Tableaux de la Nature est une œuvre d’Alexandre de Humboldt.
« La vraie culture ne peut s’apprendre que dans l’espace… Culture dans l’espace veut dire culture d’un esprit qui ne cesse pas de respirer et de se sentir vivre dans l’espace, et qui appelle à lui les corps de l’espace comme les objets de sa pensée. » Antonin Artaud
« Nous pouvons maintenant mieux comprendre le sens de géo dans «géopoétique», Il ne s'agit pas d'un rapport de force entre les États (comme dans «géopolitique»), mais d'un rapport fécond à la terre et du surgissement éventuel, possible, d'un monde. Le travail géopoétique viserait ainsi à explorer les chemins de ce rapport sensible et intelligent à la terre, menant à la longue - peut-être? -à une vraie culture.. »
Kenneth White
« 1er août 1804 : un jeune homme de trente-cinq ans, Alexandre de Humboldt, prussien d'origine, pose à nouveau le pied en terre française. Il clôt un voyage d'exploration sans précédent d'une durée de près de cinq ans, en Amérique du Sud septentrionale principalement, à Cuba et en Amérique du Nord. À Paris, alors capitale intellectuelle du monde, c'est la liesse d'autant que sa mort avait été plusieurs fois annoncée. Oui est donc cet homme dont le patronyme est le plus utilisé au monde pour tout nommer, des espèces nouvelles de plantes et d'animaux, une chaîne de montagnes en Antarctique, des monts, des vallées, des réserves forestières, des baies, des villages, des villes, un courant océanique, un magnifique voilier et même un cratère lunaire, \ Toutes ces désignations sont, il est vrai, rarement le fait des Français. Curieusement, Humboldt dont la célébrité de son vivant équivalait à celle de Napoléon Ier, qu'au demeurant il côtoyait, reste relativement peu connu dans notre pays, contrairement à ce qu'i en est actuellement en Allemagne, ce qui peut s'expliquer par ses origines, mais aussi dans les pays anglo-saxons et hispanophones. Pourtant, il a vécu près de vingt ans à Paris, a été membre de l’Académie des sciences, a collaboré avec le; plus grands scientifiques français de la première moitié du XIXe siècle comme Arago et Gay-Lussac dont il fut un ami intime, Cuvier, Berthollet, Biot, Chaptal Laplace et bien d'autres, et a rédigé la majeure partie de son immense travail, au style discursif, dans la langue de Voltaire. Ses origines prussiennes ont probablement joué un rôle dans ce désintérêt, dans cet oubli posthume de la part de nos compatriotes. ..
Qui était donc cet homme que tout le monde scientifique a pleuré en 1859 sans limites de frontières ? Oui était-il vraiment? Était-il un génie qui s'ignorait ?, était conscient de sa valeur scientifique, et sa célébrité ne pouvait lui faire créa le contraire, il ne s'était jamais considéré comme un surhomme. Il doutait souvent de lui-même mais était profondément dans le vrai quand il écrivait qu'il avait a très utile par les idées qu'il avait éveillées chez les autres. N'était-il qu'un savant du XIXe siècle dont l'étonnante modernité réapparaît régulièrement et de plus plus souvent de nos jours ? Un génie unique en son genre comme le qualifient d'aucuns au point même de le surnommer « l'Aristote moderne » ou un homme à l'esprit étroit, sans imagination, qui en imposa à beaucoup parce qu'il sut se faire valoir comme le pensent quelques autres ?
Mireille Gayet Alexandre De Humboldt .Le Dernier Savant Universel Vuibert.
On le tenait de son vivant pour un « prince des sciences ». Il était en relations, pas seulement épistolaires, avec la quasi-totalité des savants de son temps. Neuf minéraux, cent sept animaux et fossiles, deux cent soixante-sept plantes portent son nom, plus de soixante établissements scolaires et universitaires aussi. S’il semble aujourd’hui oublié en dehors des milieux universitaires , les idées d'Alexander von Humboldt imprègnent notre mode de pensée. Son nom est d’ailleurs toujours honoré de multiples façons : il a été donné à un courant marin des côtes du Chili et du Pérou, et à des dizaines de monuments, de parcs et de montagnes d'Amérique latine, dont la sierra Humboldt au Mexique et le pic Humboldt au Venezuela. Une ville d'Argentine, une rivière du Brésil, un geyser en Equateur, et une baie en Colombie portent aussi son nom*. on trouve un cap et un glacier Humboldt au Groenland, des chaînes de montagnes au nord de la Chine, en Afrique du Sud, en Nouvelle-Zélande et en Antarctique, des rivières et des chutes d'eau en Tasmanie et en Nouvelle-Zélande, de même que des parcs en Allemagne. Il y a une rue Alexandre-de-Humboldt à Paris, et en Amérique du Nord, pas moins de quatre comtés, treize villes, montagnes, baies, lacs et une rivière sont ainsi nommés, sans compter le Humboldt Redwoods State Park en Californie et les parcs Humboldt à Chicago et. « Et pourtant est-il bien connu, ne disons pas du grand public, mais même d'un public éclairé ? »(Mireille Gayet).
En Europe la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle est une époque de débats d’idées dans les domaines scientifiques et littéraires. Caractérisée par une confiance sans réserve dans la raison humaine chargée de rendre compte de tous les problèmes, cette période fut avant tout sous l’emprise d’une foi optimiste dans le progrès. Humboldt participa de cet enthousiasme .Comme le dirait Bachelard dans La Poétique De L’espace, Humboldt eut sa « maison onirique » de la cave au grenier unissant l’imagination créatrice née de l’enfance au lumières adultes de la raison. Il l’exprimera plus tard dans Cosmos :
« En énumérant les causes qui peuvent nous porter vers l'étude scientifique de la nature, nous devons rappeler aussi que des impressions fortuites et en apparence passagères ont souvent dans la jeunesse décidé de toute l'existence. Le plaisir naïf que fait éprouver la forme articulée de certains continents ou de mers intérieures sur les cartes géographiques, l'espoir de contempler ces belles constellations australes que n'offre jamais à nos yeux la voûte de notre ciel, les images des palmiers de la Palestine ou de cèdres du Liban que renferment les livres saints, peuvent faire germer au fond d'une âme d'enfant l'amour des expéditions lointaines. S'il m'était permis d'interroger ici mes plus anciens souvenirs de jeunesse, de signaler l'attrait qui m'inspira de bonne heure l'invincible désir de visiter les régions tropicales, je citerais : les descriptions pittoresques des îles de la mer du sud, par George Forster; les tableaux de Hodges représentant les rives du Gange, dans la maison de Warren Hastings, à Londres; un dragonnier colossal dans une vieille tour du jardin botanique à Berlin. Ces exemples se rattachent aux trois classes signalées plus haut, au genre descriptif inspiré par une contemplation intelligente de la nature, à la peinture du paysage, enfin à l'observation directe des grandes formes du règne végétal"
’Alexandre de Humboldt naquit à Berlin le 14 septembre 1769 au sein d’une famille noble prussienne mais vécut plus du quart de sa longue existence en France (il est mort en 1859, soit à 90 ans) et publia une grande partie de son œuvre en français. Il y noua des relations avec les hommes de science les plus éminents et y rencontra son futur compagnon de voyage Aimé Bonpland, un jeune médecin déjà célèbre comme naturaliste. Un père trop vite disparu, une mère d’origine française et huguenote élevant ses enfants à la dure mais leur donnant les meilleurs précepteurs ;il passa ainsi son enfance dans le triste château de Tegel. Après des études à l’université de Göttingen, il fut un temps directeur des mines et s’y illustra. La mort de sa mère en 1796 devait faire de lui un riche héritier, ce qui lui permit de dépenser entièrement sa fortune aux voyages d’exploration et en publications luxueusement illustrées à compte d’auteurs. (La fin de sa vie fut pénible matériellement pour cette raison). Ses travaux les plus renommés et les plus remarquables, concernent le continent hispano-américain Venezuela, Cuba, Pérou, Mexique, où il partit pour y étudier la pensée historique, le milieu social et la géographie
HUMBOLDT ET BONPLAND
Il avait 30 ans, lorsque n’ayant pas réussi à se joindre à l’expédition de Bonaparte en Egypte, il reçut l’appui d’un ministre pour entrer dans les territoires espagnols interdits d’Amérique et s’embarqua avec Bonpland à La Corogne. Il partait sillonner l’Amérique méridionale et centrale, dans des conditions qu’on n’imaginerait pas aujourd’hui, quant à l’équipement.
"Quel bonheur… ma tête en tourne de joie… Quel trésor d'observations vais-je pouvoir faire pour enrichir mon travail sur la construction de la terre… Je collectionnerai des plantes et des fossiles et je pourrai faire des observations astronomiques, avec des instruments excellents… Mais tout cela n'est pas le but principal de mon voyage. Mon attention ne doit jamais perdre de vue l'harmonie des forces concurrentes, l'influence de l'univers inanimé sur le règne animal et végétal."
LES FRERES HUMBOLDT,GOETHE ET SCHILLER.
Dans sa "Maison Onirique", le voyage d’Alexandre de Humboldt en Amérique hispanique a été préparé par de nombreuses œuvres littéraires. Il a lu les ouvrages de Goethe, qui deviendra plus tard son ami, mais aussi de Jean-Jacques Rousseau qui, participa, à l’époque à la découverte de la nature Il découvrit également le monde exotique d’Henri Bernardin de Saint-Pierre, en lisant Paul et Virginie, qu’il apprécia au point d’en emporter un exemplaire dont il lisait des extraits à son compagnon de voyage au milieu des forêts de l’Orénoque (Venezuela). Cette fascination pour les écrits de voyage et la célébration de la nature entraina plus tard la rédaction de plusieurs œuvres : Tableaux de la Nature ou considérations sur les déserts, sur la physionomie, les végétaux et sur les cataractes de l’Orénoque (1808) ; Relation historique du voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent fait entre 1799 et 1804 et Cosmos. Essai d’une description physique du monde (1841
Ce fut un voyage mémorable dans l’Amérique équinoxiale, en Nouvelle-Espagne à Cuba au Mexique et aux États-Unis où il rencontra Jefferson et donna des conférences très suivies . Humboldt et Bonpland débarquèrent non loin de Caracas, pour remonter en pirogue l’Orénoque en observant les gymnotes (anguilles) électriques et cherchèrent à prouver que le canal du Cassiquiare, reliait bien Orénoque et Amazone. Revenus au rivage et via Cuba, ils passent dans l’actuelle Colombie, remontent le rio Magdalena, séjournent à Bogota, progressent vers le sud, jusqu’à Quito. Au cours de ce périple, ils ont navigué sur le Río Apure, l’Orénoque, le Río Negro et le Casiquiare, couvrant environ 2500 km ; en Colombie, le Río Magdalena, remonté sur 1000 km, de Barranquilla à Honda. Humboldt a procédé aussi à l’ascension de nombreux sommets. Son voyage en Amérique commence par une étape aux Canaries où il gravit, à la fin juin 1799, le Grand Pic de Tenerife (3718m), le Teide . Durant son séjour dans les Andes, il enchaîne les ascensions de plusieurs sommets remarquables, le Puracé (4910m), le Pichincha (4776m), l’Antisana (5753 m) et le Cotopaxi (5911m). Et surtout, le 23 juin 1802, le Chimborazo (6310m) alors le « toit du monde » dépassant le record d’altitude connu pour un être humain .– jusqu’à 400 m du sommet, arrêtés par une crevasse et le mal des montagnes, observant pourtant au passage les étages de végétation. La vue du sommet fut pour lui comme « l’invention de la nature »
« En haut du Chimborazo, épuisé par l'ascension, Humboldt se pénétra de la vue. Les zones de végétation s'étageaient sur la pente. Dans la vallée, il avait trouvé des forêts humides où poussaient des palmiers, des bambous, des orchidées extraordinaires accrochées aux arbres. Plus haut, il avait rencontré des conifères, des chênes, des aulnes, des épines vinettes, des arbres et des buissons semblables à ceux des forêts d'Europe. Ensuite venaient des plantes alpines ressemblant énormément à celles qu'il avait récoltées dans les montagnes suisses, puis des lichens rappelant des spécimens rapportés du cercle arctique et de Laponie. Personne avant Humboldt n'avait considéré ainsi les plantes, non pas selon les catégories étroites de leur classification, mais selon des types déterminés par leur localisation et le climat qui leur était favorable. Ainsi, pour lui, la nature devait être envisagée globalement, et selon des zones climatiques réparties à travers les continents : idée révolutionnaire pour l'époque, et qui influence encore aujourd'hui notre conception des écosystèmes ».
Andrea Wulf. L’invention De La Nature Les Editions Noir Et Blanc.(c'est moi qui souligne)
« Des milliers de kilomètres , bardé d’instruments scientifiques, levant les cartes, notant tout de la nature et des hommes, des faits historiques et de la géographie, donnant les premiers éléments de la formation géologique du continent et en esquissant le premier tableau démographique.
Humboldt passe le plus souvent sous silence les conditions du voyage : il est pourtant impossible difficile de comprendre l'homme et son esprit, sans décrire ce que fut sa vie pendant ces cinq ans de voyage. Le fait qu’il s’agit d’une expédition scientifique bien plus qu’une exploration rendit les conditions encore plus difficiles ; il abordera en effet le périple rationnellement, avec minutie. Il s'intéressera à toutes les disciplines qui lui permettront d'observer ou de récolter. Plantes, animaux et paysages sont croqués avec soin, sur place;il avait un réel talent pour le dessin.
En résumé, soixante-quinze jours, consacrés à des collectes de "spécimens", à des mesures barométriques, thermométriques, trigonométriques, astronomiques, à la rédaction de son journal. Les chemins étaient alors quasi inexistants et, partout, les maladies tropicales règnent à l'état endémique. Tout se passe sur un terrain fangeux, , une végétation dense, des torrents et des traverses
.Il faut enfin tenir compte du fait que la logistique de l’entreprise était importante. Alexandre de Humboldt et Aimé Bonpland font suivre leurs instruments, leurs herbiers et l’ensemble de leurs documents. Il sont accompagnés de porteurs (dix, quinze, vingt-cinq) et de bêtes de somme (ici, deux bœufs, là, vingt mulets) chargés d'instruments et de provisions. Pour se guider, une absence presque totale de cartographie. Sur les fleuves, ils doivent se faire assister d’une trentaine d’indiens. Les deux voyageurs en tenue de l’époque, jaquette, gilet et bottes à revers, vont naviguer sur l’Orénoque au moyen d’une pirogue de quarante pieds de long sur trois de large, qui n'était en fait qu'un tronc d'arbre creusé par le double moyen de la hache et du feu.
Au moindre mouvement imprévu et non annoncé, le tout – hommes et caisses de collections – risquait de chavirer. Certains équipements de mesure ont été ainsi perdus à la suite de naufrages dans les cours d’eau. Il faut y ajouter la chaleur et des pluies torrentielles, les dangers des bêtes les caïmans ou les jaguars et surtout les moustiques, les fameux mosquitos. Tout cela en transportant un matériel de mesure en quantité incroyable fragile, et encombrant, mais aussi des caisses enfermant les résultats de leurs récoltes botaniques, zoologiques et minéralogiques, caisses qui ne les ont jamais quittés et dont le nombre total à l'arrivée sera d'une quarantaine,. Tout ceci sans compter une ménagerie ambulante, singes, toucans, perroquets dont l'importance augmentera au fur et à mesure du voyage. Ils crurent ne jamais revenir mais ils reviendront. Bonpland passionné par l'Amérique du Sud, y retournera et y mourra, Humboldt vivra en Europe jusqu’ à l'âge de quatre-vingt-dix ans.
« Captivé par cette forêt vierge, Humboldt ne se laissait pas impressionner. La nuit, il aimait écouter le concert des singes, et apprenait à les reconnaître à leurs cris. Au loin, dans la jungle, fusaient les « hurlements gutturaux et monotones » du singe hurleur. Plus près, on entendait la douce «voix plaintive et flûtée des petits sapajous», ainsi que les «ronflements du singe dormeur». Une forêt pleine d'une vie foisonnante: « Ce sont autant de voix qui nous disent que tout respire dans la nature…», écrivait Humboldt. Contrairement aux zones cultivées du lac de Valencia, cette forêt sauvage leur semblait un monde où «l'homme ne dérangeait pas le cours de la nature ».
Il n'y avait pas meilleur endroit pour observer les animaux et les plantes. Humboldt découvrait les merveilles de ce monde foisonnant de vie dont il devait dire plus tard : « Rien n'est plus propre à faire sentir à l'homme l'étendue et la puissance de lu vie organique. » Fasciné, il voulait étudier un à un les fils de ce grand réseau du vivant. Tout montrait la force et la tendresse de la nature. Humboldt décrivait dans ses lettres avec la même fierté le boa constrictor capable d'«avaler un cheval», et l'oiseau-mouche perché au bord d'une fleur délicate. Sur ces rives riches de diversité où «l'homme n'est rien», disait Humboldt, on s'accoutumait à le regarder «comme n'étant pas essentiel à l'ordre de la nature»
Andrea Wulf. L’invention De La Nature Les Editions Noir Et Blanc.
L’ensemble du périple d’Alexandre de Humboldt en Amérique espagnole est un témoignage majeur , non seulement parce qu’il est parvenu à accomplir dans les différentes régions visitées un travail scientifique d’une grande envergure, mais aussi parce qu’à travers ses étapes urbaines il a présenté un tableau assez exhaustif de la société coloniale, sans oublier le commentaire pertinent qu’il a fait au sujet des prétentions des créoles à un moment particulièrement capital de l’histoire de l’Amérique, les révolutions de Simon Bolivar.
Aussi entre 1799 et 1870, son voyage en Amérique espagnole donna lieu à soixante-neuf ouvrages (sur un total de 636), rédigés en français, en espagnol, en allemand, en néerlandais, en polonais et même en latin. Parti pour étudier avant tout la géographie physique, la géologie, la flore et la faune de l'Amérique équinoxiale, Humboldt rapporte du Nouveau Monde non seulement une somme considérable d'observations qui relèvent de l'histoire naturelle ; il fait de surcroît œuvre d'archéologue, d'historien, d'économiste, d'observateur de la situation sociale et culturelle de l'Amérique espagnole Tout au long de son voyage, Humboldt ne manqua pas d'étudier attentivement les modes de vie, les coutumes et l'histoire des peuples amérindiens. Ces observations jouent un rôle fondamental dans le récit que Humboldt donne de son voyage après son retour d'Amérique, c'est-à-dire dans les trois volumes de la Relation Historique qui forment la partie narrative du monumental Voyage Aux Régions Equinoxiales Du Nouveau Continent en 30 volumes que Humboldt fait paraître - à Paris et en français — entre 1807 et 18372.
"C'est ce voyage-là que je qualifie de "pérégrinations géopoétiques". Je vais essayer de dire la raison d'être de ce voyage, toutes ses raisons d'être – autrement dit, je vais essayer de dégager sa logique totale. Je dirai aussi la raison pour laquelle Je l'appelle "géopoétique". Mais un mot d'abord quant à l'usage respectif du singulier et du pluriel dans mon titre et dans mon texte. En disant "pérégrinations géopoétiques" au pluriel, je pense moins à d'autres voyages effectués par Humboldt (notamment en Asie Centrale) qu'aux prolongations de ce même voyage en Amérique Équinoxiale – aux pistes diverses qu'il ouvrit dans l'esprit de Humboldt. En effet, le voyage américain parcourt toute la vie de Humboldt, à l'instar de la grande cordillère continentale qui s'étend entre l'Alaska et la Terre de Feu. Humboldt allait passer trente ans à en publier les résultats, en une trentaine de volumes. Dans ces livres, ainsi que dans quelques autres (Tableaux de la nature, Cosmos), il allait tenter, à partir de l'expérience du voyage dans le nouveau continent, d'ouvrir un nouveau champ intellectuel et poétique, disons, un nouveau monde."
White Kenneth. Les pérégrinations géopoétique d'Alexander Von Humboldt. In: Le Globe. Revue genevoise de géographie, tome 159, 2019
À son retour en Europe, En 1807, il s’installa principalement à Paris et Il y publia l’essentiel de son œuvre. Gay-Lussac et Arago, parmi bien d’autres, devinrent des amis fidèles. Il participe aux réunions de l’Institut comme aussi de la « Société d’Arcueil » de Berthollet. En dehors de la vie mondaine, il écrit abondamment, en particulier pour des mémoires à l’Académie des sciences. Humboldt assista à la chute de l’Empire napoléonien et ira jusqu’à représenter la Prusse à Paris.
. L’édition de ses ouvrages, richement illustrés, le ruina. Sa manière y est celle d’un géographe attiré par les rapports entre tous les sujets observés : ceci fait de lui, dans les diverses sciences naturelles, l’ethnologie, la sociologie et même la linguistique, un pionnier que l’on ne peut ignorer, ses observations et réflexions étant à l’origine de diverses disciplines, qui naîtront vraiment après sa mort.
En 1827, il retourna vivre à Berlin auprès du Roi de Prusse qui lui demandait de rentrer. Il ne vivait plus que de la pension que celui-ci lui versait. Peu après, le tsar Nicolas Ier l’invita pour des raisons de prospection minière. Il parcourut alors en calèche et à vive allure (15 000 km en 8 mois) la Russie et l’Asie centrale, traversa l’Oural, en recueillant des minéraux et atteignit la frontière chinoise. Il en tirera un ouvrage descriptif des mines, des reliefs et des données physiques enregistrées. De retour à Berlin, il joua à contrecœur au courtisan, comme lecteur des rois de Prusse, tout en poursuivant l’écriture de son œuvre majeure Cosmos ou La Description Physique Du Monde, immédiatement traduit en français. Il n’achèvera pas totalement cette entreprise, à la fois scientifique et philosophique. Les tomes successifs vont recueillir un énorme succès. Humboldt était alors au zénith de la gloire lorsqu’il mourut .
Si on le considère souvent comme le second découvreur de l’Amérique après Christophe Colomb, Il fut d’abord un savant universel : physicien, géographe, historien, anthropologue ethnologue, climatologue et vulcanologue ; il voua toute sa vie à l’observation, à la description des phénomènes naturels ( son œuvre Tableaux de la Nature). Humboldt parla sans cesse de ses recherches sur la « Physique du monde » qui devait inclure toutes les sciences et il intitula l'ouvrage qui devait résumer sa vie COSMOS. Si l'on ajoute à ces quelque quinze mille pages, écrites en français et en latin, issues de son voyage américain, Les Tableaux De La Nature écrits en allemand (1808), et Cosmos publié en cinq volumes entre 1845 et 1862, sans parler d'autres textes tels que son Voyage en Asie Centrale (1843), qui ne font que confirmer certains de ses points de vue sur "la construction du monde", Il a ainsi légué un immense corpus d’œuvres.
Ce qui frappe, c’est que ce schéma cumulatif n’est pas circonscrit uniquement au domaine des sciences et de la technique. Il est à l’œuvre à une échelle plus vaste, comme le propose Alexandre de Humboldt dans les premières pages de l’Examen Critique :
« En étudiant le progrès de la civilisation, nous voyons partout la sagacité de l’homme s’accroître avec l’étendue du champ qui s’ouvre à ses recherches. L’astronomie nautique, la géographie physique (en embrassant sous ce nom jusqu’aux notions des variétés de l’espèce humaine et de la distribution des animaux et des plantes), la géologie des volcans, l’histoire naturelle descriptive, toutes les branches des sciences ont changé de face depuis la fin du quinzième siècle et le commencement du seizième. Une terre nouvelle offrait aux marins un développement de côtes de 120° en latitude ; aux naturalistes, de nouvelles familles de végétaux et de quadrupèdes difficiles à classer d’après les types et les méthodes connus ; au philosophe, une même race d’homme diversement modifiée par une longue influence des aliments, de la température et des mœurs, passant (sans franchir l’état intermédiaire de nomades pasteurs) de la vie de chasseur à la vie agricole, divisée par une infinité de langues d’une structure grammaticale bizarre, mais modelée sur un même type ; au physicien et au géologue, une chaîne immense de montagnes soulevée par des feux souterrains, riche en métaux précieux, renfermant sur sa pente rapide et ses plateaux en gradins, dans un petit espace, les climats et les productions des zones les plus opposées »
En équilibre entre deux siècles, entre philosophie des Lumières et le romantisme du" Sturm und Drang allemand", il a allié la richesse d'une culture encyclopédique à un esprit rationnel et constructeur. Il rêvait pour son pays d'un passage à l'Etat républicain selon le modèle français plutôt qu'à la promotion de la Nation allemande, mais cela ne pouvait se réaliser selon lui que par une lutte contre l'obscurantisme. . L'habit de l'observateur empirique de sa jeunesse, qu'il n'a jamais quitté, s'est doublé dans ce dessein de celui d'un poète parfois rêveur, oscillant ainsi entre Kant et Goethe, Lavoisier et Schiller. Le poète et le pédagogue seront omniprésents derrière l'homme de science. C'est pourquoi, il a alterné, dans ses ouvrages, le genre descriptif, simple et scientifique avec le genre oratoire, ce que d'aucuns lui ont reproché, ce que d'autres ont apprécié. Il voulait toucher un public cultivé hors de la sphère réduite des seuls érudits, ce qu'il a parfaitement réussi Cette œuvre devait influencer nombre d’auteurs, en particulier dans le domaine de l’écologie :
"Humboldt a inspiré les plus grands penseurs, artistes et scientifiques de son époque. Thomas Jefferson l'appelait «l'un des plus beaux fleurons de notre temps». Charles Darwin écrivit: «Rien ne m'a autant poussé à l'action que la lecture du Voyage de Humboldt», avouant qu'il n'aurait jamais embarqué sur le Beagle, ni écrit L'Origine des espèces sans cette influence. .. Le grand auteur américain Henry David Thoreau trouva dans l'œuvre de Humboldt la voie qui lui permit de réconcilier ses aspirations de poète et ses intérêts de naturaliste - Walden n'aurait pas été le livre qu'il est sans Humboldt. Simon Bolivar, le révolutionnaire qui libéra l'Amérique du Sud du joug de la colonisation espagnole, sur¬nommait Humboldt le « découvreur du Nouveau Monde … Les écologues, écologistes, et auteurs d'écrits de voyages et de nature s'appuient tous sur les idées de Humboldt, souvent sans le savoir. Ainsi, le livre de Rachel Carson, Printemps Silencieux, est fondé sur le principe d'interdépendance de Humboldt, et la célèbre hypothèse Gaïa du scientifique James Lovelock - qui envisage la Terre comme un organisme vivant - présente des ressemblances frappantes avec sa pensée. Lorsque Humboldt décrivait la Terre comme « une entité naturelle mue et animée par une même impulsion», il devançait les idées de Lovelock de plus de cent cinquante ans. D'ailleurs, en cherchant un titre pour le livre dans lequel il exposait ce nouveau concept, Humboldt s'arrêta un temps sur «Gaia» avant de lui préférer Cosmos… Humboldt, lui, nous a apporté le concept même de nature. Ironie du sort, ses réflexions sont devenues si évidentes que nous avons pratiquement oublié l'homme qui en est à l'origine. Il existe pourtant un lien direct entre lui et tous ceux qu'il a inspirés. Cette vision de la nature est le fil conducteur qui nous relie à lui. »
Andrea Wulf. L’invention De La Nature. Les Editions Noir Et Blanc.(c'est moi qui souligne)
Dans toute son œuvre, il chercha toujours à concilier la collecte de données précises et l’élaboration de perspectives plus vastes. Pendant son voyage, Humboldt ne ménagea pas ses efforts lorsqu’il s’agissait de recueillir de nouvelles données ou d’effectuer des mesures précises, par exemple des mesures astronomiques ; de ce point de vue, les moindres détails avaient leur importance. Pour autant, le travail scientifique ne s’arrête pas pour lui avec la collecte détaillée de données précises. Il s’agit d’organiser les données, de les rendre lisibles à l’intérieur d’orientations théoriques nouvelles. Ce fut le cas de ses dans le domaine de la géographie des plantes ou encore dans celui de la climatologie. Ce qui lui importe, écrit-il, c’est moins l’étude des phénomènes isolés que celle de leur interaction et interdépendance : il est essentiel, en d’autres termes, de montrer la nature dans sa totalité et de souligner ce qui fait son unité.
« Il ne s'est pas arrêté aux trois actions habituelles d'observation (ce que faisaient déjà ses prédécesseurs, bien que regarder serait pour certains d'entre eux un terme plus exact), de mesure et d'expérimentation (ce que n'avaient pas fait bon nombre d'entre eux). Ardent admirateur et défenseur de Lavoisier et de sa réforme de la chimie parce qu'elle intègre des données instrumentales très pointues et la mathématique, il a, bardé d'instruments de toutes sortes et des plus sophistiqués, divisant méthodiquement la nature en autant de variables qui lui ont permis de caractériser les milieux, afin d'appréhender l'interrelation entre le vivant et son environnement. La Nature est un ensemble de beauté, de puissance et de rudesse plus que l'image d'une bonté divine. L'explorateur aguerri de la forêt tropicale amazonienne sait de quoi il parle. Il s'est frotté de près aux moustiques ou aux anguilles électriques, a usé et brûlé ses bottes en escaladant les volcans en activité, a eu chaud, froid, a souffert de l'humidité, a réalisé enfin plusieurs fois que son retour en terre européenne était fort aléatoire. Il a ainsi vécu quelques moments pénibles que ce soit en naviguant sur les rivières amazoniennes ou en expérimentant sur son propre corps. Il ne fait jamais intervenir de divinité, contrairement aux courants philosophiques qui le précèdent ou même qui l'entourent. Toutes ses approches du monde sont faites par « empirisme raisonné », comme il le définit lui-même, c'est-à-dire « l'ensemble des faits enregistrés par la science, et soumis aux opérations de l'entendement qui compare et combine » , Les sciences, et elles seules, fournissent les principes de genèse et d'organisation de la Nature. Reliant entre elles les données éparses les plus fiables, ce que ses devanciers n'avaient pas fait, il les a analysées puis les a synthétisées pour en tirer des lois générales. D'une intelligence profondément pratique, il est parti de la réalité des faits qu'il a observés pour arriver à la théorie. Il a recherché les faits similaires pour les regrouper alors que ses prédécesseurs, soucieux seulement d'inventorier la nature sans chercher réellement à en comprendre le sens, ne se focalisaient que sur l'exception et transposaient bien souvent le monde idéal qu'ils croyaient rencontrer, parce qu'ils le désiraient ainsi, en un monde qu'ils croyaient réel. Lui a voulu déterminer les enchaînements des phénomènes de la vie et de ceux de l'inanimé. Et l'Homme, nous l'avons dit, est au centre de cette Nature, nouant des liens privilégiés avec elle. Il croyait en un équilibre général qui règne au milieu des perturbations, résultant d'une infinité de forces mécaniques et d'attractions chimiques qui se compensent les unes les autres. C'est cet équilibre général qu'il a voulu déchiffrer. Descripteur méticuleux et averti, il découvrit le monde tel qu'il était, l'observa et l'analysa."
Mireille Gayet Alexandre De Humboldt .Le Dernier Savant Universel Vuibert.(c'est moi qui souligne)
Notes : le concept de géopoétique est dû à Kenneth White. : le terme géo insiste sur l’appartenance à la terre de l’ensemble des êtres y compris humains. Le terme poétique, dans son étymologie grecque, montre la dynamique de la pensée mobilisant toutes ses ressources, sensations, imagination aussi bien que réflexion.
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