’est-ce que le corps ? Comment le penser ? Sous quel registre le définir ? Ses formations relèvent-elles de l’essence intrinsèque d’une « chose » ou obéissent-elles aux aspects relationnels et métaphoriques inhérents à tout social et à toute symbolique ?
La pensée d'un corps-matière, détaché de l’âme, est consensuellement posée comme un élément constitutif de la civilisation occidentale moderne. Mais cette dernière introduit en outre l'idée d'un corps indissociable de l'individu, de l'extérieur de son image et de l'intérieur de son vécu. Comme l’a montré m.foucault, la culture du corps n’est plus, comme chez les Grecs, une figuration pour autrui qui évolue, tout au long des interactions, dans une altérité. Elle est plutôt, l’incorporation d’une subjectivité qui se déploie dans une identité stable, construite par identification et transmise socialement. Selon Freud, L’individu accède à la modernité par un processus historique d’« autocontrainte », qui socialise violence et pulsions et qui le fait, ainsi, se réaliser dans la sublimation. La valorisation contemporaine de l'éthique de la « maîtrise de soi » comme modèle de comportement, sur lequel repose d'ailleurs toute personnalisation incorporée de la domination, en est une bonne illustration.
Le corps se trouve alors au centre du phénomène d’individuation qui caractérise les sociétés modernes. Le surinvestissement narcissique dont il est actuellement l’objet, sur le plan social, est un des indicateurs majeurs de cette transformation. L’individu devient un être de droit, de jouissance et de besoin, défendant une intimité qui est indissociable du statut de la personne. A ce titre, son corps se donne à voir à l'interstice d'espaces juridiques, économiques, psychiques à l'intersection du public et du privé. Mais c'est par la science et par la publicité, et aussi par le sport, que les phénomènes du corps font une entrée dans l’espace public. Il apparaît, alors, dans un discours médiatisé qui est toujours un discours normatif parlant d’hygiène, de maladie et de santé, sous couvert de légitimité médicale.. La mesure, l’expérimentation et l’observation empirique sont, ici, les seules à être valorisées, ce qui, dans un contexte de « rationalisation du monde
L’approche « naturaliste a pour effet, si ce n’est pour objectif, d’« instrumentaliser » le corps. Il devient, alors, force de production, source d’énergie ou système d'adaptation. les cadres conceptuels, qui font de celui-ci un objet de savoir, conditionnent sa manipulation technique. Toutes ces problématiques participent, en effet, d’une histoire qui prétend être celle du corps réel, alors qu’elle n’est que celle de ses conceptions,produites et transmises par des institutions.
Par contre ici, le corps est pris comme fait culturel, comme objet anthropologique. Porteur de sens, il se construit à travers les pratiques et les institutions indépendamment de toute finalité biologique. Au-delà du biologisme, l’interprétation anthropologique du corps trouve sa spécificité en le construisant comme fait historique et social. Etabli par une symbolique collective qui l'intègre dans la complexité d’une culture, le corps en devient un des éléments indissociables
En effet, toutes les cultures connues, à l’exception des nôtres, font du corps une partie intégrante du social. Il est au coeur des pratiques magiques et thérapeutiques comme des croyances religieuses ou des mythologies. Il est inclus dans des systèmes de représentation où se mêlent imaginaires collectifs, observations empiriques, savoir-faire et interprétations. Dans toute « pensée sauvage » qui est aussi une pensée du double ; différents niveaux de la réalité, antinomiques pour nous, sont appréhendés dans une même cohérence d'ensemble.
. Dans les sociétés traditionnelles, à composante holiste, communautaire, où l'individu est indiscernable, le corps n'est pas l'objet d'une scission, et l'homme est mêlé au cosmos, à la nature, à la communauté
Ainsi, le mot corps peut exister ainsi dans de nombreuses sociétés africaines, mais recouvrir d'un lieu à un autre des notions très différentes. Dans les sociétés rurales, la personne n'est pas limitée par les contours de son corps, enfermée en soi. Sa peau et l'épaisseur de sa chair ne dessinent pas la frontière de son individualité. Ce que nous entendons par personne est conçu sous une forme complexe, plurale. L'opposition essentielle réside dans la structure holiste de ces sociétés où l'homme n'est pas un individu (c'est-à-dire indivisible et distinct), mais nœud de relations. L'homme est fondu dans une communauté destinale où son relief personnel n'est pas l'indice d'une individualité mais une différence favorable aux complémentarités nécessaires à la vie collective, « un motif singulier dans l'harmonie différentielle du groupe » (le breton.) il y a bien sur des gens timides et des gens audacieux, des gens cruels et des personnes aimables, mais ces caractères s'organisent dans un même univers, dans l'unité d'un ordre. Un ordre dans lequel la personne s'efface derrière le personnage puisqu'il est celui qui s'établit entre des 'statuts" différentiels et non celui de la complémentarité contingente de tempéraments multiples. Le breton » L'homme africain traditionnel est immergé au sein du cosmos, de sa communauté, il participe de la lignée de ses ancêtres, de son univers écologique et cela dans les fondements même de son être. Il demeure une sorte d'intensité, connectée à différents niveaux de relations. C'est de ce tissu d'échanges qu'il tire le principe de son existence. Dans les sociétés occidentales de type individualiste, le corps fonctionne comme interrupteur de l'énergie sociale ; dans les sociétés traditionnelles il est au contraire le relieur de l'énergie communautaire. Par son corps, l'être humain est en communication avec les différents champs symboliques qui donnent sens à l'existence collective
Prenons comme exemple la conception de la personne chez les Dogon telle que l’expose Germaine Calamé-Griaule, personne constituée de l'articulation de différents plans, incluant de façon très singulière ce que l'occidental a coutume de nommer le corps
un corps : la partie matérielle de l'homme et « le pôle d'attraction de ses principes spirituels », un « grain d'univers », sa substance mêle les quatre éléments comme toute chose qui existe : l'eau (le sang et les liquides du corps), la terre (le squelette), l'air (le souffle vital) et le feu (la chaleur animale). Le corps et le cosmos sont indistinctement mêlés, constitués des mêmes matériaux, selon les échelles différentes de grandeur. Le corps ne trouve donc pas son principe en lui-même comme dans l'anatomie et la physiologie occidentales ; les éléments qui lui donnent un sens sont à chercher ailleurs, dans la participation de l'homme au jeu du monde et de sa communauté.L'hommeexisted'êtreparcelleducosmos, non par soi-même, comme dans la tradition thomiste ou occidentale, où l'immanence du corps, en tant qu'il est matière, fonde l'existence du sujet. L'anatomie et la physiologie dogons articulent également l'homme au cosmos par tout un tissu de correspondances.
« Huit graines symboliques sont localisées dans les clavicules. Ces graines symboliques, principales céréales de la région, constituent la base de la nourriture des Dogon, qui sont essentiellement agriculteurs ; ce symbole exprime la "consubstantialité" de l'homme et de la graine sans laquelle il ne pourrait vivre » (, Les enfants reçoivent à leur naissance les mêmes graines que leurs parents. La bisexualité inhérente à l'être humain est ici marquée par le fait que généralement le Dogon reçoit dans sa clavicule droite quatre graines « masculines » de son père et de ses ascendants ignatiques et dans sa clavicule gauche, quatre graines « féminines » de sa mère et de ses ascendants utérins. Par ces graines, la personne est marquée dans la filiation du groupe et s'enracine aussi au principe écologique qui fonde la vie des Dogon. Les graines composent une sorte de balancier vital, l'existence de l'homme est liée à leur germination.
La force vitale (nàma) dont le principe réside dans le sang. Marcel Griaule la définit comme « une énergie en instance, impersonnelle, inconsciente, répartie dans tous les animaux, végétaux, dans les êtres surnaturels, dans les choses de la nature, et qui tend à faire persévérer dans son être, support auquel elle est affectée temporairement (être mortel), éternellement (être immortel) ». Le nàma résulte de la somme des namas donnés par son père, sa mère et l'ancêtre qui renaît en lui.
Les huit kikinu, principes spirituels de la personne, divisés en deux groupes de quatre (ils sont mâles ou femelles, intelligents ou bêtes), jumeaux deux à deux. Ils contribuent selon leur détermination à dessiner la psychologie de la personne, son humeur. Ils sont localisés dans divers organes du corps, peuvent aussi se tenir en réserve dans différents lieux (un autel, un animal...), selon les moments psychologiques vécus par ceux qui les portent.
L’homme marque ainsi sa présence au monde essentiellement par les relations qui le lient ou le différencient des autres. il s'affirme grâce à une polysémie du corps, investi par l'humain, l'animal, le végétal, le surnaturel et l'au-delà. La frontière entre les vivants et les défunts est fluctuante, la mort n'étant pas conçue comme une fin, un anéantissement, mais comme une voie d'accès à une autre forme d'existence. En nommant les esprits et les divinités, en leur rendant des cultes, les hommes organisent le monde. Il y a continuité et non séparation de ces domaines, l'univers des morts présent et agissant pénètre celui des vivants.
À travers ces idées, infiniment variées dans leurs approches et dans leurs représentations culturelles, le corps humain se révèle comme un vecteur d'intégration sociale et cosmique. C'est pourquoi il se donne à voir, pour marquer l'existence de l'individu et pour signifier ses relations avec autrui.
Dans un sentiment d'adhésion et de participation, l'homme exprime, à travers ses transformations, toutes les étapes de son évolution physique et spirituelle. La surface du corps devient un lieu où s'inscrit son destin défini par les rituels dont l'efficience repose en grande partie sur l'architectonique des gestes. Car « de la naissance au deuil, remarque Michel de Certeau, le droit se "saisit" des corps pour en faire son texte. Par toutes sortes d'initiations [...] il les transforme en tables de la loi, en tableaux vivants des règles et coutumes, en acteurs du théâtre organisé par un ordre social [...]. Pour que la loi s'écrive sur les corps, il faut un appareil qui médiatise la relation de l'une aux autres. Depuis les instruments de scarification, de tatouage et de l'initiation primitive jusqu'à ceux de la justice, des outils travaillent aux corps».
Les signes, tatouages ou scarifications, transmis par les hommes et les femmes, de génération en génération, en se reproduisant à travers de nouvelles chairs, s'affirment comme essence et existence, imaginaire et réel. Comme il ne peut y avoir d'affirmation de soi sans reconnaissance de l'autre . c'est tout naturellement l'œil qui est sollicité. Les marques corporelles, peintures ou scarifications, permettent de faire passer sur la face visible que représente la peau, les traces enfouies dans la face cachée. Celui dont le corps se transforme peu à peu, sous le tracé des motifs, est comme transpercé par une série de signes qui, momentanément, le submergent.
«le corps joue un rôle capital, non seulement parce qu'il n'est pas tenu à l'écart des rites et rituels qui jalonnent l’intégration au groupe, intégration de la naissance à la mort, mais parce qu'il en est un des termes les plus constants. Cérémonies, rites et rituels sont comme tels soumis au temps, mais le corps de l'individu garde la trace de ces temps forts, comme si le sujet devait pouvoir reconnaître dans son corps la preuve de son appartenance au groupe
Ces textes sont à mettre en rapport avec l’ensemble des notes qui concernent le tissage, les entrelacs, les labyrinthes comme paradigmes de l’anthropologie. Ils font suite aux notes qui concernent la transe et le chamanisme qui introduisaient une problématique du corps.
Le corps semble aller de soi mais rien finalement n'est plus insaisissable.Il n'est jamaisune donnée indiscutable,La conception lapluscourammentadmisedanslessociétésoccidentales trouve sa formulation dans l'anatomo-physiologie, c'est-à-dire dans le savoir biomédical. Elle repose sur une conception particulière de la personne, celle qui fait dire à l'acteur social : « mon corps » sur le modèle de la possession. Cette représentation est née de l'émergence et du développement de l'individualisme au sein des sociétés occidentales à partir de la Renaissance. Chez nous, le corps est le signe de l'individu, le lieu de sa différence, de sa distinction, en même temps paradoxalement, il est souvent dissocié de lui, du fait de l'héritage dualiste qui pèse toujours sur sa caractérisation occidentale. On parle ainsi, à la manière d'un cliché, de « la libération du corps », formulation typiquement dualiste qui oublie que la condition humaine est corporelle, que l'homme est indiscernable du corps qui lui donne l'épaisseur et la sensibilité de son être au monde. dlebreton anthropologie du corps et modernité
"Le sensible, écritpourtant Levinas, – maternité, vulnérabilité, appréhension – noue le nœud de l’incarnation dans une intrigue plus large que l’aperception de soi ; intrigue où je suis noué aux autres avant d’être noué à mon corps.
La condition humaine est corporelle. Le monde ne se donne que sous la forme du sensible. Il n'est rien dans l'esprit qui n'ait d'abord séjourné dans les sens. "Mon corps est la même chairque le monde", dit Merleau-Ponty .Les perceptions sensorielles jettent physiquement l'homme dans le monde, et par là même au sein d'un monde de significations, elles ne le limitent pas, elles le suscitent.
A partir d’une phénoménologie du corps et de sa perception, merleauponty a jeté les bases d’une toute autre anthropologie du corps comme « chair du monde »
. nietzsche observait déja que l’homme entretient avec son corps une relation comparable à celle de l'araignée avec sa toile. "Mon œil, écrit-il, qu'il soit perçant ou faible, ne voit pas au-delà d'un certain espace, et dans cet espace je vis et j'agis, cette ligne d'horizon est mon plus proche destin, grand ou petit, auquel je ne peux échapper.Mais la complexion physique n'est qu'un élément du fonctionnement des sens. La première limite est moins la chair en elle-même que ce que la culture en fait.
Le corps est du monde…. le corps propre est l’entrelacement (chiasme )entre sentir et senti, « il y a correspondance entre son dedans et mon dehors « Toute scission entre sujet et objet, sentir et senti est surmontée au profit d’un entrelacement originaire : dans la mesure où le corps est appartenance au monde, l’événement du sentir n’est autre que l’avènement d’un monde senti… MERLEAU-PONTY. Visible et Invisible
Les limites du corps, comme celles de l'univers de l'homme, sont celles fournies par les systèmes symboliques dont il est tributaire. Comme la langue, il fait office de mesure du monde, un filet jeté sur la foule des stimulations qui assaillent l'individu au long de sa vie quotidienne et qui ne retient dans ses mailles que celles qui lui paraissent les plus signifiantes. A chaque instant à travers sa chair, l'individu interprète son environnement et agit sur lui en fonction des orientations intériorisées par l'éducation ou l'habitude
Mais, simultanément, la chair est le chemin de l'ouverture au monde. En s'éprouvant, l'individu éprouve l'événement du monde. Sentir, c'est à la fois se déployer comme sujet et accueillir la profusion de l'extérieur.. Même si l'individu n'en possède qu'une infime lucidité, il ne cesse de trier parmi la profusion de stimulations qui le traversent. Face au monde, l'homme n'est jamais un œil, une oreille, une main, une bouche ou un nez, mais un regard, une écoute, un toucher, une gustation ou une olfaction, c'est-à-dire une activité.
Il y a une « conceptualité du corps », de même qu'il y a un enracinement charnel de la pensée. Tout dualisme s'efface devant cette constatation fondée sur l'expérience courante. Le corps est "projet sur le monde", écrit M. Merleau-Ponty, La perception, l'intention et le geste s'enchevêtrent dans les actions ordinaires dans une sorte d'évidence qui ne doit pas faire oublier l'éducation qui est à sa source et la familiarité qui les guide. "Mon corps, écrit-il, est la texture commune de tous les objets et il est, au moins à l'égard du monde perçu, l'instrument général de ma 'compréhension'" Le corps n'est pas une matière passive, soumise au contrôle de la volonté, par ses mécanismes propres, il est d'emblée une intelligence du monde, une « théorie vivante » appliquée à son environnement.
La dimension du sens évite le chaos. Les perceptions sont justement la conséquence du tri effectué sur l'écoulement sensoriel sans fin qui baigne l'homme. Elles glissent sur les choses familières sans leur prêter attention tant qu'elles ne déparent pas le tableau, elles s'absorbent dans l'évidence même si l'individu est parfois en peine de les nommer avec précision, mais il sait que d'autres sont en mesure de tenir un discours à leur propos. On se satisfait de voir un "oiseau" ou un "arbre", mais l'amateur pourrait identifier la mésange et la saison des amours, ou un peuplier.
Il y a donc un cercle du touché et du touchant, le touché saisit le touchant; il y a un cercle du visible et du voyant, le voyant n'est pas sans existence visible * ; il y a même inscription du touchant au visible, du voyant au tangible, et réciproquement, enfin il y a propagation de ces échanges à tous les corps de même type et de même style que je vois et touche,
Dès que nous voyons d'autres voyants, nous n'avons plus seulement devant nous le regard sans prunelle, la glace sans tain des choses, ce faible reflet, ce fantôme de nous-mêmes, qu'elles évoquent en désignant une place parmi elles d'où nous les voyons : désormais, par d'autres yeux nous sommes à nous-mêmes pleinement visibles; cette lacune où se trouvent nos yeux, notre dos, elle est comblée, comblée par du visible encore, mais dont nous ne sommes pas titulaires;. Mais le propre du visible, disions-nous, est d'être superficie d'une profondeur inépuisable : c'est ce qui fait qu'il peut être ouvert d'autres visions que la nôtre.
En se réalisant donc, elles accusent les limites de notre vision de fait, elles soulignent l'illusion solipsiste qui est de croire que tout dépassement est dépassement par soi. Pour la première fois, le voyant que je suis m'est vraiment visible; pour la première fois, je m'apparais retourné jusqu'au fond sous mes propres yeux., pour la première fois, par l'autre corps, je vois que, dans son accouplement avec la chair du monde, le corps apporte plus qu'il ne reçoit, ajoutant au monde que je vois le trésor nécessaire de ce qu'il voit, lui.
Une conséquence que l’on peut tirer de ces analyses est que, nous sommes non seulement un corps sensoriel, mais encore tissu corporel porteur de techniques, de styles, de conduites auxquels il correspond toute une couche supérieure d'objets : objets culturels que les modalités de notre style corporel affectent d'une certaine physionomie. La notion d'objet culturel, presque pas considérée dans les theories classiques de la perception, prend aujourd'hui une importance extrême
« Un tableau manifeste d'un certain rapport culturel au monde ; celui qui le perçoit, perçoit en même temps un certain type de civilisation. Dans les cas où l'art a cherché à se faire aussi peu subjectif que possible (peinture italienne de la Renaissance), dans cette volonté même, cet art est l'expression d'une certaine manière d'être homme….Or, ainsi comprise ; elle exprime une certaine attitude objectivante a l'égard du monde ».( Cf. Panofsky, La perspective comme forme symbolique, Editions de Minuit, 1975)
Le peintre fait ainsi partie d’un monde pictural. Dans un tableau nous lisons une histoire silencieuse dans la mesure où le problème n'est pas explicite. La perspective planimétrique est une des formes symboliques par laquelle les hommes ont essayé de conquérir le monde. Le monde nous renvoie notre image ; nous percevons dans les objets culturels une certaine atmosphère humaine, un rapport à la vie de l'extérieur et de l'intérieur. Leur signification anthropologique n'est pas un état d'âme, mais une certaine articulation de l'intérieur sur l'extérieur d'une culture, d'un individu.
De ce fait,le corps est une réalité changeante d’une société à une autre d’une époque à une autre, les images qui le définissent, les systèmes de connaissance qui cherchent à en élucider la nature, les rites qui le mettent socialement en scène, les performances qu’il accomplit sont étonnamment variées, contradictoires même, pour notre logique du tiers exclu
Selon les sociétés l’homme est ainsi créature de chair et d’os, régie par les lois anatomo-physiologiques ; lacis de formes végétales comme dans la culture Canaque ; réseau d’énergie comme dans la médecine chinoise qui rattache l’homme à la manière d’un microcosme à l’univers qui l’englobe ; bestiaire qui retrouve en son sein toutes les menaces de la jungle ; parcelle de cosmos en lien étroit avec les effluves de son environnement, etc... Autant de sociétés, autant de représentations et d’actions différentes reposant sur ces savoirs. Le corps est structure symbolique.
L'usage qu'un homme fera de son corps est transcendant à l'égard de ce corps comme être simplement biologique. Il n'est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d'embrasser dans l'amour que d'appeler table une table. Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le corps humain sont en réalité des institutions. Il est impossible de superposer chez l'homme une première couche de comportements que l'on appellerait"naturels" et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l'homme, comme on voudra… Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception
Selon D. LE BRETON ,Les Aiviliks (communauté du grand Nord) recourent à une sensorialité multiple au cours de leur déplacement, jamais ils ne sont perdus malgré les transformations parfois rapides des conditions atmosphériques. Le bruit, les odeurs, la direction et la force du vent leur fournissent des informations précieuses. Ils établissent leur chemin à travers maints éléments d'orientation. "Ces repères ne sont pas constitués d'objets ou de lieux concrets, mais de relations; relations entre, par exemple, des contours, la qualité de la neige et du vent, la teneur de l'air en sel, la taille des craquements de la glace. Je peux rendre plus clair ce propos avec une illustration. J'étais avec deux chasseurs qui suivaient une piste que je ne pouvais pas voir, même quand je me penchais au plus près pour essayer de la discerner. Ils ne s'agenouillaient pas pour la voir, mais debout, ils l'examinaient à distance" (Une piste est faite d'odeurs diffuses, elle se goûte, se tâte, se sent, appelle l'attention de signes discrets que ne dispense pas seulement la vue.
Les Aiviliks disposent d'un vocabulaire d'une douzaine de termes pour désigner les divers souffles du vent ou la contexture de la neige. Et ils développent un vocabulaire étendu en matière d'audition et d'olfaction. La vue est pour eux un sens secondaire en terme d'orientation. "Un homme d'Anaktuvuk Pass, à qui je demandais ce qu'il faisait quand il se trouvait dans un lieu nouveau, me répondit: 'J'écoute.' C'est tout. 'J'écoute', voulait-il dire, ce que ce lieu me dit. Je le parcours, tous mes sens aux aguets, pour l'apprécier, bien avant de prononcer une parole »
Les représentations sociales assignent au corps une position déterminée au sein du symbolisme général de la société. Elles nomment les différentes parties qui le composent et les fonctions qu'elles remplissent, elles en explicitent les relations, elles pénètrent l'intérieur invisible du corps pour y déposer des images précises, elles situent sa place au sein du cosmos ou de l'écologie de la communauté humaine. Ce savoir appliqué au corps est d'emblée culturel. Même s'il est ressaisi sur un mode rudimentaire par le sujet, il permet à celui-ci de donner un sens à l'épaisseur de sa chair, de savoir de quoi il est fait, de rattacher ses maladies ou ses souffrances à des causes précises et conformes à la vision du monde de sa société, il permet enfin de connaître sa position face à la nature et aux autres hommes, à travers un système de valeur.
On pourrait,écrit p.Bourdieu, déformant le mot de Proust, dire que les jambes, les bras sont pleins d'impératifs engourdis. Et l’on n'en finirait pas d'énumérer les valeurs faites corps, par la transsubstantiation qu'opéré la persuasion clandestine d'une pédagogie implicite, capable d'inculquer toute une cosmologie, une éthique, une métaphysique, une politique, à travers des injonctions aussi insignifiantes que « tiens-toi droit » ou « ne tiens pas ton couteau de la main gauche » et d'inscrire dans les détails en apparence les plus insignifiants de la tenue, du maintien ou des manières corporelles et verbales les principes fondamentaux de l'arbitraire culturel, ainsi placés hors des prises de la conscience et de l’explicitation
Pour P.bourdieu, tous les ordres sociaux tirent systématiquement parti de la disposition du corps et du langage à fonctionner comme dépôts de pensées différées, qui pourront être déclenchées à distance et à retardement, par le simple fait de replacer le corps dans une posture globale propre à évoquer les sentiments et les pensées qui lui sont associés, dans un de ces états inducteurs du corps qui, comme le savent les comédiens, font surgir des états d'âme. C'est ainsi que l'attention portée à la mise en scène dans les grandes cérémonies collectives s'inspire non seulement du souci (évident par exemple dans l'appareil des fêtes baroques) de donner une représentation solennelle du groupe mais aussi, comme le montrent tant d'usages de la danse et du chant, de l'intention sans doute plus obscure d'ordonner les pensées et de suggérer les sentiments à travers l'ordonnance rigoureuse des pratiques, la disposition réglée des corps, et en particulier de l'expression corporelle de l'affection, rires ou larmes. « L'efficacité symbolique pourrait trouver son principe dans le pouvoir que donne sur les autres, et spécialement sur leur corps et leur croyance, la capacité collectivement reconnue d'agir, par des moyens très divers, sur les montages verbo-moteurs les plus profondément enfouis, soit pour les neutraliser, soit pour les réactiver en les faisant fonctionner mimétiquement. »
La formulation du mot corps comme fragment en quelque sorte autonome de l'homme dont il porte le visage présuppose une distinction étrangère à nombre de communautés humaines. Le corps comme élément isolable de l'homme auquel il prête son visage n'est pensable que dans les structures sociales de type individualiste où les hommes sont séparés les uns des autres, relativement autonomes dans leurs initiatives, leurs valeurs. Le corps fonctionne à la façon d'une borne frontière pour délimiter en face des autres la présence du sujet. Il est facteur d'individuation. Le vocabulaire anatomique strictement indépendant de toute autre référence marque bien également la rupture de solidarité avec le cosmos. Dans les sociétés de type communautaire, où le sens de l'existence de l'homme marque une allégeance au groupe, au cosmos, à la nature, le corps n'existe pas comme élément d'individuation puisque l'individu lui-même ne se distingue pas du groupe, tout au plus est-il une singularité dans l'harmonie différentielle du groupe. . » L'image du corps est une image de soi, nourrie des matières premières qui composent la nature, le cosmos dans une sorte d'indistinction. Ces conceptions imposent le sentiment d'une parenté, d'une participation active de l'homme à la totalité du vivant et nous trouvons d'ailleurs encore des traces actives de ces représentations dans les traditions populaires du« guerissage » d.le breton.A l'inverse, l'isolement du corps au sein des sociétés occidentales (cf. infra) témoigne d'une trame sociale où l'homme est coupé du cosmos, coupé des autres et coupé de lui-même
La totalité de l'existence estainsi ritualisée, en Afrique, comme dans beaucoup de sociétés holistes. Le rite, dans sa forme réglée, vise en effet à intégrer l'être humain à l'originaire et au divin à l'occasion de la naissance, du mariage, de la mort, mais aussi à chaque fois qu'il y a échange, commerce, repas, repos... de telle sorte que chaque objet, même le plus domestique, même le plus utilitaire, est une sorte de condensé de symboles (Lévi-Strauss).
Pour les Africains comme pour les Grecs, il n'y a qu'un seul monde qui est à la fois celui des hommes et des « dieux ». Le ciel et la terre, dans leur évidence massive, sont « symboles » l'un de l'autre au sens étymologique du terme : ils sont moins des signes que des compléments imbriqués l'un dans l'autre sur le modèle d'une calebasse fermée. Le ciel couvre la terre et le paysan en ensemençant son champ réitère le geste et la geste du commencement.
C 'est ainsiécritfrancois warin aussi qu'on pourrait interpréter la fréquence des figures de Janus en Afrique: elles attestent de l'agencement contrasté que constitue la figure du Monde. Comme dans le paganisme antique où les dieux se définissent par la complémentarité de leurs oppositions, l'ambiguïté de leur qualité et la plasticité de leur identité, ces sculptures bicéphales sont le symbole de l'ambivalence universelle représentant à la fois le mal et le bien, la guerre et la paix, la nuit et le jour, le masculin et le féminin. Cette dualité, le christianisme s'est ingénié à la cliver et lorsque le s prêtres catholiques ont cherché un équivalent chrétien du dieu Yoruba païen Eshu par exemple, orisha imprévisible et sensuel, médiateur entre les contraires, ils n'ont pu le faire qu'en l'amputant de sa riche ambivalence et en l'identifiant au diable.(la passion de l’origine)
françois warin dans la passion de l’origine a particulièrement souligné l’importance du paradigme du tissageet de l’animal tisseur par excellence
« Dans le bestiaire africain si attentif aux êtres doubles et équivoques, le plus espiègle des animaux, celui qui brouille les identités et met tout sens dessus dessous est paradoxalement l'animal tisserand: l'universelle araignée. » C'est en observant une araignée tisser sa toile que les Ashanti du Ghana*, , auraient inventé le tissage ; mais, comme toutes les techniques, le tissage est profondément ambigu, et dans une sorte de version africaine du mythe de Prométhée, l'animal tisserand, incarnation de l'ambivalence des puissances du seuil où il construit sa toile, apparaît aussi comme un fauteur de désordre. L'araignée, insaisissable, se situe ainsi toujours dans l'entre-deux des mondes qu'elle met pourtant en rapport; n'est-elle pas la messagère du monde d'en bas, celui des ancêtres?« Riche ambiguïté de la métaphore du tissage que contes et mythes mettent en abyme —le mythe écrivait Mauss, est comme le réseau d'une toile.
Dans ces conditions, le tissu et le tissage peuvent devenir, sur un continent où prime le sens de la solidarité, le miroir des sociétés. Ainsi les étoffes ont pu constituer le don cérémoniel par excellence, celui qui structure les alliances et affiche les statuts. Il en est ainsi des kente de soie aux thèmes de chaîne en bandes jaune d'or, rouge et verte du médiateur entre le ciel et la terre : le souverain Ashanti. Les étoffes accompagnent toutes les cérémonies du pouvoir, ainsi que tous les rituels de passage qui scandent le déroulement de l'existence, de l'initiation aux funérailles.
Mais c'est d'abord le trépassé lui-même que les vivants cherchent à protéger, à envelopper du linge cérémoniel. Ainsi des bogolans des Bambara faits de bandes de coton cousues ensemble, décorés d'idéogrammes à la composition codifiée, teintés à la boue prélevée dans les mares sacrées. La fonction initiale du bogolan* provenant des populations rurales et animistes, était d'empêcher la déperdition de la force vitale (nyama) et il était portés par tous ceux qui, dans des mauvaises passes, s'exposaient à perdre du sang: les chasseurs par exemple. .
Protéger et assurer les passages, c'est bien là en effet d'abord la fonction du tissu.
Dans dieu d’eau Ogotemmêli, complète son mythe par la symbolique du métier à tisser :
Comme les entretiens précédents avaient démontré la prééminence du tissage, l'Européen demanda à l'aveugle de lui parler de cette technique. Il avait auparavant revu, pour la vingtième fois depuis qu'il venait en Afrique, un métier en mouvement et des fileuses.
L'armature de l'appareil, faite de quatre bois verticaux enfoncés en terre et reliés par des tiges horizontales, délimite un prisme où un homme assis et ses instruments tiennent à l'aise. La chaîne, étroite et interminable, part d'un traîneau couvert de pierres, passe sur un support horizontal et se présente inclinée au tisserand. Dans le secteur actif compris entre ce support et l'ensoupleau autour duquel vient s'enrouler la bande terminée, la chaîne passe dans des lices puis dans la grille du battant, dont les dents sont faites d'éclats de roseaux. Les lices, mues au pied, alternent à l'aide d'une poulie accrochée à une traverse de l'armature ; le battant est balancé au bout d'une cordelette fixée à ses extrémités.
La navette, faite d'une augette de bois dont les extrémités sont taillées en pointe, est lancée à la main.
Le filage, labeur de femme, est pratiqué avec un fuseau composé d'une mince tigelle dont l'une des pointes est enfoncée dans une fusaïole en forme de grosse bille de terre séchée. De la main droite, la femme imprime un mouvement de rotation à son instrument, et égalise le fil au-dessus d'une peau qui protège le tout de la poussière. De la gauche elle tient la masse de fibres d'où part le fil. Elle sèche ses doigts avec la cendre blanche d'une petite calebasse.
Auparavant, elle aura égrené le coton brut en roulant sur les fibres posées sur une pierre plate une tige de fer longue d'une palme, renflée en son milieu. Le cardage se fait avec une baguette. Les graines sont conservées par la femme qui les met à sécher jusqu'aux semailles suivantes, dans la maison, sur le linteau de la deuxième porte, symbole de son sexe et de l'humidité propre à la germination.
— La fileuse, dit Ogotemmêli, est le Septième Nommo. Le fer à égrener est, comme la masse du forgeron, symbole du grenier céleste. Il est donc en rapport avec les graines. Le bâton pour carder est la baguette avec laquelle le forgeron jette de l'eau sur son feu pour le diminuer.
La peau sur laquelle file la femme est le soleil, car le premier cuir utilisé ainsi a été celui du soufflet de forge qui avait contenu le feu solaire.
Le tournoiement du fuseau est le mouvement de la spirale de cuivre qui propulse le soleil, spirale que figurent souvent les lignes blanches ornant l’équateur de la fusaïole. Le fil qui descend de la main de la femme et qui s'enroule autour du fuseau est le fil de la Vierge, le long duquel est descendu le système du monde.
Le fuseau lui-même est la flèche transperçant la voûte du ciel et à laquelle est accroché ce fil ; il est aussi la flèche enfoncée dans le grenier céleste.
L'écheveau de fil qu'on étend pour former la chaîne est le chemin du Septième Nommo ancêtre ; il est aussi ce Nommo lui-même sous sa forme de reptile. La grande bobine dévidée pour ce travail est le soleil roulant dans l'espace.
L'incessant va-et-vient du tissage de la bande de coton, qui entrecroise tous les fils sans les confondre, est par ailleurs analogue à l'entrelacement des paroles dont le monde est constitué. En pays manding, comme l’exprime dieu d’eau c'est la totalité du métier à tisser qui est l'analogon des éléments constitutifs du monde et de la personne humaine. En effet les trente-trois pièces du métier à tisser correspondent aux éléments de l'organe phonatoire (le peigne et les deux rangées de dents, le mouvement des lisses et la mâchoire, la langue qui va et vient et la navette, la poulie grinçante et les cordes vocales...) comme le métier à tisser rassemble tous les mouvements de l'univers : celui, originel, de la torsion hélicoïdale du fil, celui du perpétuel mouvement de la navette qui passe et repasse à travers les fils de la chaîne, celui en zigzag de la trame, celui de la montée et de la descente des lisses de telle sorte que c'est la voix du monde et la voix de l'homme que l'on peut entendre dans le grincement de la poulie : la parole parle dans cet instrument qui la matérialise, mais c'est aussi la pensée et la réflexion qu'évoqué irrésistiblement l'interminable mouvement de va-et-vient des lisses. Ecoutons encore le vieux sage aveugle
Restait la question de la parole, fond même de la révélation du tissage.
—La parole, dit l'aveugle, est dans le bruit de la poulie et de la navette. Le nom de la poulie signifie « grincement de laparole ». Tout le monde entend la parole ; elle s'intercale dans les fils, remplit les vides de l'étoffe. Elle appartient aux huit ancêtres ; les sept premiers la possèdent, le septième en est le maître ; et elle est le huitième.
Il répétait :
—Les paroles des sept ancêtres remplissent les vides et forment le huitième.
La parole, étant eau, chemine selon la ligne chevronnée de la trame.
—Le tisserand chante en jetant la navette et sa voix entre dans la chaîne, aidant et entraînant celle des ancêtres. Car il est le Lébé, c'est-à-dire celui de la huitième famille, donc parole lui-même.
Et l'aveugle se mit à murmurer, dans une langue archaïque, deux versets d'un chant de funérailles que psalmodient les artisanslorsqu'ils tissent les couvertures des morts.
la paresse à la nuque informe
Un seul tambour pour quatre-vingts trouvères ! »
. m.griaule conclut : Sur la petite place, de toutes parts défoncée par les angles des maisons, face à l'abri du conseil, s'entassaient quelques métiers. Près d'eux s'élevait un ombilic de terre, autel du Nommo Septième.
Vide de ses hommes et de ses chaînes de fils, la maigre forêt de piquets reliés au sommet par des bois sans grâce semblait une misère repoussée dans une encoignure. Les tisserands, selon la règle, avaient arrêté net leur travail dès que le soleil avait touché l'horizon.
Les carnavals masqués , continuent à rendre hommage aux mythes anciens un peu partout . Habillé sous forme de chèvre, de diable, d’ours ou de monstre avec mâchoire en acier, « l’homme sauvage » appartient au monde de ces mythes.
Le photographe Français Charles Freger découvre le Krampus ) à Salzburg lors d’une mascarade. - créature démoniaque, née dans des pays comme l’Autriche, la Bulgarie ou la Slovénie. Fasciné par la rencontre, il se mit à la recherche des divers figures du mythe dans une chasse photographique à travers, ce qu’il appelle « l’Europe tribale ».
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