ESPACES DE CULTURES ,ANTHROPOLOGIE,PHILOSOPHIE,VOYAGES...
SUIVEURS DE PISTES,DE SAISONS ,LEVEURS DE CAMPEMENTS DANS LE PETIT VENT DE L'AUBE ; Ô CHERCHEURS DE POINTS D'EAU SUR L'ECORCE DU MONDE. Ô CHERCHEURS,Ô TROUVEURS DE RAISONS POUR S'EN ALLER AILLEURS"...
SAINT JOHN PERSE .ANABASE.
On peut lire mes articles : « L'HOMME QUI PARLAIT AVEC LES PIERRES ».CLIQUER SUR LA CATEGORIE JEAN MALAURIE
BIOGRAPHIE EXTRAITE DU SITE DE JEAN MALAURIE :http://jean-malaurie.com/
NÉ LE 22 décembre 1922 à Mayence (Allemagne)
ÉTUDES Lycée Hoche à Saint-Cloud, lycée Condorcet, Henri IV et Faculté des lettres de Paris.
DIPLÔMES Docteur d'État ès lettres, le 9 avril 1962 à la Sorbonne.
CARRIÈRE consacrée à des études de géomorphologie, météorisation, structures dynamiques d'éboulis, d'anthropogéographie arctiques et d'étude de développement des populations esquimaudes et nord-sibériennes, Attaché puis Chargé de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) (1948-57), Directeur d'études de géographie arctique à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) (1957), Première chaire polaire de l'histoire de l'université française. Directeur-fondateur du Centre d'études arctiques au CNRS et à l'EHESS à Paris (1957-2007), Président de la Fondation française d'études nordiques (1964-75) et de la Société arctique française (1980-1989), Directeur-fondateur de la collection Terre Humaine aux éditions Plon (depuis 1955), de la revue Inter-Nord au CNRS-EHESS (depuis 1963), Président de la Commission nationale de géographie polaire (1974-89), Directeur de recherche (1979-92) puis Directeur de recherche émérite (depuis 1992) au CNRS, Président du Centre de formation des cadres autochtones du nord de la Sibérie et de l'Extrême-Orient, du Cercle polaire à Saint-Pétersbourg (Russie) (1992-94), Président du Comité de défense des peuples arctiques de la Russie au Fonds de la culture à Moscou (Russie) (1990), Doyen d'honneur de la faculté des peuples du Nord de l'université d'État Herzen à Saint-Pétersbourg (Russie) (1991), Président (1994) puis Président d'honneur de l'Académie polaire à Saint-Pétersbourg devenue (1997) Académie polaire d'État, Membre titulaire de l'Académie des sciences humaines de Russie (1996), Président du Fonds polaire Jean Malaurie du Muséum national d'histoire naturelle de Paris (depuis 1992) et de l'institut arctique Jean Malaurie à Saint-Pétersbourg (depuis 2011).
TRAVAUX 31 missions arctiques, explorations géomorphologiques et cartographiques dans le Groenland-nord occidental (depuis 1948), études écologiques, géomorphologiques et paléoclimatiques, particulièrement dans le nord du Groenland, études des problèmes de développement et d'identité culturelle des minorités circumpolaires, études socio-économiques, ethnographiques et historiques, notamment sur la côte ouest du Groenland, dans l'Arctique central et oriental canadien, dans le Nouveau Québec, sur les littoraux du détroit de Béring et en Sibérie orientale ; Premier homme avec l'Inuit Kutsikitsoq au pôle géomagnétique Nord en 2 traineaux à chiens (29 mai 1951).
DÉCORATIONS Grand officier de la Légion d'honneur, Commandeur de l'ordre national du Mérite et des Arts et des Lettres ; Commandeur de l'Ordre du Dannebrog (Danemark), Officier de l'ordre de l'Amitié (Moscou).
DISTINCTIONS Médaille d'exploration polaire de la Société de géographie de Paris (1953,1961), Lauréat de l'Académie des sciences (1958), de l'Académie française (prix Jean-Walter, 1968), Médaille d'or de la Société arctique française (1990), Médaille du CNRS (1992), Grande médaille d'or de la Société de géographie de Paris (1996), Citoyen d'honneur de la ville de Fermo (institut polaire) (Italie) (1998), Grand prix de la Ville de Paris Sola-Cabiati (1999), Ours blanc remis par le premier ministre du Groenland venu à Paris, Jonathan Motzfeldt (1999), Grand Prix Jules Verne (2000), Docteur honoris causa de l'Université d'État de Saint-Pétersbourg (2001), Médaille d'or Grand Duc Constantin de la Société de géographie de Russie (2003), Grande médaille d'or de la ville de Saint-Pétersbourg (2004), Patron's medal de la Royal Geographical Society de Londres (2005), Mungo Park Medal de la Royal Scottish Geographical Society (2005), Ambassadeur Unesco de bonne volonté pour les régions polaires arctiques (domaine des sciences et de la culture) (2007), Docteur honoris causa de la State University of New York (Suny) (2008), Nersornaat, Médaille d'or du parlement groenlandais (2009), Grande médaille de la ville de Strasbourg (2013).
Comptoir le plus septentrional de la Terre, situé sur la côte occidentale du Groenland, Thulé, contrée la plus reculée au monde, fut pendant très longtemps une source de mystères. À la fois terrible et fantastique, Ultima Thulé revient sur l'histoire des illustres explorateurs qui, depuis le XVIIIe, ont précédé Jean Malaurie sur la route du pôle Nord. S'appuyant sur des extraits des journaux de bords des explorateurs, mais aussi sur les témoignages des Inuit, des photographies anciennes et contemporaines, gravures, objets, ou encore dessins d'esquimau, cet ouvrage constitue une galerie fabuleuse sur des hommes hors du commun.
ULTIMA THULE de Jean Malaurie – éditions Chêne – novembre 2016. Paris
Je tiens à remercier Dominique Sewane, pour la publication, ici ,d'un texte analysant "Artica" de J Malaurie. Ce livre, publié récemment, est un recueil exhaustif d'articles exposant l'ensemble de l' activité scientifique et des engagements de ce dernier .Ce texte figure également sur le site de J.Malaurie:
« Que signifie « commercer avec la nature, si nous n’avons affaire, par la voie analytique, qu’à ses parties matérielles, si nous ne percevons pas la respiration de l’esprit qui donne un sens à chaque partie et corrige ou sanctionne chaque écart par une voie tout intérieure » ? Goethe
L’interrogation de Goethe donne sa tonalité au très beau Arctica1 de Jean Malaurie. Soulignons tout de suite la somptueuse publication que lui ont réservée les éditions du CNRS : qualité du papier et de l’impression, splendides illustrations, en particulier la cartographie. Une présentation amplement méritée par l’œuvre géologique et anthropologique d’un chercheur associant rigueur scientifique – plus de cinquante missions dans les régions du Grand Nord – et engagement à l’égard des peuples autochtones vivant en isolat. Parmi ces peuples vulnérables, victimes des actions délétères de multinationales aveuglées par leur course au profit immédiat, celui, emblématique des Inuit du nord du Groenland. Depuis la fonte des glaces due au réchauffement climatique, le tourisme et les compagnies pétrolières pillent leurs territoires. Le suicide des jeunes, en nombre croissant, devrait nous alerter, insiste Jean Malaurie, soulignant que si l'Occident est avancé sur le plan technique, il n’a plus de pensée. « Nos sociétés n'ont rien à dire ou proposer aux nouvelles générations, hormis toujours développer et produire davantage. et les jeunes Inuit déculturés ne se reconnaissent pas dans nos modèles de société. »[1]
Sur ce point, sa position est claire : les errements auxquels nous assistons sont dus principalement à une crise spirituelle de l’Occident. Une crise sans précédent. «La terre est outragée et les premières victimes sont les plus faibles ». L’accaparement des ressources vitales par les multinationales et l’absence d’un projet élevé qui mobiliserait les énergies, conduisent au désespoir des populations entières tandis que, dans l’indifférence générale, espèces végétales et animales disparaissent massivement. Nous le constatons chaque jour : la raréfaction des ressources entraîne conflits, tensions, mouvements massifs de migration climatique.[2]
Or, rappelle Jean Malaurie, la relation à la nature des « sentinelles de notre planète » que sont ces petits peuples, fondée sur une éthique visant à préserver les ressources, devrait s’imposer comme un modèle pour l’Occident. La « Déclaration sur les droits des peuples autochtones » de 2007 ne tient pas un autre discours : « Le respect des savoirs, des cultures et des pratiques autochtones contribue à une mise en valeur durable et équitable de l’environnement et à sa bonne gestion »[3].
De nos jours, l’enjeu est pourtant rien moins que la survie de l’espèce humaine, avertit l’astrophysicien Stephen Hawkins[4]. Il prévoit qu’elle disparaîtra d‘ici mille ans si aucune mesure n’est prise pour réduire l’effet de serre du aux actions délétères des multinationales. « L’augmentation de la température et le dégel sont la conséquence de l’excès d’énergie dans le monde, d’une part produit par la communauté humaine, et d’autre part, qui ne peut pas s’échapper ans l’espace à cause de l’effet de serre que l’humanité a créé. » rappelle Jaime, pour qui la fonte totale des glaces due à l’émission d’une énergie qui ne peut plus s’évaporer provoquerait une brutale augmentation de température, bien supérieure aux 2 ou trois degrés Celsius prévus généralement, fatale aux humains, entre autres. A moins que l’exploration spatiale ne nous permette d’emménager sur une autre planète ! C’est avec le plus grand sérieux que Stephen Hawkins conseille de « continuer à explorer l'espace pour le futur de l'humanité ». Nous suivons avec admiration le voyage intersidéral de Thomas Pesquet qui restera six mois dans l’espace avec ses compagnons.
Récemment, Laurent Fabius s’est décidé à lancer l’alarme. Au mois de novembre 2016, des décisions ont été – difficilement – votées au Maroc pendant la COP 22, faisant suite aux engagements pris à Paris pendant la COP 21, notamment celui de renoncer à exploiter les ressources gazières, pétrolifères et carbonifères, tout au moins de prévoir un plan visant à les réduire dans les prochaines années, pour les remplacer par d’autres sources d’énergie non polluantes. Seraient-ils déjà caducs depuis l’élection du nouveau président des Etats Unis ? Il est à craindre que ce « climato-sceptique », se désolidarise d’un projet qui inciterait les USA à organiser son économie sur des bases totalement nouvelles. Autant dire que le combat pour des conditions viables à long terme, c’est à dire pour les générations futures, est loin d’être gagné. Quoiqu’il en soit, déclare pour sa part Valérie Cabanès[5], il nous revient de « faire confiance aux meilleures sciences internationales et interdisciplinaires pour nous rappeler les limites à nos ambitions sur Terre ».
C’est à un tel savoir que nous invite Arctica I, dont les recherches concernent principalement les adaptations de la pierre et de la glace aux changements de climat, dont l’accélération est due à un ensemble de causes associées à l’effet de serre, dont la responsabilité incombe aux activités humaines. Les mot « adaptation », « malléabilité », « évolution », sont récurrents dans Arctica I. Si « rien n’est fait » d’ici dix ans, l’impact de la fonte des glaces sur l’existence de l’homme, de l’animal et du règne végétal, risque d’être dramatique à brève échéance
Ordre de la Nature
« La nature n’est pas l’expression d’un chaos mais d’un ordre visant à l’organisation conservatoire d’un tout, chacune des partie étant fonction de ce tout. De ce principe, le chasseur boréal est convaincu après 10 000 ans d’expérience » écrit Jean Malaurie, ajoutant que « sa pensée est inspirée par la crainte que les principes régulateurs de l’ordre des choses ne soient pas respectés ». D’où alersuit ou tabous des Inuit devant être compris à la fois comme des règles de survie et des règles sociales : ratio des naissance (maintenu grâce à des structures parentales interdisant les alliances jusqu’à la sixième génération), coutumes diététiques visant à protéger certaines espèces animales[6]. Tels étaient les fiers Utkuhikhalingmiut de Back River que Jean Malaurie rencontra en 1963 dans l’Arctique central canadien : ils s’interdisaient, eux, hommes du continent, de chasser le phoque, animal de la mer, alors qu’ils vivaient dans un dénuement quasi absolu. « Ces règles avaient pour but de s’aligner sur les complexes lois d’équilibre de la nature qui régentent la vie minérale des plantes et de la faune, et que nous, Occidentaux appelons écosystème »[7]
Cependant, loin d’être statique, l’ordre de la nature est en constante évolution et les règles des Inuit, précise Jean Malaurie, sont associées à une surprenante adaptation aux périodes caractérisées par un écart climatique. C’est à de telles périodes que sont liés des interdits spécifiques. Fait étonnant : ils étaient adoptés plusieurs années avant l’apparition d’un changement de climat, par conséquent en prévision de la pénurie qu’il allait générer. Comment expliquer un phénomène aussi étrange ? A partir d’observations conduites sur quatre générations a partir de 1951, Jean Malaurie formule l’hypothèse suivante : il ne s’agirait pas d’adaptation au milieu, mais d’adaptation à reconnaître des mouvements globaux grâce à une acuité sensorielle développée dès l’enfance. « Les signes perçus seraient transmis et appris à chaque génération. La sociologie de la chasse a déterminé une psychologie du comportement, par les observations aigues qu’elle suscite et une exceptionnelle faculté de mémorisation sensorielle due à l’acuité des cinq sens. » lls sont aptes à réagir rapidement au moindre signe annonciateur d’une catastrophe, et à s’y préparer, bien que dans leur dénuement, ils paraissent d’une vulnérabilité extrême. «Désormais leur savoir est pris en compte et respecté ».
En même temps, insiste-t-il, les Inuit, et plus largement les sociétés de culture chamanique ou animiste, ont pris bien avant nous une conscience aigue de la précarité de l’espèce humaine, qui les maintient en état de constant éveil. La hantise de l’Inuit est de retourner à l’état d’animal humain « homme non erectus ». Les récits effrayants à propos du monstrueux tupilak exprimeraient l’angoisse sourde, ressentie depuis des millénaires, de la disparition de l’espèce humaine.
Réchauffement climatique
Si les chasseurs boréals ont appris à s’adapter aux changements de la planète, cette faculté d’adaptation est partagée par un élément qui, à priori, peut nous sembler d’une stabilité immuable : la pierre. Elle est vivante, en constante évolution, affirme Jean Malaurie, résumant des recherches géomorphologiques de plusieurs décennies sur les éboulis, sa spécialité. « J’ai cherché les limites dans les univers minéraux des déserts froids et chauds les limites tendancielles de fragmentation des pierres au cours de leur chute de la falaise jusqu’en bas des éboulis, à mieux dire les seuls d’érosion des pierres lors de leur fragmentation. »[8]
Dès 1969, au deuxième congrès international de Rouen[9], Jean Malaurie s’alignait sur les prévisions les plus sombres des experts internationaux : élévation de la température de la planète et ses conséquences tragiques, entre autres, des mouvements sismiques d'ampleur démesurée, auxquels nous assistons depuis l’an 2000.
Plusieurs articles d’Arctica I, écrits par des géologues et physiciens – notamment le regretté Jean Marie Pelt - analysent en détail les conséquences d’un réchauffement climatique intensifié par l’effet de serre, et leurs conséquences sur notre planète. La notion d’énergie, concluent-ils, est l’élément premier à prendre compte. Il est antérieur à l’augmentation de température, car, ayant provoqué la fonte des glaces, il donne libre cours à une drastique augmentation de la température. Ainsi l’analyse de Jaime Aguirre-Puente [10]:
« Si la température météorologique augmente, cela signifie que la température de l’atmosphère et de son voisinage augmente, mais pas seulement car en même temps, l’eau à l’état solide, c’est adire la glace, disparaît également… J‘affirme que c’est grâce à la glace que la température n’a pas augmenté plus rapidement. Autrement dit, la glace « fait tampon », de manière cruciale, à la montée de la température météorologique adoptée comme paramètre de contrôle. Or, la quantité de glace n’est pas infinie. Tôt ou tard, elle disparaîtra, si nous ne changeons pas de comportement. La glace disparaissant, la température, adoptée comme paramètre de contrôle, augmentera plus dizaine de fois plus rapidement. » Glaçant. Dans le contexte actuel, il nous est difficile de concevoir une augmentation de température de 10 à 20 degrés. C’est donc avec ce paramètre fondamental, le concept d’énergie, que nous devons réfléchir, c’est à dire l’énergie calorifique reçue par le soleil et augmentée par le confinement due à l’effet de serre : « Si elle est excédentaire, elle se dirige prioritairement vers les régions de basse température : les pôles, le grand Nord. Résultat : dégel, écoulement d’eau, ensuite : augmentation de la température… quand toute la glace aura fondue, on atteindra très rapidement des températures élevées, des dizaines de fois plus rapidement que lorsque la glace n’avait pas fondu. » [11]
Actuellement, 100km3 par an de fonte des glaces ! Notre terre est en train de transformer sa glace en eau. Que faire ? Aborder ce problème avec courage, conclut Arctica I.
Pour accéder au savoir concernant notre planète, la pluralité des disciplines est indispensable, insiste Jean Malaurie. Parallèlement à ses recherches géologiques, il a encouragé et fait connaître les témoignages et analyses de spécialistes de toutes disciplines et de tous horizons : d’une part, à son Centre d’Etudes Arctiques (CNRS), d’autre part, au travers de la prestigieuses collections Terre Humaine, dont il est le fondateur et le directeur aux éditions Plon.
Le choix, pour une société, de ses orientation, tant économiques qu’intellectuelles, lui apparaît comme une urgence. En nous avertissant de l’immense menace pour la paix que représente la destruction des écosystèmes de notre planète – détruits à une échelle sans précédent – Arctica I nous invite à nous mobiliser « ensemble », c’est à dire à taire nos haine et ressentiments pour faire preuve, enfin, de solidarité : il y va de notre survie. En tant qu’Ambassadeur de bonne volonté pour les régions polaires depuis 2007, l’œuvre scientifique de Jean Malaurie, dont rend compte Arctica I, est désormais inséparable des combats qu’il mène sous l’égide de l’Unesco.
Dominique Sewane
Maître de Conférence à Sciences Po Paris
Titulaire de la Chaire Unesco « Rayonnement de la pensée africaine – Préservation du patrimoine culturel africain » (Université de Lomé, Togo)
Photo ci -dessus:Dominique Sewane devant une takienta(architecture originale des Tamberma du Togo) en 1981, l'un de ses nombreux séjours auprès de ce peuple encore mal connu à l'époque.
[1] Jean Malaurie, Lettre à un Inuit de 2002, Fayard, 2015
[2] Communiqué de presse du Réseau Action Climat France : « Un milliard de réfugiés climatiques en 2050 »
[3] Il leur est reconnu un droit fondamental « le droit aux terres, territoires et ressources qu’ils possèdent et occupent traditionnellement ou qu’ils ont utilisé ou acquis ». (Voir aussi Article 26.1)
Les populations autochtones représentent 370 millions d’individus, regroupés dans plus de 70 plus sur 5 continents : 5000 groupes différents et parlent plus de 4000 langues.
[4] Le physicien théoricien et cosmologiste Stephen Hawking participait à une conférence à l’Oxford Union le 14 novembre.
[5] Valérie Cabanès : Un nouveau droit pour la terre - Pour en finir avec l’écocide collection Anthropocène, Le Seuil, octobre 2016
[9] Le deuxième Congrès international du Havre-Rouen (24-27 novembre 1969) a été particulièrement extraordinaire : « Développement économique de l’Arctique et avenir des sociétés esquimaudes ». C’est la première fois dans l’histoire que les Inuit de Sibérie, de l’Alaska, du Groenland et du Canada se sont retrouvés après avoir été dispersés pendant dix mille ans. Les travaux de quatre congrès bilatéraux franco-soviétiques ont paru dans le cadre de cette série. L’ensemble de ces travaux des quatre Congrès internationaux est diffusé par les Éditions du CNRS
En résumé, on pourrait dire que deux éléments vont se retrouver dans la conception de l'être des sociétés traditionnelles : la pluralité des éléments constitutifs de la personnalité et la fusion de l'individu dans son environnement ou son passé, ce que R.BASTIDE appelait la « fusion dans l'altérité ».
Cette fusion dans l'altérité est manifeste si l'on compare le statut du corps dans la pensée occidentale et dans celle des sociétés traditionnelles :
Dans les sociétés occidentales, on estime couramment que le corps humain est un objet relevant seulement de la biologie ou de la physiologie, et que sa réalité matérielle doit être pensée d'une façon indépendante des représentations sociales. Elle repose sur une conception particulière de la personne, celle qui fait dire au sujet "Mon corps" sur le modèle de la possession. Cette représentation s'est construite au fil de l'histoire occidentale accompagnant l'émergence de l'individualisme. En vertu de la longue tradition philosophico-religieuse de la séparation de l'âme et du corps, ce dernier ressortit au domaine de la connaissance objective, tandis que l'appréhension du psychisme serait soumis à la fluctuation des croyances religieuses, des théories philosophiques ou psychologiques (du moins jusqu'à l'apparition des récentes sciences cognitives).
Le corps fonctionne donc à la manière d'une borne frontière pour distinguer chaque individu. L'isolement du corps au sein des sociétés occidentales témoigne d'une trame sociale où l'homme est coupé du cosmos, coupé des autres et coupé de lui-même. Facteur d'individuation au plan social, au plan des représentations, le corps est dissocié du sujet et perçu comme l'un de ses attributs. Le corps devient un avoir, un double.
A l'inverse, les travaux anthropologiques – aussi bien que les études historiques ont décrit l'extrême variabilité, selon les sociétés, des conceptions du corps, de son traitement social, de sa relation avec autrui et avec le monde, Dans ces société traditionnelles, le corps est relieur, il unit l'homme au groupe et au cosmos à travers un tissu de correspondances.Toutes les cultures connues, font du corps une partie intégrante du social. Il est au cœur des pratiques magiques et thérapeutiques comme des croyances religieuses ou des mythologies. Il est inclus dans des systèmes de représentation où se mêlent imaginaires collectifs, observations empiriques, savoir-faire et interprétations.
La surface externe du corps humain est ainsi l'objet d'une évaluation sociale variable. Pour être socialement approuvés, les corps sont « retravaillés ». La capacité d'occuper certains statuts ou de remplir certains rôles, sexuels par exemple, ne s'effectue qu'au prix de l'exhibition d'un corps immédiatement signifiant, laquelle permet de situer d'emblée l'appartenance ethnique ou la position sociale d'un individu.
La définition du corps est toujours donnée en creux par celle de la personne. Ce n'est nullement une réalité évidente, une matière incontestable : le « corps » n'existe que construit culturellement par l'homme. C'est un regard porté sur la personne par les sociétés humaines qui en balisent les contours sans le distinguer la plupart du temps de l'homme qu'il incarne. D'où le paradoxe de sociétés pour qui le « corps » n'existe pas. Ou de sociétés pour qui le « corps » est une réalité si complexe qu'elle défie l'entendement de l'occidental. De même la forêt est évidente à première vue, mais il y a la forêt de l'Indien et celle du chercheur d'or, celle du militaire et celle du touriste, celle de l'herboriste et celle de l'ornithologue, celle de l'enfant et celle de l'adulte, celle du fugitif ou celle du voyageur... De même le corps ne prend sens qu'avec le regard culturel de l'homme .D.LE BRETON
Signes d'appartenance, souvenirs des rites de passage ou de contacts culturels, fonctions erotiques, esthétiques, prophylactiques ou thérapeutiques, les différents types de signes :scarifications, tatouages, peintures, coiffure mais aussi parures se font les échos des croyances, des valeurs sociales ou des relations extrapersonnelles, ; toutes ces données témoignant de la vie des individus, puberté, initiation, entrée dans une confrérie ou mariage, ont subi une transmutation plastique Les motifs corporels traduisent les changements opérés dans la vie des individus, et affichent parallèlement leurs droits et leurs obligations. Mais à travers une ligne ou un dessin, c'est parfois toute une métaphysique, une cosmogonie une culture qui s'exprime
Le signe corporel a ainsi une valeur identitaire, il dit au cœur même de la chair l'appartenance du sujet au groupe, à un système social, il précise les allégeances religieuses, les relations au cosmos, il humanise à travers une mainmise culturelle dont la valeur redouble celle de la nomination. Au sein de certaines sociétés, le signe renseigne sur la place de l'homme dans une lignée, un clan, une classe d'âge ; il indique un statut et affermit l'alliance. Impossible de se fondre dans le groupe sans ce travail d'intégration qu'opèrent les signes imprimés dans la chair. Les membres d'une même communauté portent parfois des marques corporelles identiques, par exemple certaines pour tous les hommes, d'autres pour toutes les femmes.
Les inscriptions corporelles durables accompagnent les rites initiatiques de nombreuses sociétés traditionnelles : circoncision, excision, subincision, limage ou arrachage des dents, amputation d'un doigt. Dans ces sociétés, le statut de personne l'immerge, avec son style propre, au sein de la communauté. Les marques impriment sur son corps une inaliénable égalité et une cosmogonie compréhensible par tous. Rituelles, elles inscrivent dans la durée le changement d'être de l'initié : il n'est plus le même après la redéfinition dont sa chair a été l'objet. À la trace physique qui livre désormais le jeune à l'approbation du groupe, la douleur ajoute souvent son supplément.
« À portée du regard et du toucher, s'affichent les signes du corps : des lignes s'inscrivent, d'autres s'estompent. Des formes naissent, parfois s'imbriquent ou se perdent, puis retrouvent leur mouvement pour partir à l'assaut d'une portion de surface lisse. Et tous ces dessins recherchent le motif d'un tressage, d'un tissage, ou les traces laissées par les êtres que dissimulent les rivières et les forêts, ou la mémoire des humains. »
Le corps humain inspira, dans les cultures occidentales, maints chefs-d'œuvre de la peinture et de la sculpture. L'image intemporelle qu'il projette, celle d'une nudité sublimée, se trouve aussi au cœur des arts de l'Afrique noire. Mais là, plus qu'ailleurs, c'est sur le corps lui-même que s'appliqua la créativité des hommes et des femmes.
Quelles que soient la tradition et l'habileté dont elles relèvent, ces pratiques nous déconcertent et éveillent le souvenir de certaines expériences troublantes : celles du Body Art ou de la Figuration libre impliquant le corps en tant que support plastique. De même, la pratique de la peinture corporelle par le mouvement hippie, dans les années 70, ou celle des tatouages par des adeptes de plus en plus nombreux, en Europe et aux États-Unis, sont perçues comme des actes étranges, parce que signes d'un désir de marginalité.
À l'inverse, pour la plupart des peuples africains, peintures et scarifications sont vecteurs de communication et facteurs d'intégration, qu'ils s'effectuent dans l'ordre du social ou du spirituel."
"Car ces marques, qui travaillent le corps, coexistent avec d'autres formes d'expression se révélant notamment à travers les déformations du crâne, l'élaboration des coiffures, les perforations des oreilles, du nez et de lbijoux en métal ou en ivoire. Ces attributs placent le corps au premier plan de la médiation et le définissent, d'un point de vue sémiologique, comme le lieu d'émergence d'une multitude de signes.
Toutes ces parures nous parlent des hommes et des femmes. Elles nous racontent leur histoire, leur devenir, dont le sens se définit d'abord par rapport à un lieu, un village, un groupe, une ethnie ou un clan, un état, nubilité, grossesse ou deuil. Mais ces individus, chefs ou guerriers, sont soucieux de gagner ou de conserver le pouvoir ou de tendre à la plus haute connaissance, désir des initiés, des officiants de cultes ou des devins. Lorsque les plus grands ont l'ambition d'atteindre l'essence des dieux et d'accéder au secret de l'éternité, ils se parent de perles de corail, comme les souverains de l'ancien royaume du Bénin ou se couvrent d'or, tels les rois ashanti. » Christiane Falgayrettes-Leveau .Corps Sublimes. Dapper
Personne ne nierait pourtant qu'à l'instar de nous, un individu africain ne se pense en même temps comme singularité d'où la nécessité problématique de penser l'unité de la multiplicité. De quoi est faite l'individualité dès lors qu'on serait en présence d'une pluralité constituante, force vitale, ombre, double etc. ? la personne aura à ainsi résoudre le problème de l'harmonie entre les éléments constitutifs.
Comme chacun de nous, l'individu a sa propre histoire : il est enfant, reçoit divers rites de passages mène une vie d'adulte puis meurt et devient ancêtre. Et c'est cette histoire qui va individualiser chacun dès lors qu'elle n'est pas simple développement linéaire mais va consister en un jeu de complémentarité, de conflits, de renforcement, d'exclusion. Ainsi le sommeil est-il conçu comme le départ d'une des âmes qui revient le matin et donc comme perte d'être. Le moi se définit comme devenir sans cesse remis en question, comme inachèvement entre ce qu'il possède (donné ou acquis) et ce qu'il perd comme « force » soit épisodiquement (émotion et folie, dévoration fantasmatique par sorcellerie)soit définitivement comme la perte de substance irréparable qu'est la mort.
Dans un ouvrage qui fit date, qui reste un classique même s'il est souvent critiqué par son abus de généralisation et sa volonté de retrouver chez les Bantous, des principes préchrétiens que l'occident aurait oublié , P.TEMPELS restitue les éléments d'une « philosophie bantoue », autour de la notion de force vitale ou « muntu. »
« Nous dirons de l'homme qu'il grandit, qu'il se développe, qu'il acquiert des connaissances, qu'il exerce son intelligence et sa volonté et qu'en ce faisant il les accroît. Par ces acquisitions, par ce développement, nous ne considérons pas qu'il sera devenu plus homme, en ce sens du moins que sa nature humaine est restée ce qu'elle était. On a la nature humaine ou on ne l'a pas. On ne l'augmente pas et on ne la diminue pas. Le développement s'opère dans les qualités et dans les facultés de l'homme. L'ontologie bantoue, ou plus exactement leur théorie des forces, s'oppose radicalement à pareille conception. Lorsque les bantous disent.: «je deviens fort», ils pensent tout autre chose que lorsque nous dirions que nos forces s'accroissent. Rappelons encore que pour le noir l'être est la force et la force l'être. Lorsqu'il dit qu' une force augmente, ou qu'un être est renforcé, il faudrait exprimer cela en notre langue et suivant notre mentalité par: « cet être s'est accru en tant qu'être », sa nature fortifiée, augmentée, magnifiée…Voilà le sens dans lequel il y a lieu de comprendre les expressions que nous avons citées en exposant que le comportement des bantous était centré sur l'idée de l'énergie vitale: être fort, renforcer sa vie, tu es puissant, soyez-fort, ou encore, ta force vitale décline, est altérée. C'est dans ce sens aussi qu'il faut comprendre Fraser, lorsqu'il écrit dans « Le Rameau d'Or »: «L'âme comme le corps peut être grasse ou maigre, grande ou petite»; et encore: « la diminution de l'ombre est considéré comme l'indice d'un affaiblissement analogue dans l'énergie vitale de son propriétaire. » C'est encore la même idée que vise M.E. Possoz, quand il écrit dans ses « Eléments de droit coutumier Nègre »: « L'existence est pour le nègre chose d'intensité variable »; et plus loin quand il évoque «la diminution ou le renforcement de l'être ». ..
La philosophie des forces est une conception de la vie, une Weltanschauung. Il est possible qu'elle ait été inventée pour justifier un comportement déterminé, ou qu'une acception de la nature ait conditionné ce comportement, toujours est-il qu'actuellement elle informe étroitement toute la vie des bantous. Elle explique les mobiles humains, raisonnables de toutes les coutumes bantoues, elle livre les normes de la conservation et de l'expansion de la personne. Ceci ne veut pas dire que chaque indigène est à même de décliner les dix vérités cardinales de sa philosophie, mais il n'en est pas moins vrai que le « muntu » qui omet d'orienter sa vie suivant les antiques normes de la sagesse bantoue se fera traiter de « kidima » par ses frères, c'est-à-dire de sous-homme, homme à l'esprit insuffisant pour compter comme « muntu ». Le « muntu » normal possède sa philosophie, il reconnaît des forces dans les êtres, il sait l'accroissement de l'être et ses influences ontologiques, il tient compte des lois générales de l'induction. Cette ontologie, tant qu'elle reste une science universelle, vraiment philosophique, est le bien commun de toute la communauté bantoue. » P.TEMPELS. LA PHILOSOPHIE BANTOUE.1945
L'unification de la personne est ainsi à concevoir en « itinéraires » ou chemins, en « tensions »ou en « nœuds ».L'histoire est donc celle d'un équilibre ou plutôt une perpétuelle équilibration et rééquilibration des éléments constituants et des forces à l'œuvre. Si, comme on l'a dit le destin est cosmique et déjà inscrit dans les signes, l'effectuation de celui reste pourtant l'œuvre personnelle de chacun. A l'instar de ce que montre le tragique grec : l'oracle ne prescrit rien, il signifie et c'est à chacun, guidé par le devin, de l'interpréter correctement : la méconnaissance étant paradoxalement un des moyens de réaliser ce destin.
On peut noter que cette histoire se cristallisait autour du nom de chacun, élément fondamental de la personne et chargé de puissance, au lieu d'une simple étiquette ».
Chaque nom rattache celui qui le porte à des représentants défunts du lignage tandis que la possession d'un patronyme secret préserve l'individu et assure la spécificité du moi. Les principales étapes de la personne marquées par des « rites de passage » (apparition des dents, puberté, mariage, ménopause et sénescence) sont spécifiées par le port d'un vocable nouveau. changer de nom consacre la disparition de l'ancienne personnalité, celle du « vieil homme », au profit de l'être nouveau régénéré par le rite initiatique : (il arrive même que la mutation nominale provoque des traumatismes graves au sein de l'équilibre psychique (lors du baptême chrétien par exemple).
C'est pourquoi la cérémonie d'imposition du nom peut avoir une grande importance dans la mesure où elle situe l'individu avec précision. D'où l'habitude de donner à l'individu plusieurs noms décelant la pluralité de ses origines (nom de l'ancêtre réincarné; nom du clan féminin, du clan masculin; nom exprimant sa propre essence) et rappelant les temps forts de son existence (initiations diverses). Il est fréquent que la dation de nom s'effectue après l'apparition des premières dents; avant cette date l'enfant n'est qu'un être cosmique, un bébé-eau comme disent les Bantou, non un être social. Ainsi chez les Fon, l'enfant reçoit un nom qui rappelle son signe (le fa ou destin) : c'est le nom d'enfance nécessairement imposé ; il porte à son insu la marque que ce nom lui imprime. Au moment même où l'enfant est encore ' inconscient ', cette cérémonie du nom le fait vraiment exister » (nommer c'est faire exister...), Désormais l'enfant a un sens, il commence d'exister pour son milieu social, malgré son inconscience. Lorsqu'il commencera sa propre histoire il prendra alors un autre nom qui va le personnaliser ;celui qu'il va cacher car il est ce qui révèlerait son être profond ; quiconque le possèderait aurait pouvoir sur lui..
Les conduites de chacun quotidiennes ou rituelles, et qui concernent son environnement (village, place du marché, rivière, forêt, forces) ou les autres (les ancêtres, puis les géniteurs, les oncles et les tantes, les frères et sœurs, les membres du clan) peuvent diminuer ou renforcer l'être, donc la force de vivre. D'où le rôle imparti à certaines cérémonies qui permettent à l'individu de réussir sa vie. Il est certaines situations, « nœuds de forces » où la personne conquiert un surcroît d'être, telle l'initiation ou l'apport d'un nouveau nom, paradoxalement aussi, la possession par un génie, ou enfin la mise au monde de nombreux enfants .
« Qu'il s'agisse des croyances et des symboles (domaine de l'imaginaire). des structures sociales, des attitudes (métaphysiques, religieuses, techniques), nous sommes toujours en présence de systèmes socio-culturels soucieux de l'homme, être privilégié par excellence, centre et but à la fois de la création. Une société prévenante qui : 1 ° intègre l'individu et veille sur lui lors des moments critiques de son existence (rites de passage); 2° prend en charge sa maladie et singulièrement ses troubles psychiques; 3° multiplie les voies de salut sous forme de conduites apaisantes ou d'institutions équilibrante — rapport tension/détente — 4° définit un univers comme ensemble de messages et de symboles motivés qu'il appartient à quiconque de traduire selon son degré d'ouverture sur le savoir profond; 5° fait de la personne un être en participation tant avec les êtres de son lignage, mieux de son phylum, qu'avec les forces telluriques; 6° conçoit des rapports possibles entre les vivants et les ancêtres, entre les hommes et les dieux; 7° imagine des mythes justifiant ce qui est et ordonnant ce qui doit être; 8° utilise une pensée dichotomique mais pourtant résolument unifiante (symboles, dialectique de complémentarité) et désireuse de ne rien perdre de la richesse du tout qu'il soit matériel ou spirituel — pour autant que ces termes aient: ici un sens —; 9° parvient astucieusement à maîtriser le temps, voire à le mettre entre parenthèse... telle: sont les principales caractéristiques de la culture négro-africaine. Nul groupement humain n'a peut-être jamais fait autant pour assurer le parfait équilibre et le plein épanouissement de ses membres que la collectivité noirs traditionnelle. Il est vrai qu'il s'agissait pour elle de vaincre une nature parfois difficile et avec des moyens rudimentaires quant à leur efficacité technique, au même titre qu'il fallait lutter contre les hommes, singulièrement les étrangers en quête d'esclaves ou désireux d'imposer, et non sans brutalité, leur loi ou leur religion. »L.V Thomas.Le Pluralisme Cohérent De La Personne En Afrique Traditionnelle. L'harmattan
La personne inscrit donc sa liberté dans et à travers les multiples déterminismes et leur failles. Lorsqu'un Nuer prend le nom d'une vache, c'est en référence au « Troupeau primordial « de ses mythes qui donne sens à son existence de pasteur mais en même temps il choisit telle ou telle animal particulier et donc des traits de caractère qu'il accomplira ; de la même façon l'ancêtre réincarné « suggère » «certaines conduites dont il est le modèle.
La personnalité ne s'accomplit pas en se séparant la nature ou des autres comme nous sommes prompts à le penser: l'harmonie interne ne se dissocie pas de l'harmonie sociale ni celle-ci de l'harmonie cosmique. il y a d'abord un ordre du monde où l'homme trouve d'emblée sa place, où l'homme trouve son autonomie
L'homme africain traditionnel doit ainsi être compris comme être-situé-dans-le-monde.Sa personne se trouve dans une certaine mesure conditionnée par l'accord de chaque individu avec les membres du lignage, du clan, du village avec les ancêtres (surtout celui qui est partiellement ou totalement réincarné), avec des génies tutélaires du groupe, avec les forces telluriques et cosmiques. Chaque fois qu'un signe annoncera le désordre, donc l'anomie (maladie, sécheresse, épizootie, mort), il faudra consulter le devin, se confesser publiquement, offrir un sacrifice, s'initier à un Génie ou se laisser ' monter ' par lui (adorcisme) : alors la pyramide des êtres retrouvera son équilibre, chaque force-puissance reprendra sa place, la société connaîtra à nouveau la paix, l'individu éprouvera sa plénitude d'être.
L'éthique de la personne n'est donc pas autre chose que l'accroissement de sa force de vie qui n'est pas indépendante de l'accroissement de la force de tous ;d'où la fonction des rites et des sages ,nganga,devins, voyants etc.. De même qu'il y a dans l'univers des zones privilégiées de concentration des forces (lieux sacrés, résidences des Génies, autels claniques), de même il existe des personnes qui concentrent en elles des puissances supérieures, qui par là même ne sont pas seulement sacrées, mais sacralisantes comme unités dynamisantes de cohésion ou d'ordre
A l'encontre de ce qu'on pourrait penser, cette situation n'engendre ni fatalisme ni pessimisme, mais peut constituer une véritable » sagesse », un usage de sa liberté, comme recherche constante de l'accord des diverses forces de l'univers.
Cette sagesse qui est la véritable philosophie de l'Animisme, l'écrivain camerounais Gaston –Paul EFFA va la recevoir de son initiatrice pygmée Tala , expérience qu'il nous communique dans « Dieu Est Perdu Dans L'herbe » :
« Dans « animisme », il y a âme. L'âme est le principe qui anime une chose. Vous la trouvez dans les végétaux, chez les animaux et chez les humains. Dès qu'un être respire, s'alimente, se reproduit, il est doté d'une âme. Le citronnier, la petite fourmi, l'humain ont tous une âme. Apprends donc que nous n'avons pas le monopole de l'âme, mais ton âme n'a qu'une vertu, celle de te rapprocher des autres âmes pour te confondre avec elles et les reconnaître. Le haut est dans le bas et le bas est dans le haut. Les animaux, les plantes, les insectes, tous les éléments portent l'influence des astres; certains comme le lion sont solaires, d'autres lunaires comme le buffle, d'autres stellaires comme le cerf ou certains poissons ou plantes. Le dehors et le dedans se croisent et se rejoignent sous le règne de l'âme. Si tu écoutes ton âme, tu comprends qu'il n'y a pas d'horizon clos car le monde est nu comme un cri.
Tout parle. L'eau, le feu, la poussière, le vent, le bois, l'oiseau. Même le plus petit insecte, invisiblequand tu marches, parle. Alors, avant de t'empresser de parler, apprends à écouter. Chaque être parle une langue différente, mais tous les êtres disent quelque chose. Respecte chaque parole comme une corde sur laquelle tu avances et dont tu ne peux te dire si elle est tendue très haut ou très bas au ras du sol.
Tout parle. Écoute.
Pour écouter, il faut se pencher. Nous ne prenons plus le temps de regarder les choses de près. La corne de la vache que tu jettes à présent après en avoir exploité la chair, le poil du cochon que tu brûles, les ongles que tu coupes sans y prendre garde, le fumier qui condense tous les restes que tu abandonnes, tout cela a une mémoire, celle du jour, de la nuit, des saisons, raison pour laquelle il ne faut pas se couper les ongles n'importe quand ni n'importe où, si tu ne veux pas perturber l'équilibre de ton être et ta santé.
Penche-toi, penche-toi encore, celui qui meurt a perdu son harmonie, n'est-ce pas ? Il a perdu ce qui accordait son corps et son âme. Apprends à aimer ces fleurs qui poussent seules, semées par une main invisible. Le pollen qui s'élève, les fleurs en bouquets, l'écume portent le dieu diffus, évaporé, comme des bulles éclatées, laissant derrière lui autre chose que tu ne comprends pas. Alors seulement, cette femme qui va fermer les yeux ne mourra pas. Son corps se décomposera ici, dans le fouillis des racines et des lianes. Ton corps n'est pas à toi, de même que le corps de cette femme n'est pas à elle, même si parfois tu t'en rapproches, mêlant ton souffle avec le sien. Mais, un jour, tu finis par le quitter pour t'en retourner à tes écorchures. Tu seras, comme elle, réduit à cette feuille ou cette porte entrouverte sur le petit jardin.
« Dieu est perdu dans l'herbe….
… « Il est dans la Terre en orbite autour du Soleil, dans les vallées, les usines et leurs routes, dans les champs de maïs et les déserts, dans les visages que tu croises, il est dans les feuilles qui tombent en octobre, dans les soleils qui montent et les lunes qui se couchent, dans les gens qui passent et ceux qui s'arrêtent, dans les beaux temps et les intempéries, dans les cortèges d'insectes immobiles, dans les chants d'oiseaux inaudibles, dans la mer qui gonfle, dans l'enfant qui joue. Tout cela tu l'oublies, bien sûr, puisque de la Terre il est à jamais impossible de tout dire. Alors, fais attention à tout, reste vigilant au plus petit détail… »
PHOTOS /HANS SILVESTER "LES HABITS DE LA NATURE". VOIR L'ARTICLE/ http://agoras.typepad.fr/regard_eloigne/omo/
Lisons Rousseau : « Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi; mais pour étudier l'homme, il faut apprendre à porter son regard au loin; il faut d'abord observer les différences pour découvrir les propriétés» (Essai sur l'origine des langues,).
D'où une double problématique de l'identité en liaison avec l'altérité : comment l'Autre (ici des cultures différentes et des sociétés traditionnelles) peut-il révéler l'inconscient de ma propre culture et donc mon identité .Comment à l'intérieur d'une culture (ici les cultures africaines ) ,la prise en compte des racines et de la tradition permet-elle de comprendre les problèmes de la modernité.
On peut d'abord formuler les questions que pose tout devenir humain à partir de trois dimensions clefs ; on les retrouve évidemment dans toutes les cultures africaines.— L'Unité .Comment l'individu se reconnaît-il comme sujet unique à travers la pluralité des éléments constitutifs d'origine diverse et la multiplicité des états psychologiques — L'identité .Comment l'individu se reconnaît-il comme sujet permanent à travers les métamorphoses que subit son moi au cours de sa formation (la personne africaine « commence » bien avant la naissance el ne « s'achève » pas avec la mort) et de son histoire — La mise en situation : l'individu ne se définit qu'à travers diverses médiations, les ancêtres Le nom , l'entourage (famille, rapport aîné/cadet, place dans la caste ou dans la classe d'âge, rôle et statut) dans les cultures africaines..
« L'homme en soi est une fiction, il est toujours situé dans un cadre culturel historique. La personne individuelle ne peut être conçue isolément I Comme Lévy-Bruhl l'a si bien montré, à propos des «primitifs», mais avec une portée qui s'avère générale : « la personne est un lieu de' participation ».
La personne — considérée comme une unité biologique humaine enculturée (ou humanisée), un système de relations intra et interindividuelles — est un nœud dynamique et dialectique du bio-psychologique et du social, de l'intérieur et de l'extérieur, du particulier et du général, du permanent et du changeant, de l'un et du multiple. Elle présente une analogie frappante avec le « nous » (ou les « nous » dont elle procède et auxquels elle participe), en tant qu' « immanence réciproque », « qu'on pourrait aussi définir comme une participation mutuelle de l'unité à la pluralité et de la pluralité à l'unité ».
La personne est un phénomène bio-social total où fusionnent des données anatomo-physiologiques, psychologiques et sociologiques. Chacun de ces niveaux présente simultanément des caractéristiques dont le degré de généralité varie entre l'universalité et la particularité.
La constellation typique des éléments interdépendants constituant la personne, peut prendre des formes différentes suivant le cadre socioculturel. Celui-ci sélectionne, valorise, stimule certaines potentialités de l'homme, inhibe et dévalorise d'autres, suivant sa structure. Les composantes des modèles de la personne sont multiples et variables, différemment « dosées » par les sociétés. Ces modèles « théoriques » ou « réels », explicites ou implicites, assurent le développement « typique » (la personnification) des individus d'une société, en réglant leur participation à la vie et aux valeurs de celle-ci.
La personne n'est pas l'apanage d'une seule culture, et aucun de ses modèles particuliers ne peut être élevé à la « dignité » métaphysique. Elle n'est pas une substance immuable, mais la forme variable sous laquelle se manifestent les acteurs humains de chaque société. Elle implique l'interaction entre les hommes concrets et un milieu social.
Comme le note très justement Jean-Pierre Vernant en ce qui concerne le domaine des hellénistes : « II n'y a pas, il ne peut pas y avoir de personne modèle extérieure au cours de l'histoire humaine... L'enquête n'a donc pas à établir si la personne en Grèce est ou n'est pas, mais à rechercher ce qu'est la personne grecque ancienne, en quoi elle diffère, dans la multiplicité de ses traits, de la personne d'aujourd'hui ».Lagos Saghy.Quelques Aspects De La Notion De Personne.
Porter son regard au loin, s'il s'agit de notre propre moi, c'est découvrir qu'au-delà du sentiment plus ou moins conscient et illusoire de nous-même, la personne occidentale loin d'être universelle comme on le croit, est elle aussi le résultat d'une histoire et d'une tradition particulière.
Celle-ci a des origines latines, en rupture avec l'idée grecque d'un être faisant corps avec sa cité et rien sans elle. Persona latin est le masque de l'acteur d'où résonne la voix intime, s'extériorisant ainsi. Ce rôle de l'acteur définira l'homme romain d'abord comme seule personne juridique jouissant de droits , puis avec le Stoïcisme comme personne morale responsable. Le Christianisme y ajoutera la définition d'un être à part de la « création » et de nature rationnelle. Il ne sera pleinement une personne, que s'il actualise sa nature, s'il s'élève au-dessus de l'animal, autrement dit si la raison et la liberté s'épanouissent en lui.
Surtout, la réforme protestante et le cartésianisme mettront l'accent sur la conscience de soi, le moi , mais au prix d'une rupture épistémologique et ontologique : le dualisme d'une âme et d'un corps. Un corps conçu sur le modèle de l'automate et soumis aux appartenances et contraintes extérieures (ce qui permettra une approche scientifique et médicale), à l'opposé de la conscience capable de se ressaisir elle-même et de gagner son autonomie par rupture avec l'extérieur. Par rapport à ses appartenances le moi se conquiers ainsi en se séparant, voire en s'opposant pour devenir « maitre et possesseur de la nature » par les sciences et techniques et maitre de soi par le travail du devenir conscient.
Cette idée d'une personne existant en soi, qui doit pouvoir en même temps se rendre libre de tout héritage et s'affranchir de l'environnement, a pesé d'un poids décisif dans les aventures coloniales. Comme M. AUGE l'a montré, on la retrouve dans les politiques de développement et dans les tentatives des missionnaires. visant à couper l'individu du cercle de ses « appartenances », à le détacher des différents héritages qui étaient censés le constituer, pour faire apparaître à la place la notion d'une personne unitaire et isolée, libre de sa force de travail et devant chercher en elle-même « la cause du mal qui l'accable ». D'où sans doute les diverses problématiques de l'acculturation et des pertes d'identité à l'ère de la modernité.
Tout autre, en effet apparaissait l'être des sociétés traditionnelles, africaines, amérindiennes ou océaniennes : véritable « nœud de participations ». Cet être restait soumis au régime des appartenances et trouvait son identité autant en dehors qu'au dedans de lui-même, dans son totem, dans son lignage, dans la nature et dans le social (au point qu'on l'assimilera à l'enfant de nos sociétés qui serait sous le même régime ; d'où une des justifications idéologiques de la colonisation) . Par l'un ou l'autre des éléments de sa personne, par son corps également, l'individu était d'emblée et toujours, situé en un ou plusieurs points d'une chaîne d'ancêtres, ainsi qu'en plusieurs lieux du cosmos ou de son entourage naturel et social.
Il se définissait d'abord par sa position, fils cadet ou fils aîné, fille à marier, mari, père, mère ou chef. Quand on lui demandait ce qu'il était, il se situait dans un lignage et marquait sa place dans un arbre généalogique. Ces statuts définissaient l'individu dans ses relations avec quelque chose qui lui était extérieur, l'ordre social dans lequel il s'insérait .Chaque statut étant lié à un rôle, le statut déterminait de plus certaines attitudes, certains comportements, modelait donc la conduite, et par-delà la conduite, l'affectivité ou la mentalité.
Si l'on prend l'exemple de la réincarnation (souvent présente, quoique pas partout à l'instar du totémisme), ce qui revivait du grand père dans son petit-fils, ce n'est pas forcément un sujet ancien mais un ancêtre proche, « un mort vivant ». Si on prenait son nom, cela ne voulait pas dire qu'on lui ressemblait mais qu'on réincarnait le statut du grand-père, par exemple qu'on héritait de certains de ses pouvoirs religieux (il arrivait ainsi que le Père montrait une attitude de respect envers son fils puisque ce fils réincarnait le Père du Père). L'enfant n'était pas à proprement parler l'ancêtre mais il naissait sous le rayonnement, sous la sauvegarde, sous le patronage d'un défunt, de sorte que l'on possédait dans l'au-delà une sorte de patron protecteur, de même que l'ancêtre trouvait un point d'insertion dans le monde des vivant et perpétuait ainsi sa force de vie.
D.SEWANE dans le « Souffle Du Mort »Terre Humaine, a ainsi souligné le rapport « affectif » qui lie un individu à l'ancêtre « réincarné »
« Quand quelqu'un meurt, son diyuani sort de lui pour former un vivant. C'est cela, le mort qui ressort dans un être humain... Le diyuani voyage et cherche. Il peut venir de loin. Même de très loin !... Il cherche une maison qu'il aime pour sortir vers un enfant. »
Le diyuani, me disait Yambuane, est pareil à un souffle d'air, distinct de \'uwè, le souffle animal. « Un arbre ne peut mourir... » Yambuane me montrait le baobab sorti de terre devant sa takyiènta, parce qu'il l'aimait. En ce baobab revivait le souffle d'un aïeul allié à un esprit souterrain. « Sur l'arbre le plus sec, il restera un bourgeon, et il reprendra vie... Pareil pour les humains. On les croira tous disparus. Mais il en restera un, quelque part, et la terre se repeuplera.» Dans la racine vieillie d'un arbre, Yambuane voyait, comme Gaston Bachelard, « le mort vivant, le mort alangui dormant d'un long sommeil » prêt à se réveiller ou se relever.
Un Otàmmari désigne le mort inconnu auquel il doit la vie sous un terme affectueux : «Celui sorti (de la tombe pour aller) vers moi. » Le mot diyuani, qui désigne le souffle d'un défunt, est-il formé à partir du verbe keyene : « sortir (vers) » ? Plus précisément keyenni : « sortir vers moi ? » Est-il juste de le traduire par : « Cela (du mort) qui est sorti vers moi ? » Personne ne me l'a confirmé….
Un Otàmmari appelle également son mort : «! Celui qui m'a détaché ou regardé. » Le premier sens du verbe est lié à la récolte du fonio. Une fois les épis rassemblés sur une aire de forme ovoïde, les petits garçons impubères les piétinent en chantant au clair de lune. Les grains giclent sous leurs pieds, qu'ils font « kabota : sauter » hors de leur gousse. De même, un mort détache de lui, ou fait « sauter » hors de lui, un enfant. Le deuxième sens du verbe correspond à une façon très particulière de regarder : « de bas en haut ». De la terre vers le ciel. Se relevant du fond de sa tombe, le mort, le front à ras de terre, lève les yeux vers son futur enfant. Plus communément, un Otàmmari désigne son mort sous un terme qui exprime toute l'intimité et la douceur de leur lien : « we n'du, celui qui m'aime ou m'a désiré ». Ici, le verbe « kedu » signifie « vouloir » dans le sens « vouloir donner forme à un enfant », « avoir le désir de le former ». « We n 'du est là » dit un Otàmmari en montrant son autel personnel, construit dans sa prime enfance. Ce qui veut dire : « Le souffle du mort qui m'aime réside dans cet autel ». Ou bien : « Voici n 'yuanni, voici mon souffle » : le souffle de mon mort. L'autel et le souffle ne font plus qu'un. « N'yuanni me regarde », dit-il encore. De l'autel, le souffle du mort le suit des yeux tout au long de sa vie. Il le regarde, vivre. Il veille sur lui.
Sans jouer sur les mots, on peut dire que la personne était d'abord « personnage » ce que symbolisait le masque.(mais il ne s'y réduisait pas comme on la souvent cru), une des problématiques étant justement de penser l'unité de la pluralité).
La personnalité africaine, sans se réduire au masque (persona) ou à la fonction qui lui était assignée dans l'ensemble groupal, présentait donc une dimension sociologique éminente. Celle-ci apparaissait singulièrement dans les rites de passage (dations de noms, initiations graduelles et graduantes, mariage, funérailles, rites post-mortem) et lors de cérémonies à fin thérapeutique où le groupe prenait le malade (le possédé surtout) en charge et s'efforçait de le réintégrer au sein de la collectivité : individu et société s'avéraient à la fois inséparables et inséparés. . La société se saisissait de l'individu dès sa naissance, le marquait de diverses manières et ne le lâchait plus, jusqu'à sa mort; bien au contraire, le salut de son être ne se trouvait nulle part ailleurs qu'au sein de cette même société qui lui assurait les funérailles et le culte et qui le divinisait parfois à son tour.
D'autres liens marquaient l'individu : lien avec le génie qui le possédait ou avec son jumeau, son double totémique, certains membres privilégiés, l'homme avec qui on avait conclu un pacte de sang ou le « parent à plaisanterie », voire le sorcier avec qui s'engageait un singulier rapport de forces. Il pouvait se faire encore que le Moi ait des rapports privilégiés avec le placenta ou le cordon ombilical qui furent les siens... .
A la pluralité des statuts et des rôles aux différents réseaux, s'ajoutait, quant à la personne une pluralité « intérieure » qui n'en était pas indépendante.
Ainsi chez les Yoruba distinguait-on, pour être, des composantes matérielles, des composantes immatérielles périssables, des composantes immatérielles impérissables. Le corps, partie intégrante de la personne était pensé comme fait d'argile et devenait poussière après la mort. Son ombre distincte du corps quoique l'accompagnant, périssait avec lui mais seulement après l'inhumation. Les composantes immatérielles mais qui périssaient étaient L'esprit, localisé derrière le front, qu'on perdait dans la folie et qu'on distinguait parfois de l'intelligence. Les composantes immatérielles et impérissables se ramenaient à trois. Le Cœur, siège par excellence de la personne comme valeur; c'était l'instance la plus représentative de la personne dans sa totalité bien qu'il puisse quitter le moi durant le sommeil; jadis le nouveau roi devait consommer le cœur réduit en poudre de son prédécesseur afin de l'incorporer l'essence de son être. Puis leSouffle Vital, qui abandonnait le corps dès que s'arrêtait la respiration : sa destinée était de rejoindre l'Etre primordial à qui il appartenait . Enfin), Olori (seigneur de la tête) ou partie impérissable qui se réincarnait dans le nouveau-né à l'appel de l'ancêtre.
Pour tout compliquer ,s'il y avait pluralité d'éléments, certains venaient d'ailleurs, soit épisodiquement (possession), soit durablement (types de réincarnation, participation totémique); que d'autres pouvaient exister hors du moi ,âmes ou fragments d'âme qui séjournent dans la mare, dans l'autel... ou chez l'autre par alliance cathartique; tandis que simultanément il en est qui, parfois, abandonnaient la personne au moment du sommeil, de l'émotion vive, ou s'il s'agissait de sorcellerie ,le principe vital, était attiré ,incité à quitter le moi puis dévoré .
G.Dieterlen restitue ainsi toute la complexité de la personne Dogon.
« La notion de personne est très élaborée chez les Dogon.
L'individu est constitué d'un corps (gozu),
De huit principes directeurs (kikinu) (quatre principes dits « de corps » que nous nommerons « âmes » faute d'un meilleur terme ; un couple d'âmes jumelles de sexe opposé (kindu kindu say), « les âmes intelligentes » ; et leur reflet, « les âmes rampantes » kindu kindu bumone) ; enfin quatre « âmes de sexe » classées comme les précédentes) ;
Signifiant « âme, souffle ou essence », le terme kikinu employé communément est une contraction de l'expression kindu kindu désignant le principe directeur de la personne, que certains informateurs rattachent à kinu, le nez, le souffle. Kindu kindu, cette répétition n'est pas fortuite. Elle exprime l'existence dans l'être humain de différents couples « d'âmes », une « âme » mâle et une « âme » femelle.
L'adjectif say, que l'on rencontre souvent à propos de « âmes » a le sens de « savant », « intelligent ». Il qualifie « l'âme » en tant que siège de la connaissance et de la conscience de soi.
Des « graines de clavicules », symbole des nourritures de base situé dans les clavicules comparées à deux greniers et contenant chacune quatre graines ;
D'une force vitale composite (nyama) conçue comme une énergie, un fluide qui circule conjointement avec le sang dans les veines et les organes internes. « « Le nyama est une énergie en instance, impersonnelle, inconsciente, répartie dans tous les animaux, végétaux, dans les êtres surnaturels, dans les choses de la nature, et qui tend à faire persévérer dans son être le support auquel elle est affectée temporairement (être mortel) ou éternellement (être immortel). » Marcel GRIAULE, in « Masques Dogon »,
Le nyama d'un individu n'est pas une masse confuse et indifférenciée. Il est une somme de parcelles diverses dont l'ensemble contribue à former la personnalité.
En premier lieu, l'individu est doté d'un nyama en quelque sorte « de base » qui lui est octroyé par le Nommo, géniteur mythique de l'humanité, détenteur de la vie, du verbe et des âmes. L'individu reçoit une part de nyama provenant de son père, et une part provenant de sa mère.
L'individu est théoriquement constitué d'une somme de quatre-vingt parcelles qui lient l'individu à ses ascendants directs et indirects.Plus tard, si l'enfant assiste aux fêtes du Sigui, sa personnalité s'accroît d'une part du nyama du Grand Masque, c'est-à-dire de l'ancêtre mythique, qui, le premier, subit la mort. Au cours des sacrifices auxquels il participe, sa personnalité s'enrichit encore de parts octroyées par chacune des puissances à qui il rend un culte dieu Amma, Nommo, Lébé, ». G.Dieterlen.Les Dogon. Notion De Personne Et Mythe De La Création. L'harmattan
. L'enfant était marqué dès sa naissance — ou avant sa naissance — par quelque parole ou quelque signe originaire qui devaient orienter sa destinée, d'où le rôle essentiel de la géomancie, de la consultation des devins : dois-je partir en voyage ; que va être l'enfant qui va naitre ? Quelque chose de l'individu qui lui préexistait choisissait son futur destin terrestre et c'est en invoquant ce choix que le devin pouvait expliquer les succès répétés des uns, les échecs en série des autres dans des domaines aussi divers que l'acquisition des richesses, la recherche du pouvoir ou le désir de procréer.
La lecture des signes, renvoyait à un système d'actions et de réactions réciproques avec le monde environnant (la maladie, la mort, l'enfantement) et le monde social (l'alliance ou la guerre, l'inimitié ou la prospérité), mais par-delà au cosmos et au mythe originel.
Le système recevait son sens de l'Autre, la parole mythique et l'intervention des « puissances »,Génies, Orisha ,Vodun (quand ce n'est pas celle du sorcier) etc. Dans cette tradition de pensée, l'histoire de l'homme répétait l'histoire des « dieux », cette dernière constituant la matrice idéale des événements possibles qui pouvait définir une existence concrète. Ces « principes spirituels » étaient d'ailleurs conçus comme des signes inscrits dans le placenta.
Le développement de l'individu dépendait de la nature du signe inscrit dans la substance qui le rattachait à sa mère comme le développement de l'espèce humaine dépendait des signes inscrits dans le placenta primordial dont résultait toute la création.
Pour prendre un exemple chez les Bambara :les signes forment une arithmologie complexe. Les figures et les nombres mettent en rapport la création, la structure de l'homme et celle du monde. Aux 266 catégories entre lesquelles s'ordonnent les différents éléments de l'univers, répondent les 266 jours du cycle de la gestation humaine et les 266 éléments dont se compose le caractère de l'homme (son tere).Il y aussi a d'intimes correspondances entre la structure anatomique du corps humain et certains cycles astronomiques : aux 33 pièces osseuses de la colonne vertébrale (« le centre de gravité de l'homme ») correspondraient les 33 années lunaires au terme desquelles calendrier solaire et calendrier lunaire coïncident de nouveau.
On peut donc en conclure que, là où nous distinguons de l'autre pour être mieux nous-même, certains éléments, constituants de son être, faisaient sortir l'individu des sociétés traditionnelles de lui-même, pour le faire participer à des réalités autres ,le faisant à la fois, Soi et Autre : un réseau qui le reliait au temps des Ancêtres, aux Totems et aux « puissances « mythiques
.Par exemple dans la mesure où il réincarnait un Ancêtre, il y avait en lui une portion du lignage. Dans la mesure où il était t lié à un totem, il avait , à côté de son âme intérieure, une « âme extérieure », ( Frazer). Dans la mesure où il était possédé par un Génie, il devenait à la fois lui et l'autre. Dans la mesure où il était Jumeau, dont le frère était le jumeau de la brousse, il supprimait la distance qui le séparait de l'espace sacré, du monde mystérieux qui palpitait auprès de lui.
Le moi, aussi paradoxal que cela nous paraisse ne pouvait donc se concevoir que dans la continuité temporelle du lignage (présentification de l'ancêtre) et la diversité spatiale (localisation des âmes, relations privilégiées avec certains lieux, certains objets, certains génies, certains vivants) et jamais en dehors de ses dimensions cosmiques et sociales.
« Dans notre étude des premiers pas dans la vie de l'enfant d'Afrique noire, il faut d'abord nous demander d'où il vient aux yeux de ceux qui l'accueillent, puis où il va, enfin comment se réalise le passage, quelles étapes il est obligé de parcourir. Là où l'homme moderne, de plus en plus, se contente d'observer des phénomènes visibles, l'homme traditionnel n'a de repos tant qu'il n'a pas dénoué les significations qui, à ses yeux, se situent du côté invisible des choses. Le sensible et le perceptible n'épuisent jamais la réalité, ils ne sont qu'apparence et signe, alors qu'essence et signification se situent à un niveau plus profond, plus fondamental, plus caché. Le destin de tout être se joue dans son double invisible, dans le mystère même de sa constitution intime.
Dans la plupart des civilisations traditionnelles, on percevait et on perçoit encore comme une vérité d'évidence que pour venir en ce monde-ci l'individualité humaine doit émerger d'un autre monde où elle préexistait sous des formes différentes. Dieu intervient certes pour donner l'impulsion nécessaire au démarrage d'une nouvelle vie. Mais celle-ci s'exprimera au travers d'une individualité qui n'est pas créée ex nihilo au moment de la conception ou durant la gestation. Elle préexiste et attend dans l'au-delà le moment de s'incarner. Elle séjourne dans la familiarité des puissances numineuses, dieux, esprits, génies, ancêtres, forces cosmiques hypostasiées. Le plus souvent, elle est elle-même un de ces êtres spirituels qui désire faire l'expérience de la vie humaine ou revivre parmi les siens qu'il a quittés autrefois.
« C'est dans un contexte idéologique et émotionnel de proximité entre la terre et le ciel qu'il faut replacer la venue de l'enfant telle que la conçoit la pensée africaine. Les liens ne sont pas coupés entre les vivants, les morts et les dieux. Au contraire, les êtres de l'autre monde sont tout proches, on perçoit leur présence et la communication s'établit facilement avec eux. On parle aux Invisibles comme on parle aux hommes. Les défunts continuent à hanter les lieux qu'ils ont quittés et où se meuvent leurs descendants ; ils se mêlent à leur foule sous forme de danseurs masqués et apparaissent dans leurs rêves. Les dieux aussi descendent du ciel pour posséder leurs fidèles, les monter, les « chevaucher », parler à travers leurs bouches. Pour entretenir ce dialogue avec l'invisible des langages se créent, faits de signes et de présages, des hommes même se spécialisent dans cette fonction sous forme de prêtres, de devins et de médiums. Ciel et terre ne cessent de se toucher et d'interférer. L'enfant qui vient au monde est un des traits d'union qui les relient, un parmi d'autres. » Pierre Erny.Les Premiers Pas De L'enfant En Afrique Noire .L'harmattan.
L'inconnu, l'aventure du jouer, c'est ce que chante LEONARD COHEN (repris par GRAEME ALLWRIGHT ). Le jeu, recherche d'un inconnu inaccessible, fait du joueur un Etranger; c'est aussi le sujet du film de R Altman. JOHN MC CABE qui reprend les chansons
« C'est vrai que tous les hommes que tu as connus étaient des joueurs Qui disaient qu'ils renonçaient Au jeu chaque fois que tu leur offrais ton refuge Je connais ce genre d'hommes C'est difficile de retenir la main de ceux Qui essaient d'atteindre le ciel pour se livrer
Puis ramassant les jokers qu'il A oubliés derrière lui, tu trouves qu'il ne t'a pas laissé Grand chose pas même son rire Comme tout joueur il attendait la carte Qui est si haute et démente Qu'il n'aura jamais plus besoin de s'en distribuer une autre »
Léonard Cohen The Stranger
Dans la nouvelle de YASUNARI KAWABATA : LE MAITRE OU LE TOURNOI DE GO : l'auteur met aux prises pour son dernier tournoi ,un maitre de go, réputé invincible, avec un adversaire plus jeune. Ce tournoi le tuera .La nouvelle est ainsi le passage d'une culture du jeu traditionnelle, féodale ,esthétique et rituelle à un jeu agonistique ou il s'agit surtout de gagner .Comme le montre l'extrait suivant , chez le maître, le jeu est sa vie :
« Un journaliste du Nichinichi lui rendait justement visite aussi. Le tournoi, racontait-il, se révélait très populaire. Chaque samedi, les lecteurs étaient invités à donner leur avis sur la façon dont la partie devrait évoluer en certains points délicats.
Je me risquais à continuer : « Le problème de cette semaine, c'est Noir 91.
- Noir 91 ?» Le visage du Maître prit la même expression que s'il contemplait le damier.
Tout en parlant, il s'était redressé, mis à genoux, jambes rapprochées, tête droite. C'était sa posture devant la table de jeu, une posture empreinte d'une dignité sévère. Pendant un moment, on eût dit que, face au vide, il avait perdu toute conscience de son identité.
Il ne donnait pas l'impression, pas plus ce jour-là que celui de la partie par équipe, que ce fût uniquement par ferveur pour son art qu'il jouait chaque coup avec tant de sérieux, ni qu'il s'exagérât son rôle de Maître de Go. Il semblait plutôt que les choses suivaient leur cours normal.
Un joueur plus jeune, s'il se trouvait pris au piège d'une partie quelconque avec le Maître, en sortait exténué. Ce fut le cas pour une partie qu'il disputa contre Otaképendant notre séjour à Hakoné. Il avait un handicap de un kosha ; la partie dura de dix heures du matin jusqu'à six heures du soir. Et encore pour cette partie d'échecs orientaux, pendant un tournoi de Go en trois parties entre Otaké et Go Sei-gen, organisé cette fois encore par le Tokyo Nichinichi ; le Maître commentait le jeu ; moi j'étais chargé du reportage de la deuxième partie. Il coinça Fujisawa Karanosûké, présent par hasard, dans une partie d'échecs qui commença vers midi, se prolongea tout l'après-midi puis la soirée, jusqu'à trois heures du matin. Le lendemain, à peine le Maître avait-il aperçu Fujisawa qu'il ressortait son échiquier. Quel homme !
Nous nous étions réunis le soir qui précéda la deuxième séance de Hakoné. « Le Maître nous étonnera toujours, dit Sunada, journaliste du Nichinichi qui leur servait en quelque sorte de factotum. Pendant chacune de ces quatre journées de repos, si l'on peut dire, il est venu me chercher dès son lever pour jouer au billard. Et chaque jour, sans exception, nous avons joué toute la journée puis tard le soir. C'est peut-être un génie, mais c'est certainement un être inhumain. »
Pas une seule fois, à ce qu'on disait, le Maître ne s'était plaint à sa femme que la compétition l'épuisât. Elle aimait à raconter une anecdote illustrant sa capacité de s'absorber entièrement dans une partie. Je l'ai moi-même entendue à l'auberge de Nara-ya.
« Nous habitions le quartier de Kogai, à Azabu ; la maison n'était pas trop vaste, et il jouait ou s'entraînait dans une pièce de dix tatamis. L'ennui, c'était que la pièce voisine, une pièce de huit tatamis, servait de salon. Nous recevions parfois des invités bruyants qui riaient fort. Un jour qu'il disputait une partie avec je ne sais plus qui, l'une de mes jeunes sœurs est venue me montrer le dernier de ses bébés. Vous savez ce que sont les bébés : celui-là n'a pas cessé de crier. J'en devenais folle, je ne souhaitais plus que leur départ. Mais je n'avais pas vu ma sœur depuis très longtemps, elle venait pour une raison précise, je ne pouvais pas lui demander de partir. Quand elle a fini par prendre congé, je suis allée m'excuser pour tout ce bruit. Eh bien, savez-vous qu'il ne s'était rendu compte de rien ! Ni de la visite, ni des cris du bébé ! » Elle ajouta : « Ogishi disait autrefois qu'il désirait devenir semblable au Maître dès que possible. Le soir, avant de dormir, il s'asseyait sur sa couche pour méditer. Il existait une école de méditation d'Okada, vous savez, dans ce temps-là. ».
En second lieu, suite à l'incertitude, jouer serait une forme de « duplicité » selon Henriot, entendant par là une attitude de l'ordre du « je sais bien mais quand même» double conscience ou double pensée» où le joueur sait qu'il joue mais en même temps oublie qu'il joue le temps d'une partie. « La « distanciation » parce qu'elle est une façon de se rendre étranger au monde et à soi – même ( Verfremdung ) se double d'une déréalisation qui, sans aller jusqu'à prendre une forme pathologique, traduit par une sorte d'état second ou de lévitation mentale une certaine perte de contact avec le réel. »
C'est tout le sujet de la nouvelle de STEPHAN ZWEIG : LE JOUEUR D'ECHECS : un prisonnier de la gestapo est soumis entre les interrogatoires à un isolement total sans le moindre objet familier .Ayant trouvé par hasard un livre d'échecs oublié ,il l'assimile et cette occupation le sauve dans un premier temps ; mais l'ennuie vient vite avec la répétition. Il finit par vivre dans la seule réalité du jeu en livrant contre lui-même d'interminables parties d'échecs mentaux : il échappe à la folie voulue par ses bourreaux pour tomber dans une autre d'une certaine façon
« Mais contraint que j'étais de livrer des combats contre moi-même ou, si vous préférez, contre un moi que je projetais dans un espace imaginaire, il fallait que je me représente mentalement et que je retienne les positions successives des pièces, les possibilités ultérieures de chacun des partenaires et – si absurde que cela paraisse – que je voie toujours distinctement en esprit, deux ou trois, non plutôt six, huit, douze positions différentes afin de calculer quatre ou cinq coups d'avance pour les blancs et les noirs que j'étais seul à représenter. Pour ce jeu mené dans un espace abstrait, imaginaire... pardonnezmoi de vous entraîner dans ces aberrations... mon cerveau se partageait, si je puis dire, en cerveau blanc et cerveau noir, pour y combiner à l'avance les quatre ou cinq coups qu'exigeait, dans les deux camps, la tactique. Et le plus dangereux de cette expérience abstruse n'était pas encore cette division de ma pensée à l'intérieur de moi-même, mais le fait que tout se passait en imagination : je risquais ainsi de perdre pied brusquement et de glisser dans l'abîme. Lorsque, auparavant, les semaines précédentes, je refaisais les parties célèbres du manuel, je n'exécutais qu'une copie, pure répétition d'un modèle donné, et l'exercice ne demandait pas plus de force que la mémorisation d'une pièce de vers ou d'un paragraphe du Code. C'était une activité limitée, disciplinée, une gymnastique mentale remarquable. Deux parties le matin, deux l'aprèsmidi, je m'acquittais de cette sorte de pensum sans aucune excitation ; elles me tenaient lieu d'occupation normale et si je me trompais, si j'hésitais au cours d'une partie, le traité me prêtait son appui. Si cette activité m'avait été salutaire et plutôt apaisante, c'est que je n'y étais pas moi-même en jeu. Il m'était indifférent que la victoire revînt aux noirs plutôt qu'aux blancs, c'était l'affaire d'Aljechin ou de Bogoljubow, qui briguaient l'honneur d'être champions, et le plaisir que j'éprouvais par l'intelligence et la sensibilité était celui du spectateur, du connaisseur qui apprécie les péripéties du combat et sa beauté.
Dès le moment où je cherchai à jouer contre moi-même, je me mis inconsciemment au défi. Le noir que j'étais rivalisait avec le blanc que j'étais aussi, et chacun d'eux devenait avide et impatient en voulant gagner. La pensée de ce que je ferais en jouant avec les blancs me donnait la fièvre quand je jouais avec les noirs. L'un des deux adversaires qui étaient en moi triomphait et s'irritait à la fois quand l'autre commettait une erreur ou manquait d'astuce. » Tout cela paraît dépourvu de sens, et le serait en effet s'il s'agissait d'un homme normal vivant dans des conditions normales. Quelle histoire inimaginable qu'une schizophrénie aussi artificielle, quel inconcevable dédoublement de la personnalité ! Mais n'oubliez pas que j'avais été violemment arraché à mon cadre habituel, que j'étais un captif innocent, tourmenté avec raffinement depuis des mois par la solitude, un homme en qui la colère s'était accumulée sans qu'il pût la décharger sur rien ni sur personne. Aucune diversion ne s'offrant, excepté ce jeu absurde contre moi-même, ma rage et mon désir de vengeance s'y déversèrent furieusement. Il y avait un homme en moi qui voulait à tout prix avoir raison, mais il ne pouvait s'en prendre qu'à cet autre moi contre qui je jouais ; aussi ces parties d'échecs me causaient-elles une excitation presque maniaque. Au début, j'étais encore capable de jouer avec calme et réflexion, je faisais une pause entre les parties pour me détendre un peu. Mais bientôt, mes nerfs irrités ne me laissèrent plus de répit. À peine avais-je joué avec les blancs que les noirs se dressaient devant moi, frémissants. À peine une partie était elle finie qu'une moitié de moi-même recommençait à défier l'autre, car je portais toujours en moi un vaincu qui réclamait sa revanche. Jamais je ne pourrai dire, même à peu près, combien de parties j'ai jouées ainsi pendant les derniers mois dans ma cellule, poussé par mon insatiable égarement – peut-être mille – peut-être davantage. J'étais possédé, et je ne pouvais m'en défendre ; du matin au soir, je ne voyais que pions, tours, rois et fous, je n'avais en tête que a, b et c, que mat et roque. Tout mon être, toute ma sensibilité se concentraient sur les cases d'un échiquier imaginaire. La joie que j'avais à jouer était devenue un désir violent, le désir une contrainte, une manie, une fureur frénétique qui envahissait mes jours et mes nuits. Je ne pensais plus qu'échecs, problèmes d'échecs, déplacement des pièces. Souvent, m'éveillant le front en sueur, je m'apercevais que j'avais continué à jouer en dormant. Si des figures humaines paraissaient dans mes rêves, elles se mouvaient uniquement à la manière de la tour, du cavalier, du fou »
Entrer dans le jeu, enfin, c'est entrer dans l'illusion, du « comme si en acceptant les conventions, un genre de « contrat ludique » qui pose le jeu et le rend possible .(c'est le sens des interminables conventions verbales des enfants : « on dirait…on ferait.. ! « C'est ainsi ecrit encore J.Henriot que se distribuent les rôles d'un jeu symbolique. Mais peut-être faut-il dire que tout jeu, quel qu'il soit, se trouve défini par un système de conventions préalables, et avant tout par cette convention fondamentale qui le pose comme jeu : jouer, c'est d'abord poser que l'on joue. Telle est la convention première, celle qui fonde le jeu comme tel. Même si elle n'est pas explicitement formulée, elle est implicitement comprise et admise. »
Le registre du jouer n'est donc celui du « sens courant », de la « réalité ordinaire ». mais cela n'empêche jamais le jeu d'être « vécuréellement » par le joueur.G.BATESON a précisé le caractère du « comme si »par un exemple célèbre celui de deux chimpanzés « jouant à se battre et à se mordiller tout en accompagnant ces gestes d'une mimique communicative de l'ordre « c'est un jeu !».Ce fut le prétexte pour l'auteur à développer Les paradoxes de cette réalité « fictive » . Le cadre fictionnel constitué par le jeu (ou le rituel) met en place une forme de réalité à la fois distincte de la réalité empirique et en rapport avec elle ;Bateson le conceptualise dans ce qu'il nomme le rapport carte/ territoire. Comme la carte, Le jeu dénote des actions réelles tout en en étant pas : le mordillement n'est pas la morsure tout en l'imitant-on fait semblant (métaphore). Gregory Bateson en vient à signaler les deux particularités du jeu : « a) les messages, ou signaux, échangés au cours du jeu, sont en un certain sens faux ou involontaires ; b) ce qui est dénoté par ces signaux n'existe pas. »
« Développé, l'énoncé « ceci est un jeu » donne à peu près ceci : « Les actions auxquelles nous nous livrons maintenant ne désignent pas la même chose que désigneraient les actions dont elles sont des valant pour. »
Interrogeons-nous maintenant sur cette expression en italique. Nous disons que le mot « chat » vaut pour n'importe quel membre d'une certaine classe. C'est dire que l'expression « valoir pour » est synonyme de « dénoter ». Si donc maintenant, dans la définition développée du jeu, nous remplaçons « valoir pour » par « dénoter », nous aurons : « Ces actions auxquelles nous nous livrons maintenant ne dénotent pas la même chose que ce que dénoteraient les actions qu'elles dénotent. » Le mordillage ludique dénote la morsure sans pour autant dénoter ce que dénoterait une morsure.
5. Un autre problème lié à l'évolution des communications se rapporte à l'origine de ce que Korzybski ' appelait la relation carte-territoire : le fait qu'un message, de quelque sorte qu'il soit, ne consiste pas dans les objets qu'il dénote : « Le mot "chat" ne peut pas nous griffer. » Pour mieux dire, le langage entretient avec les objets qu'il désigne le même rapport que la carte entretient avec le territoire. La communication dénotative, telle qu'elle se produit au niveau humain, n'est possible qu'après l'évolution d'un ensemble complexe de règles méta-linguistiques (mais non verbalisées) ', déterminant les relations qu'entretiennent les mots ou les phrases avec les objets ou les événements.
Il s'ensuit que le jeu est un phénomène où les actions du «jeu» sont liées à (ou dénotent) d'autres actions, de «non-jeu ». Avec le jeu, nous sommes donc en présence d'un cas où Blés signaux valent pour d'autres événements, et il semble donc que l'évolution du jeu ait pu être une étape importante dans l'évolution de la communication.
. La menace est un phénomène qui ressemble au jeu, en ceci que les actions y dénotent d'autres actions tout en étant différentes. Le poing serré n'est pas encore le coup de poing, mais il réfère à la possibilité d'un futur - mais encore inexistant - coup de poing. La menace peut facilement être reconnue comme telle, chez les mammifères non humains. En effet, il a été récemment démontré que la plupart des comportements qu'on prenait pour des combats entre les membres d'une même espèce doivent plutôt être considérés comme des menaces (N. Tinbergen et Lorenz).
7. La parade et la tromperie sont également des exemples d'une manifestation primitive de la différenciation carte-territoire. Il est de l'ordre de l'évidence que les oiseaux dramatisent : un choucas peut imiter ses propres signes indicatifs d'humeur (Lorenz) ; la tromperie est repérable chez les singes hurleurs (Carpente5).
8. On pourrait croire que la menace, le jeu et la parade sont trois comportements indépendants, Mais ceci semble être faux, du moins pour ce qui est de la communication.- Une brève analyse du comportement de l'enfant prouve que des combinaisons telles que : jeu théâtral, bluff, menace ludique, jeu taquin comme réponse à la menace, ou menace simulée, forment un seul et unique complexe de phénomènes. Certains comportements adultes tels que le jeu, ou le risque, prennent racine dans la combinaison du jeu et de la menace. Il est évident que non seulement la menace, mais aussi son complément - le comportement de celui qui est menacé -, font partie de cet ensemble. De même que nous devrions probablement inclure dans ce champ non seulement la simulation théâtrale, mais également le voyeurisme du spectateur; il est censé de mentionner aussi l'apitoiement sur soi.
9. En allant encore plus loin en ce sens, nous arrivons à inclure le rituel dans ce champ de généralités où une distinction est établie - quoique incomplètement - entre l'action dénotative et ce qui est à dénoter. Les études anthropologiques sur les cérémonies de pacification, pour ne prendre qu'un seul exemple, étaient cette conclusion.
Aux îles Andaman, la paix est conclue après que chaque partie a laissé à l'autre la liberté cérémoniale de lui porter un coup. Cet exemple illustre d'ailleurs la nature instable de la structure donnée par « Ceci est un jeu », ou « Ceci est un rituel » : la distinction entre la carte et le territoire est toujours susceptible de s'effondrer, et les coups rituels de pacification sont toujours susceptibles d'être pris pour des vrais coups de combat. La cérémonie de pacification devient alors une bagarre (Radcliffe-Brown ')Gregory Bateson Vers Une Ecologie De L'esprit. Points
Pour Jacques Henriot , dans son ouvrage « Sous Couleur De Jouer » dont le sous titre est la « métaphore ludique », le jeu est métaphore, entendu comme processus de transposition : En tant que transposition, le procès métaphorique implique l'existence d'une aire intermédiaire éphémère mais réelle au sein de laquelle existe le jeu. » Et il en énonce la une définition
: « On appelle jeu tout procès métaphorique résultant de la décision prise et maintenue de mettre en œuvre un ensemble plus ou moins coordonné de schèmes consciemment perçus comme aléatoires pour la réalisation d'un thème délibérément posé comme arbitraire. » …
« La comparaison n'est que le plus bas degré de la métaphore. Il s'agit réellement d'une métaphore, c'est-à-dire d'une transposition qui est par essence réversible. La métaphore opère dans les deux sens. En un premier temps, on présente le jeu comme une manière d'agir qui mime ou simule quelque chose de « réel » ; puis l'on en vient à penser que le réel lui-même doit se comprendre à partir de l'idée que l'on se fait de ce que c'est que jouer. »
La notion d'aire intermédiaire ou de cadre fictionnel qui sera développé par Winnicott (espace potentiel) et qu'on rencontrera par la suite, a inspiré les ethnologues : Ainsi Albert Piette : « Dans le même sens selon lequel il n'y a pas de morsure dans le jeu des animaux, , Jésus n'est pas réellement présent (au sens dur, factuel du terme) à la messe, comme le reconnaîtraient la plupart des chrétiens et, de la même façon, l'opposition entre les deux villes n'est pas réelle dans le match de football qui les oppose. Dans ces deux exemples, il y a extraction de deux types différents de données, une situation historique qui a eu lieu (la Cène) et l'opposition, en tout cas la différence entre deux cités (deux pays) ; ensuite recontextualisation de ces données sous un cadre ludique. » Pour Une Anthropologie Comparée Des Rituels Contemporains », Terrain, 29, 1997
Mettre une action dans un cadre fictionnel revient ainsi, pour Piette, à indiquer que « ce qui est dit ou fait ne peut pas être pris littéralement ": l'arrivée du Christ n'est pas attendue le dimanche à 11 heures, et il n'y a aucune stratégie géopolitico-militaire entre les équipes de football ».il précise cependant que cela ne veut pas dire non plus que « le Christ soit absent » du culte et que les matchs de football se déroulent sans agressivité aucune.A l'intérieur du cadre, on ne risque pas les conséquences concrètes qu'auraient ces situations si elles se produisaient vraiment .
Un autre exemple reste le livre de ROBERTE HAMAYON : « JOUER », où elle étudie le NAADAM, fête national des Bouriates(voisins des mongols) ,objet de nombreux jeux comme le tir à l'arc ou la lutte. Or ce n'est pas tant ces jeux qui intéressent l'anthropologue que les pratiques dont elles sont le résidu, telles que « la fête des Fiancées » ou les séances chamaniques préparatoire à la chasse, toute activité que les Bouriates qualifient en employant le mot jouer. La gestuelle du chamane se voulait imitative des animaux, lors de leurs parades amoureuses- repousser le rival et approcher la femelle, le chamane cherchant à séduire et à épouser un esprit animal /femelle pour qu'elle procure abondance et fécondité aux chasseurs. L'auteure profite de l'occasion pour situer le jeu par rapport au rituel qui en serait l'inversion. Ce qui se passe dans le jeu, relèverait de l'imitation, alors que ce qui se passe dans le rite chamanique, relèverait de la simulation si les joueurs imitent certaines attitudes tout en étant exemptés des suites que les actions imitées impliquent dans la vie réelle, dans le rite, il en irait autrement. Les acteurs simulent dans le cadre fictionnel des actions censées se passer vraiment à un autre niveau, celui du monde des invisibles, dans lequel elles ne sont nullement exemptées des suites qui en sont attendues. Elles sont au contraire supposées avoir des répercussions, d'un autre ordre cette fois, sur la vie ordinaire, réelle de la communauté :
« Alors que le lutteur donnait des coups de tête à son rival dans un cadre impliquant qu'il ne combattait pas, le chamane fait l'inverse : il donne des coups de tête en l'air et le cadre rituel impose de comprendre qu'il se bat vraiment, et cela contre un rival invisible dans le monde des invisibles. »
« Pour aborder cette modalité de l'action, c'est d'une définition par la négative que je partirai dans ce troisième chapitre, car le « jouer » se présente avant tout comme n'étant pas un véritable « faire » mais – la suite le montrera – comme pouvant néanmoins constituer « une sorte de » faire. La dimension corporelle en émerge, immédiate, dont l'examen clôt la première partie. De prime abord, elle consiste en mouvements vifs et répétés dans un espace limité ; mais elle se révèle aussitôt porteuse de tout autre chose que ces simples mouvements. Ceux-ci, inspirés de mouvements animaux, forment un cadre fictionnel lorsqu'ils sont accomplis par des humains, qui dotent ce cadre fictionnel d'une valeur de réalité dans un autre registre que celui de la réalité empirique
Lors des anciens rituels chamaniques, le chamane devait faire « jouer » les participants de plusieurs manières, accomplir lui-même divers « jeux », dont un « jeu d'encornement » où il mimait des coups de tête de grand ruminant. Or le même verbe jouer se disait aussi bien de l'oiseau en parade ou du pianiste que du joueur de cartes ou de l'acteur sur scène. Et les équivalents donnés dans les langues de traduction étaient invariablement, et sans hésitation, « jouer » (anglais play, russe igrat'). Il est vite apparu que parler à ce propos de polysémie ne menait à rien. Sous le nom de Jeux qui désigne la fête, la lutte reste la lutte, et la course, la course. Les autres peuples autochtones de Sibérie organisent également autour de pratiques similaires leurs fêtes collectives identitaires, et font dans ce cadre un large appel au vocabulaire du jouer. Ils incitent leurs enfants à s'entraîner à ces pratiques qui, chez eux, sont aussi fondées sur une gestuelle imitée de conduites animales tout en étant ressenties comme porteuses des valeurs viriles idéales. Invoquer la proximité culturelle n'expliquerait rien non plus. De toute évidence encore, il y a d'un peuple à l'autre, sous la diversité terminologique, une telle similitude des conduites et des valeurs associées qu'elle suggère la présence sous-jacente d'une même notion, qui n'est pas forcément nommée ou ne l'est pas de façon homogène mais dont « jouer » semble spontanément un équivalent commode. » Roberte Hamayon. Jouer.Une Etude Anthropologique. La Découverte.
Outre une imitation dans un cadre fictionnel, le jeu est d'abord une structure, un système de règles (game en anglais) qui existe et subsiste de façon abstraite indépendamment des joueurs, en dehors de son effectuation concrète dans un jeu entendu au premier sens. Il s'agit, par exemple, d'un jeu de dames, de celui du football ou des quatre coins. Ainsi joue-t-on à un jeu déterminé. Les deux niveaux de sens du terme se superposent bien sur : quand le jeu se déroule, il y a jeu, au sens de situation ludique et présence d'un jeu au sens de système de règles. Mais cette structure a son indépendance : on peut en faire autre chose que jouer, relativisant ainsi l'affirmation précédente d'Henriot ; par exemple l'analyser d'un point de vue mathématique,( ce fut le prétexte pour Pascal de la découverte des probabilités en réfléchissant sur la répartition des gains dans les jeux de hasard. On peut même en tirer une métaphysique comme Leibniz, faisant du monde un jeu de possibles d'où Dieu tirerait le meilleur des mondes. On peut en faire une métaphore de la physique quantique, tel le « chat de Schrödinger » qui est en même temps soit mort soit vivant selon le système de règles(lois) et les multivers physiques (les univers) dans lesquels il joue. On peut le traduire en un programme informatique, le transformer en simple spectacle (la roue de la fortune ou les jeux olympiques télévisés). Le jeu en ce sens subsiste en l'absence de joueurs. Pour qu'il devienne un jeu au sens premier il fallait , disait-on , qu'il soit effectué par des joueurs. Or ce n'est pas absolument certain de nos jours. Les ordinateurs qui ont fini par défaire les champions d'échecs ou de Go « jouaient-ils vraiment ? Bien des confusions dans analyses sur le jeu viennent du perpétuel glissement entre niveaux de sens. Ces dispositifs comme les objets qui les matérialisent conduisent également à transformer des cultures ludiques, à la production de nouvelles expériences, ces expériences instrumentées par exemple comme le du jeu vidéo.
Il y a enfin le matériel de jeu, à l'instar par exemple du plateau et des pièces des échecs qui permettent l'application des règles ; on tend à confondre les deux , par exemple ,sous l'appellation jeu d'échecs et la distinction semblerait inutile ;mais c'est à encore au prix d'une certaine confusion :Il est possible de jouer aux échecs sans matériel comme c'est le cas pour les grands joueurs, pour qui suffit une représentation interne, abstraite du jeu, capables de jouer à l'aveugle ou de s'accommoder d'un matériel de substitution).
Ainsi, dans un film de SATYAJIT RAY, Shatranj Ke Khilari (LES JOUEURS D'ECHECS, 1977), la jeune et belle épouse délaissée de l'un des joueurs, excédée par cette passion du jeu qui touche à l'obsession, dérobe les pièces en ivoire afin d'empêcher les adversaires de jouer. Or, les deux protagonistes, décident de remplacer les tours par des piments, les cavaliers par des citrons, les pions par des noisettes, et ainsi de suite.
On peut, à l'inverse, utiliser le matériel de jeu pour autre chose que le jeu ; un jeu d'échecs est souvent objet de décoration, une pièce peut avoir d'autres usages (presse papier). Il n'est donc pas superflu de prendre en compte le matériel, pour mieux souligner l'indépendance du sens par rapport au premier sens.Il est bon de rappeler encore l'usage métaphorique et symbolique hors du contexte ludique de ce matériel : l'importance qu'il a eu et possède encore dans les pratique divinatoires : dés, osselets, et bien sur les cartes comme les tarots. C'est ainsi que les quatre enseignes du tarot (denier, coupe, épée, bâton), renvoient aux quatre éléments ou encore aux quatre évangélistes. ; d'où, entre autres, l'embarras des historiens et archéologues face à certains vestiges matériels.
On peut citer encore la distinction entre ce matériel/jeu et un autre qu'on désigne plutôt comme jouet. Le jouet suppose une relation à l'enfance et une ouverture, une indétermination quant à l'usage, c'est-à-dire l'absence de relation directe avec un système de règles qui organiserait son utilisation. Le jouet, souvent représentation d'une réalité permet l'imitation du comme si que le joueur peut utiliser à sa guise, sans se référer à des règles. Au contraire le jeu en tant que matériel impliquen de façon explicite un usage ludique qui prend souvent la forme d'une règle (jeu de société) ou d'une contrainte interne au matériel (jeu d'adresse, jeu de construction) et qui constituent une structure préexistante au matériel. Par ailleurs parler de jouet pour un adulte est un terme ironique et un renvoie au temps de l'enfance
Le « matériel »ludique n'est donc pas insignifiant et renvoie à l'histoire(les noms des cartes) et aux mythes. On pourrait citer les comptines et les chants qui scandent certains jeux de l'enfant, comme les jeux de balle ou de cordes et dont les contenus historiques ont été évidemment oubliées pour devenir simple structure rythmique. Tels « le palais royal est un beau palais ou charlemagne roi d'Espagne… ». JEAN MARIE L'HOTE DANS LE « SYMBOLISME DES JEUX » donne de nombreux exemples.il cite ainsi la marelle et le tir à l'arc .La disposition spatiale d'un jeu , horizontal ou verticale ne serait pas ,non plus, dénuée de sens :
La marelle rejoindrait par son tracé les parcours initiatiques qu'on trouve dans les cathédrales à l'instar des labyrinthes. Quant à l'arc, pourtant devenu forme de loisir loin de son usage guerrier ou de chasse, et reste, avec ce qui l'accompagne (forme du terrain, cible, confrérie d'archers et ses rituels) une arme hautement symbolique.
« Cette marelle droite, plan de cathédrale, est-elle aussi une échelle - l'échelle de Jacob symbole de la montée au ciel, au Paradis ? En apparence, elle en donne une image ; en fait, son sens est tout à fait différent. Le symbolisme d'une figure portée par un plan vertical se modifie si cette même figure est couchée au sol. Nous avions observé, au début de ce livre, une différence semblable entre la face et le profil. Elle sépare aussi les deux branches de la croix, le montant, la poutre, l'arbre - axe du monde - et le bras de l'horizon, l'autorité et la bénédiction. Ce plan de marelle est une échelle posée par terre, et non dressée. Il figure plus vraisemblablement un pont, un passage difficile, qu'une ascension. Le plan horizontal de la marelle n'est donc pas une image mystique : elle n'exprime pas, comme l'échelle de Jacob, une tension vers le haut, un progrès d'ordre spirituel…
La règle fondamentale du jeu de marelle exige de ne point s'arrêter sur une ligne, de n'y point poser le pied par inadvertance. Chacun est familier du réflexe qui nous fait éviter de marcher sur des lignes apparentes d'un trottoir ou d'une rue. Nous ralentissons ou accélérons le pas, de manière à poser le pied nettement à l'intérieur d'une dalle, à nous trouver, selon la vieille expression : « franc du carreau ». Ce terme désigne le jeu consistant à envoyer un palet à l'intérieur d'une figure géométrique simple, de telle sorte que ce palet ne touche aucune ligne d'enceinte, aucune ligne intérieure.
Le joueur de marelle doit aussi respecter cette règle. Sans pousser l'analyse de ce réflexe il faut observer qu'il correspond au besoin de ne pas se trouver « entre deux chaises », en équilibre sur une frontière, au besoin de savoir où l'on est, de savoir se nommer, à l'abri de l'incertitude et du chaos. L'itinéraire proposé vers le Paradis est fait d'étapes franches. L'hésitation, les repentirs et surtout les situations fausses ou ambiguës sont sévèrement sanctionnés.
-Outre la signification générale de la figure, et l'importance des lignes de séparation, une troisième observation s'impose : le jeu se pratique à cloche-pied. L'homme qui parcourt ainsi l'itinéraire est un véritable boiteux; or voici ce que dit, à propos du boiteux, le Dictionnaire des Symboles : « Boiter est un signe de faiblesse [...]. Si le pied est un symbole de l'âme, un défaut dans le pied ou dans la marche, révèle une faiblesse de l'âme. C'est d'ailleurs ce qui ressort de tous les exemples mythologiques et légendaires où se retrouvent des boiteux. Si Achille, sans être boiteux, est vulnérable au talon, c'est en raison de sa propension à la violence et à la colère, qui sont faiblesses de l'âme. (que dire d'Œdipe, « pied enflé » qui est donc boiteux !)
« Inutile de s'appesantir sur l'importance de l'arc dans la mythologie : Apollon lance au loin ses flèches comme le soleil ses rayons, Hercule fait de l'arc l'une de ses armes privilégiées et, bien entendu, Cupidon, aveugle comme nos garçons des Ardennes cités par Van Gennep, est évidemment le plus célèbre des dieux-archers. Ceci se retrouvant dans d'autres domaines que la mythologie grecque et en particulier aux Indes, avec parfois un élément s'ajoutant à la précision et à la vitesse, celui de la force nécessaire pour bander l'arc. Dans tous ces cas, l'arc dégage un symbolisme puissant né de la conjonction de la flèche et du but, de l'arc et de la cible dont on ne sait trop si le projectile se trouve propulsé par la corde détendue ou littéralement aspiré par la cible solaire. »
L'un des premiers exemples de tir à la cible semble bien être celui que décrit Virgile dans L'Enéide : Achille, au lendemain des funérailles de Patrocle, fait dresser un mât de navire. À la cime, une colombe attachée par les pattes sert de cible. Voilà qui préfigure le célèbre jeu de Papegay fort en honneur au Moyen Âge ». Jean-Marie L'hôte.Le Symbolisme Des Jeux .Berg International
En matière de conclusion provisoire et comme un écho du symbolisme de la marelle, je citerai la démonstration fascinante à laquelle se livre MICHEL SERRES dans le séminaire de Levi Strauss Sur L'IDENTITE. Travaillant sur les invariants qu'on trouve dans les récitsromanesques,( il prend l'exemple de la série des Rougon-Macquart d'E.Zola-- mais on trouverait la même chose dans les séries télévisée ou dans les cycles de science-fiction, comme dans certains jeux video).Là se combinent les éléments d'un même ensemble, le pont, le puits, le labyrinthe ,la prison et la mort. Et c'est là que l'auteur rencontre les éléments et la structure du Jeu De L'oie, comme espace fictionnel , matérialité horizontale et graphique et ensemble de règles .Son texte regroupe tout ce qu'on peut développer sur les éléments du jeu et permet un rapprochement avec la littérature comme jeu. Le Jeu de l'oie,le labyrinthe comme la série des romans de Zola tracent ainsi le cycle du destin.
Une précision : outre la pierre de Phaistos déjà mentionnée : l'origine précise du Jeu De L'oie est assez obscure. Mais l'Italie du XVIe siècle en est le berceau le plus probable. Vers 1600, les héritiers de Benoît Rigaud, à Lyon, impriment « Le Jeu de l'oye », à ce jour le plus ancien exemplaire français connu. À la différence des jeux italiens, allemands, flamands ou espagnols, où le labyrinthe (case 42) renvoie à la case 39 (ou indique qu'il faut reculer de trois "pas "), le jeu lyonnais fait reculer le joueur à la case 30 ("Qui ira au nombre 42, où est un labyrinthe, paie le prix convenu et retourne au nombre 30 ").Cette originalité du seul jeu français provient d'une erreur de traduction de l'italien.
« L'intérêt, tout à coup, rebondit quand on s'avise que lesdits contenus résiduels, mobilisés sur le graphe du Jeu de l'Oie, sont, en fait, des reproductions, parfaitement reconnaissables, de constellations mythiques courantes. Reprises du discours gréco-latin, ou judéo-chrétien, voire issues d'une aire plus large, comme le cycle du festin, isolé autrefois par Georges Dumézil. Exemple : la Gervaise de l'Assommoir est boiteuse. Voici la figure de la tare héréditaire, le mot tare signifiant d'abord écart à l'équilibre. Mais, d'autre part, tombé du toit, son mari, couvreur, va boiter comme elle. Gervaise est tombée : aux basses classes, au bidonville de la Goutte d'or. Elle est l'amie du forgeron, la Gueule d'or; elle est la mère de Nana, la Mouche d'or, qui débute dans la carrière en jouant la blonde Vénus dans un théâtre parisien. Voici qu'en suivant à la trace la légende dorée, vous reconstituez toute l'affaire de Vulcain, dont l'antre, justement, est reconstitué sur les tréteaux. Gervaise boite par la tare, elle se déhanche par la chute. Le savoir fait, d'un coup, silence, la mythologie parle…..
Gervaise, alors, non, sa figure mythique, prépare le festin, parfaitement répétitif du cycle des boissons d'immortalité, à la différence qu'on y mange une oie; et, le jour de ses noces, le cortège des invités part au Louvre, pour y revoir, comme au théâtre, les emblèmes de ce festin, les Noces de Cana, la transsubstantiation de l'eau en vin, le Radeau de la Méduse, le naufrage en mer, les colosses de marbre noir, les statues de pierre, et, à cette occasion, se perd dans le Musée, sans pouvoir en sortir, labyrinthe, s'abrite de la pluie sous le Pont-Royal, observe les murs et les toits de Paris tout au fond d'un trou, le puits, monte à la colonne Vendôme, par l'étroite spirale de l'escalier, stationne à l'hôtel du Moulin d'argent, et pour finir, rencontre le fossoyeur, croque-mort tout vêtu de noir, qui balbutie, dans son ivresse : quand on est mort, c'est pour longtemps. Un mélange savant ou sauvage de très vieux patterns culturels est associé à une circulation dont les stades sont les cases classiques du jeu….
Reprenons, je vous prie, ses vignettes ou ses emblèmes. Le pont, le puits, le labyrinthe, l'hôtel, la prison et la mort. Laissons la mort, pour le moment, qui se différencie, dans la suite, par ceci, au moins, qu'elle n'est pas un artefact. Différence, bien sûr, significative : la mort est, mais n'est pas, tout cela. Bref, la série des obstacles, dans la circulation du jeu, expose des passages, des relais, des stations.
Le pont est un chemin qui connecte deux berges, ou qui rend une discontinuité continue. Ou qui franchit une fracture. Ou qui recoud une fêlure. L'espace du parcours est lézardé par la rivière, il n'est pas un espace de transport. Dès lors, il n'y a plus un espace, il y a deux variétés sans bords communs. Si différentes qu'il est besoin d'un opérateur difficile, ou dangereux, pour connecter leurs bords. Difficile puisqu'il faut un pontife, au moins, dangereux puisque, le plus souvent, quelque diable le garde, ou que les ennemis d'Horatius Codés l'y assaillent. La communication était coupée, le pont la rétablit, vertigineusement. Le puits est un trou dans l'espace, une déchirure locale dans une variété. Il peut déconnecter un parcours qui y passe, et le voyageur tombe, la chute du vecteur, mais il peut connecter des variétés qui se trouveraient empilées. Des feuilles, des feuillets, des formations géologiques. Le pont est paradoxal, il connecte le déconnecté. Le puits l'est plus encore, il déconnecte le déconnecté, mais il connecte aussi le déconnecté . L'astronome y tombe, la vérité en sort. Le dragon assassin y habite, mais on y puise l'eau d'immortalité. Tante Dide la folle y jette la clé, entendez bien la clé du texte, mais il renferme tous les germes, le puits de la mine germine, et il se nomme Germinal. Et, tout d'un coup, je parle à plusieurs voix, je ne sais plus marquer la limite entre le récit, le mythe et la science. Ce pont est-il celui de Kœnigsberg, où Euler inventa la topologie, le pont sur la Viorne ou la Seine, ou cycle des Rougon-Macquart, ou l'ensemble des ponts exposés aux discours mythiques? Non, je n'ai plus le choix, et c'est le même pont. Ce puits est-il un trou dans les variétés riemaniennes, un puits de potentiel où, à la cote basse, apparaît le germe, chez Thom, ou celui de Plassans, ou celui de Jacob? Non, je n'ai plus le choix, et c'est le même puits. Dans tous les cas, et tant pis pour les classes, il y va de connexion et de non-connexion, il y va de l'espace, il y va du parcours. Et donc l'essentiel n'est plus cette figure, ce symbole ou cet artefact, l'invariant formel est quelque chose comme un transport, une errance, un voyage à travers des variétés spatiales séparées. La circumnavigation d'Ulysse ou de Gilgamesh et la topologie.
Je puis recommencer, le long de la série. Démontrer cette affaire stable sur la prison, enceinte close, ou sur l'hôtellerie, seuil, relais ou relance, et sur le labyrinthe enfin qui est la somme des emblèmes. Dédale de connexion et de non-connexion, fermé tout autant qu'ouvert, où le transport est un voyage autant qu'une immobilité. Tous opérateurs paradoxaux de l'espace, signalant qu'on en a trop vite fini avec l'espace, qu'on n'en finit jamais avec les espaces, opérateurs au travail à la fois aux mythes fabuleux de la Crète, aux récits de ce que nous nommons littérature, et dans la théorie ou topologie des graphes, des jeux et réseaux de transport. Il y a deux siècles, assez exactement, Kant commençait à philosopher en observant une propriété paradoxale de l'espace. Sur une asymétrie non dite ou non dicible, il projetait une esthétique. Or, sa faute était double : il ne repérait qu'un espace, alors qu'on peut en définir de variés, de nombreux, et en nombre croissant; il tentait d'autre part le sot projet d'une fondation dans le sujet transcendantal, alors que nous pouvons tout recevoir dans le langage et les pratiques. »Michel Serres .Discours et Parcours dans l'Identité.CL.levi.Straus.Quadrige .PUF.
La citation du titre est de Yasunari Kawabata Dans Le Maitre Ou Le Tournoi De Go.
Le tableau de Bruegel l'Ancien ,"Jeux d'Enfants" présente plus de 90.jeux.
« II y a le piquet, parmi les plus anciens, mais aussi le piquet normand, le piquet voleur, et quantité d'autres jeux de cartes, tels le rams, le polignac, le bésigue, le tarot, la belote sous diverses formes, le whist, le rami, le bridge, la manille, le barbu, puis ceux qui firent perdre et gagner beaucoup d'argent sous l'Ancien Régime, la bassette, le hoca, la barcarolle et le pharaon, puis tous ceux, innombrables, de tous les pays et de toutes les régions, qui parfois sous d'autres noms ressemblent à de plus connus ou en sont des variantes, et encore tous ceux que l'histoire a laissé glisser dans l'oubli et que parfois la mode fait resurgir. Les jeux de cartes se comptent par centaines.
Mais il y a presque autant de jeux de dés, presque autant de jeux de plateau, presque autant de jeux de ballon. Songeons au nombre impressionnant de jeux d'adresse qui se jouent avec des boules, de la pétanque au golf, en passant par tous les jeux de billes des cours de récréation, le bowling et les quilles, les croquets des maisons secondaires, et les diverses sortes de billards : le billard français, avec trois boules, le billard anglais avec trois boules et six trous, le pool-billard, à seize ou neuf boules, le snooker, avec vingt-deux boules, sans compter toutes les variantes dans les règles, selon qu'on joue le pool-billard comme les Américains (et, là encore, il y a différentes versions) ou bien « à la marseillaise », comme dans certains cafés français» selon qu'on joue le billard français comme la plupart des amateurs ou qu'on adopte la règle bien plus difficile des trois bandes.
El puis il y a tous ceux des sports qui sont aussi des jeux, et tous les jeux qui se jouent avec un papier et du crayon, et encore tous ceux aussi que l'on invente dans l'instant, comme le font surtout les enfants, et que l'on oublie peu après.
Quand on regarde le domaine des jeux, quand, quittant l'abstraction des théories, on s'attache simplement à observer ce que l'on a pris pour objet, on est émerveillé par la richesse inépuisable du domaine ludique. Si l'on voulait en faire une recension. sans doute n'en finirait-on jamais.
Sans compter que la richesse du domaine ludique n'est pas seulement dans la profusion des jeux, qu'il suffirait d'additionner comme des unités simples. Mais elle est aussi interne à chaque jeu, qui comporte une multiplicité de façons de jouer, de stratégies, de possibilités différentes. Qu'on regarde une librairie spécialisée, et l'on verra que l'ensemble des ouvrages explorant la richesse des échecs suffirait à remplir une bibliothèque, et qu'il en est de même des dames ou en d'autres langues que la nôtre, du Go, On dira que ce sont là jeux de réflexion. Mais ils sont loin d'être les seuls à être si riches de potentialités de jeux. Les divers sports le sont tout autant, ce qui fait un des intérêts de leur spectacle. Même des jeux apparemment simples ont cette richesse interne. Ainsi le livre de Robert Byrne, Standard Book of Pool and Billard, consacre-t-il 171 pages au pool billard, emplies de schémas, de conseils, de plans pour s'exercer la canne à la main et de dessins de situations où il faut choisir mentalement la meilleure solution, et une cinquantaine au billard en trois bandes. Encore est-il, sur bien des points, quelque peu succinct. Et les livres, ici. sont de bien pauvres indicateurs. Car la richesse des informations, la multiplication des spéculations sur ce qui aurait dû être joué ou ce qui devrait être joué dans telle ou telle situation est sans commune mesure avec le nombre de pages publiées. Il n'est qu'à écouter, si l'on en veut la preuve, les conversations des joueurs, dans un café de campagne autour d'une belote, ou en plein air à propos d'une pétanque, pour s'apercevoir, pour peu que Ton s'en donne la peine, de la richesse intrinsèque de jeux auxquels la littérature ludique ne semble pas avoir prêté une grande attention. »Colas Duflo .Jouer Et Philosopher. PUF
« Considère par exemple les processus que nous nommons jeux''. Je veux dire les jeux de pions, les jeux de cartes, les jeux de balle, les jeux de combat, etc. Qu'ont-ils tous de commun ? - Ne dis pas : « Il doit y avoir quelque chose de commun à tous, sans quoi ils ne s'appelleraient pas des jeux'' - mais regarde s'il y a quelque chose de commun à tous. - Car si tu le fais, tu ne verras rien de commun à tous, mais tu verras des ressemblances, des parentés, et tu en verras toute une série. Comme je viens de le dire : ne pense pas, regarde plutôt ! - Regarde les jeux de pions par exemple, et leurs divers types de parentés. Passe ensuite aux jeux de cartes ; tu trouveras bien des correspondances entre eux et les jeux de la première catégorie, mais tu verras aussi que de nombreux traits communs aux premiers disparaissent, tandis que d'autres apparaissent. Si nous passons ensuite aux jeux de balle, ils ont encore beaucoup de choses en commun avec les précédents, mais beaucoup d'autres se perdent. - Sont-ils tous divertissants'' ? Compare le jeu d'échecs au jeu de moulin. Y a-t-il toujours un vainqueur et un vaincu, ou les joueurs y sont-ils toujours en compétition ? Pense aux jeux de patience. Aux jeux de balle, on gagne ou on perd ; mais quand un enfant lance une balle contre un mur et la rattrape ensuite, ce trait du jeu a disparu. Regarde le rôle que jouent l'habileté et la chance ; et la différence entre l'habileté aux échecs et l'habileté au tennis. Prends maintenant les rondes ; l'élément du divertissement'' y est présent, mais bien d'autres caractéristiques ont disparu ! Et nous pouvons, en parcourant ainsi de multiples autres groupes de jeux, voir apparaître et disparaître des ressemblances. Et le résultat de cet examen est que nous voyons un réseau complexe de ressemblances qui se chevauchent et s'entrecroisent. Des ressemblances à grande et à petite échelle.
67. Je ne saurais mieux caractériser ces ressemblances que par l'expression d'air de famille'' ; car c'est de cette façon-là que les différentes ressemblances existant entre les membres d'une même famille (taille, traits du visage, couleur des yeux, démarche, tempérament, etc.) se chevauchent et s'entrecroisent. - Je dirai donc que les jeux'' forment une famille. De même, les différentes catégories de nombres, par exemple, forment une famille. (...)
69. comment donc expliquer à quelqu'un ce qu'est un jeu ? Nous pourrions, je crois, décrire à son intention certainbs jeux et ajouter ceci : "nous nommons "jeux" ces choses-là, et d'autres qui leur ressemblent." et nous-mêmes, en savons-nous davantage ? Est-ce seulement aux autres que nous ne pouvons pas dire exactement ce qu'est un jeu ?. » Wittgenstein. Investigations Phiolsophiques.
Ce texte peut servir d'orientation problématique : d'une part on ne peut donner un concept précis du jeu faute de point commun entre les différents jeux ; entre eux il n'y a qu'un air de famille , des ressemblances. D'autre part l'auteur étend la notion de jeu au langage à tous les langages, préfigurant ce que sera l'extension actuelle du jeu à quantité d'aspects de la société .il y a des jeux de langage scientifique, économique, historique, politique etc. L'analogie entre jeu et langage(un jeu de langage) permet d'imaginer le fonctionnement de systèmes symboliques artificiellement (sans fondement autre que la pratique)fabriqué au cours de l'histoire et fonctionnant comme le langage en tant que mode de communication…Jjeux et langage obéissent à des systèmes de règles devenus implicites dès lors,qu'on a appris à jouer et qu'on sait jouer.(comme la syntaxe ). Jouer c'est pratiquer des coups.D'ordinaire, nous ne sommes pas en contact avec les jeux de langage en tant que tels, mais bien avec des actions faites dans le cadre d'un jeu de langage : nous ne voyons pas les échecs, mais bien une partie d'échecs ; non pas le roman, mais bien un roman.
Les jeux et les jouets traversent ainsi l'histoire : - le hochet que l'on trouve dans tous les musées de l'Antiquité - la poupée, - les jouets à traîner, le cerceau, les osselets…Le jeu a connu un rôle important dans les rites de la société et son rapport aux rites reste une des problématiques à discuter. Il témoigne aussi des techniques de son époque, comme de la place de l'enfant dans la société.
On peut en tracer une esquisse rapide des principales étapes et des principaux jeux.
On en retrouve en effet des traces dès l'Antiquité/ comme le backgammon chez les Perses (3 000 avant J-C). Parmi les plus vieux jeux que l'on connaisse, le Go et le Senet (même si le yoyo serait encore plus vieux car venant du Néolithique). Le premier nous vient de Chine, où (-453 avant J.C.). Tandis que le second nous vient d'Egypte, où l'on a retrouvé des Senet dans les tombeaux pharaoniques, sa création daterait de -3100 avant J.C. les dés venus de l'inde et de l'Egypte antique furent , quant à eux, une des grandes distractions populaires des romains.
L'histoire lie souvent le jeu aux pratiques de divination avant que le ludique prenne sa part d'autonomie et d'occupation, quoique ce lien demeure fort de nos jours quant aux cartes du tarot. Le hasard si présent dans les jeux entraine la divination, le terme grec kieros ayant donné le terme français de cléromancie (ensemble de techniques divinatoires). La pratique des dés et des osselets avaient ce caractère d'interroger l'avenir. Notre jeu de l'oie qui conserve un symbolisme de l'existence .( il fit son apparition en tant que tel au 16ème) viendrait de l'antique disque de Phaistos qui était un objet de prédiction comme le Mehem egyptien Les Mésopotamiens, quant à eux, se servaient d'un jeu proche du Senet, nommé le jeu d'Ur (car découvert dans les tombes royales d'Ur, et datant de -2500 avant J.C.) pour connaitre leur destin. Sur le dos du plateau de jeu en pierre, était dessiné les signes du zodiaque ainsi que des messages de bons ou mauvais présages .
Dans les premiers siècles après J.C, on va voir apparaitre le jeu d'échecs ou plutôt les jeux puisque se ramifiant dans divers pays sous des noms différents (et avec des pièces et des règles variables) chatrang chez les persans, chaturanga chez les indiens, shatranj chez les arabes, shatar pour les mongols et les européens, xiangqi pour les chinois et les coréens(janggi), ou encore shogi pour les japonais. A partir de l'invasion de la Perse par les arabes (en 637), les échecs vont connaître un essor considérable. Au cours des IXe et Xème siècle, on évoque les premiers traités sur le sujet et les premiers champions. Puis vers l'an mille, le jeu est introduit en Europe via l'Espagne alors musulmane.
Les jeu de cartes feront leur apparition pour la toute première fois en 1370 et inondèrent surtout l'Europe grâce à l'essor de l'imprimerie. Malgré des interdictions du pouvoir politique et les anathèmes de l'Eglise sur l'immoralité des jeux , cartes, tric trac, pharaon et dés firent la fortune des jeux de hasard, du peuple à la cour. Ils eurent d'ailleurs une conséquence imprévue : d'après le mythe, le chevalier de Méré crut augmenter ses gains en augmentant le nombre des lancers et perdit plus que de coutume. Pascal en donna l'explication mathématique et inventa de ce fait le calcul des probabilités.La théorie des jeux devint une des branches des mathématiques.
Autre paradoxe du début du 20ème siècle, et parmi les jeux populaires à côté du jeu de l'oie et des cartes, la naissance du Monopoly. Le jeu est issu du « The Landlord's game »de Lizzie Maggie une américaine progressiste désirant dénoncer les propriétaires et promouvoir un impôt sur la terre. Le but du jeu n'était donc pas de s'enrichir mais au contraire de dénoncer l'injustice du bail. Rebaptisé plus tard Monopoly et développé par la société Parker Brothers, il fut l'un des jeux les plus vendus au monde avec la surprise d'une finalité inverse des souhaits de sa créatrice. Par ses règles, il incitait à à la propriété individuelle et au capitalisme :le but du jeu est de devenir le plus riche en possédant le maximum de terrain. Il devint un symbole du 20ème siècle.
La loterie était déjà une pratique antique du temps de l'empereur Auguste et le terme loto est d'origine italienne. Là encore ce Jeu du hasard fut l'objet de condamnations religieuses mais resta fréquent dans les grandes foires. L'Etat royal perçut bientôt l'avantage financier qu'il pouvait en retirer : François 1er organisa l'ancêtre de la loterie nationale pour financer les guerres d'Italie puis ce sera le financement du Pont Neuf. Louis XVI officialisa en 1776 la loterie royale ,qui devint notre loterie nationale.
Dans les années 1970 un américain écrivain et concepteur de jeux, Gary Gygax fut considéré comme le père des jeux modernes avec deux premiers jeux de rôles : « Chainmail ». un jeu de guerre qui comportait des créatures fantastiques inspirées du Seigneur Des Anneaux de Tolkien. Des armées y combattaient des armées mais il pouvait aussi y avoir « des combats un contre un ». Gygax et Arneson créèrent en 1976 Donjons et Dragons.La grande nouveauté résidait dans le fait qu'en plus de jouer les combats entre les figurines, les autres décisions étaient prises par les "personnages" (les couloirs à visiter, attaquer ou pas tel ou tel château). Avec Donjons et Dragons, se créa ainsi le concept de Jeux De Rôles.
Le concept même de jeu vidéo viendrait d'un allemand Ralf Baer en 1951 qui travaillait dans l'électronique pour la société Loral Electronics (fabriquant de télévisions).il voulait modifier le rôle de la telévision ce que refusa son employeur.il créa le jeu Chase , utilisable sur un téléviseur garni d'une plateforme de jeu qui préfigure la future console.
La suite ce furent les bases du jeu d'arcade classique : Ralf Baer 1967, créa les premiers jeux jouables sur une télé : un jeu de tennis et un jeu de voitures. En 1958, William Higinbotham un ingénieur travaillant pour la recherche nucléaire, inventa un jeu de tennis pour distraire ses collègues de son laboratoire, à l'aide d'un ordinateur relié à un oscilloscope et de deux manettes, devenant ainsi le véritable inventeur de la console de jeu
En 1961, Steve Russel prouva les possibilités du premier micro-ordinateur PDP-1 de la firme DEC, en programmant un jeu nommé Spacewar, mettant en scène un vaisseau spatial qui tirait des missiles sur des ennemis, dirigé par un joueur, et gravitant autour d'une étoile centrale au champ magnétique fatal. On aboutit alors très vite aux jeux de masses multi-joueurs telles que nous les connaissons
En 1971 apparurent les premières bornes d'arcade garnies de jeux de vaisseaux spatiaux qui s'affrontent. En 1972, l'entreprise Atari créée par Nolan Bushnell et les travaux de Ralph Bauer aboutirent à la sortie d'une première console nommée Odyssey.
Dès lors, Près de mille jeux de cette nature sortent ainsi chaque année de nos jours ,révolutionnant la société.
Désormais le jeu est de ce fait devenu un objet important d'études contemporaines, et ce, à la suite d'écrits fondateurs comme HOMO LUDENS DE J.HUIZINGA ou des JEUX ET DES HOMMES de R.CAILLOIS. L'anthropologie quoique tardivement par rapport à ses objets traditionnels, comme la parenté, analyse le jeu en tant que création humaine et « phénomène social total » en rapport avec d'autres éléments des cultures dont il fait partie, tel le don (potlatch) ou les rites. Le sociologue contemporain englobe dans sa recherche sur le jeu, les faits «organisés» des sociétés tels qu'ils se développent dans les sociétés industrielles et deviennent dépendants d'actions commerciales. Sociologiquement, Le groupe de jeu lui-même peut être considéré, dans une certaine mesure, comme un groupe durable d'actions et d'interactions culturelles (ainsi les multiples clubs d'échecs ou de go ,comme les forums de jeu video). Les jeux accompagnent les évolutions du social et celles-ci, en retour, modifient la nature du jeu et de ce qui s'y joue. Le jeu possède ainsi la capacité de forger des unités sociales. : c'est le cas du sport de masse qui représente une unification sociale considérable ,parfois à l'échelle d'un peuple ,par l'intermédiaire de groupes de joueurs. : il prend symboliquement, par son caractère agonistique, le rôle dévolu traditionnellement à la guerre, une victoire sportive présentant souvent(ou étant célébrées telle) les caractères , psychiques, ethnocentriques, voire politiques d'une victoire militaire hormis les modifications territoriales. De nos jours, le jeu pour le sociologue, constitue ainsi l'un des modèles les plus efficaces, les plus directement opératoires pour l'analyse des situations sociales » THIERRY WENDLING s'est ainsi livré à une véritable ethnologie des jeux d'échecs étudiant les clubs, les tournois, les classements , la structure d'une partie etc. De simple jeu entre deux particuliers ,les échecs devinrent institution sociale a partir de l'instauration du tournoi de Londres en 1951 qui transforma la pratique.
« Le deuxième point sur lequel il convient d'insister se rapporte à l'organisation de la vie échiquéenne et plus précisément à la création d'un nouveau mode de confrontation entre les joueurs. Jusqu'alors un dispositif "naturel" régissait toutes les rencontres : à l'issue d'une partie, le vainqueur accordait à son adversaire une « revanche » et il fallait ensuite disputer une «belle»... Ce fonctionnement typique du jeu en famille ou entre amis s'observe toujours dans les cercles contemporains où certains passent leur après-midi dans une relation duelle et exclusive avec un partenaire habituel ou non. Mais ces interminables combats singuliers; concernent surtout des personnes situées aux marges du monde de; échecs (par exemple des retraités venus sur le tard au jeu) car la majorité des joueurs partagent aujourd'hui une sociabilité tout autre dont l'origine remonte à cette époque charnière qu'illustre particulièrement bien « Londres, 1851 ».
En quelques mots, cette nouvelle sociabilité ne se limite plus à des relations entre couples de partenaires ; elle place l'ensemble des participants d'un tournoi dans un réseau d'échanges généralisés où chaque compétiteur rencontre tour à tour chacun des autres joueurs. L'organisation formelle de cette sociabilité s'est au cours du temps modifiée de manière à s'adapter aux problèmes posés d'un côté par la durée de la compétition et d'un autre côté par le nombre de participants ; mais ce fut initialement l'idée même de « tournoi » qu'il fallut mettre en place en la distinguant de la notion de « match » qui, institutionnalisation du dispositif "naturel" décrit plus haut existait déjà depuis longtemps ». Thierry Wendling. Ethnologie Des Joueurs D'échecs. PUF
Depuis quelques décennies, l'importance prise par les industries du jeu et leur place de plus en plus visible dans les pratiques culturelles, notamment à la suite de l'essor des jeux vidéo, entraînent donc une multiplication des travaux scientifiques cherchant à poser et à répondre aux diverses problématiques. C'est ce qui faisait dire au philosophe JACQUES HENRIOT auteur de « JEU » et de « SOUS COULEUR DE JOUER » :
« Le monde où je vis est un monde où il est de plus en plus question de jeu : non seulement parce qu'il me semble que l'on y joue chaque jour davantage, mais surtout parce que l'idée même du jeu s'applique constamment à de nouvelles situations, à des formes de conduite et de pensée auxquelles il eut paru, récemment encore, inconvenant de l'appliquer «
Les textes de J.HUIZINGA ou de R.CAILLOIS étaient des œuvres à visée universaliste et unifiante ; on leur a reproché d'englober sous un même terme des phénomènes variés .(c'est la pensée de Wittgenstein). Une recherche sur l'emploi correct du mot est d'autant plus nécessaire que le terme « jeu », comme jeu de langage englobe, désormais, par contagion, diverses activités , y compris professionnelles ou éducatives(on parle de gamification de la société ou de serious games) et non plus une simple activité de loisir, dégagée de contraintes utilitaires et opposées au sérieux de la vie. Une première problématique porte donc sur le langage et l'usage polysémique du terme jeu. Nous ne pouvons faire, comme si nous disposions d'un terme clair et transparent, d'un concept construit. Nous avons affaire à une notion ouverte, polysémique et ambiguë. Il y existe bien des « structures ludiques », « des comportements organisés, des systèmes de règles plus ou moins codifiées, des institutions, qui sont "jeux" par forme, usage, convention » La langue usuelle, reprise telle quelle par la plupart des auteurs, nous lègue un terme finalement équivoque dont il suffit pour s'en apercevoir de prendre en compte la diversité des phénomènes dénommés "jeu». L'unicité du « jouer » français, tardive au demeurant, est elle-même une apparence trompeuse. Huizinga, en tant que linguiste des langues indo-européennes en était conscient qui constatait que iL n'y avait aucun terme indo-européen commun pour désigner le jeu, et que la plupart des langues possédaient plusieurs termes pour le faire.: « Toutes les langues ne conçoivent pas la notion du jeu d'une façon à la fois aussi stricte et aussi large »
C'est ainsi que pour donner un exemple, le Bambara distingue par des mots différents, le « jouer » de l'enfant, celui de pratiquer des jeux de société ou le foot-Ball, ou encore différents selon le fait de jouer d'un' instrument à vent ou à cordes et même du simple balafon. Le verbe ne s'applique d'ailleurs dans notre langue à un instrument que depuis le 18ème.
« Jeu » serait apparu dans la langue française vers 1080 sous les formes « giu » et « geu », dérivées du latin classique jocus, qui signifiait plaisanterie, badinage, jeu de paroles « se jouer de quelqu'un », « se moquer de quelqu'un »; au pluriel, joci recouvrait « une réalité plus vaste, intégrant les chants, danses, théâtres, concours sportifs et autres activités festives. » il s'est mêlé à « ludus » latin et en a absorbé les sens. (jeux publics, jeux militaires ) ;ludus sert également à désigner l'exercice en général, d'où son lien aux univers scolaire et militaire . Jeu va donc dès le 11ème siècle désigner à la fois un amusement libre et une activité organisée par un système de règles.
« Selon le Trésor de la langue français7, le « jeu » est attesté en français à partir de 1100 dans le sens d'« amusement ». Il vient, on le sait, du latin jocus qui signifie « badinage, plaisanterie » et, pour Monique Qlavel-Lévêque [1984, p. 17], se présente comme « jeu en parole », face au ludus, « jeu en acte » utilisé dans la Rome antique. C'est de cette racine que dérive aussi le joke anglais. Mais un siècle seulement après sa première occurrence, « jeu » s'applique déjà à la bataille…la plupart des sens sont présents depuis plusieurs siècles : « faire le jeu de quelqu'un » (1223), « lieu 'e jeu » (1385), « assemblage de cartes » (1451), « vieux jeu » dit 16 quelque chose qui n'est plus à la mode (1511), « mouvement aisé d'un objet, d'un organe, d'un mécanisme » (1677).Roberte Hamayon. Jouer.Une Etude Anthropologique. La Découverte.
Des situations fort diverses sont donc reconnues comme jeu, d'une façon directe ou plus ou moins métaphorique (tels les jeux politiques ,le jeu d'un engrenage ou d'une machine). Qu'y a-t-il cependant de commun entre deux personnes se livrant à une partie d'échecs. un chat poussant une balle, entre des pions noirs et blancs sur un plateau de go, l'enfant berçant une effigie humaine, sa poupée ou des chimpanzes « feignant « de se donner des coups en s'adressant des signaux tels que « c'est un jeu » ) ? Et si le seul point commun était l'utilisation du même terme se demandait R. Caillois lui-même dans « L'homme Et Le Sacré » ? « :"Un point reste en litige : le jeu est-il vraiment un ? Un seul terme ne recouvre- pas plusieurs activités qui n'ont justement en commun que leur nom?".
C'est pourquoi l'ouverture du livre de Roberte Hamayon « Jouer » se place d'entrée sous le signe du paradoxe :
. « Paradoxes divers, ensuite, au niveau général. La diversité des jeux est extrême, chacun de nous le constate quotidiennement. Elle trouve un écho dans la multiplicité des angles adoptés pour en traiter. Mais chaque étude spécialisée bute sur l'irruption inattendue, dans les limites qu'elle s'est fixées, d'aspects qu'elle avait choisi d'exclure, comme pour rappeler l'existence possible d'un lien latent entre tous, ou comme si la divergence des approches ne pouvait masquer l'évidence d'une certaine universalité du « jouer ». La terminologie du « jouer » semble connaître en effet à la fois des découpages de vocabulaire variables et des domaines d'usage convergents d'une langue et d'une culture à l'autre. Cette variabilité des découpages suffit-elle à expliquer la rareté des tentatives généralisantes ? Et inversement, que dire du désintérêt manifeste de l'anthropologie, discipline qui se prétend pourtant éminemment englobante ? On peut aussi se demander dans quelle mesure le verbe « jouer », seul à convoyer cette notion en français, peut influencer et inhiber la recherche. Paradoxe encore que l'association courante du « jouer », du moins dans les langues occidentales, avec l'amusement ou le loisir ou avec l'univers de l'enfance, alors que l'examen des pratiques appelées « jeu » montre qu'elles sont souvent sérieuses, parfois contraignantes et douloureuses, et que la plupart des innombrables usages métaphoriques de ce verbe contredisent cette association limitative ou la débordent de toutes parts. » Roberte Hamayon. Jouer.Une Etude Anthropologique. La Découverte.
Pour des raisons de clarification, on peut à la suite de J.Henriot , dégager trois acceptions du mot :le matériel ludique, la structure ludique et enfin la pratique ludique elle-même. Le matériel ludique renverrait à « un ensemble d'objets unis par des relations déterminées et dont on fait usage pour jouer. »; la structure ludique, acception la plus répandue, correspondrait au « système des règles que le joueur s'impose pour mener à bien son action » et la pratique ludique serait l' « action menée par celui qui joue. »
En premier lieu un jeu est donc une certaine situation caractérisée par le fait que des êtres jouent, ont une activité qui relèvent de ce que l'on peut dénommer activité ludique, quelle qu'en soit la définition Ce que marque le verbe jouer francais ou l'anglais « play » qui peut le distinguer d'un autre sens « game » ou jeu organisé.
« On peut sans doute reprocher, écrivait J.Henriot, de ne pas distinguer plus explicitement le jeu (game) à quoi jouent les joueurs, du jeu (play) qu'ils jouent lorsqu'ils s'engagent dans l'aventure». Et il précisait ailleurs : Qu'il s'agisse de jeu ou de jouet, ces réalités n'ont de sens et de fonction que parce qu'elles sont l'objet d'un jouer (play) qui tient lui-même au jeu que le joueur par son attitude, introduit et maintient entre son jeu et lui. Jouant à (s'il s'agit d'un jeu), avec (s'il s'agit d'un jouet), il se tient à distance. Le jeu, le jouet peuvent être définis de façon générale comme étant ce qui se prête au jeu. S'il y a jeu, le jeu n'est que dans l'attitude de l'acteur à l'égard de son acte. »
Il y a jeu pour Henriot dès qu'un sujet adopte à l'égard de lui-même, des autres, de ce qu'il fait, de ce qu'il est, de ce qui est, une certaine attitude – attitude qu'il s'agit de saisir par une phénoménologie du sujet « jouant » et donc en décrire les composantes : là où il paraît possible de saisir le jeu de façon indiscutable [...] c'est au niveau de la conscience, de la pensée, de la parole de celui qui en parle.
D'abord l'incertitude ou la marge d'imprévisibilité quelle que soit la rigueur du cadre et des règles : c'est le choix d'une stratégie pour le joueur d'échecs et de go, comme par extension le jeu du comédien ou de l'interprète musical .L'encadrement par la règle comme le matériel, qui rendent possible le jeu(le plateau, le damier et le déplacement des pièces) maintient au joueur une latitude, une marge de manœuvre. Je ne peux pas jouer au tennis hors du court, mais disait Wittgenstein, la hauteur à laquelle la balle doit passer au dessus du filet n'est pas fixée. C'est ici qu'on retrouve ce sens figuré du mot «jeu, au sens où on dit que quelque chose « a du jeu » .Thierry Wendling décrit ainsi une partie d'échecs. :
" Notre joueur debout n'a cessé d'avoir un regard en coin vers son échiquier. Son adversaire justement semble s'agiter. Il va sans doute jouer. Ah, il écrit le coup qu'il va jouer sur sa feuille de partie. Notre joueur revient aussitôt s'asseoir sur sa chaise. Mais l'adversaire s'est replongé dans sa réflexion sans n'avoir avancé aucune pièce. L'œil de notre joueur se pose furtivement sur la feuille de partie. La calligraphie impeccable rend aisée la lecture du texte à l'envers. « e2-e4 », voilà le coup que projette l'adversaire, « e2-e4 », l'avancée du pion du roi de deux cases, le coup le plus joué depuis qu'au XV siècle les règles du jeu d'échecs furent modifiées pour rendre plus dynamiques pièces et pions.
Mais comme rien n'arrive sur l'échiquier, notre joueur se relève. Et se rassoit aussitôt car ça y est, le pion est en e4 et « sa pendule tourne ». Bon pas d'hésitation, en préparant ce tournoi, il a prévu de toujours jouer les mêmes variantes. Il réplique sur l'échiquier, appuie sur sa pendule et inscrit sur sa feuille « é4 » et « é5 », autrement dit le coup de son adversaire et le sien ; il utilise pour ce faire la « notation algébrique abrégée », car il ne voit pas l'intérêt de perdre son temps à préciser que le pion des Blancs est parti de e2 pour aller en e4 et que celui des Noirs avait e7 comme case de départ. Par contre, il orthographie « é4 » et non pas « e4 » car sous son écriture cursive les e et les c ont tendance à se confondre. Aussi suit-il l'usage largement répandu qui distingue ces deux lettres en leur adjoignant un signe diacritique : « é4 » ne risque pas ainsi d'être confondu avec « ç4 ». Les Blancs semblent se réveiller, ils inscrivent « Cgl-f3 » puis, dix secondes plus tard, saisissent leur cavalier qu'ils placent en f3. Le pion en e5 menacé est immédiatement protégé par le cavalier des Noirs en c6, « Cç,6 » sur la feuille de partie. Nouvelle période de réflexion pour les Blancs…..». Thierry Wendling. Ethnologie Des Joueurs D'échecs. PUF
, Dans le jeu, je suis responsable de l'inconnu parce que, paradoxalement, c'est l'inconnu que j'ai choisi. Comme l'écrit Jacques Henriot :
« Ce qui définit le jeu n'est pas le simple fait que la situation présente en elle-même une structure aléatoire : c'est le fait que le sujet qui s'y engage assume sa responsabilité en allant au-devant d'un avenir dont il n'est pas parvenu à supprimer le plus grand nombre possible d'aléas. »
Jouer, c'est ne pas savoir où l'on va, mène si l'on a soigneusement préparé son itinéraire et calculé ses effets. C'est se lancer dans une aventure dont on ignore à l'avance quelles pourront être les suites ».
C'est pourquoi la recherche de Jean Malaurie tout en restant un travail scientifique va se doubler d'un itinéraire spirituel, initiatique, dont on peut maintenant re- tracer les étapes. L'année 1950 sera celle de sa rencontre avec les Esquimaux polaires de Thulé, les Inughuit .
23 juillet 1950, Jean Malaurie parvient à Thulé et décide de se rendre à 150 kmS plus au nord, à Siorapaluk, pour hiverner avec les inuit. L'endroit comprend six igloos et trente-deux Inuits . Il sera le premier Blanc à hiverner seul parmi ces derniers et va dresser, la première généalogie des Inuits de Thulé. Il recueille aussi, auprès de l'un d'entre eux, ses premiers mythes et les récits des anciens chamans, s'initie au maniement du traîneau et à la chasse au morse. Il au sentiment d'être l'ultime témoin d'un peuple et d'un mode de vie millénaire et en voie d'extinction. En février, il effectue un raid de 500 km qui le mène à Savigssivik, accompagné d'un seul compagnon, Kutsititsoq, pendant quinze jours, dans la nuit polaire. Le mois de mars le voit tenter d'explorer les terres inhabitées d'Inglefield, ' Washington et d'Ellesmere, soit 1 500 km en traîneau, accompagnées de deux couples inuit lesquels chassent pour se nourrir ; le manque de provisions conduit pourtant le groupe à se séparer , Malaurie prend alors, au péril de sa vie, la décision « folle » de rester seul sans traîneau, sans radio, durant quinze jours pour effectuer se recherches . Le trois juin il atteint l'ile d'Ellesmere et est donc le seul français à avoir accompli la « traversée Groenland-Canada.
Le 14 juin 1951 il rentrera vers Thulé pour y découvrir la base américaine.
« En 1950-1951, je dirige, seul, 10 degrés plus au nord, au 79-80°, une mission difficile de cartographie et de géomorphologie des éboulis, de la fin mars au 15 juin 1951, dans l'extrême nord du Groenland, en Terre d'Inglefield, par des températures qui oscillent entre - 40°C et - 15°C (début juin). C'est une entreprise assez périlleuse, avec 4 Inuit et 42 chiens ; nous n'avons pas de vivres d'appoint comme le pemmican, en raison des faibles moyens financiers de cette expédition CNRS. Nous chassons notre propre nourriture et celle de nos chiens. J'aspire d'autant plus à cette campagne géocryologique que je ressens être, peu à peu, transmué par leur comportement de « méditants contemplatifs ».
J'éprouvais, je l'avoue, une émotion trouble face à cet ordre de la nature décelée par des coupes répétées dans les drapés d'éboulis ; ils sont encore habités par des fossiles Ordoviciens et très notamment les célèbres Trilobites, premiers vertébrés sexués de l'ère primaire. Je dessinais pour mes deux compagnons, des croquis de ces crustacés, comportant une série d'anneaux en trois lobes avec deux dépressions latérales. Mon trouble tenait au fait d'être le spectateur d'une rencontre exceptionnelle entre des hommes de la dernière civilisation arctique primitive et des pierres d'âge ordovicien, c'est-à-dire datant de 500 millions d'années ; avant les cinq grandes crises paléontologiques destructrices des trois quarts des espèces. Le soir venu, eux et moi, échangions un regard de survivants. »J.M.L.A.INUIT 2022OP.CITE
En 1963 ce fut le séjour auprès des inuits de back River , l'arctique canadien. Il y rencontre sept familles « du froid »contraintes à une totale austérité d'existence, à la limite de la survie du fait de la famine qui y sévissait et qu'ils affrontaient avec un stoïcisme tranquille soutenu par la richesse d'une pensée mythique, leur sagesse du territoire et la profondeur de leur imaginaire chamanique. Modestes héros mais qui rejoignent ceux qui avaient peuplés l'imaginaire de l'enfant Malaurie, comme de tout ceux qu'enchantèrent la « saga « de l'exploration de l'arctique et de l'Antartique. Cette petite société d'une vingtaine de membres refusait malgré la précarité de se déplacer près d'un comptoir et d'entrer dans l'économie d'échanges.
Ci-dessous un texte de la Lettre A Un Inuit :
« Encore un récit : en 1963, j'étais en mission chez les DTK (Utkuhikhalingmiut). Ce peuple venait de connaître une famine ; 5 % de la population était morte de faim ; Ottawa, sachant ma relation étroite avec ces peuples, m'a demandé d'intervenir, pour inciter ces derniers archaïsants à se rapprocher d'un poste officiel, où ils disposeraient d'une école et de services de secours. C'est ainsi qu'en avril-mai 1963, j'ai été l'hôte d'une poignée d'hommes, parmi les plus extraordinaires de tout l'Arctique. Ces survivants, qui étaient 25, les UTK1, étaient si rigoureux dans leur organisation que je les ai appelés les « Spartiates de l'Arc- tique ». Ils s'interdisaient de se chauffer et de s'éclairer dans leurs iglous de neige. À l'embouchure d'un des grands fleuves de l'Arctique central -- la rivière Back -, ils péchaient de magnifiques saumons qu'ils mangeaient crus toutes les quatre heures : «Nous ne chauffons pas l'air, mais l'intérieur de notre corps. C'est plein de bon sens. » Lors des migrations saisonnières de caribous, ils complétaient leurs ressources par la chasse des animaux de la toundra. Ce peuple refusa, à ma requête, de remonter 200 kilomètres au nord : « Petit Blanc de rien du tout, venu Dieu sait comment parmi nous pour nous conseiller. Quelle arrogance ! Nous sommes là depuis des siècles et nous savons mieux que toi ce qu'il nous faut : si nous voulons survivre, rester près de nos morts, nos Grands Anciens et ces chers poissons qui nous visitent. » Ils ont refusé de se rapprocher des comptoirs tentateurs ; ils^he veulent participer à aucune vie commerciale : peaux de renards contre produits importés. Et c'est la raison pour laquelle ils s'interdisent de trapper. Ils savent par l'expérience des groupes voisins la perversité du système de contractualisation de ces postes éclaireurs : avance de crédits, mais obligation pour le chasseur de devenir un « employé » de la puissante maison coloniale Hudson Bay Company, installée depuis 1767 dans le Nord canadien. Il serait alors condamné à devoir rembourser les dettes contractées par tentation de la supériorité blanche ; de chasseur nomade, il deviendrait « trappeur ». Asservi ! - « Nous sommes libres depuis si longtemps et nous voulons passionnément le rester. » L'administration me répond : « II faut les coloniser ; à cette seule condition, ils seront secourus à temps dans leurs extrêmes solitudes. »
Quelles que soient les circonstances, et celles-là furent dramatiques, ils opposaient dans ces désastres le plus grand sourire, confiants dans les desseins mystérieux de la nature ; « Sila (l'air), Nuna (la Terre), Imaq (la mer) sont généreuses pour ses fidèles », m'ont-ils confié. Nous pourrions chanter un hymne pour ces hommes joyeux, acceptant la création telle qu'elle est, la vivant avec courage, sans se plaindre et dans une sourde allégresse. »
Désormais, l'expérience du chamanisme ne cessera de diriger la quête de jean Malaurie. Le géomorphologue rationaliste va s'ouvrir à l'invisible animiste dont il découvrira bientôt qu'il n'a rien de primitif. Il le comprend encore mieux lorsqu'en mission dans le détroit de Behring, chez les Inuit Yupiit de l'île Saint-Laurent il est fasciné par l'énigme des tambours et des chants entendus, véritable frisson du sacré. « Je vis en partageant leurs chants et leurs danses chamaniques et leur quotidien, un panthéisme ressenti avec une foi sauvage», confie-t-il. Dans la pensée inuit, comme dans celle de tous les peuples chasseurs, australiens ou amérindiens, pas de dualisme, pas de pensée de la transcendance. Pas de créateur. Pour ces cultures le sacré est partout et le paysage est un monde de signes à déchiffrer si l'on cherche à vivre en harmonie avec le cosmos. C'est justement cette idée d'un cosmos, d'un tout de la nature ,qui permet en respectant traditions et tabous, qui en découlent, d'assurer l'ordre du groupe et de survivre dans un milieu aussi hostile.La pensée mythologique des Inuit n'est pas celle d'un monde transcendant mais d'un cosmos divisés en étages superposés, visibles ou invisibles, monde vertical mais où l'invisible n'est pas à comprendre comme surnature mais comme un autre mode d'existence (ainsi en est-il de la matière noire ou des trous noirs dans la physique contemporaine). Le voyage chamanique et la transe sont censés passer d'un étage à l'autre à la recherche d'Ames volées ou parties, sources de désordre et de maladies.
La quête de notre chercheur, à la fois extérieure dans la saisie d'une pensée sauvage, et intérieure (pour lui elle dépouille le vieil homme) culminera en 1990 par la découverte de l'Allée des Baleines en Toutochka, sur l'île d'Yttigran dans le détroit de Behring, Un site grandiose qui s'étend sur 400 mètres environ et se trouve sur un chemin de migration important des baleines. Quoique placé sur un point stratégique de la pêche, il ne fut découvert qu'en 1976 malgré son caractère monumental : trente-quatre poteaux de 5 mètres de haut faits avec les mâchoires inférieures de la baleine mysticète. Il servait sans doute tout à la fois de lieu où l'on dépeçait les baleines et de lieu de culte où avaient lieu des initiations.
« C'est bien un cheminement intérieur qui m'a guidé vers ce lieu en août 1990 ; assurément, mon itinéraire est celui d'un géographe-cartographe, d'un géomorphologue, d'un démographe avec ma généalogie des 302 esquimaux polaires de Thulé en 1951-1967, d'un ethnographe des rites, d'un historien-sociologue chez les Igloulimiut 1960-1961, chez les Netsiligmiut en 1961, chez les Utkhikhalingmiut en 1963, d'un psychologue en Tchoukotka en 1990 avec les tests ; mais en fait c'est mu par des raisons intérieures, que j'ai poursuivi, presque obstinément, cette recherche. J'ai voulu voir ce qui est derrière le miroir de ce que j'avais pressenti en 1950-1951. Au terme de ces 31 missions, je découvre en août 1990 avec l'Allée des Baleines la signification de cette recherche obstinée et inconsciente sur 22 000 km, du Groenland à la Sibérie ; le secret caché de ces hauts lieux hyperbo-réens. Le labyrinthe de la pierre jusqu'à l'homme. L'itinéraire n'était donc pas achevé. L'extrême importance qu'a pris pour moi ce haut lieu chamanique me fait prendre conscience que cette rencontre était recherchée dans mon inconscient, et de longue date. Je ressens l'Allée des Baleines comme une terre mystique d'un peuple en dialogue avec des dieux cachés. Cette poursuite me fait penser au capitaine Achab, dans sa quête intérieure, avec Moby Dick.
Je ne puis pas expliquer autrement cette préscience d'une pensée plus élevée dans une société dont toutes les apparences matérielles où le comportement, paraissaient pourtant et oh combien ! la contredire.
Je ne puis pas expliquer autrement que, au fil du temps, et avec l'âge, ma focale se soit allongée avec une expérience toujours plus féconde. Des germes ont été déposés ici et là et ils ont éclos, en son temps, en 1990, en Tchoukotka. « Une conscience qui rêve puis se réveille », dit Emmanuel Levinas. Cette pensée diffuse, qui chemine souterrainement et riche d'emprunts, au fil de recherches collatérales, s'est soudain révélée dans une structure achevée. »Jean Malaurie .Pas A Pas Avec Les Inuits. De La Vérité En Ethnologie.
Si l'on veut retracer maintenant en détail ce parcours, il faut voir que cette géopoétique trouva d'abord, on l'a dit précédemment, sa naissance à Thulé. Ce ne peut être un hasard puisque le nom évoque justement un lieu qui fit à la fois l'objet de recherches incessantes de la part de navigateurs, depuis l'antiquité grecque, de débat acharné des géographes sur son existence réelle et sa situation exacte, de légendes qui rejoignirent le mythe de l'Atlantide avant de devenir un modeste comptoir destinés aux Inuit par la volonté de Knud Rasmussen. « ... ou bien deviendras-tu dieu de la mer immense, les marins révéreront ils ta seule divinité, et Thulé l'Ultime te sera-t-elle soumise? » VIRGILE, GEORGIQUES,
« L'appel du Nord est ancien et profond. Il plonge dans notre inconscient et renvoie à des images d'extrême solitude, de dureté et de pureté. Les mythiques hyperboréens, la nuit polaire riche d'indéterminé et d'utopies, féconde de récits fabuleux;-les dieux nordiques cruels et virils, le Pôle axe de la Terre, le blizzard qui vous emporte, Nerrévik, déesse de la Mer, jeune fille inuit bafouée, Apollon, dieu du Nord, jeune et beau, arbitre de toute mesure, dieu de la Chasse et de la Musique... Ces archétypes entrecroisés sont nés de ma fréquentation, en langue grecque pendant sept années, des dieux de l'Antiquité, mais aussi de la lecture des grands récits d'exploration tels ceux du capitaine James Cook et de Jules Verne, mais aussi des légendes écossaises et vikings. Ce merveilleux de dieux cosmiques, ces étonnantes fables ont accompagné mon rejet inconscient des dogmes - parce qu'ils étaient des dogmes - et particulièrement de celui du Dieu unique révélé aux humains. Ces mythes ont poursuivi leur vie souterraine et se sont affirmés, dans un animisme confus d'adolescent, dieux du rêve et de l'instant. » JEAN MALAURIE HUMMOCKS.TERREHUMAINE
Selon Jean Malaurie, la simple géographie se double toujours d'une géographie sacrée et mythique des points cardinaux présente dans la tradition gréco-latine, aussi bien qu'en Eurasie, en Inde, Chine, et jusque dans certaines régions africaines :
Pour les hommes de l'Antiquité classique gréco-latine déjà, il y avait au « Nord Du Nord », un au-delà géographique à la dernière terre connue elle rencontrait la nostalgie d'une terre virginale uniformément blanche, couleur symbolique de pureté et de paix. La tradition voulait que le Pôle fût le siège de cette contrée paradisiaque et aussi une mer libre : l'Hyperborée (« au-delà de Borée , le vent du nord) . Si fort est le pouvoir des mythes que, malgré les évidences géographiques rapporté par des voyageurs — froid, glace, nuit polaire — l'espace boréal resta pour les Grecs, lieu de bonheur.. C'est au Nord, en effet, que les âmes s'en vont, disait Platon ; Borée, dieu du vent, les y conduisait. Cette croyance de la pensée grecque, fondement des cultes apolliniens, voyait l'hyperboréen, descendant de peuples géants mi- divins des temps antédiluviens, vivre donc dans le Grand Nord, l'espace légendaire du bonheur. On peut se demander si des mythes conservant le culte de « grands ancêtres »n'ont pas origine réelle, une histoire et une géographie, celles des peuplements méditerranéens, et des migrations successives de peuples nomades de l'Asie centrale venues de pays périglaciaires: le Caucase, la Scythie, la Mongolie.
« Le septentrion est fréquemment sous le signe du mâle, de la création, de la force, de la lumière, de l'innocence virginale et de la justice, le midi étant " femelle " et " matriciel ". Apollon, le dieu grec le plus singulier, est le dieu du Nord, le dieu des Hyperboréens. Au Moyen Age et à la Renaissance, la tradition géographico-mystique de Guillaume Postel situe le paradis au pôle Nord. Au XVIIe siècle, le pôle Nord était souvent apprécié comme un gouffre d'eau et comme un lieu de renaissance et de mort. Au XIX', la géographie savante le considérait comme une mer " libre de glace ". L'Étoile polaire, enfin, référence de tous les navigateurs, est souvent considérée comme le centre absolu autour duquel tourne le ciel, le " nombril " du ciel pour les Yakoutes, le " pilier " pour les Lapons».
Les mythes entretiennent donc les uns avec les autres, à l'intérieur d'une même culture, ou d'une culture à une autre, des relations complexes (correspondances, filiations, parallélismes, convergences, etc.); ils se ressemblent et paraissent s'appeler et se répondre les uns aux autres,(les mythes se pensent entre eux selon CL. Lévi-Strauss) mais correspondent à des conditions d'élaboration très variables (sans quoi, comment comprendre la variété des différentes versions d'un même mythe) - ils révèlent des préoccupations communes : recherche du sens de l'existence, souci d'expliquer la création du monde (cosmogonies), les origines de la vie ou de l'humanité, désirs d'amour, de gloire, de puissance, de protection, angoisses des hommes devant une nature hostile, la maladie, la souffrance, la mort et un au-delà de la mort, la fuite hors du monde ou hors du temps, la communion avec le divin, etc. - ils manifestent l'attrait des hommes pour le surnaturel, le merveilleux, ils charment, séduisent, font plaisir à ceux qui l'entendent.
Véhiculés par les mythes, source de nouveaux mythes eux-mêmes, certains noms ont ainsi un fort potentiel symbolique et onirique et hantent notre imagination à travers le temps. Ainsi de Virgile et Sénèque à Knud Rasmussen et Jean Malaurie en passant par Goethe, il suffit, pour susciter l'enchantement, d'écouter le nom magique tel que l'évoque le premier vers d'une ballade. « il était un roi de THULE…...»" Ce mythe de Thulé, sera repris dans toutes les littératures, au Moyen Âge dans le cycle de la Table ronde, et à l'époque romantique par Goethe dans sa lyrique Ballade du roi de Thulé. Ce poème chanté, ou lied, sera mis en musique par Gounod et par Berlioz. Goethe chante ce noble royaume lointain où l'amour fidèle (comme le mythe) transcende le temps: Es war ein Kônig in Thulé... Cette ballade, traduite par Gérard de Nerval, eut un succès immense.
« Le nom de Thulé, remonte aux premières populations indo-européennes ; il a pris en chaque langue une nuance différente: Thuath en gaélique veut dire "le nord" ou "la gauche", Thyle en vieux saxon et Tiule en goth signifient "la limite extrême" et, en sanskrit, Tula, "la Balance", désigne la constellation de la Grande Ourse située au Nord. Cette île lointaine, cette colline sacrée, située "là-bas" au Nord-Ouest, est l'île de l'Autre Monde, le Sid irlandais, paradis celtique, havre de paix et de délices où le temps s'écoule éternellement, sans maladies, sans contraintes morales ni hiérarchie sociale. Thulé, île fabuleuse où les jours sont sans fin, terre mythique sur laquelle on racontera des choses prodigieuses.
ULTIMA THULE, la magie du mot, l'évocation mystérieuse de l'insondable, reposent d'ailleurs peut être plus sur la consonance des syllabes frappant l'oreille et donc sur la musique de la phrase, que sur une description géographique précise qui fera toujours défaut avant Rasmussen.
. Au départ pourtant, un voyage attesté et un récit mais en grande partie perdu et connu seulement par d'autres récits, celui de l'astronome et navigateur marseillais PYTHEAS. Explorateur audacieux, marin, scientifique et géographe de premier plan (étude des marées, calcul de la latitude de sa ville natale et de la pointe sud-est de la Grande Bretagne, etc.) et aussi économiste, son voyage (non dénué d'arrières pensées commerciales) durera 3 à 4 ans selon la tradition et se situe vraisemblablement entre 330 et 320 avant J.-
« Nord, montagne, humanité primordiale, peuple heureux et immortel: ces idées se retrouvent comme en gigogne dans plusieurs civilisations anciennes. Des fragments de ces idées mythiques se retrouvent dispersés dans toutes les civilisations jusque dans l'Arctique. Les Esquimaux, bien que tard venus dans l' Arctique - 10000 ans au plus tôt - gardent de la Sibérie au Groenland la mémoire d'un peuple pré-Esquimau, plus fort et plus conquérant, les Tornit ou Tunit, peuple anti-ethnique. Il est remarquable, en effet, que le Sud groenlandais ait, encore au XIX' siècle, une conscience aiguë de l'existence au nord, très au nord, d'un peuple de géants plus grands, plus forts et cannibales.On m'a montré, dans la région de la péninsule de Boothia les énormes pierres avec lesquelles ces " Tunit " construisaient de grands iglous. A Thulé, on a même gardé quelques mots du vocabulaire de ce peuple perdu dans la brume des siècles obscurs. " Ce sont nos pères ", me disaient les Inuit de Thulé… » « Cet espace nordique a un nom: Thulé. Thulé- Tele : loin; Thu-al : Nord (Celte); Tholos ou Tolos : brouillard (grec); Tula: balance (sanscrit); Tulor mexicaine est dans la tradition ésotérique, la Terre lointaine, l'Ile blanche, le Pôle des lumières, le Sanctuaire du Monde. Thulé, baie de l'Étoile Polaire, est à l'aplomb du Pôle céleste. Telle Jérusalem, pôle judéo-chrétien ou La Mecque, avec la Kaaba, pôle de l'Islam, Thulé est le pôle des hyperboréens. » « Les invasions se succèdent en Occident. Le mythe demeure: Atlantide de Platon ou Ifverboren, selon les vieux mythes suédois, le jardin des Hespérides, le berceau de la première race des hommes, nouveau Saint Graal, Thulé exprima la tradition celto-germanique la plus ténébreuse, où auraient vécu avant le déluge un peuple d'hommes proches des Dieux, les Atlantes, qui n'auraient survécu à l'engloutissement qu'en fuyant vers l'hypothétique Agaretha. Le Pôle du monde, la capitale, l'île, la montagne des " Maîtres de la Nuit ", des " Douze Sages ". Cette île ou montagne initiatique, où se situerait elle ?».Jean Malaurie.l'APPEL DU NORD
Autour du nom va ainsi se construire au fil du temps et des cultures, tout un labyrinthe de mythes rejoignant l'Hyperborée, voire l'Atlantide, mais aussi de voyages et de découvertes réelles. La magie du nom de Thulé repose peut être justement sur le fait qu'il mêle constamment le réel et l'imaginaire, la géographie et l'histoire mais aussi la poésie mythologique, source de littérature. Ironie de l'histoire réelle, le destin de Thulé remonte au récit d'un voyage, source de débats passionnés de la part des géographes de l'antiquité, comme du Moyen Age et de la Renaissance. Un récit en grande part perdu mais vivace dans les mémoires et dont les imprécisions ouvrent justement une brèche d'où peuvent surgir l'imaginaire et les mythes. L'expression « Ultima Thulé » a traversé les siècles pour nous parvenir, auréolée de la magie des terres lointaines et du mystère des limites du monde connu. C'est ainsi que des poètes et des philosophes du début de l'Empire romain, tels Sénèque et Virgile, l'utilisèrent les premiers, loin des débats qui n'ont cessé autour de la réalité géographique. Ceux qui vinrent après, jusqu'aux romantiques allemand et à Goethe et sa ballade se contentèrent de reprendre l'image romantique de Thulé, qui, comme toutes les bonnes images, côtoie les frontières de l'irréel et fascine ,
Thulé devait pourtant acquérir une existence certes plus modeste mais bien réelle cette fois. L'histoire a pourtant son ironie propre et prend sa revanche sur le mythe . Loin des débats des géographes depuis Pytheas, et loin de la mythologie parfois délirante ou pire que Thulé a suscité, (chez les Nazis)le nom magique a fini par acquérir une localisation humble mais bien réelle et ce, par la vertu d'un seul homme. L'explorateur polaire Knud Rasmussen(voir les articles concernant les Inuit) renversa la tradition en décidant de nommer Thulé un endroit précis et déshérité au lieu de le rechercher de manière plus ou moins nostalgique. Il fonda donc un comptoir de ce nom au village inuk Ummannaq, («Cœur de Phoque »), situé dans la baie de l'Etoile Polaire au Groenland .Son projet(une réussite d'un point de vue économique) était d'accoutumer les Inuits qui avaient déjà acquis des besoins matériels nouveaux mais soumis aux aléas des rencontres au contact des explorateurs, marins et baleiniers, à des échanges réguliers et profitables : matériel moderne contre fourrures.. Ce comptoir devait également, dans l'esprit de son concepteur, servir de base à des expéditions ethnologiques menées chez les mêmes inuit. Avec l'aide de ceux-ci, pour faire connaître et apprécier leur culture par les Occidentaux et par les Inuit eux-mêmes.(il en mena sept pour sa part). Il restait pourtant dans la tradition de « l'ultima Thule « puisqu'il faisait du comptoir et de ses habitants « l'avant-poste » de l'humanité.
Dernier avatar et non des moindres : dès 1941, le Danemark autorisait les USA à construire des bases au Groenland, dont l'une à Thulé. L'administration danoise ignora totalement la population locale et le conseil des chasseurs ; elle ordonna simplement le déplacement à 150 kms au nord, des 187 Inughuit qui y vivaient de la chasse et de la pêche traditionnelle. La base devint une enclave secrète pour les bombardiers stratégiques porteurs de bombes nucléaires et les essais d'armement dans des conditions extrêmes.
Le 16 juin 1951, Jean Malaurie revenant avec son ami inuit Kutsikitsoq de la découverte première du pôle nord magnétique(29mai 1951) qu'ils avaient accompli en traineauX à chiens, découvrirent fortuitement cette base .L'entrevue mouvementée avec le général commandant la base, qu'il traita en intrus(il faillit être arrêté ) et sa décision de dénoncer l'état de fait et l'injustice faitE aux Inuits nous valurent en 1955.son premier livre majeur Les Derniers Rois De Thulé et la fondation de la collection Terre Humaine.
C'est ce moment décisif de juillet 1950, la rencontre avec l'autre ,évènement qui fit basculer sa vie, que Jean Malaurie raconte dans les premières pages du livre.
« Retour vers l'Age de pierre ou plus précisément du phoque, faisons route vers Thulé….
Silencieusement, comme respectueusement, le navire s'avance. L'ancre est jetée le 23 juillet devant la montagne de Thulé où dans les brumes, dit-on, la glace et le roc se confondent. La fabuleuse Thulé devient pour tous enfin réalité.
« ... Lieu dernier de ce pays glacé..., les doctes doutent de ton assiette... ». Le jour se lève. Ce point mystérieux du globe se découvre au travers de la brume sans le moindre fard. Le décor est hostile, sévère, sans pitié. Une plage rocailleuse et sale, un petit hôpital, une vingtaine d'iglous noires aux hauts murs de tourbe, quelques demeures danoises colorées de rouge et de jaune, des chiffons et des débris de caisses épars sur la grève, de,s ossements et de vieilles casseroles. Les commentaires sont désabusés, Thulé, ultima Thulé... Qui ne l'a célébrée ? Virgile, Pythéas. Thulé de Pythéas où, selon César, « la nuit régnait cent jours de suite au moment du solstice d'hiver ». Dicuil, Procope ont honoré ces rois de Thulé auxquels, en 512, les Hérules ont voulu s'allier. Thulé fut enfin le mythe des mages et des ésotéristes d'une Germanie en folie, puisque Ahnenerbe stiftung du Dr Schef-fer devait être en 1933 à la base même du nazisme. Et il me revient en mémoire la singulière Thulé Gesellschaft du baron von Sebottendorff.
Pierre Bertius, cosmographe du Roy Très Chrestien. « La froidure y est indomptable... et... en tue plusieurs. L'hiver y dure neuf mois sans pleuvoir... Les plus riches se défendent... par le feu ; les autres par ,se frotter les pieds et les autres par la chaleur des cavernes de la Terre. Tout ce pais est plein d'ours cruels avec lesquels les habitants ont une guerre continuelle. Il y a aussi... si ce qu'on dit est vray, des licornes. Tous tiennent qu'il y a des hommes appelés pygmées... Les pygmées ont, paraît-il, une forme humaine, chevelus jusques au bout des doigts, barbus jusques aux genous, mais brutes sans parole et sans raison, sifflant à la façon des oyas... »
« Hahinang Sounainn ! » Salut à vous !
Engoncés dans nos chandails, nous nous précipitons aux rambardes. La coque du navire annuel est ceinturée d'une dizaine de kayaks dont les occupants nous dévisagent. Petits, la face jaune et plate, éclairée d'un énigmatique sourire, ils examinent, en attendant leur heure, de quoi et de qui est faite la cargaison saisonnière. » .JEAN MALAURIE .LES DERNIERS ROIS DE THULE TERRE HUMAINE.
« En réalisant des pastels - la nuit polaire, les ciels dramatisés, la mer sombre et ses banquises en dérive -, je pressentais au bout de mon doigt, - le majeur qui guide ma sensibilité avec mes craies et leurs pigments gras qui s'écrasent et que je pulvérise finement sur la feuille de papier -, la prégnance de ces immensités démesurées, de cette brume glacée, sur la psychologie naturellement angoissée de ces hommes. En vérifiant cette inspiration du majeur, encore Dieu merci ! opérante, je me convins que ce n'est pas sans raison que j'ai cheminé pendant cinquante ans, du Groenland à la Sibérie, vers cette Allée des Baleines.
C'est bien un cheminement intérieur qui m'a guidé vers ce lieu en août 1990 ; assurément, mon itinéraire est celui d'un géographe-cartographe, d'un géomorphologue, d'un démographe avec ma généalogie des 302 esquimaux polaires de Thulé en 1951-1967, d'un ethnographe des rites, d'un historien-sociologue chez les Igloulimiut 1960-1961, chez les Netsiligmiut en 1961, chez les Utkhikhalingmiut en 1963, d'un psychologue en Tchoukotka en 1990 avec les tests ; mais en fait c'est mu par des raisons intérieures, que j'ai poursuivi, presque obstinément, cette recherche. J'ai voulu voir ce qui est derrière le miroir de ce que j'avais pressenti en 1950-1951. Au terme de ces 31 missions, je découvre en août 1990 avec l'Allée des Baleines la signification de cette recherche obstinée et inconsciente sur 22 000 km, du Groenland à la Sibérie ; le secret caché de ces hauts lieux hyperbo-réens. Le labyrinthe de la pierre jusqu'à l'homme. L'itinéraire n'était donc pas achevé. L'extrême importance qu'a pris pour moi ce haut lieu chamanique me fait prendre conscience que cette rencontre était recherchée dans mon inconscient, et de longue date. Je ressens l'Allée des Baleines comme une terre mystique d'un peuple en dialogue avec des dieux cachés. Cette poursuite me fait penser au capitaine Achab, dans sa quête intérieure, avec Moby Dick. » Jean Malaurie . Pas A Pas Avec Les Inuits. De La Vérité En Ethnologie.
La pensée de jean Malaurie s'enracine dans le lieu. L'homme boréal ne peut que s'étudier dans son environnement ,ce qu'il va découvrir tout au long de ces années de travail sur le terrain. Le travail universitaire (doctorat) ne sera pas celui d'un homme de cabinet : pendant quinze ans, il va étudier l'ethnohistoire des Inuits dans leur milieu en même temps qu'il mène des recherches sur la géomorphologie et la paléoclimatologie nord-groenlandaise. Il y découvre , « préscience » de tout un courant de la pensée contemporaine, l'interaction de l'homme et de la nature rompant avec le dualisme qui faisait de l'humain un être séparé de l'ordre naturel et du règne animal .L'objectivité de la seule raison n'est plus de mise quand l'essentiel est la vie du corps et ses réactions dans un milieu hostile ; le passage de la pierre à l'homme qu'il cite souvent c'est la compréhension de l'écosystème de la matière qui conduit à considérer l'homme dans son évolution comme partie intégrante de l'ordre naturel. Mais il faut, pour ce faire, éprouver la réalité dans son corps : « La réalité rugueuse [...], pour comprendre l'Inuit, il faut avoir froid ».
« Lorsque je parcourais la Terre d'Inglefield, en traîneau ou à pied, je peinais d'éboulis en éboulis, dont je calculais les forces d'érosion1 ; c'est alors que je t'ai, cher Inuit, peut-être le moins mal compris. Il faut avoir froid, souffrir pour commencer à percevoir la réalité rugueuse, habillé comme toi de peaux de bêtes, en mangeant de l'ours, du morse, du phoque ; par man-ducation, cette viande, parfois crue, relie l'homme par son estomac à son cher cousin, l'animal qui lui sera reconnaissant de sa bonne humeur.
Chacun de rechercher les chairs des parois des intestins dont je gratte la graisse avec mes ongles. On s'introduit ainsi peu à peu à l'ordre naturel. Pourquoi la pierre et les éboulis m'ont-ils tellement retenu ? « Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre lui-même », nous confie Albert Camus. Que signifie « commercer avec la nature » ?, précise le sage de Weimar, « si nous n'avons à faire par la voie analytique qu'à ses parties matérielles, si nous ne percevons pas la respiration del'esprit qui donne un sens à chaque partie et corrige et résout chaque écart par une voix tout intérieure » ? Oui, Goethe, parfaitement informé par le grand explorateur Alexandre de Humboldt, est à relire : il nous apprend que, dès son époque, « les professeurs, prétentieux parce que se jugeant maîtres de leurs disciplines, enfermés dans leurs donjons, étaient incapables, disait-il, de s'écouter mutuellement ». Goethe détestait la fausse science, monnaie du pauvre. Et Goethe conclut : « N'est vrai que ce qui féconde -fruchbar -, dans une vision éprise de liberté ; le chercheur se méfie des vérités érigées en principe et "en dogme" comme pour affirmer un pouvoir. »Lettre A Un Inuit de 2022
Peu à peu le rationaliste et géologue de départ va s'ouvrir à ce qu'il considère lui même désormais comme une expérience métaphysique, à la rencontre du chamanisme et de la pensée inuit, une pensée de l'origine. Nous ne sommes pas éloignées de la méditation et du cosmodrome bachelardien .La pensée de l'origine ou du « primitif » (ici sans aucune référence idéologique à une quelconque histoire linéaire qu'elle soit collective ou psychologique), la pensée qualifiée de sauvage , celle que véhiculent les mythes (mais aussi et les contes ou la poésie), c'est d'abord le sentiment d'un monde porteur d'énergies neuves, de forces naturelles avec qui il faut composer en les captant , les canalisant et non les dominer ou transformer . Elle rencontre le sentiment émerveillé de l'enfant ou du poète qui portent sur le monde un regard neuf .A l'échelle du monde, c'est l'ouverture au cosmos et à ses quatre éléments fondamentaux .
La pensée de jean Malaurie est et restera pourtant celle d'un homme de sciences. Mais un homme de sciences, qui, s'il est épris de mesures et de vérifications, lesquelles s'entassent inlassablement dans la multiplicité de ses carnets, garde une confiance résolue dans la perception, même si la rationalité doit la vérifier et la contrôler. Il rompt ainsi avec la tradition rationaliste classique, de Descartes à Hegel pour qui la sensation est au mieux une connaissance imparfaite dont il faut douter (c'est ainsi que a tradition philosophique s'est plus inspirée des mathématiques que de sciences expérimentales) .Malaurie retrouve cette foi perceptive chez les Inuits comme il le dit dans les derniers rois de Thulé: « Voilà bien un peuple qui donne à la sensation pure toute sa valeur, à l'intuition première sa prépondérance sur la pensée rationnelle. »
Le parcours de jean Malaurie est donc celui d'un empiriste, un empiriste radical qui multiplie justement les expériences et cherche à rendre compte de l'expérience dans la pluralité de ses aspects, sans jamais réduire la nature à « moins » mais en l'ouvrant au contraire dans toutes ses dimensions. « Une intelligence active n'est jamais au repos », écrit—il. Empiriste, la science est induction ; partant d'une immersion dans le milieu elle retrouve la raison des choses à travers la multiplicité des mesures. La pensée de jean Malaurie culminera, dans une vision du cosmos proche de l'hypothèse Gaia de James Lovelock --le nom et l'image de la déesse mère Gaïa, personnifiant « la Terre comme un être vivant », métaphore pour un système s'autorégulant, permettant le développement de la Vie
D'où des explorations successives, pour dresser d'abord des cartes le long des falaises pré-cambrières de la terre d'Ingelfeld .Le géographe devient ensuite géocryologue en explorant le « labyrinthe » des pierres , leur réseau de canicules base de tout un écosystème qui devait le mener à celui des Inuits. Le primat empiriste de la perception lui permet de renouer le contact sensible avec l'environnement, ce que méprisaient l'idéalisme ou le rationalisme a priori. C'est ce qui lui permettra de renverser les habitudes ethnologiques en se mettant à l'écoute de la pensée inuit. Autre mépris dans le platonisme diffus de la pensée occidentale, le corps. La science commencera chez J.Malaurie avec l'expérience vécue de l'espace : observer c'est percevoir par tous les sens, « regardant de tous mes yeux, en percevant le monde par tous mes pores» ; observer avec son corps, penser avec les mains en malaxant les matières argileuses , ou en marchant sur le sol gelé. C'est aussi retrouver son animalité. Les vêtements faits de peau d'ours, les bottes de phoque renforcent ce contact avec l'animal en même temps qu'ils assurent un contact plus étroit avec la banquise. Connaitre avec son corps c'est d'abord manger : on ne comprend un peuple qu'en partageant sa nourriture (la viande des Inuits est froide, crue mais protège du scorbut, là où trop d'expéditions sont mortes de l'emploi de conserves).
penser en cheminant. « L'écriture met l'esprit en effervescence... Il arrive souvent que des phrases encore non fixées, restées dans l'esprit à l'état de rumination, se mettent en place d'elles-mêmes au rythme de la [marche], y trouvent leur assise et leur équilibre » '. J'ai dit qu'on pensait avec les mains, mais on pense aussi avec les pieds, chaussés de kamiks à double peau, la botte extérieure étant en cuir de phoque et la peau intérieure étant de chien (souvent) ou de lièvre ; et entre les deux semelles, de la paille de graminées séchées ; la semelle extérieure était cousue sans attache, selon la technique du mocassin ; la plante des pieds épouse ainsi la moindre aspérité de la banquise et de la toundra. J'ai alors beaucoup appris en accompagnant les Inuit à la chasse : près de 5 000 kilomètres à pied, en traîneau à chiens, en baïdare ou oumiak(inupiat) ou angyak (yupik) en peau de morse, au cours de mes trente et une missions.
J'ai fait mes classes, les étés et automnes 1948 et 1949, en cartographiant en détail, au 1 : 25 000e, la petite montagne crétacée éocène de Skansen au sud de l'île de Disko/Augmarutissat au 69°N. J'étudiais alors les régimes hydrologiques des torrents qui ravinaient cette petite montagne sablo-gréseuse et j'analysais la densité des taux de ravinement, compte tenu du manteau végétal dont je relevais, vallée après vallée, les configurations sur les pentes, variant selon les expositions et les profils ; je mesurais les pulsations de la terre sous les influences contraires de l'exposition au soleil et de la couche gelée permanente sur 500 mètres de profondeur ; j'auscultais la respiration de ce derme fragile qui dégèle sur un à deux mètres selon les textures argileuses, sableuses et la répartition du couvert végétal que je carto-graphiais en conséquence ; « ...les pas glissent sur la roche gelée, mes mains nues malaxent des grèses argileuses ; je respire l'air glacé pour apprécier les sources d'humidité qui proviennent des secteurs crevassés où se regroupent des colonies de phoques. J'écoute les métaphores chamaniques alliant le minéral, la toundra, la glace, l'animal, le vent, le cosmos ; j'accompagne en pensée les humains, mutés en araignée, oiseau, phoque, loup, ours, lors de leurs grands voyages périlleux dans l'au-delà, à l'écoute des morts. »
Certains s'étonneront, de rencontrer chez notre chercheur, des proclamations vitalistes et animistes qui semblent bien loin des sciences ou même de Bachelard lequel séparait soigneusement métaphysique et sciences. Lui-même ne réfute pas une accusation de romantisme. L'anthropologue semblerait ici passer outre aux tabous de toute méthode anthropologique voyant dans l'indigène un informateur mais non quelqu'un dont il devrait s'inspirer : ce que fait justement jean Malaurie en partageant peu à peu la pensée de Inuits.
J'ai déjà indiqué que jean Malaurie dès les années Thulé avait eu la « prescience » de ce qui seront certains grands thèmes de la pensée contemporaine qui redonnent le primat au corps ,retrouvent une « écologie des sens »,une vision du cosmos .une vision de l'humain aussi, qui affirme que l'humain ne l'est vraiment qu'en relation étroite avec ce qu'il n'est pas.
« Un dialogue ? Nous étions pourtant à des années-lumière les uns des autres. Alors même que nous cheminions, à quoi songeaient-ils en vérité ? Garder un vide intérieur leur permettant d'être en relation intime avec la glace, le vent porteur de messages. Innerlichkeit : l'esprit intérieur est ouvert à l'inconnaissable par dix millénaires d'animisme. Être en alerte et immédiatement au rendez-vous pour maintenir cet échange muet. Jamais avec la distance aristocratique de ceux qui savent, avec le verbe des académiciens de la nature ; alors même que, devant eux, j'ausculte, mesure, pèse les roches, je tente de comprendre comment ils analysent les quelques lignes directrices de la géométrie des pierres : les parallèles, les diagonales, les volutes ? Comment cette mathématique que je suis du doigt dirige-t-elle leurs réflexions ? Les sols, par le jeu du triage du gel et du dégel, organisent parfois de grandes figures polygonales. Les avaient-ils remarquées en les foulant et qu'en pensaient-ils alors ? La réponse est prudente et masque une penséeintime qui les aide à vivre leur animisme ; elle relève de la confession : « Nous regardons attentivement la terre et les signes tels que ceux que tu représentes. Nous ne sommes que de modestes chasseurs et nous ne recherchons que les traces des animaux. » Enhardis, au fil des heures, certains osent se découvrir et alors de se confier ; ils interprètent géopoétiquement ces figures ; par analogie, en se souvenant des fleurs, en cercle de 3 ou 4 pétales, ou des images sur le dos des peaux de phoques et surtout les empreintes des pattes de l'ours, du renard. C'est une langue. Si je m'attache au renard, ce sont cinq ronds en creux et en cercle. En fait, l'homme du Grand Nord a su pouvoir lire avant d'écrire ». J.M Lettre A Un Inuit.
…
Outre les références à Bachelard, j'ai déjà fait le rapprochement de la pensée malaurienne avec « l'empirisme spéculatif » d'un Whitehead. Comme lui, jean Malaurie se méfie de l'intellectualisme dogmatique et rompt avec la conception dominante de la pensée occidentale. Si la tradition philosophique depuis Platon méprise le « sens commun »,comme l'ethnologie répudie trop souvent le « vécu » de l'autochtone, chez Malaurie à l'instar de Whitehead ,le scientifique prolonge d'une autre façon, la fois instinctive(animale dit Whitehead ) en la perception que possède tout un chacun parce qu'elle ouvre sur une infinité d'expériences et sur la nature tout entière. Les principe de cet empirisme, formulé par Whitehead, serait de ne rien soustraire à ce dont « nous avons l'expérience dans la perception » donc de faire accueil à tout ce qui arrive,( occurrence de l'évènement). Nous n'éprouvons ainsi chaque objet que dans des situations événementielles, sorte d'occasions où nous reconnaissons des possibles au-delà de l'événement éprouvé ; le visible s'auréole d'un invisible, ce qu'éprouvera toute pensée dite « sauvage », un mixte de réel et de possible. C'est cela que Whitehead veut dire lorsqu'il écrit que « l'actuel ne peut être réduit à un simple donné de fait, séparé du potentiel»..
Nous y reconnaissons d'innombrables qualités, les formes multiples qui la composent, les couleurs, leurs variations et leurs modulations selon les perspectives dans lesquelles nous expérimentons (scientifiques ou non),.en liaison indissociable avec le milieu. Ces « objets » ne sont donc pas de simples projections de l'esprit sur la nature, comme si les couleurs, les sons et les formes nous appartenaient ; c'est au contraire la conscience qui en dérive, qui y trouve ses conditions d'existence. C'est parce qu'il y a, dans la nature, du reconnaissable, de la répétition, que la conscience est capable de comparaison et de relation.
Une autre conséquence qu'exprimera métaphoriquement l'animisme c'est la multiplicité des modes d'existence.Les recherches de Jacob Uexküll sur le milieu animal (contemporaines de la physique quantique et des avant-gardes artistiques) expriment l'abandon de toute perspective anthropocentrique dans les sciences de la vie et s'oppose à la radicale déshumanisation de l'image de la nature. Là où la science classique voyait un monde unique, englobant toutes les espèces vivantes hiérarchiquement ordonnées, des formes les plus élémentaires jusqu'aux organismes supérieurs, Uexküll suppose au contraire une infinie variété de mondes perceptifs, tous également parfaits et liés entre eux comme sur une partition de musique.Chaque vivant est ainsi un centre d'expériences composé lui-même de multiples centres d'expériences sensoriels dans une unité toute relative. « Un végétal est une démocratie» disait A.N. Whitehead ».
[...] « tout ce qui est perçu est dans la nature. Nous ne pouvons pas choisir à notre guise. Pour nous, le rougeoiement du coucher de soleil devrait appartenir tout autant à la nature que les molécules et le rayonnement électromagnétique auxquels les hommes de science recourent pour expliquer le phénomène ». A.N. Whitehead .Le Concept de NATURE.
Isabelle Stengers, méditant sur Whitehead, retrouve l'expérience de la pierre :une simple perception est une promesse d'un surplus d'expérience et de sens que le premier coup d'œil ne livre pas ; avoir foi dans la perception, c'est avoir foi dans la richesse de la nature. La démarche scientifique bien comprise ne nie pas ce fait. Le scientifique trouve toujours « plus » dans la nature et la peuple d'entités inobservables ,ondes, électrons, neutrinos) dont il affirme la réalité. Pourtant le danger des sciences, selon l'auteur, c'est lorsqu'elles se doublent d'une métaphysique réductionniste, lorsque la science contredit la foi perceptive en affirmant que la seule entité qui existe vraiment est l'onde ou l'électron ,le reste étant illusion des sens ou traduction de l'esprit humain ;le rougeoiement d'un coucher de soleil est aussi dans la nature.
« Cette pierre attire effectivement, pour une raison ou une autre, notre attention, nous savons que nous pouvons aller y voir de plus près, la prendre, la soupeser, faire l'expérience de sa rugosité, tenter de la fragmenter. Bref, multiplier « ce dont » nous avons l'expérience dans la perception. Et attribuer le tout à la nature. Instinctivement.
lorsque le scientifique dit sa confiance dans la démarche expérimentale et proclame son absence de limite, il prolonge notre « attitude instinctive » selon laquelle, si on lui porte l'attention qui convient (ou qui lui est due), on trouvera plus dans la nature que ce que l'on observe du premier coup d'œil. Et ce ne sont pas les interdits qui le contraindront à renoncer à faire intervenir des êtres inobservables si ceux-ci lui permettent d'articuler ses questions et ses hypothèses, ni non plus, en cas de réussite, qui l'empêcheront d'affirmer que ces êtres appartiennent bel et bien à la nature, non à l'esprit qui connaît.
C'est seulement lorsqu' un scientifique entreprend de juger, au nom de ces êtres inobservables, ce dont nous avons l'expérience dans la perception, lorsqu'il veut nous convaincre que le rayonnement électromagnétique constitue le seul type d'entité qui appartienne à la nature, qu'il contredit notre attitude instinctive : il a trouvé « plus » dans la nature, mais il propose de la réduire à « moins ».Isabelle Stengers.Penser Avec Whitehead .Seuil.
Ainsi David Abram rejetant dans son livre le moment où la « la terre s'est tue» du fait des technologies occidentales, et de l'homme se disant « maitre de la nature », bâtit une réflexion renouvelant « l'animisme », loin des discrédits habituels accablant une pensée primitive. Jean Malaurie, on l'a dit,se proclamera , pour sa part, audacieusement « animiste et shaman ». Cette pensée n'est pas un retour nostalgique à l'origine ,ce qui serait source de confusion . Si retour il y a, c'est en fait le retour aux sources du savoir ,les sens ! : sapere latin, savoir, c'est d'abord, gouter ,discriminer, apprécier. David Braham en vient à décrire ce qu'est l'animisme débarrassé des fantasmes dont on l'a accablé comme pensée primitive dans la vision évolutionniste et coloniale: la manière dont le sensible est susceptible d'attirer l'attention, parce que chaque perception présente est, on l'a dit précédemment une énigme et une invite.
L'auteur retrouve ici les analyses de la Phénoménologie De La Perception de Merleau-Ponty .Si, nous voulons décrire un phénomène particulier sans réprimer notre expérience directe, nous ne pouvons éviter de parler de ce phénomène comme d'une entité active, animée, avec laquelle nous sommes entrés en rapport. Pour le corps sentant, aucune chose ne se présente comme complètement passive et inerte.
« C'est seulement en affirmant le caractère animé des choses perçues que nous permettons à nos mots de prendre naissance directement dans les profondeurs de notre rapport de réciprocité continuel avec le monde: …
« moi qui contemple le bleu du ciel je m'abandonne à lui ; je m'enfonce dans ce mystère.»M.P. Phénomènologie De La Perception.
Le fondement de l'animisme, ce serait donc tout simplement rompre avec la conception passive de la perception pour en faire un phénomène de tension de communication. L'objet n'est pas cet être inerte de la tradition philosophique mais un interlocuteur dans une rencontre, une réciprocité. Ainsi le masque ou le fétiche animiste ,simple objet de contemplation muséal dans nos cultures est lorsque qu'on le restitue dans son origine une incarnation et une présence dynamique . Il peut garder d'ailleurs cette « agentivité(Alfred Gell ) même pour nous , s'il est ce que nous voyons mais qui nous regarde en même temps, depuis ce « lointain » qui apparait par lui et avec lui..
« Chaque présence propose un aspect qui capte mes yeux alors que le reste se tient caché au-delà de l'horizon de ma position du moment. Chaque présence m'invite à concentrer mes sens sur elle, à laisser, alors que je m'engage dans sa profondeur particulière, les autres objets se fondre dans l'arrière-plan. Lorsque mon corps répond de la sorte à la sollicitation muette d'un autre être, cet être répond à son tour, révélant à mes sens de nouveaux aspects ou de nouvelles dimensions qui, à leur tour, m'invitent à une exploration accrue. Au cours de ce processus, mon corps sentant s'accorde progressivement au style de cette autre présence — à la manière de cette pierre, de cet arbre ou de cette table - alors qu'elle-même semble s'ajuster de son côté à mon style et à ma sensibilité. De cette façon, la chose la plus simple peut devenir un monde pour moi, alors que, réciproquement, cette chose ou cet être en vient à prendre place plus profondément dans mon monde…. ».
… « Lorsque nous marchons en forêt, nous scrutons ses profondeurs vertes et ombreuses, nous écoutons le silence des feuilles, nous apprécions l'air frais et vif. Et pourtant la transitivité de la perception, la réversibilité de la chair sont telles que nous pouvons soudain sentir que les arbres nous regardent - nous nous sentons exposés, observés de toutes parts. Si nous résidions dans cette forêt durant des mois ou des années, notre expérience pourrait se modifier à nouveau - nous pourrions en venir à sentir que nous faisons partie de cette forêt, que nous sommes dans des rapports de consanguinité avec elle, et que l'expérience que nous avons de cette forêt n'est rien d'autre que la forêt faisant l'expérience d'elle-même »….David Abram Comment La Terre S'est Tue. Pour Une Ecologie Des Sens. La Découverte
Et David Abram ajoute un exemple emprunté à l'anthropologue Richard Nelson à propos des Koyukon, peuple amérindien qui habite dans le Centre-Nord de l'Alaska
« Le peuple traditionnel Koyukon vit dans un monde qui observe, dans une forêt d'yeux. Une personne en marche dans la nature — aussi sauvage, éloigné, et même désolé que soit l'endroit — n'est jamais vraiment seule. Les alentours sont conscients, dotés de sens et de personnalité. Ils sentent. Ils peuvent être offensés. Ils doivent, à tout instant, être traités avec le respect qui convient ».
L'animisme c'est donc d'abord l'expérience première, « sauvage » de la perception rencontre réciproque avec les êtres et les choses lorsque nous sollicitons notre corps vivant. Dans cette expérience première, Merleau-Ponty attire l'attention sur le fait évident mais facile à négliger, que ma main n'est capable de toucher des choses que parce qu'elle est, elle-même, une chose touchable et que donc elle fait partie intégrante du monde tactile qu'elle explore.
Toucher l'épaisse peau d'un arbre, ou une pierre comme Malaurie ou les Inuits, c'est donc, dans le même temps, faire l'expérience de sa propre tactilité, c'est se sentir touché par l'arbre ou la pierre. Et voir le monde, c'est aussi et dans le même temps faire l'expérience de soi comme visible, de se sentir soi-même vu. Si nous pouvons faire l'expérience des choses - les toucher, les entendre et les goûter -, c'est seulement parce que, en tant que corps, nous sommes nous-mêmes inclus dans le champ sensible et que nous possédons nos propres textures, nos sons et nos goûts. Si nous pouvons percevoir les choses, c'est uniquement parce que nous-mêmes faisons partie de ce monde sensible que nous percevons ! Merleau–Ponty parle ainsi de la « chair du monde » pour qualifier ce chiasme du sentant/ senti.
Cette expérience première est bien celle des Inuits comme le souligne l'auteur de La Lettre A Un Inuit :
« Avec un esprit confucéen, ils déchiffrent cet alphabet de la matière en faisant le vide en eux. Ils ressentent sans être en mesure de l'exprimer, les symboliques des couleurs et des sons dominants, la densité de l'air, le froid. Ils se laissent habiter par le silence toujours plus profond et qui se poursuit en rêve. Orare, c'est ce qu'aurait dit sans doute le célèbre sociologue Marcel Mauss dans sa thèse inachevée sur la prière. Puis, le regard fixe, commence un dialogue, sous forme de murmure ou de tête-à-tête avec ces forces qu'ils appellent des esprits ou Inuat. C'est ce que la physique appelle l'énergie de la matière et ce que les physiciens inuit de demain appelleront des atomes de vie. C'est retrouver la pensée de Plotin lors de l'examen d'un phénomène : « Toute notre activité est dirigée sur l'objet contemplé ; nous devenons cet objet'. ….
… Ils m'apportent certaines roches, ils me prient de les mettre à l'oreille pour que j'écoute leurs messages et que je les leur communique. Ils veulent comprendre comment je fonctionne. On sera surpris que ces mangeurs de chair crue, qui ne savent ni lire ni écrire, aient cette qualité de « méditant contemplatif» avec des expériences quasi zen. On pourrait y songer lors de leur méditation, assis face à l'aglou ou trou aménagé par le phoque, avec ses petites griffes acérées noires, dans la banquise pour respirer. En effet, il y a toute une dialectique d'intégration qui, grâce à un vide intérieur, permet de percevoir la microphysique ondulatoire, et je retrouve dan: mes réflexions de géographe-physicien cette intuition d'Ernest Solvay : l'idée de l'équivalence entre la matière et l'énergie. On ne peut évoquer le chamanisme, qui est une approche essentielle chez tous les peuples racines, qu'en se référant à cette dialectique d'intégration.
…Il est dans les roches, dans les mers, dans les glaces, une uummaa, un battement du cœur. Il appartient à l'homme de se mettre en phase avec cette énergie issue du cosmos qui est née au moment de la naissance de l'univers avec des échanges thermodynamiques, avec la matière, avec l'énergie noire - la cinquième force1, qui ne cessera de s'exercer qu'à la mort de notre planète. Cet échange astrophysique, ce rayonnement électromagnétique, exprimé par des radiations, est d'autant plus significatif que nous sommes aux abords du pôle géomagnétique qui aboutit, dans le ciel, à des conflits de forces se traduisant par des aurores boréales et, à l'automne, par des crises d'hystérie ». JM. Lettre ….OP.Cité.
Il reste à montrer à la fois, comment la tragédie, est née historiquement de certains rituels et quelle en est l'origine (au sens à distinguer de simple naissance) en tant qu'ensemble des phénomènes qui expliquent l'apparition et le développement de quelque chose
Selon Paul Demont et Anne Lebeau (Introduction Au Théatre Grec Antique, Livre De Poche), quatre types de spectacle sont attestés dès les origines du monde grec : les représentations chorales publiques, la déclamation des épopées, les thrènes en l'honneur des morts, les danses avec masques et costumes. Il faut dire que les textes sont rarissimes jusqu'au Ve siècle. Ce sont donc les monuments et les vestiges archéologiques qu'on est contraint d'interroger .Quoiqu'il en soit la tragédie grecque peut être née de la fusion de ses éléments rituels, et de spectacles festifs et chorégraphiques
La Grèce, dès les temps les plus anciens que nous puissions connaître, a construit des lieux de spectacle fixes et a sans doute connu des activités de type dramatique. En ce qui concerne les lieux, on ne parle dans ce cas, par prudence que de theatron, transcription du mot grec qui signifie «lieu d'où l'on peut voir» plutôt que de «théâtre» ; on ne sait pas, le plus souvent, à quels spectacles (.cérémonies religieuses, civiques, fêtes, assemblées politiques) ces lieux servaient
Dans l'Iliade d'Homère ,le poète décrit des danses accompagnées de cithare ou de lyre sur une place publique (khoros) sans doute l'origine du mot chœur. On vit apparaître, au début de l'époque archaïque, plusieurs traits nouveaux, comme l'insertion des spectacles dans un concours panhellénique. L'historien Thucydide, à la fin du Ve siècle, rapporte qu'à «l'ancien temps» d'Homère l'existence, dans l'île de Délos, d'une fête quadriennale au cours de laquelle se déroulaient des «jeux gymniques et musicaux» avec la participation de «chœurs» envoyés par les cités.
Un second type de spectacle est bien attesté, cette fois dans les textes : la récitation des poèmes épiques. Les épopées commencèrent à être fixées par l'écriture peut-être dès le VIIIe siècle. Mais elles ne faisaient pas l'objet de lectures individuelles et silencieuses. Des spécialistes, les aèdes ou «chanteurs» qui créaient leur œuvre sur un canevas transmis par la tradition, donnaient en représentation publique, dans le cadre du banquet, une récitation psalmodiée, avec accompagnement musical, de longs récits en vers (hexamètres dactyliques). L'aède ne se présentait pas comme l'auteur, mais seulement comme l'interprète de son poème. Une ou plusieurs déesses, la Muse ou les Muses, fille(s) de Zeus et de Mémoire, garantissaient seules la véracité de ses paroles.
La Grèce archaïque était le fait de tribus avec de nombreux conflits de domination. Les Achéens, après avoir mis à sac la Crète, pillent la ville de Troie, port commerçant tourné vers l'Asie. Cette expédition sanglante nous valut une légende grandiose et poétique attribué au nom générique d'Homère.. En 1100 avant J.-C., les Doriens, peuple indo-européen, exploitent le fer ; ils vont fonder Sparte. Durant trois siècles, les Achéens et les Doriens, qui prient les mêmes dieux et parlent la même langue, collaborent autour d'un roi héréditaire. Athènes, Thèbes, Argos, Éphèse, Mytilène croissent dans les affrontements et les apaisements qui suivent. Le commerce, l'exploitation des terres et de leurs paysans, l'esclavagisme et la colonisation charpentent leur expansion. Le nouveau peuple issu de cette histoire , les Hellènes, s'inquiète de son identité et se dote de deux récits fondateurs: les Atrides, l'épopée de la Guerre de Troie, et les Labdacides, la tragédie familiale d'Œdipe et de Dionysos. La culture se modifie : conditionné par la société elle-même, le passage du rite cultuel au rite du spectacle va s'accomplir. Le théâtre suit l'essor de la démocratie athénienne,( très relatif cependant puisque qu'essentiellement le fait d'oligarques.). Les conteurs professionnels, les aèdes, qui racontent des chroniques populaires et les récits fondateurs , ne peuvent exprimer toutes les beautés des images, des actions et des personnages. Le théâtre va alors absorber les conteurs.
L'archéologie funéraire nous oriente dans une troisième direction. Nombreuses sont les sociétés où la mort donne lieu à des activités qui évoquent le théâtre, C'est le cas dans la Grèce antique. Plusieurs sarcophages minoens et surtout mycéniens associent des scènes de deuil à des manifestations «prédramatiques», avec instruments de musique, chœurs et même doubles chœurs de femmes, ou d'hommes et de femmes, dirigés par ce qu'on appellera plus tard des coryphées. Sur les représentations figurées, des pleureuses professionnelles sont clairement distinguées des chœurs. Le « thrène », lamentation lors des funérailles auprès du cadavre exposé présente un caractère rituel . C'est un double chœur d'hommes et de femmes spécialisés dans cette tâche qui intervient, avant les lamentations individuelles des parentes du héros mort. Un des premiers emplois attestés du mot theatron se rencontre à propos de jeux funéraires
Un dernier groupe de manifestations à caractère spectaculaire est bien différent : les rites au cours desquels, de Milet à Corinthe et à Sparte, on se déguisait pour danser. Les témoignages les plus nombreux viennent de Sparte .On a retrouvé dans un sanctuaire de la déesse Artémis/ Orthia de très nombreuses figurines représentant ce qu'on appelle des «danseurs rembourrés», parce qu'ils ont des fesses et un ventre largement bombés. L'emplacement de la trouvaille ne laisse aucun doute sur le caractère religieux des travestissements et des danses magiques. Outre leur ventre et leurs fesses postiches, ils sont parfois pourvus d'un phallus bien dressé, auquel cas on les qualifie d'ithyphalliques. Certains danseurs portaient des masques. On a retrouvé des matrices en terre cuite pour la fabrication de masques de «Gorgô», faces monstrueuses mi-humaines, mi-animales, toujours représentées de façon frontale, ainsi que des masques de vieilles femmes et d'hommes, en particulier dans le même sanctuaire Spartiate d'Artémis Orthia. Il faut imaginer des groupes de citoyens masqués et déguisés dansant d'une façon très agitée. D'autres, à Élis, dansaient le kordax, un nom qui désigne aussi certaines danses des chœurs des comédies ultérieures.
« La question du rapport entre le théâtre et la religion se pose avec une particulière acuité pour la Grèce antique. Nous venons d'évoquer successivement des «spectacles» qui paraissent éloignés de la religion, puis d'autres, où interviennent déguisements et masques, qui sont manifestement religieux. Le théâtre paraît en Grèce s'être constitué dans sa spécificité en se détachant du contexte religieux de sa naissance même. Nous aurons l'occasion d'y revenir de plusieurs points de vue. Réfléchissons-y un instant d'une façon très générale, à l'occasion de notre première rencontre avec les masques grecs.
Religion et théâtre ont au moins trois traits en commun. Les rites supposent le plus souvent, comme les représentations théâtrales, une mise en scène, des déguisements, des rôles et une répartition des tâches entre officiants et spectateurs. En second lieu, ils se déroulent dans un temps qui leur est propre, en dehors du temps réel, et ils peuvent être reproduits à l'identique. Enfin, ils sont en décalage par rapport à ce qu'ils «jouent», si bien qu'ils peuvent être accomplis avec une satisfaction profonde tout en représentant des actes violents, voire affreux, ou bien ridicules, voire obscènes. Le lien entre théâtre et rituel est donc congénital.
L'utilisation de déguisements et de masques le montre bien. Si nous nous promenons dans les galeries des musées ethnologiques, nous ressentons sans aucun doute ce que Claude Lévi-Strauss éprouvait, dès 1943, devant les masques swaiwhés utilisés lors des potlachs, des mariages et des funérailles, ou bien au cours des cérémonies d'initiation : « Bousculant la placidité de la vie quotidienne, [leur] message primitif reste si violent que l'isolement prophylactique des vitrines ne parvient pas, aujourd'hui encore, à prévenir sa communication.» (La Voix des masques, Genève, 1975). C'est l'impression que produisent aussi sur nous les représentations grecques de Gorgô ».PAUL DEMONT ET ANNE LEBEAU (INTRODUCTION AU THEATRE GREC ANTIQUE, LIVRE DE POCHE
Un rituel et un dieu vont jouer un rôle essentiel dans l'origine de la tragédie : Dionysos et les fêtes et cérémonies en son honneur. On sait déjà que trois divinités aux masques existaient chez les Grecs, divinités « étrangères » au panthéon habituel: Gorgô , qui n'était qu'un masque de terreur , celui primordial de l'altérité la plus radicale, la mort, Artémis ,présidant à l'espace sauvage et naturel ,déesse non masquée mais qui donnait lieu à des fêtes masquées à Sparte et jouait un role majeur dans l'initiation des jeunes et l'enfantement des femmes. Enfin cette divinité bien particulière qu'était Dionysos.
« A travers le jeu des masques l'homme grec s'affronte à diverses formes de l'altérité. Altérité radicale de la mort dans le cas de Gorgô dont le regard pétrifiant plonge celui qu'elle subjugue dans la terreur et le chaos. Altérité radicale aussi pour le possédé de Dionysos, mais en direction opposée : la possession dionysiaque, du moins pour qui l'accepte, ouvre sur un univers de joie où s'abolissent les limites étroites de la condition humaine. Face à ces deux types d'altérité, verticale, pourrait-on dire, qui entraînent l'homme tantôt vers le bas, tantôt vers le haut, vers la confusion du chaos ou vers la fusion avec le divin, l'altérité que sous le patronage d'Artémis explorent les jeunes Grecs semble située sur un plan horizontal, pour le temps et pour l'espace : chronologie de l'existence humaine, ponctuée d'étapes et de passages; espace concentrique de la société civilisée qui s'étend depuis la cité jusqu'aux zones lointaines des montagnes et des mers, du cœur de la culture aux marges de la sauvagerie. Cette sauvagerie, qui semble la rapprocher de Gorgô, Artémis ne la marque et ne la repère que pour mieux la rejeter, la maintenir à distance en la reléguant à l'horizon des pourtours. En un lent apprentissage des différences, la déesse conduit le jeune à une bonne intégration dans la vie civique. Cela même qu'elle articule avec mesure, au cours de rituels transgressifs, il semble que la fonction de Dionysos soit justement de le faire éclater. Abolissant les interdits, brouillant les catégories, désintégrant les cadres sociaux, Dionysos insère au cœur de la vie humaine une altérité si complète qu'elle peut aussi bien rejeter ses ennemis, comme le ferait Gorgô, vers l'horreur, le chaos, la mort, qu'élever ses fidèles à un état d'extase, d'entière et joyeuse communion avec le divin. »
Dionysos, était un dieu de « l'entre deux » ; fils d'une mortelle, Sémélé, et de Zeus, il introduisait du désordre comme nouveau venu , dans le panthéon grec. Il est représenté dans certains cultes et dans les Bacchantes d'Euripide comme celui qui vient se faire honorer en Grèce après de longues errances lointaines. Il incarnait ainsi l'irruption de l'étrangeté, de l'altérité au sein même de la vie civique, la part sauvage qu'il faut s'approprier pour vivre heureux. Son culte, centré sur le vin et la transe présentait plusieurs aspects préthéâtraux et prédramatiques, et il devint le dieu du théâtre à Athènes. Comme d'autres dieux, il était honoré par des chœurs chantants et dansants, d'hommes ou de femmes. Le cortège (ou thiase) qui célébrait le dieu s'assimilait à ses compagnons mythiques, les Satyres, des êtres nus à oreilles de cheval, à corps humain et à longue queue qui dansaient de façon très agitée autour de lui, en exhibant leur sexe, et aux Ménades, ces femmes en proie à la possession dionysiaque et qui s'appuyaient le thyrse, ou bâton couronné de lierre. Le visage des Satyres est parfois représenté de face, comme un masque. Aussi les fidèles du dieu pouvaient-ils revêtir des masques barbus et camus, porter une queue et un phallus postiches .Le dieu Dionysos lui-même, à la différence de la plupart des autres Olympiens, était souvent honoré, en particulier à Athènes au début du v* siècle, sous une apparence peu anthropomorphique : on célébrait un masque barbu, couronné de lierre, vu de face, fixé au somment d'un pilier. Ce «dieu-masque », a une étroite parenté avec le jeu rituel et le jeu théâtral.
« C'est sur l'adulte pleinement socialisé, citoyen intégré, mère de famille à l'abri du foyer conjugal, que le dieu exerce ses pouvoirs, introduisant, au cœur même de la vie quotidienne, la dimension imprévisible de l'ailleurs.
Sur le culte adressé au dieu-masque, nous ne possédons que peu de documents. Rien dans les descriptions des fêtes dionysiaques ne précise jamais si le rituel s'adresse au dieu figuré sous la forme d'un simple masque, ou à une statue cultuelle, anthropomorphe, analogue à celle des grands olympiens dont il fait partie. C'est un premier aspect de son ambivalence. Quoique dieu authentiquement grec, d'aussi bonne origine et d'aussi grande antiquité que les autres - il est déjà présent à Mycènes —, il est pourtant l'« étranger », I'« autre », celui qui perpétuellement arrive d'au-delà les mers, tantôt, comme Artémis, sous la forme d'une idole d'aspect inhabituel apportée par les flots, tantôt surgissant en personne, depuis l'Asie barbare, avec à sa suite sa troupe de Bacchantes qu'il répand sur la Grèce effarée.Nous avons cependant à notre disposition, pour tenter de cerner la personnalité du dieu-masque, deux types de documents.
— Archéologiques d'abord: d'une part, des masques de marbre, de dimensions diverses, aux orifices non perforés, qui n'étaient pas portés mais accrochés, comme l'indiquent des trous de suspension 21 ; de l'autre, des images céramiques représentant une idole-masque fixée à un pilier.
— Textuels ensuite : la pièce d'Euripide, les Bacchantes, qui met en scène, pour le théâtre, la toute-puissance de la mania dionysiaque, sur un mode particulièrement ambigu. Sous le masque tragique, un acteur incarne le dieu, protagoniste du drame; mais ce dieu, lui-même masqué, se dissimule sous une apparence humaine, qui ne laisse pas d'être à son tour équivoque. Homme-femme, au visage fardé, encadré de longues tresses, au regard étrange, vêtu d'une robe asiatique, Dionysos se fait passer pour l'un de ses prophètes, venu pour révéler aux yeux de tous l'épiphanie du dieu dont les manifestations essentielles sont les métamorphoses, le déguisement et le masque22.
Le texte tragique ainsi que les représentations figurées mettent en évidence une des caractéristiques fondamentales de cette puissance divine : la facialité. Comme Gorgô, Dionysos est un dieu avec qui l'homme ne peut entrer en contact que dans un face-à-face : impossible de le regarder sans tomber du même coup sous la fascination de son regard, qui vous arrache à vous-même.
Sur un pilier, un masque barbu, chevelu, couronné de lierre est accroché. Au-dessous, les plis d'une étoffe flottante. Tout autour le culte s'organise. Des femmes, au sortir de la transe extatique, manipulent gravement des récipients à vin. Sous le regard du dieu, vers qui leurs regards convergent, drainant à leur suite les yeux du spectateur, elles distribuent le breuvage dangereux, maléfique si on l'absorbe sans les précautions rituelles. Car Dionysos a enseigné aux hommes le bon usage du vin, la façon de couper, pour l'apprivoiser, le liquide sauvage qui rend fou en jetant chacun hors de soi. Devant le masque, les femmes, qui ne consomment pas le vin, puisent et répartissent, avec une pieuse dignité, la boisson destinée aux hommes et aux dieux 25.
Ces accessoires vides, le masque barbu, la couronne de lierre, la robe flottante figurant la divinité avec qui, en un face-à-face fasciné, le fidèle peut se fondre, l'homme peut lui-même les revêtir, endossant ainsi les marques du dieu, les prenant sur soi pour s'en mieux laisser posséder. Devenir autre, en basculant dans le regard du dieu ou en s'assimilant à lui par contagion mimétique, tel est le but du dionysisme qui met l'homme en contact immédiat avec l'altérité du divin. C'est un phénomène parallèle qui s'accomplit au théâtre lorsqu'au Ve siècle les Grecs instaurent un espace scénique où l'on donne à voir en spectacle des personnages et des actions que leur présence, au lieu de les inscrire dans le réel, rejette dans ce monde différent qui est celui de la fiction. Quand ilsont sous les yeux Agamemnon, Héraclès ou Œdipe, figurés par leur masque, les spectateurs qui les regardent savent que ces héros sont à jamais absents, qu'ils ne peuvent être là où ils les voient, qu'ils appartiennent au temps désormais révolu des légendes et des mythes. Ce que réalise Dionysos, et ce que provoque aussi le masque, quand l'acteur le revêt, c'est, à travers ce qui est rendu présent, l'irruption, au centre de la vie publique, d'une dimension d'existence totalement étrangère à l'univers du quotidien. » J.P.VERNANT.OP.CITE
L'invention du théâtre, du genre qui met en scène le fictif comme s'il était réel, ne pouvait intervenir que dans le cadre du culte de Dionysos, dieu des illusions, de la confusion et du brouillage incessant entre la réalité et les apparences, la vérité et la fiction. Sa statue trônait dans le théâtre d'Athènes. La tragédie grecque se déroule aux lisières de l'altérité : celles où séjournent les trois dieux des marges. Cet espace des marges et des frontières était lui-même ambivalent. Territoire de la mort ou de la chasse sauvage et de la folie meurtrière, il était aussi espace de l'initiation, région d'un savoir qui n'est pas accessible à tous si on ne fait pas certains expériences . Dionysos est justement un dieu d'un espace particulier : celui des carrefours, à l'instar d'Hermès. (qu'on pense au carrefour où Œdipe tua son père).: il marque et brouille à la fois les frontières entre le divin et l'humain, l'humain et le bestial, l'ici et l'au-delà. « Il est le dieu qui subvertit l'ordre du quotidien et qui à travers tout un jeu de prodiges, de fantasmagories, d'illusions", fait basculer "vers le haut, dans une confraternité idyllique" mais aussi à l'inverse vers le bas, "dans la confusion chaotique d'une horreur terrifiante" et meurtrière ».Monique Borie.. Dionysos symbolise aussi une initiation, une sorte d'intégration de l'altérité dans l'ouverture apaisée à l'Autre, sauf à montrer que, si elle échoue ,s'ouvre alors une autre , une altérité destructrice ,sous sa forme monstrueuse.
Nul autre que Nietzsche n'a mis en évidence la puissance de Dionysos et son rôle dans la tragédie :
« Schopenhauer nous décrit la prodigieuse horreur qui s'empare de l'homme que désorientent soudain les formes conditionnant la connaissance des phénomènes, parce que le principe de raison, sous l'une quelconque de ses figures, paraît souffrir une exception. — Si nous ajoutons à cette horreur l'extase délicieuse que la rupture du principium individuationis fait monter du fond le plus intime de l'homme, ou même de la nature, alors nous nous donnerons une vue de l'essence du dionysiaque que l'analogie de l'ivresse nous rendra plus proche encore. Que ce soit sous l'influence du breuvage narcotique dont parlent dans leurs hymnes tous les hommes et les peuples primitifs, ou lors de l'approche puissante du printemps qui traverse la nature entière et la secoue de désir, s'éveillent ces émotions dionysiaques qui, à mesure qu'elles gagnent en intensité, abolissent la subjectivité jusqu'au plus total oubli de soi. Il y avait encore, dans le moyen âge allemand, de ces troupes sans cesse croissantes qui tournoyaient ainsi sous l'empire de la même puissance dionysiaque et qui allaient de lieu en lieu, chantant et dansant. Dans ces danseurs de la Saint-Jean et de la Saint-Guy5, nous reconnaissons les chœurs bachiques des Grecs, dont la préhistoire remonte, par l'Asie Mineure, jusqu'à Babylone et aux orgies des Sacées.
II y a des hommes qui par manque d'expérience ou par stupidité se détournent de tels phénomènes comme de « maladies populaires », avec des sarcasmes ou des airs de pitié, tout remplis qu'ils sont du sentiment de leur propre santé : les malheureux, ils ne soupçonnent certainement pas quel teint cadavérique et quelle allure fantomatique prend leur « santé » quand passe en grondant auprès d'eux le cortège, flamboyant de vie, des fous de Dionysos.
Sous le charme de Dionysos, non seulement le lien d'homme à homme vient à se renouer, mais la nature aliénée — hostile ou asservie — célèbre de nouveau sa réconciliation avec son fils perdu, l'homme. Spontanément la terre dispense ses dons, et les bêtes fauves des rochers et des déserts s'approchent pacifiquement. Le char de Dionysos se couvre de guirlandes et de fleurs; on y attelle la panthère et le tigre. Transformez en tableau 1' « Hymne à la joie » de Beethoven et ne laissez pas votre imagination en reste lorsque les millions d'êtres se prosternent en frémissant dans la poussière : c'est ainsi qu'il est possible d'approcher le dionysiaque. Maintenant l'esclave est un homme libre, maintenant se brisent toutes les barrières hostiles et rigides que la nécessité, l'arbitraire ou la « mode insolente »2 ont mises entre les hommes. Maintenant, dans cet évangile de l'harmonie universelle, non seulement chacun se sent uni, réconcilié, confondu avec son prochain, mais il fait un avec tous, comme si le voile de Maya s'était déchiré et qu'il n'en flottait plus que des lambeaux devant le mystère de l'Un originaire. Par le chant et la danse, l'homme manifeste son appartenance à une communauté supérieure : il a désappris de marcher et de parler et, dansant, il est sur le point de s'envoler dans les airs. Ses gestes disent son ensorcellement. De même que les animaux maintenant parlent et la terre donne lait et miel, de même résonne en lui quelque chose de surnaturel : il se sent dieu, il circule lui-même extasié, soulevé, ainsi qu'il a vu dans ses rêves marcher les dieux. L'homme n'est plus artiste, il est devenu œuvre d'art : ce qui se révèle ici dans le tressaillement de l'ivresse, c'est, en vue de la suprême volupté et de l'apaisement de l'Un originaire, la puissance artiste de la nature tout entière. Ce qui est pétri ou sculpté, c'est l'argile la plus noble, le marbre le plus précieux, l'homme lui-même, et sous les coups de ciseaux du démiurge dionysiaque retentit l'appel des Mystères d'Eleusis. » F.NIETZSCHE :LA NAISSANCE DE LA TRAGEDIE. GALLIMARD.
Plutôt ,comme on le verra, de débattre seulement de questions politiques ou philosophiques reposant sur l'art oratoire ou le dialogue philosophie , bientôt écrit ,la tragédie aborde bien les problèmes anthropologiques fondamentaux, tels que la mort, la souffrance des femmes due aux guerres, le deuil , le meurtre ou la folie, mais à travers une « mise en théâtres » de légendes et de héros déjà familiers du publics ; c'est pourquoi l'intrigue n'existe pas vraiment puisque connue à l'avance. La tragédie introduit par exemple un espace entre le palais, territoire de la cité et l'espace naturel ou sauvage qui est celui de la mort. D'où le rôle du tombeau dans l'Oreştie.Elle opère aussi dans un temps « suspendu. Les héros tragiques comme Electre ou Oreste n'ont pas pu accomplir les rites de passages qui en feraient des adultes. Passage de la jeune femme à la mère, telle Electre , « la femme sans lit », figée dans l'éternel deuil de son père assassiné.. Quant à Oreste, fugitif dès l'enfance, il est l'errant, l'éphèbe éternel que Sparte vouait à la chasse dans les espaces sauvages. Il n'a pu devenir hoplite, adulte il ne le peut qu'en vengeant l'honneur perdu du clan et en regagnant son rang. Tous les deux vivent dans un face à face avec la folie et la mort. C'est ce qu'explique florence Dupont dans son commentaire de l'Electre D'Euripide. La tragédie est d'abord une question de lieux, d'espace intermédiaire et de « passages » Ainsi Electre est marié à un pauvre paysan pour ne pas donner d'enfants susceptibles de devenir vengeur du père ., lorsque son frère, qu'on croit mort, la redécouvre.
« Les lieux du récit tragique — la façade de la skènè, le proskènion et l'orchestra — sont très différents de ceux des deux autres pièces. La maison dont la skènè montre la façade est la pauvre cabane d'un pauvre paysan
Le public voit un de ces paysans qui cultivent eux-mêmes leurs champs car ils sont trop pauvres pour faire travailler des esclaves à leur place, et qui par conséquent habitent sur leur domaine et non en ville. Il vit donc à l'écart de la culture urbaine, dans une rusticité qui le marque du côté d'une forme de sauvagerie ; sa maison est située aux confins du territoire civique, dans des montagnes escarpées), et s'oppose en cela au palais royal situé au centre du territoire et pourvu des raffinements de la civilisation Quand Oreste verra cette maison « loin de la ville » dans un lieu écarté), il demandera si habite ici un berger ou un ouvrier agricole
Cet espace installé par le prologue sert non seulement à faire voir et entendre la pauvreté du paysan qui l'habite, mais aussi à situer l'action dans les confins (eschatia) de la cité, ce qui introduit une problématique du territoire dans un récit d'homicide. Il va être plusieurs fois question dans cette tragédie de parcours rituels reliant Argos et l'Héraion, le sanctuaire poliade d'Héra, à ces confins et en particulier au sanctuaire des Nymphes, elles aussi divinités des confins . Or la territorialisation du sol et son parcours rituel sont constitutifs de la culture de cité , ce qui engage déjà cette tragédie vers une définition de la sociabilité civique en relation avec le territoire.
En fait, l'espace théâtral est divisé en deux et seulement en deux : d'un côté, la ville et le palais ; de l'autre, les confins et la maison d'Electre ; quand un personnage n'est pas dans l'un, il est automatiquement dans l'autre. C'est ainsi que, restant aux frontières, Oreste tombe nécessairement sur sa sœur. Il ne quittera jamais ces espaces sauvages, il ne s'est approché que pendant la nuit de la ville où se trouve le tombeau de son père et sur lequel il a fait les offrandes attendues, ses boucles de cheveux mais aussi un sacrifice sanglant, une brebis. Il s'installe ensuite dans la maison du paysan qu'il quittera pour aller tuer Egisthe dans le même espace, au sanctuaire des Muses, puis il reviendra tuer Clytemnestre dans la maison d'Electre.
Tout cela tend à faire d'Oreste un « chasseur noir » , un éphèbe cantonné dans l'espace sauvage des jeunes guerriers qui ne sont pas encore hoplites. Il se déplace la nuit, agit par ruse et se tient à l'écart de la ville. Ainsi, à la gémellité physique des enfants chez Eschyle, répond ici l'appartenance à un même espace correspondant à un même âge social, la même période de la vie, celle qui précède juste le passage à l'âge adulte. Cet espace-temps des Nymphes est aussi celui d'Oreste ; le retour à Argos, la reconquête du pouvoir royal correspondent donc pour lui au passage à l'âge adulte, le meurtre d'Égisthe et de sa mère doit lui servir de rituel de passage. » FLORENCE DUPONT. L'INSIGNIFIANCE TRAGIQUE. LE PROMENEUR
C'est pourquoi on pourrait dire, qu'outre sa dimension utilitaire qu'on précisera, l'emploi du masque dans la tragédie gardait quelque chose de sa grandeur rituelle et de l'effroi propre au sacré. Il intervenait comme médiateur dans les rites de passage comme l'initiation ou les rites funéraires ;le face à face avec lui était aussi symbole d'une rencontre avec l'altérité terrifiante ,comme l'indique le mythe de Gorgô. Selon certains théoriciens, le mot latin persona, masque, serait dérivé de l'étrusque Phersu, ce Phersu étrusque étant l'équivalent du Persée grec. Phersu est l'homme porteur de masque dans le jeu funèbre en l'honneur du défunt. On entre dans le champ de la fascination du voir et de l'être vu, dans le Face à face avec le masque. Et il y a toujours, à côté de la révélation, le risque de se perdre, de basculer dans le délire de la folie ou dans la mort. L'homme et le dieu, l'homme et la mort se font face - et l'homme, par la possession, cesse d'être soi, pour incarner la puissance de l'au-delà qui s'est emparé de lui
« Dans la rencontre avec Gorgô, le héros tragique a vécu une expérience de l'altérité qui le voue à la folie et/ou à la mort, ces deux filles de la nuit pour les Grecs. L'Oreste d'Euripide, l'Oreste d'après les meurtres, appartient lui aussi pleinement au monde de la folie et de la mort. Il exprime avec Electre, à plusieurs reprises, ce sentiment d'être entré déjà dans le monde de lamort : "Tu es déjà parmi les morts", lui dit Electre et lorsque Ménélas arrive, il a devant Oreste le sentiment de voir quelqu'un qui appartient au monde des morts. A quoi Oreste répond qu'il n'est pas vivant, tout en voyant la lumière. Et durant leur dialogue, tout entier organisé autour du thème de l'effroi, il devient clair que c'est par son apparence sauvage et le caractère effrayant de son regard, de ses yeux desséchés que le visage d'Oreste évoque pour Ménélas un visage venu du monde des morts. Dans ce visage se reflète l'épouvante de l'acte accompli, le meurtre de la mère, une terreur associée au délire, à la folie née des visions nocturnes, visions de trois jeunes filles semblables à la nuit dont le nom est sacré et doit être passé sous silence. C'est leur vue qui fait délirer (baccheuein) Oreste à cause du meurtre de sa mère - un délire qui est maladie (noseis).
. Donner la mort ou se préparer à recevoir la mort, revenir de la mort ou entrer dans la mort, ce ne sont là que différentes manières de "voir la mort dans les yeux", d'avoir commerce avec Gorgô. A la fois instrument et victime de Gorgô, le héros tragique voit son univers peuplé de fantômes - fantômes du rêve, de la vision intérieure comme de l'apparition effective, fantômes annonciateurs de la mort à donner, de la mort à venir. Le masque qu'il porte ne serait-il pas le signe de cette relation de réciprocité que son visage entretient avec le masque de Gorgô ?
Certes, le masque dramatique porté par un acteur ne saurait être confondu avec le masque en position d'effigie divine, le masque des images cultuelles. Toutefois, il n'en est pas moins le signe d'une altérité qui distingue le héros du chœur, altérité faite de son rapport aux marges proches de l'espace sauvage, à ces régions nocturnes, voisines du domaine des morts. Portant la marque de quelque signe divin en même temps que la marque d'un rapport à la mort, comme le masque cultuel, le masque du héros tragique n'est pas sans lien avec le danger et la peur. Le spectateur, comme le chœur, ne s'épouvante-t-il pas devant le destin du héros masqué, tout comme le fidèle devant le masque cultuel fait l'expérience de la terreur sacrée face aux puissances surnaturelles ? "Le masque cultuel, rappelle Françoise Frontisi-Ducroux, qui figure des puissances surnaturelles appartient aux zones dangereuses de la vision humaine*" et cela est vrai du masque de Dionysos autant que de celui de Gorgô. Ce masque de Dionysos dans l'univers des représentations religieuses correspond, dit-elle, à "l'un des pôles de l'extrême altérité, celle de la contemplation du visage des dieux, l'autre pôle étant occupé par la face monstrueuse de la Gorgone, figure de l'interdit ultime, de l'indicible et de l'incontemplable de la mort ». MONIQUE BORIE OP.CITE
C'est au début du VIème siècle qu'interviennent les modifications les plus décisives dans la cité de Corinthe. Arion un poète de la cour du tyran Périandre , serait l'inventeur de la tragédie :il aurait été le premier, selon Hérodote, à faire chanter le dithyrambe par un chœur ;le dithyrambe étant un Poème lyrique exubérant, en l'honneur de Dionysos, sans doute improvisé à l'origine par les buveurs en délire, désormais chanté par un chœur d'hommes déguisés en satyres. Arion semble donc avoir joué un rôle capital dans le développement de l'aspect littéraire et théâtral des dithyrambes et comportant une alternance de solos, par le chef du chœur, et de refrains, par le chœur tout entier chantant à l'unisson avec accompagnement musical. Avec lui, Les chœurs, désormais, interprètent une composition poétique où l'improvisation n'a plus de place. Le dithyrambe fut l'objet de répétitions et d'une mise en scène sous la direction d'Arion, qui identifia son œuvre en lui donnant un titre, probablement le nom du héros principal dont il est question; l'œuvre peut ainsi être reprise, sous une forme ou sous une autre
Mais pourquoi le chœur était –il qualifié de « tragique »? il n'existe que des conjectures en guise de réponses. Oidos qui a donné tragoida veut dire chanter et qualifie l'aède, le chanteur. Ici la réponse est claire sur l'origine chorale de la tragédie, mais s'obscurcit dès qu'il s'agit de l'adjectif tragikos. Celui-ci serait dérivé de tragos, «bouc» et il devrait donc signifier, au sens propre, «de bouc».. Pourquoi le « bouc » ? De nombreuses explications ont été avancées, sans qu'aucune n'emporte absolument la conviction, faute de documents anciens. La seule chose qui soit assurée est que le bouc fait partie des animaux souvent associés au dieu Dionysos. Le mot tragoidos évoquait-il le chant de personnages déguisés en boucs »tragiques» ? A-t-il signifié à l'origine «qui chante pour ou à côté d'un bouc» et ce bouc était-il victime d'un sacrifice ou récompense d'un concours de chant? On en discute depuis l'époque hellénistique. Une inscription fameuse, le Marbre de Paros, datant probablement de 264-263, dit qu'un bouc était le «prix du concours» théâtral, à Athènes, depuis les années 530.
On peut regarder les vidéo complètes (en la cherchant sur YouTube ou sur l'INA )des Perses d'Eschyle, à mon sens une reconstitution qui donne la meilleure idée de ce que pouvait être la tragédie grecque.(masques et musique). Téléfilm de Jean Prat du temps où la TV était encore culturelle à une heure de grande écoute.
Dans beaucoup de sociétés traditionnelles, les mythes d'origine du masque se situent au point d'intersection de la nature et de la culture, soit pour instituer la transition, soit pour symboliser ce qu'il en a couté au héros transgressif.
Dans certains cas, le masque est le produit même de l'inceste, revenant dans une société qui l'interdit comme l'écho du non-dit qu'ainsi elle refoule. Ainsi les masques Koyemshi, des Zuni. Le mythe raconte qu'un frère et une sœur eurent des relations incestueuse qui produisirent neuf enfants devenus les masques au visage boursoufflé et couvert de boue — cette boue dans laquelle ils se roulèrent de dépit à la suite de leur châtiment. Les Koyemshi ne sont pas situées dans la hiérarchie des masques au niveau des dieux et des ancêtres. Ils se situent dans un non-lieu.il ont une face humaine mais déformée : ils peuvent ainsi par leurs bouffonneries transgresser les normes culturelles, lors des fêtes mais ils peuvent également bénir les nouvelles maisons fondant ainsi de nouvelles institutions.
Les Dogonse réfèrent également à un couple originel dont les enfants, frère et sœur, eurent un enfant d'une union incestueuse en trompant la surveillance de leur père et eurent un enfant. Cette violation de la règle sociale entraîna la mort des héros. Tous les soixante ans, la fabrication d'un masque gigantesque, le Sigui, commémore ce héros mort et son inceste par des danses dans lesquelles les hommes masqués s'affublent des parures de leur sœur de préférence à celles de leur femme. On obtient de la sorte le pardon de l'inceste originel nécessaire à la survie de l'organisation sociale.
A l'opposé les Papou fabriquent un masque natté représentant le héros Iko, époux de sa propre sœur; les hommes réunis dans leur case le malmènent puis le jettent au-dehors où les femmes et les enfants l'achèvent comme si cette société refusait avec violence jusqu'au souvenir d'une possibilité d'union sexuelle qui met aussi nettement en cause l'exogamie sur laquelle elle repose.
On raconte chez les Tukano, en Amazonie, l'inceste d'un frère et de sa sœur ayant lieu hors du village, espace sauvage. Le frère chassé du village pour son crime en mourut. Le premier homme a mourir- sans que personne ne le pleure ,le deuil étant inconnu jusqu'alors. C'est alors que Kwai, l'esprit de la fertilité, révéla à un vieil homme le moyen de faire un masque, de le peindre et de l'orner de fibres végétales et de franges d'écorce afin de danser le deuil du garçon et d'émouvoir de la sorte les gens jusqu'aux larmes.
Le masque est donc ici objet médiateur, il opère le passage nature /culture, en rétablit la continuité et apprivoise l'altérité de la mort par le deuil et l'ancestralisation.
On peut éclairer cette fonction médiatrice d'une aire et d'un objet transitionnels en faisant de nouveau référence au discours psychanalytique .Déjà Freud avait montré la naissance du symbole chez l'enfant par le jeu –ici le jeu du Fort/ DA ou jeu de la ficelle ou de la bobine. Le tout jeune enfant est vu opérant un va et vient avec la ficelle d'une bobine ou jetant ses jouets au loin, tout en émettant des phonèmes , il émet le son " O.o.o.o "," Fort " traduit par " loin, parti "). Le jeu constitue pour Freud le substitut symbolique de l'absence de sa mère, angoisse qu'il maitrise ainsi en maniant le symbole à volonté. « L'enfant était jusque-là passif, à la merci des évènements ; mais voici qu'en répétant le jeu, aussi déplaisant qu'il soit, il assume un rôle actif» [.
D.W.Winnicott va compléter Freud par toute une élaboration de « l'objet transitionnel » et de l'espace intermédiaire. Pour le psychanalyste britannique, si le Soi n'est pas le centre, il n'est pas non plus l'inaccessible enfoui quelque part dans les replis de l'être. Il se trouve dans l'entre deux du dehors et du dedans, du moi et du non moi, de l'enfant et de sa mère, du corps et du langage. » La où Lacan voit un sujet « béant », voué à l'illusion et au désir insatiable et insituable dans un jeu d'instances, Winnicott donne une fonction positive à l'imaginaire et à l'illusion. « Il existe une troisième aire qui assure une transition entre moi et non moi, la perte et la présence, l'enfant et sa mère.». Cette aire est justement l'espace de jeu dont il souligne le caractère créatif dans « Jeu et Réalité ». Les premières expériences de l'enfant avec ses jouets seraient les bases de nos expériences culturelles. Dans cette logique, Winnicott développe les notions de phénomènes et d'objets transitionnels. Il nomme phénomènes transitionnels ce qui rend possible à l'enfant les « transitions fondamentales précoces de la fusion à la séparation maternelles ». Ces phénomènes transitionnels offrent en quelque sorte une continuité à un processus qui conduit l'enfant de la dépendance absolue à la dépendance relative, jusqu'à l'indépendance. Ils sont un pont entre le monde du dedans et le monde du dehors. Ce monde intermédiaire sera celui de la culture et de ses objets.
" Dans la vie de tout être humain il existe une troisième partie que nous ne pouvons ignorer, c'est l'aire transitionnelle d'expérience à laquelle contribuent simultanément la réalité intérieure et la vie extérieure. […] Cette aire intermédiaire d'expérience, qui n'est pas mise en question quant à son appartenance à la réalité intérieure ou extérieure (partagée), constitue la plus grande partie du vécu du petit enfant. Elle subsistera tout au long de la vie, dans le mode d'expérimentation interne qui caractérise les arts, la religion, la vie imaginaire et le travail scientifique créatif…
« J'ai tenté d'attirer l'attention sur l'importance, tant dans la théorie que dans la pratique, d'une troisième aire, celle du jeu, qui s'étend jusqu'à la vie créatrice et à toute la vie culturelle de l'homme. Cette troisième aire a été opposée, d'une part, à la réalité psychique intérieure ou personnelle et, d'autre part, au monde existant dans lequel vit l'individu, monde qui peut être objectivement perçu. J'ai localisé cette aire importante ^expérience dans l'espace potentiel entre l'individu et l'environnement,cet espace qui, au départ, à la fois unit et sépare le bébé et la mère, quand l'amour de la mère qui se révèle et se manifeste par la communication d'un sentiment de sécurité donne, en fait, au bébé un sentiment de confiance dans le facteur de l'environnement.
Nous soulignons le fait que cet espace potentiel est un facteur largement variable (d'un individu à l'autre) alors que les deux autres localisations — la réalité personnelle ou psychique et le monde existant — sont relativement constantes, la première étant biologiquement déterminée, la deuxième étant propriété commune.
L'espace potentiel entre le bébé et la mère, entre l'enfant et la famille, entre l'individu et la société ou le monde, dépend de l'expérience qui conduit à la confiance. On peut le considérer comme sacré pour l'individu dans la mesure où celui-ci fait, dans cet espace même, l'expérience de la vie créatrice.
A l'opposé, l'exploitation de cette aire conduit à une condition pathologique où l'individu est littéralement encombré d'éléments persécutifs dont il n'arrive pas à se débarrasser.
De là, on pourrait déduire combien il doit être important pour l'analyste de reconnaître l'existence de cette place, la seule où le jeu peut trouver son départ, place qui se situe au moment de continuité-contiguïté où les phénomènes transitionnels prennent leur origine.
Je crois, ou tout au moins j'espère avoir ainsi commencé à répondre à la question que je me posais : « Où est localisée l'expérience culturelle? »
D. W. WINNICOTT.Jeu et Réalité.Gallimard.
L'expérience culturelle du masque se situe justement dans cet aire culturelle de transition (ainsi le carnaval est bien un temps mais hors du temps quotidien- passage lié à l'origine au solstice. Le masque intervient dans la dialectique entre soi et l'Altérité qui peut prendre plusieurs formes: dialectique entre nature culture, entre l'humanité et l'animalité, entre la vie et la mort ; il est intimement lié à l'entre deux des échanges. Il se répercute également dans les relations entre sociétés voisines et entre groupes d'une même société.
Ainsi Leskatchinas des indiens hopis et zunis qui se présentent sous la forme de masques abstraits .Ce ne sont pas des dieux, mais des forces invisibles de la vie, des intermédiaires et des messagers. Leur rôle principal est de provoquer la pluie, de rendre les récoltes fructueuses et d'assurer la continuité de la vie. Par eux le sacré trouve tout naturellement son expression par des symboles humains et non humains .Ce symbolisme élabore une synthèse entre la condition humaine et l'inconditionné, entre l'immanent et le transcendant .Les Katchinas sont considérés comme étant des êtres qui habitent dans le séjour des morts ; ils sont plus ou moins clairement identifiés avec les ancêtres. Mais ils portent des masques extraordinaires parce qu'ils doivent être représentés comme différents de l'humanité. Bien mieux que des figures animales, les visages géométriques des Katchinas expriment le sentiment du « tout autre », du sacré en tant qu'il transcende la condition humaine, tandis que leur relation avec les ancêtres rend, par eux, le sacré susceptible d'une communication avec l'humanité.
En ce qui concerne la dialectique nature /culture elle prend souvent la forme de l'opposition foret ou brousse et village. Elle est très nette dans les sociétés africaines agricoles du Centre et de l'Ouest sises à l'orée d'une forêt .Il en va de même en Amazonie, en Amérique du Nord et jusqu'à un certain point en Mélanésie, la forêt pouvant être remplacée par la mer ou les lacs là où l'environnement l'exige.
On a vu à propos du mythe Tukano d'Amazonie, la forte antithèse de la forêt sauvage et toujours menaçante (l'inceste accompli au dehors et donc un acte « sauvage) et des normes de l'espace villageois conquis sur l'espace naturel. Le fossé apparaissait insurmontable. Le village était né de la forêt mais devait toujours se défendre en l'absence de médiateur.La première mort avait accru la menace et creusé un nouveau fossé avec la vie. On basculait dans l'altérité sans alternative. C'est alors que le rite du masque apparut : l'esprit de la forêt - un esprit médiateur puisqu'il prend en charge la fertilité des champs- initia un vieillard(chaman ??) à la fabrication d'un masque .celui-ci fait de matériaux de la forêt, mena les danses rituelles de fertilité et de deuil au cœur du village :il inaugurait ainsi un nouveau type de rapport
La fabrication des masques est donc soucieuse de faire intervenir les matériaux empruntés à la foret , bois, fibres etc. et les mythes insistent sur le fait que le créateur du masque a été inspiré par un esprit de la forêt. Le masque n'est donc pas affaire de simple affaire de technique –c'est pourquoi les mythes attribuent souvent sa découverte aux femmes .Dans une société agricole où l'espace cultivé est conquis sur l'espace « sauvage », il est essentiel que les rituels masqués interviennent pour rétablir la continuité et retrouver l'origine perdue, d'où découle la ritualité de fabrication des masque et de collecte des matériaux. L'initiation qui est aussi initiation au masque se fait en forêt chez les Dan par exemple. Le masque sera souvent conservé en forêt, en brousse où à la lisière du village (ou rendu à la brousse sa sacralité étant perdue.). . Si les Dan fabriquent masques et tambours à partir d'un arbre de la forêt, pour appeler au travail de défrichement c'est pour obtenir l'autorisation de la forêt afin d'y délimiter un lopin de terre cultivable, comme si la collaboration des esprits masqués de la forêt était nécessaire à l'économie des cultures. L'économie agricole de subsistance et les tissus sociaux qu'elle établit étant trop fragile et trop instables (sècheresse, catastrophe naturelle ), on cherche à se procurer la sécurité en se conciliant l'Autre de la foret.
Au rituel forêt-village s'ajoute la zoomorphie des masques. (un tiers des masques recensés). En s'appuyant sur les peintures rupestres et le paléolithique, on a lié leur origine. à la chasse d'abord comme dissimulation permettant de s'approcher de la proie, à l'aide d'un déguisement en peau animale, de ramures de cerf ou de têtes d'ours(comme dans les exemples de peintures rupestres précédents). Mais on ne sait rien de plus. On a retrouvé en Floride des masques animaliers qui remontent probablement aux Indiens Calusa du 1er siècle ;ils représentent un cerf .Dans le détroit de Torres, quelques danses masquées préalables à la pêche mettent en scène des animaux marins et l'initiation se fait autour de masques représentant le requin-marteau et le crocodile, mais
On ne connaît pas de mythes qui conféreraient à ces masques une interprétation de type chamanique. La présence du masque du chacal dans maintes sociétés africaines fait penser à un reliquat de sociétés de chasse, le chacal étant connu pour son flair à repérer le gibier. Il existe bien des danses chez les Dogon présidées par un masque de chasseur (« le maître de la viande »). le chasseur Dogon voit le gibier comme un ennemi possible : lorsqu'il a abattu une bête, il taille le masque de cette dernière pour éviter, dit-il, sa vengeance, mais il ne le porte pas aussi longtemps que son père vit car, en ce cas, ce dernier subirait la vindicte de la bête. La forêt et son gibier ne sont pas ici l'espace chamanique de la mère originelle mais constituent un milieu hostile face auquel il faut s'armer.
Plus probantes les mythologies chamaniques comme celle des Inuit qui suppose une unité originelle entre l'homme et l'animal. l'Humanisation étant coupure, séparation (loi du langage et de l'échange )et interdisant toute fusion, les deux règnes sont donc distinct et le rêve de métamorphose impossible.Une source de complication essentielle, que cherchera à résoudre le mythe, tient en effet à l'existence des animaux, si proches des Inuit qu'on leur prêtait le pouvoir de se métamorphoser en humains comme on prêtait aux humains la capacité de se réincarner dans des animaux ou de se métamorphoser en animal. . Cette proximité se traduisait dans les récits par l'adoption de petits d'animaux ou au choix d'animaux comme conjoints sans oublier le récit de l'engendrement par une femme d'un baleineau. Pourtant, dans la pensée mythique, cette proximité parentale avec le monde animal se termine toujours de façon dramatique. . Ainsi Sedna, « celle qui ne voulait pas se marier» découvre qu'elle a épousé un goéland déguisé et prend peur en découvrant ses yeux affreux qu'il masquait avec des lunettes. Même proches, les animaux constituaient la principale source de nourriture, dans un pays où les ressources tirées du sol sont très limitées. —,les mythes marquent donc une rupture avec l'indistinction en excluant les animaux du champ de la parenté et de l'alliance matrimoniale afin de pouvoir mieux les chasser pour s'en nourrir, utiliser leur peau, leurs tendons ou leurs os. C'est au prix pourtant de toutes sortes de précautions, car la relation chasseur/gibier est fragile et repose sur le bon vouloir des esprits-maîtres des diverses espèces animales et la collaboration des humains avec eux.
Seul le chaman serait capable de métamorphose et d'osmose.il transgresserait les espaces et pénètrerait, par la transe, dans celui du monde animal obtenant sa collaboration, comme aux temps originels de la communauté de vie.Dans le chamanisme en effet le travestissement et la métamorphose reprennent tout leur sens et leur droit : le chaman selon la pensée inuit appartient à un troisième sexe, homme et femme à la fois. ; Cette transsexualité lui permet les alliances avec des esprits auxiliaires animaux qui s'incarnent dans le chamane ou l'inverse, et l'alliance avec les grands esprits célestes ou sous-marins comme aussi avec les défunts. Les divers aspects ou étages du réel sont donc accessibles par moments, et dans certaines circonstances, parce que leur existence et le passage de l'un à l'autre sont empreints de sens. Le champ des relations s'étend alors à toutes les entités peuplant l'univers (visible et invisible, humain et non-humain).le costume du chamane, le décor des séances symbolisent son univers.Dans le costume le masque est essentiel :
Le masque, dont la personnalité au regard frontal, est une « généalogie de la pensée ». Le fixer longtemps n'est pas sans conséquences : le regard vous traverse. Les yeux plissés, en creux, interpellent. Ils vous menacent si l'œil est fermé, la bouche étant tordue entre des dents de castrateur apparentes. Ces trous noirs ne cessent de vous interroger au plus intime de vous-même. Le masque - comme toute œuvre artistique — est possesseur d'une force d'interrogation. Le créateur qui est un artiste qui a souffert et fortement pensé son œuvre, questionne celui qui le voit et l'oblige à rentrer en lui-même. Ces masques sauvages, dont la plupart ont été détruit s après les cérémonies, ont cette vigueur première qui ne peut laisser insensible celui qui les regarde, sinon l'échange ne serait qu'esthétique. C'est le péril qu'encourt tout visiteur pressé d'un musée. L'enfer est réservé aux timides. Le masque, comme toute opération chamanique, a un pouvoir plus qu'humain. Celui qui a fait le masque est évidemment porteur d'une inspiration supérieure. Il propulse celui qui le regarde dans un voyage au pays des morts, excitant les antennes de son imaginaire. L'art chamanique est un art religieux qui cherche désespérément à pénétrer le monde de l'au-delà et à s'en approprier les pouvoirs. Il faut regarder et regarder encore les masques primitifs pour les voir, comme on écoute et réécoute la musique pour tenter de l'entendre : entre les notes. Pour tenter de vraiment comprendre l'homme le plus étranger, le plus lointain qui soit : l'Autre, il faut auparavant essayer de faire table rase de l'homme que l'on est — l'homme d'un milieu, d'un pays, d'une époque — tenter en regardant de prendre conscience de ces yeux fixes qui pourraient sembler « morts » mais qui vous scrutent ; il faut l'écouter dans son mutisme éternel et se laisser conduire avec lui dans les lieux imaginaires où se perdent la pensée et l'âme de l'artiste tourmenté qu'il fut. Oui, le regard humain reste le point fixe de cette métamorphose de la nature humaine à laquelle on assiste. Le masque a un pouvoir d'hypnose, curât if ou destructeur » Jean MALAURIE. L'APPEL du NORD.
Si le masque animalier continue d'être utilisé, et il l'est abondamment, il n'a plus le même sens, déplacé de la sorte dans un contexte agricole. En Afrique, les Bambara qui ornent leur masque-cimier d'une représentation d'antilope-TI –WARA - expliquent que cet hommage s'adresse à l'animal qui leur a appris l'agriculture; effectivement cet ancien masque de chasse sert aujourd'hui aux danses qui encouragent les travailleurs à sarcler le mil. Le circonciseur Nyanga se revêt également d'un masque en peau d'antilope pour procéder à l'opération qui fournit le village en adultes. le mythe de la bête de chasse transformée en initiatrice de l'agriculture se retrouve en Amazonie ou chez les anciens Olmèques où le jaguar, qui inspire maints masques de chasseurs, se mue en chevreuil pour enseigner, lui aussi, l'agriculture aux chasseurs repentis. Le masque animalier quitte la forêt pour devenir l'initiateur de l'économie agricole et de la société villageoise qui en résulte. Mais il fusionne alors avec le masque de l'ancêtre, caractéristique de cette société. En Mélanésie, tel bec d'oiseau sur un masque animalier devient sans difficulté un nez d'ancêtre tandis que dans d'autres îles du Pacifique, l'ancêtre, maître du monde sous-marin de la mort, se présente ici en masque de requin, là en masque de lézard, là encore en masque d'anguille, selon la distribution géographique. Un mythe Dogon insiste sur la conjonction de l'animalier et de l'ancestral. L'ancêtre en effet ne mourait pas mais se transformait en serpent. Quand la mort est intervenue dans le monde, ses descendants lui ont fabriqué un énorme masque-serpent, sans doute le plus gigantesque connu en Afrique, renouvelé tous les soixante ans, de peur qu'il ne se dégrade
Les sociétés agricoles, si elles continuaient à célébrer et à craindre les esprits de la forêt, ont créé des rituels propres au village : le culte des ancêtres. Alors que l'initiation continue de se dérouler en forêt, rappelant l'opposition forêt / village, l'inhumation s'y oppose d'une certaine façon afin 'd'établir une relation ancêtre-village, quitte à ce que ces deux ritualités échangent leurs caractéristiques. À l'ensemble forêt — village — initiation répond alors (et s'y entremêle) celle du corps ancêtre — village — inhumation.
Il est à noter que le caractère toujours menaçant de l'espace sauvage , certains esprits de la foret peuvent être directement intégrés au village et au culte des ancêtres ,comme le montre l'enclos de chasse des Evhé. Celui-ci, Adekpɔe, (le petit enclos de la chasse) est un sanctuaire délimité par une clôture, installé dans la cour des chasseurs qui ont tué de gros animaux. Il est ensuite hérité par les descendants de ces chasseurs, qu'ils soient ou non, eux-mêmes, chasseurs. C'est donc un espace « Autre » à l'intérieur du village même, pour entrer en relation avec les esprits des gros animaux que le chasseur a fait périr de mort violente et qui, devenus errants, pourraient se reporter contre le responsable de leur mort. Au contraire, entretenus convenablement par des incantations, des sacrifices sanglants qui ont lieu dans l'adekpɔe, ils seront assagis et domestiqués pour insuffler de leur puissance au chasseur et lui porter chance..
L'Ancêtre est ce qui subsiste de la personne d'un défunt après avoir été introduit, par les rites de funérailles,(souvent plusieurs à intervalle de temps), au pays de ses ancêtres.Il est à la source de la fertilité et donc du système économique. Ainsi lors la fête de l'igame, le Yabele en pays Toura de Cote d'Ivoire le rôle d'un des principaux masques Toura, distributeur d'aliments au cours de la fête des ignames, assurant de la sorte une circulation régulière des biens alimentaires au sein de la société mais avec l'aide de l'ancêtre qu'il représente. Chez ces mêmes Toura, au cours d'une autre festivité, la dernière danse des porteurs de masques ancestraux se fait à visage découvert (danse par excellence que les femmes ne peuvent voir) pour manifester la continuité entre l'ancêtre fécondateur et les tenants actuels de la terre. En Europe, quelques coutumes folkloriques de masques rappellent la même incidence de la mort de l'ancêtre sur la fécondité de la femme et de la terre : en Slovénie, il n'est pas rare de voir des masques de morts participer au défilé de noces et en Bulgarie, les masques de carnaval qui visitent les maisons sont reçus avec une dévotion toute spéciale dans les demeures qui ont connu un décès dans l'année, comme s'ils étaient les porteurs de la bénédiction fécondante du mort. Ainsi s'affirme une loi fondamentale des sociétés agricoles : la mort de l'un fait la fécondité de l'autre .
Chez les Yoruba existent deux catégories de maques, Gelede et Egun : le premier ou « culte des Mères » serait le témoignage des temps ancien du matriarcat ;c'est un hommage à la mère primordiale, Iyà Nlà, donc à l'ordre naturel, et au rôle que jouent les femmes dans l'organisation sociale et le développement de la société Yoruba( la société du Gelede est d'ailleurs la seule dirigée par les femmes) Le Gelede a lieu tous les ans après les récoltes, lors d'événements importants et en cas de sécheresse ou d'épidémie. Les « mères » sont censées alors se transformer en oiseaux et être invitées par les âmes à examiner les éventuels problèmes de la communauté La cérémonie se déroule généralement de nuit sur une place publique, près d'une maison où les danseurs se préparent. Les chanteurs et un joueur de tambour apparaissent en premier. Ils sont accompagnés d'un orchestre et suivis des danseurs masqués, parés de magnifiques costumes. Le travail d'artisanat préalable est considérable, notamment pour sculpter les masques et confectionner les costumes. La cérémonie assure la transmission d'un patrimoine oral mêlant poésie épique et lyrique, usant d'ironie, de dérision de masques satiriques. Des figures d'animaux sont souvent utilisées, tels le serpent, symbole de pouvoir, ou l'oiseau, messager des « mères ».
Le masque Gelede coexiste mais ne rencontre jamais le masque Egun sur la même scène(le pouvoir les masques se neutraliserait). Sur un fond culturel commun, ils appartiennent à deux réalités différentes. . Egun (pluriel egungun) est le nom du fils de l'épouse primordiale. Son culte est considéré comme un moyen de maîtriser la communication entre les vivants et les morts, de rendre hommage aux esprits des ancêtres et de s'approprier le pouvoir qui émane d'eux.
Les Egungun portent des costumes confectionnés dans de somptueuses étoffes et leurs têtes sont dissimulées sous des masques. il existe différents types de masques qui ont chacun un comportement caractéristique .A la virtuosité de la danse de certains types de masques répondent le calme et la majesté d'autres, qui sont souvent les ancêtres les plus respectables d'un lignage.C'est le cas par exemple des majestueux abèbènon, « ceux qui ont un couvre-chef ombreux » (ainsi désignés en raison de la forme carrée de leur couvre-chef) dont le costume est invariablement coûteux et la danse posée, mais aussi des agbannon « ceux qui ont une charge » (un glaive) et qui sont plus turbulents.
Après une nuit de veille dans la forêt, les masques appelés par les tambours se rassemblent sur la place du village où ils exécutent des danses tourbillonnantes. Ils chantent en dialecte yorouba et donnent des conseils aux spectateurs, par exemple en ce qui concerne les problèmes d'héritage. Les hommes sont obligés de respecter leur conseil et leur jugement, et ne pas le faire peut entraîner des peines sévères que les Egungoun se chargent également d'infliger.
Lorsqu'ils ont des messages à communiquer, les masques s'expriment d'une voix gutturale ou très aiguë, imitant les voix supposées des morts. Le dernier jour du festival, ils se rassemblent dans l'enceinte du chef du village, qui prie pour l'année à venir. Lorsque les esprits sont rentrés les fermiers peuvent s'occuper de leurs cultures et déposer des offrandes de gratitude aux autels egungun et aux temples des dieux yoruba.
Ainsi les masques, objets de transition ,médiateurs, vont-ils jouer symboliquement tous les aspects du conflit de l'hybris désirant et des tabous et interdits fondant l'ordre culturel. En ce sens, le masque est étroitement lié au mythes qui exprime ses conflits ; c'est ce que montre Germaine Dieterlen, à propos des Dogon.
« Ici, comme d'ailleurs dans la plupart des régions de l'Afrique, le masque est au point d'articulation de la vie et de la mort. Sa confection restera associée — sur le plan cosmique — à la rupture d'un ordre cosmique préalablement établi par Dieu.
Et c'est sans doute une des raisons pour lesquelles les femmes sont généralement exclues de tout ce qui touche aux activités où interviennent les masques qui, ayant trait à la mort, portent atteinte à la fécondité, préoccupation majeure, s'il en est, de toute société traditionnelle en Afrique. Sont également exclus de la société des masques le Hogon, chef religieux de la tribu et les prêtres totémiques, leur caractère essentiellement « vivant » les excluant des rites de levée de deuil.
Les femmes sont cependant représentées dans la société des masques par un dignitaire, la yasigine, « femme du Sigui » consacrée au moment de la cérémonie soixantenaire du Sigui. Sur le plan religieux, elle représente Yasigui, jumelle d'Ogo, un des premiers êtres créés par Dieu, instaurateur du désordre dans l'univers, déchu et transformé en Renard..
En effet, trois ans exactement après la descente de l'arche, Dyongou Sérou, l'un des quatre ancêtres mâles, engendra deux enfants uniques qui étaient le produit fatal d'une consommation de fonio, graine rouge et impure que Yasigui avait traîtreusement mélangée aux autres graines. Dyongou Sérou eut alors la malencontreuse idée d'épouser Yasigui dans l'espoir d'obtenir les jumeaux qu'il n'avait pas eus avec sa sœur jumelle. Puis, poussé par sa nouvelle épouse, il sema dans son propre champ des graines qu'il avait dérobées dans les champs de ses frères, réactualisant ainsi sur terre et à son propre compte le vol commis au ciel par Ogo, le héros perturbateur du système divin.
Or, la constitution de ce champ personnel, le vol commis dans les champs de la communauté familiale, le mariage avec Yasigui, constituaient une série d'erreurs et de désordres graves pour la communauté. Dyongou Sérou, devenu impur, fut sacrifié au-dessus du trou du fonio. Les funérailles et la cérémonie de « lever de deuil » (dama) de Dyongou Sérou au cours de laquelle fut taillé le Grand Masque qui le représentait furent célébrées par la communauté des frères réunis, tandis que Yasigui, qui avait semé le désordre, fut intronisée comme yasigine, « femme » des masques.
Ainsi après sa mort, la faute de l'ancêtre lui fut pardonnée ; ses frères taillèrent à son image un grand masque où se regroupèrent ses principes spirituels. A cette fin, ils rehaussèrent le bois du masque des quatre couleurs associées aux quatre éléments de la vie : le noir - l'eau, le rouge - le feu, le blanc - l'air, le jaune - la terre.
Depuis, dans chaque agglomération et pour chaque Sigui, on taille tous les soixante ans un Grand Masque pour redonner vie à l'ancêtre mythique, considéré comme présent au sein de la communauté, pour célébrer le regroupement de ses principes spirituels et son accession au statut d'ancêtre. Le Grand Masque, dit imina na, restera caché dans une caverne, couché à côté de ceux des Sigui antérieurs. Dans cette caverne il sera comme dans sa demeure, et servi par les dignitaires de la société, ses descendants, qui sous le contrôle d'un chef responsable assureront les sacrifices annuels qui lui seront offerts. Il n'en sera extrait que pour les funérailles de ses servants ou pour celles des chefs de lignages très âgés.
A côté des dignitaires de la société des masques chargés du culte du premier mort, tous les hommes susceptibles de porter un masque remplissent un office parallèle pour chaque défunt du lignage. Au cours des rites effectués au moment de la levée de deuil, le dama, les masques dansent et s'adressent aux principes spirituels du mort qu'il s'agit d'accompagner, de conduire ou de diriger jusqu'au dépôt de la poterie funéraire dans l'autel de famille qui consacre son passage au rang d'ancêtre ». Germaine Dieterlen .op. Cite
Une des étymologies du mot masque signifie « linceul de mort », une autre viendrai du latin larva : « l'apparition fantomatique ».Persona, une des origines latines, pourrait dériver de l'étrusque Pershu ,l'homme porteur de masques dans les jeux funèbres en l'honneur d'un défunt. Le masque primordial des grecs était Gorgô, déesse de l'altérité absolue, qui pétrifie qui la voit , le transforme en cadavre mais qui devient, une fois tranchée, simple masque ,quoique toujours dangereux, sur le bouclier d'Athénée, la déesse civilisatrice . Le Masque a donc à voir avec le tragique de l'Altérité, de par son origine et sa fonction. Le héros tragique vit cette expérience qui le voue à la folie, et souvent à la mort ; une altérité qui est d'abord errance dans les marges, les espaces sauvages (Œdipe)à l'écart des murs des cités et de la civilisation.
Anthropologiquement, il est pourtant une « fonction du double » qui selon Vernant, se substituerait au tragique ou à l'errance menaçante de l'esprit du cadavre : on créerait pour se faire des « effigies de l'entre deux » (colossos , fétiches , masques, espace théâtral ) , à la fois leurre et protection. Ainsi dans la Hélène d'Euripide, c'est un substitut, un fantôme, un double d'Hélène que Paris enlève à la place de la vraie : moyen par le leurre, pour certains dieux, de causer la guerre de Troie mais en sauvegardant la personne réelle. Ces doubles sont autres choses que des images, n non plus objet mental ou imitation d'un objet réel(le masque ne peut relever de la mimésis). Le double est une réalité extérieure au sujet .il s'oppose par son apparence aux objets singuliers de l'ordinaire de la vie. Il relèverait de plusieurs plans contrastés : dans le moment même, où il se montre présent,il se révèle comme n'étant pas d'ici ,comme appartenant à un inaccessible ailleurs.
En ce point ce masque nous regarde, nous scrute, nous creuse.
Ainsi pouvons-nous par le truchement et la grâce de quelques œuvres, sises hors du temps, renouer avec une mémoire essentielle, dépourvue encore du lustre du récit, qui est celle du moment où l'invention du masque, celle du site des morts et de la sépulture, met au jour une pure signifiance de présence, dépose et dispose une forme, marquée dans sa chair même d'un lent dégagement de l'informe, imposant au regard la temporalité de son surgissement. Ce qui s'y désigne est qu'un lieu se fait possible, se construit, s'isole, se fait désir de forme, et même désir d'œuvre où s'enclôt et se réanime cérémoniellement l'anhistorique de ce lieu de sépulture. Cette structure anhistorique, trouve asile dans notre corps, dans ce que nous ressentons face à elle. Comme si nous pouvions à nouveau être les exacts contemporains de ces temps où le monde humain des formes humaines inventait un travail de sépulture par quoi les vivants pouvaient penser l'impossible qu'il y a à penser la mort.
La possibilité de sortir vivant de cette confrontation avec la mort, avec le mort qui saisit le vif, pour se faire le déchiffreur et l'héritier d'un temps historique, se fait par l'épique, le mythe. Or ce passage qui est passage vers la parole qui nomme et découpe, qui est passage vers un monde régi par le rythme et par l'opposition des signifiants primordiaux (opposition du jour et de la nuit, du vivant et du mort) ne s'effectue pas sans perte. La mémoire narrative, disjointe de la mémoire anhistorique, de celle qui est donnée par la face réelle du rebut, ne se fait pas sans perte. Et elle ne se fait pas sans la perte d'un sentiment de continuité entre son corps et le corps du monde, entre son visage et la face du monde. Le souverain Nara(le masque) qui nous hèle et nous attire à lui, c'est un peu encore de cette continuité perdue entre notre visage et le Monde qui revient sur nous et nous dépayse de nous-mêmes, nous étrange, nous rend paradoxalement seul et recouvert d'une ancestralité primordiale.
Que recouvre et présente le masque, au-delà de ses traits, dans sa texture même ? Si ce n'est une substance rebelle à sa matérialisation et qui est la chair de la parole inconditionnelle dont le sujet est endetté vis-à-vis de ses morts, et donc, de sa propre condition de mortel. De vivant. Une fois sorti le défilé des masques du réduit mimétique où il fut si souvent relégué, se dégage encore le lien entre visage, masque et face. Autrement dit, entre figuration, défiguration et transfiguration. Le masque est peu réductible au spéculaire de sa face, il est l'archéologie de la face, son contre-jour encore enfoui dans la chair du monde et qui nous regarde et nous fixe avec des yeux qui n'appartiennent pas entièrement au vivant. Ce faisant il est moins notre double que notre ancestralité, moins notre copie que la mémoire d'un passé anachronique, moins notre identité de personnage que notre réminiscence. Et c'est pourquoi, tout comme le mythe, mais en retrait de la narrativité du mythe, il coalise dans sa matière et son rythme des oppositions premières entre animé et inanimé, mort et vivant, oppositions qu'il condense. Ce sera au mythe de les délier. Aussi le masque est-il nécessairement sublime et obscène. D'une certaine façon, il constitue un moment d'amplification maximale de l'originaire par rapport à toute intrigue. Nous sommes donc dans quelque perplexité dès qu'il s'agit de le réduire à une simple image alors que le masque souligne l'inconsistance foncière de l'image et de la rectitude spéculaire, tout en en explorant et en en démontant les facettes ; par le masque le sujet éprouve, plus qu'il ne narre ou ne vérifie qu'il est inclus dans un Autre, qu'il y est inscrit dans une tonalité de registre qui dépasse et dévie tout ce qu'il peut décliner comme faisant consciemment et actuellement partie de son identité
OLIVIER DOUVILLE .PRESENCE DU VISAGE, POUVOIRS DES MASQUES
« Encore aujourd'hui dans les sociétés traditionnelles d'Afrique occidentale, l'institution des masques est étroitement liée à des rites agraires, funéraires ou initiatiques qui intéressent les communautés villageoises. Les cérémonies au cours desquelles les masques sont exhibés ont presque toujours pour but de rappeler les événements mythiques qui se sont produits à l'origine et qui ont abouti à l'organisation de l'univers dans sa forme actuelle.
C'est pourquoi, lorsqu'on tente aujourd'hui de décrire un masque dans le cadre de la cosmogonie où il s'inscrit, on ne peut plus se permettre de le réduire à la partie qui couvre la tête de son porteur. Dans les grandes sociétés d'initiation Bambara, quand un initié parle de la « tête du Komo », il entend par là un ensemble qui constitue le masque proprement dit : la tête qui emprunte ses éléments morphologiques au crâne enflé de la vieille hyène, associé à la connaissance profonde, à la « bouche » (gueule) du crocodile qui arrima le premier dans la mare l'arche de la création, et aux cornes de l'antilope qui symbolisent par leurs extrémités pointues l'éclair initial de la création ; la tunique faite de bandes de coton sur lesquelles sont fixées des plumes de vautour, chargées de 266 signes de la création ; les « pattes de l'éléphant », fixées à la cheville du danseur symbolisant les « piliers, les poutres ou les étais de l'univers » ; le sifflet en fer ou en cuivre évoquant par son cri strident le « sifflement initial de la création » ; le stylet de thaumaturgie, instrument par excellence des exécutions rituelles, etc. Enfin la « tête du Komo », dite komo kû, désigne également le porteur de tous ces objets et la danse que ce porteur effectue.
Ainsi se trouvent mis en évidence le caractère hautement sacré et le sens profond s'attachant à l'accoutrement du masque du Komo, lequel apparaît comme un véritable microcosme, un résumé dynamique de l'univers appelé pour cette raison «charge de l'univers» et, par analogie à ce nom, «connaissance profonde de l'univers ». A l'origine cette connaissance infaillible, dont le masque est ici le support, fut donnée à Faro, qui est considéré chez les Bambara et les Malinké comme l'auxiliaire de la création et le moniteur de l'univers. Cette connaissance, comme toute chose existante, a deux natures, l'une visible, palpable, concrète, et l'autre cachée, secrète, intime et profonde. Faro enseigna ces deux aspects de la connaissance à deux de ses élus, le vautour et l'hyène, futurs patrons des sociétés des masques et les auditeurs les plus assidus, les plus attentifs et les plus respectueux des commentaires de leur éducateur sur la création. C'est sous le patronage de ces deux animaux charognards, l'hyène et le vautour, que sont placées les sociétés des masques qui les représentent chez les Bambara, les Malinké et les Minyanka. Ces sociétés sont de ce fait considérées comme les dépositaires des « vraies valeurs », des « vrais signes » et de la totalité du savoir.
C'est ensuite au cours des danses masquées que le sens des grandes initiations est rappelé : l'adolescent doit mourir à sa condition ancienne pour naître à sa condition d'adulte. Dans la société du Komo, le héraut crie, un peu avant la sortie des masques : « les initiés vont mourir l'un après l'autre ; la vieille hyène n'a appelé personne ; bienvenue à tous ; pourris-les ! pétris-les ! Vieille hyène... » Dans la société du Nama Koro, les masques vont même jusqu'à simuler une dévoration des postulants. Car on dit que le Nama Koro est une hyène qui mange les initiés pour les expulser ensuite dans ses excréments d'où ils sont extraits, lavés et purifiés.
Tout autre est l'usage des masques qui, après avoir été taillés dans des enclos de brousse (cavernes ou bois), font des apparitions publiques au village à l'occasion des funérailles, de l'ouverture et de la clôture des travaux saisonniers (semailles, labours et moissons). Ce sont généralement des masques qui appartiennent à une association masculine du village, voire même une association d'enfants comme le N'domo bambara.
Chez les Dogon, chaque circoncis devient membre de la société des masques du village ; il doit tailler (ou faire tailler) et porter le masque de son choix pour danser lors des cérémonies funéraires de levées de deuil. Cette société nommée awa constitue l'association masculine chargée entre autres du culte rendu au premier mort — l'ancêtre mythique Dyongou Sérou — représenté par le Grand Masque qui est la propriété du village. Les dignitaires responsables sont les olubaru recrutés dans chaque famille du village à tour de rôle lors de la cérémonie du Sigui, qui réactualise tous les soixante ans les événements qui ont entraîné la mort de cet ancêtre. Ces dignitaires subissent alors une retraite et un enseignement de trois mois : ils vivent en brousse dans la caverne qui est affectée au masque nouvellement taillé, où ils sont instruits par les anciens. La nouvelle promotion de dignitaires apprend par cœur des incantations et des textes en « langue du Sigui » qui relatent sous une forme résumée l'histoire de la création du monde et de l'apparition de la mort sur terre et chez les humains. Jusqu'à l'exécution des rites du Sigui soixante ans plus tard, ils seront chargés du culte rendu au « premier ancêtre » mort par l'intermédiaire du Grand Masque, support de ses principes spirituels.
Ici, comme d'ailleurs dans la plupart des régions de l'Afrique, le masque est au point d'articulation de la vie et de la mort. Sa confection restera associée — sur le plan cosmique — à la rupture d'un ordre cosmique préalablement établi par Dieu. » Germaine Dieterlen. Masques. Sociétés traditionnelles d'Afrique occidentale dans le Masque du Rite au Théâtre
Outre sa nature religieuse, les intermédiaires obligés des prières et des offrandes que les hommes s'efforcent de faire parvenir aux dieux, le masque est souvent, au plan social, signe hiérarchique, symboliquement relié aux systèmes des relations et des pouvoirs. Il est ainsi véhicule de la discipline groupale. Les membres des sociétés secrètes d'Afrique l'utilisent très pragmatiquement pour éviter d'être reconnus par les maraudeurs qu'ils sont chargés de poursuivre. Ce sont également des membres de sociétés secrètes, les Du Duk, à qui, porteurs d'énormes masques, incombent, en Nouvelle Bretagne, les fonctions de police ainsi que de jugement et d'exécution des transgresseurs de l'ordre. Dans d'autres cultures, les juges, pour des raisons analogues, portaient un masque, de même qu'en Europe, œuvres, le bourreau. Les aînés portent le masque lors des cérémonies d'initiation des plus jeunes. Mais à l'issue de la longue série d'apprentissages et de rites initiatiques le jeune Pende du Zaïre se voit gratifié d'un masque distinctif très apparent, peint de couleurs vives, qui désignent à chacun son nouveau statut d'adulte. Déposé, ce masque sera ensuite remplacé par une amulette d'ivoire — masque encore -qui assurera à celui qui s'en pare honneur et protection. L'autorité se détient de quelque être surnaturel dont le masque abrite l'esprit; les fondateurs mythiques des lignées humaines appartiennent le plus souvent au règne animal et le masque, effigietotémique, reproduira alors les traits distordus ou exagérés d'oiseaux, de poissons, de mammifères, de chimères ou de monstres
Roger Caillois est un ce ceux qui souligne avec émerveillement le paradoxe que révèle l'universalité du masque :
« C'est un fait, que toute l'humanité porte ou a porté le masque. Cet accessoire énigmatique et sans destination utile est plus répandu que le levier, le harpon, l'arc ou la charrue. Des peuples entiers ont ignoré les plus humbles, les plus précieux ustensiles. Ils connais saient le masque. Des civilisations parmi les plus remarquables ont prospéré sans avoir l'idée de la roue ou, ce qui est pire, la connaissant, l'idée de l'employer. Le masque leur était familier... Il n'est pas d'outil, d'invention, de croyance, de coutume ou d'institution qui fasse l'unité de l'humanité, du moins qui la fasse au même degré, que le port du masque ne l'accomplit et ne la manifeste.»
C 'est en tout cas au Paléolithique supérieur -approximativement entre -15000 et -10000 ans que remontent les vestiges archéologiques les plus anciens, des représentations, dessins et gravures pariétales dont on retrouve les formes tout au long de l'histoire. Les localisations anciennes sont peu nombreuses. L'une des plus archaïques représentations d'un « homme au masque » est sans doute celui de la Grotte des Trois Frères, dans l'Ariège, auquel l'abbé Breuil a consacré une monographie célèbre et qui présente des similitudes étonnantes avec des masques-costumes d'Amérique du sud (costumes entier car celui que nous nommons masque chez nous n'est en fait ailleurs qu'une pièce d'un déguisement d'ensemble ).Parfois vu comme un chaman dansant, il porte une queue, des bois de cerf, de grandes oreilles et une peau de bête velue qui pourrait être d'un loup Ces danseurs masqués et travestis, on les retrouve dans un grand nombre de décorations pariétales méso- ou néolithiques. On en trouve dans la grotte de Mège, en Dordogne come à Marsoulas. L'« Homme cornu » de la vallée des Merveilles dans les Alpes-Maritimes, fait écho aux personnages masqués des compositions tassiliennes, et aux figures rupestres du Kalahari, comme la fameuse Dame Blanche namibienne.
Ce qui cause la surprise, c'est la similitude de morphologie entre ces représentations millénaires et les objets ethnographiques voire folkloriques actuels-comme les représentations masquées de l'homme sauvage des carnavals d'Europe de L'est (voir article correspondant sur le « Spectre De L'homme Sauvage ».
On a discutée de la signification shamanique des peintures et gravures rupestres sans pouvoir conclure quelque chose de probant. Aussi n'est –il sans doute pas possible de parler de l'origine du masque autrement que par l'intermédiaire du mythe et du conte .Ainsi Paul André Sagel, dans le THATRE DU MONDE , Histoire des Masques .Archambaud. nous narre e t-il celui de « l'homme cerf » , en s'inspirant du relevé et de la monographie que l'abbé Breuil a entrepris dans la grotte des trois frères.
« Il traque la bête depuis deux lunes. Il pleut sous le soleil bas. La forêt est molle. Le feu n'a pas tenu. Il a peu dormi, œil et oreille tendus aux prédateurs de la nuit. Il a mangé des baies et des racines comme la mère le lui avait conseillé, a bu dans une feuille recourbée. Il prend une fois encore a lance. Il scrute les empreintes sur la terre, le dos courbé, ; souffle retenu, le pied souple, la main légère sur l'arme, la arine ouverte, le regard au-dessus. Il se souvient de ce que le Père lui a dit.
Regarde les dessins de la terre. Ne les confonds pas. Sois attentif aux branches brisées! Déchiffre les déjections avec Précision! Hume le vent! Sois le gibier que tu chasses. Aie la Patience de l'animal! »
Des cinq jeunes chasseurs de son clan, il veut être le premier. Il sera considéré. Le temps presse. Il rabat un grand cerf dont il fera un trophée. La bête est pleine en viande mais forte et rusée. Il la repère à trois jets de pierre. Il est trop loin. S'approcher est risqué. Le vent trahira sa sueur d'homme. Il pense aux félins dont le pelage épouse les arbres. Il sait la grenouille qui ouvre son masque de feuille quand le serpent menace. Il connaît le poisson aux énormes yeux jaune et noir sur le flanc qui trompent l'ennemi. Il a vu les jambes tiges du phasme dans les branchages. Il a épié les singes qui se comprennent en jouant de leurs mimiques. Le père lui a montré les fleurs qui se parent d'artifices pour attirer les insectes. Il se souvient des parades d'oiseaux avant l'accouplement, les uns gonflant leur jabot comme une calebasse, les autres dansant les plumes éclatées au-dessus de leur tête. Pendant ce silence intense, 'homme-cerf pense que les êtres humains sont bien mal lotis par la nature qui les a faits nus, sans poils, ni plumes, ni écailles, ces excroissances qui aideraient si bien aux simulacres. Les grands carnassiers se font invisibles parmi les détails verts de la forêt. C'est ce que fait l'homme-cerf. Il se roule dans la boue silencieusement, évitant d'exhaler son odeur. Il embrasse son talisman de dents de renard. L'homme poterie bondit et lance la sagaie pourvue d'une pointe de silex. La bête s'affaisse sur les pattes avant. Il court, un poignard d'os à la main. Le cerf vacille. Le jeune chasseur se recueille devant la bête agonisante. Il lui parle. Tuer la bête, qui sera sacrifiée au festin de son clan, relève de la magie. Le chaman pourra d'une pointe de manganèse fixer son exploit sur les flancs du sanctuaire troglodyte. Soufflant l'ocre de sa bouche, il marquera l'empreinte de sa main sur l'écorce de la pierre ou bien il noircira les traits du cerf vaincu en ourlant les volumes de la paroi. Il marche pesamment.
Il rejoint son clan qui l'attend et qui va l'honorer. Il entre avec la bête à peine froide dans le campement de peaux et de bois. Le clan se moque de lui. Il est le dernier des chasseurs. Les autres sont arrivés hier avec leur gibier. Il s'effondre sous le poids de son dépit et de sa fatigue. Les rires l'achèvent. Il hait le cerf qui roule à ses pieds. Il frappe le sol de son poing. Il a envie de pleurer. Le père s'accroupit, tranche la tête de l'animal ornée des andouillers et la remet à son fils. Le clan va poursuivre les agapes de viande autour du feu. Il se lève, traînant le massacre par les bois. Il va à la rivière. La nuit s'annonce. Il décolle la peau des os du crâne et s'en affuble. Il se couvre le corps de l'argile que la terre exhume sur la rive après l'orage. Il se noircit le torse avec des charbons de bois, restes d'un feu de pêche. Il s'enroule de lianes arrachées aux arbres. Il habille son sexe d'un manchon de pailles grappillées dans les buissons. Il mâche de grosses bouchées de baies rouges qui le rendent sanguinolent. Dans une mare, où le soleil finit sa journée, il se regarde effrayé de lui-même mais satisfait de sa représentation. Il attend que les ombres enveloppent les humains. Il s'élance en hurlant dans le campement. Le clan affolé croit en l'apparition d'un monstre, d'un démon nocturne ou d'un revenant. On crie, on court, on s'arme. Lui saute partout en éructant avec sa tête de cerf attachée sur la sienne. Il est exalté. Il joue à faire peur. Les guerriers se sont ressaisis et regroupés, les pieux acérés braqués sur le fou à la tête de cerf. Ils arment leurs bras. Les femmes serrent des pierres dans leurs mains. L'homme-cerf s'est immobilisé.
Avec sa tête toute boisée, une peau de loup sur le dos, l'nomme-cerf, danseur masqué, nargue le temps. Tout paléolithique qu'il est, inscrit depuis treize mille ans dans le roc de la Grotte des Trois Frères en Ariège, il ne sait pas qu'il a une fabuleuse descendance masquée. Il porte la parole immédiate du temps et aspire à épouser l'univers pour mieux le comprendre et s'en libérer. Il veut représenter ce monde rond, habillé d'océans, de montagnes et de forêts, emballé dans un ciel changeant et peuplé d'êtres vivant debout.
Couronné de son scalp de cerf, l'homme ne sait pas qu'il sera une énigme. Il est le père inconnu qui erre dans les couloirs de l'identité. Quand l'homme-cerf chausse ce masque, pressent-il qu'il est le messager entre le pays du dedans et celui du dehors? Mille pensées toutes confuses l'assaillent quand il passe la frontière de ses territoires de chasse. Il voit les femmes lacustres au corps maquillé de longs rubans de calcaire blanc. Dans la plaine, il est tétanisé par le spectacle d'une troupe d'humains dansant nus, teints en noir et masqués de gueules de loup. Très jeune, il comprend que sa tète pense avec le mouvement qu'il produit, qu'elle doit s'unir à son corps pour réfléchir et pour agir. Lorsqu'il met le masque terrifiant, l'homme-cerf sait qu'il lefait vivre par la danse. La horde lui a appris à danser devant les morts. Il faut tout apprendre, même à marcher, car la nature a refusé à l'homme le don de déambuler d'instinct. L'homme-cerf claque et roule sa langue sur son palais. Le son est scandé, rocailleux ou sifflé. Ses lèvres font une musique. L'oreille accueille les accords. Ces mots, qu'on ne peut voir, sont lâchés dans le vent. L'homme-cerf s'aperçoit que le langage engendre la pensée et que la pensée organise le monde. Il parle aux autres et beaucoup, bien que son mouvement soit plus convaincant. Le mouvement, c'est de l'émotion qui bouge. Une émotion entretient le dialogue. Sa pensée fomente le langage de ses gestes dont il aime jouir. Le jeu est bâtisseur de mémoires parce que pétri d'images et de sensations. L'homme-cerf ne sait ni lire ni écrire, mais son corps est le réceptacle de toutes les ondes vivantes qui parlent. L'homme-cerf n'est pas un animal qui se contente de sa journée : il a un lendemain. L'enfant cerf joue à cache-cache, à colin-maillard, à cache-tampon, au porteur aveugle. En bande, il s'embusque dans la forêt, s'y perd pour qu'on ne le retrouve pas. Il est tour à tour chasseur et gibier. Sous une peau de bête ou une toile végétale, il se fait animal. Chaque fois, l'aveuglé volontaire voit de l'intérieur une réalité extérieure. Il est en masque. Il peut voir sans être vu et être vu sans être reconnu… »
Si l'on est en présence ici d'un conte, il trouve son répondant dans un des grands mythes de la Grèce antique et qui a donné naissance à une nombreuse iconographie, le mythe d'Actéon. S'il n'y 'est pas directement question de masque ,on en est proche cependant puisque Actéon est transformé en cerf par Artémis puis dévoré par ses propres chiens. On sait d'ailleurs que le masque dans beaucoup de cultures ne se réduit pas au visage mais constitue une totale métamorphose, un déguisement. Sur certains vases, Actéon, vêtu d'un manteau et d'un large chapeau de chasseur, porte des oreilles pointues et des cornes de cerfs. Sur une autre terre cuite, il est doté d'une tête intégrale de cerf. Ces « parties animales » signalent une métamorphose.
L'intérêt du mythe D'actéon réside dans son hybris : un jeune chasseur encore adolescent et donc en période probatoire : La chasse (surtout à Sparte) était le lieu où le jeune homme faisait l'apprentissage de la maîtrise : savoir se diriger, reconnaître les territoires ; ne pas se laisser emporter par les instincts et les ardeurs de son âge. Or, enfreindre le jardin secret d'Artémis, c'est méconnaître la frontière entre le divin et l'humain, frontière qui a une réalité concrète dans l'espace de la forêt où hommes, animaux et dieux se côtoient. Ce qui précisément en fait un lieu d'expérimentation pour l'homme qui doit apprendre à trouver sa place dans l'entre-deux.
On ne peut ainsi franchir directement certaines limites sans initiation contrôlée. la vue directe, est aussi une transgression et la démesure est ici sexuelle : le regard étant pour les grecs anciens une émission de particules qui touchent leur cible, le voyeurisme d'Actéon est une sorte de caresse du corps de la déesse, un viol sexuel de la vierge divine. Ce viol est incestueux de plus puisqu'Actéon est « apparenté à la déesse,. Comme les mythes « se parlent entre eux » selon la formule de Lévi-Strauss, ce mythe rejoint un autre sur l'interdit de voir celui de Tirésias, coupable d'avoir vu le corps d'Athénée sans son armure.(il aurait en fait vu deux serpents enlacés. La déesse portant d'ailleurs sur son bouclier le masque de la gorgone). Il est puni de cécité mais y gagne un statut de voyant (mythe chamanique ??) une vie sept fois plus longue que la durée habituelle de l'existence, la compréhension du chant des oiseaux et le droit de conserver après sa mort le sens et la raison. Par ces privilèges il outrepasse la condition humaine. Pour avoir été aveuglé à la vue d'Athéna, il ne voit plus le monde qui l'entoure mais voit dans le monde des dieux. La déesse en fait celui qui peut ainsi graviter dans un espace intermédiaire entre nature et culture.
« Actéon, qui s'est « laissé mener par des pas incertains », au lieu de marcher droit, est coupable d'incertitude. Par manque de contrôle, il tombe inévitablement sur le lieu le plus interdit, réservé à la divinité au plus profond de la forêt : un espace où sauvagerie et divin s'interpénétrent, mais d'où l'homme est exclu s'il veut rester homme.
Coupable au moins d'avoir échoué à l'examen de passage, comme quelques autres jeunes chasseurs. Comme Narcisse, en particulier, don l'histoire suit de près celle d'Actéon dans le récit d'Ovide qui ne manque pas de suggérer une symétrie entre les deux héros. Victimes l'un et l'autre de leurs regards, auteurs involontaires d'infractions contraires, ils occupent une position antithétique. Fatigués par la chasse, également assoiffés et menés par un désir obscur, le premier entrevoit l'extrême altérité de la nudité de la déesse, et s'y perd, animalisé et englouti dans l'estomac de ses chiens ; le second tombe sur lui-même et, s'enfermant dans la proximité maximale de son propre double, s'anéantit dans l'auto-contemplation, tantôt noyé, aspiré par son image, tantôt après dessication, disparu des bords de la source où, à la place de son corps, on trouvera une fleur blanche au cœur jaune safran. »Françoise Frontisi-Ducroux l'Homme-Cerf et la Femme-Araignée.Gallimard.
Les personnages vêtus de peaux de bêtes sont nombreux dans l'imagerie grecque. Bergers, chasseurs, géants, héros, ménades et Dionysos lui-même peuvent arborer, à titres divers, ce type de vêture. Il indique un statut, marginal, permanent ou temporaire, qui les tient à l'écart de la norme civilisée et urbaine que dénote le vêtement tissé. Et en complément la peau de bête renvoie au monde animal, que ces exclus côtoient dans une proximité plus ou moins périlleuse. C'est de cette manière qu'Athénée dissimule Ulysse, vieillissant ses traits et jetant sur ces épaules une peau de cerf : la peau est donc déguisement
L'humain peut ainsi changer d'espèce et de catégorie, ce que les grecs nomment métamorphoses : celle-ci est similaire à l'être masqué. L'humain disparait pour être remplacé par un être hybride. Les mythes s'attachent à marquer la juxtaposition de l'état initial, humain, et du résultat, voire leur coexistence en une double nature, l'hybridation monstrueuse. La métamorphose symbolise aussi les étapes de l'existence. La vie de chaque individu est vécue moins dans une évolution régulière de la naissance à la mort que dans le franchissement d'une série de stades, d'âges, ponctués par des rituels sociaux et marqués par des statuts différents. Mais c'est aussi la symbolique d'un monde fluide où tout est possible, où tout peut changer de formes, où de révèle un désir puissant de l'Autre.
« Le goût pour ce genre d'histoires est inséparable d'une conception nouvante, voire fluide, du monde …Il est significatif qu'Ovide place le dernier vre de ses Métamorphoses sous l'autorité de Pythagore, à qui il donne la parole : «Je vous dis qu'il n'est rien dans l'univers entier ni soit stable; tout fluctue, toute image qui se forme est changeante. »
La conscience que peut avoir l'être humain de sa spécificité s'obtient nécessairement dans une confrontation avec le reste du vivant et du monde. Les catégories que la pensée se construit, quelles qu'elles soient, fonctionnent par séparation et contact. L'écart est nécessaire à la définition des termes en présence et à leur délimitation. C'est là une donnée transculturelle, probablement aussi ancienne que l'être humain, dit Homo Sapiens, comme le révèle la présence de figures hybrides, homme-cerf ou chasseur à tête d'oiseau, sur des peintures pariétales4. Mais ce qui est peut-être plus spécifiquement grec, c'est le développement complaisant et suggestif d'une rêverie sur la perméabilité des barrières et des catégories, comme correctif nécessaire aux classifications (elles-mêmes nuancées, nous l'avons dit).
De fait, et ce sera notre dernière remarque, à parcourir ces mythes de métamorphoses, on est frappé par la force du désir qui les traverse. Désir du différent, de l'étrange, de l'étranger, de Tailleurs ; désir de fusion avec l'autre. Attirance masculine, prêtée aux dieux aussi, pour la femme, mortelle ou déesse. Soif de savoir et de voir, envie de dépasser son sexe, sa condition sociale, son univers même. Volonté de se montrer le meilleur à la chasse ; ambition d'être proclamée la mère la plus admirable, la tisserande la plus habile. Tentation explicite pour la fille d'égaler l'homme, ou de lui échapper. Et pour le garçon parfois, désir secret, inavouable, de se faire femme... L'espèce humaine paraît occupée à une constante négociation entre himeros et hybris - cette tension entre les pulsions désirantes et les dangers de l'excès caractérise certes la plupart des mythes grecs ; c'est ce qui explique pour une bonne part le charme euphorisant qu'ils continuent à exercer. L'événement miraculeux de la métamorphose, même si elle est présentée souvent comme le châtiment d'une infraction ou du franchissement d'une limite, réalise en quelque sorte, souvent ironiquement, ce besoin tenace d'aller voir du côté des autres, femme, animal, oiseau, fleur, astre ou même dieu. Et lorsque la force impérieuse du désir est projetée dans le monde sans contrainte des dieux, lorsque c'est Zeus lui-même, le tout-puissant dieu mâle, qui se livre sans crainte et sans remords à l'ivresse des étreintes, à la jouissance des contacts multiples, à l'exploration voluptueuse de la pluralité des formes, les récits de ses expériences et leur mise en images tiennent lieu pour les mortels qui les entendent, les regardent et se les transmettent d'expérimentation ludique et imaginaire du bonheur d'échapper à l'enfermement du corps, en faisant éclater les limites.
Les mythes grecs de métamorphoses ? Une immense rêverie chatoyante pour répondre à l'aspiration irrépressible de se sentir à la fois soi-même et un peu plus, identique et différent, changé, transformé, renouvelé. ». Françoise Frontisi-Ducroux l'Homme-Cerf et la Femme-Araignée.Gallimard.
La « paideia, l'initiation du jeune était ambivalente : Pour les garçons, il leur fallait, avant d'accéder à la citoyenneté, acquérir les qualités physiques et morales nécessaires au combattant citoyen. Ce processus était particulièrement institutionnalisé à Sparte, où d'ailleurs la population masculine était, de la petite enfance à la vieillesse, répartie en classes d'âge fortement organisées. Dès l'âge de sept ans, dans le cadre d'une éducation communautaire, on soumettait le garçon destiné à rejoindre un jour la catégorie des Égaux à un dressage très rigoureux, comportant des devoirs imposés et des épreuves successives, avec une démarcation très nette au passage de l'enfance à l'adolescence.
Le comportement mimétique jouait un grand rôle dans cette initiation tant sous la forme de comportements quotidiens obligatoires que lors de mascarades occasionnelles. Les jeunes garçons devaient, par exemple, la sophrosuné, (le contraire de la démesure «marcher en silence, dans la rue, les mains sous le manteau, sans regarder à droite ni à gauche, les yeux fixés au sol. Ne jamais répondre, ne pas faire entendre sa voix). Mais parallèlement à ce maintien chaste et réservé, hyper-féminin, ils devaient faire ce qui normalement est interdit : voler à la table des adultes, ruser, se débrouiller, se faufiler sans se faire prendre pour se procurer de la nourriture. Il leur fallait , au cours de féroces batailles collectives, où tous les coups sont permis, morsures, griffures, etc., faire preuve de la plus extrême brutalité, pratiquer la sauvagerie absolue, atteindre à un état proche de ce que Platon appelle l'andreia : folie furieuse du guerrier qui veut vaincre à tout prix, prêt à dévorer le cœur et la cervelle de son ennemi, et sur le visage de qui se dessine le masque effroyable de Gorgô. Hyper-virilité, basculant vers l'animalité, cette fois. En d'autres occasions ces adeptes de la pudeur et de la réserve se livrent à des manifestations bouffonnes, faisant assaut d'incongruités verbales, d'injures et d'obscénités.
Au lieu de l'apprentissage réglé, sur lesquels insistent les sociétés de chasseurs où l'on demande pardon aux forces de la foret pour la dette de gibier, Actéon sombre dans la démesure : démesure du chasseur qui selon certaines versions aurait tué trop de gibiers et se serait vanté d'être meilleur chasseur que la déesse ; démesure du voir puisque selon la version la plus connue , il aurait bravé l'interdit de voir la déesse au bain dans sa féminité, interdit de l'inceste puisqu'enfin il aurait pu vouloir l'épouser ,lui qui était son petit neveu par alliance.
Or l'espace sauvage est la propriété d'Artémis l'une des trois grandes déesses au masque, selon J.P.Vernant. A ce titre elle est la déesse de l'apprentissage de l'initiation. Artémis était une déesse ambivalente et occupait une place à part dans le panthéon. A l'instar de Dionysos, elle venait de de Scythie,(Artémis Taurique) que les grecs voyaient comme le comble de la barbarie. L'Artémis taurique était assoiffée de sang humain sur son autel les Scythes ,disait-on sacrifiaient les étrangers. Pourtant « accueillie par les Grecs, intégrée à leur culte, elle devient déesse de l'homme civilisé, c'est-à-dire de celui qui, contrairement au barbare, au sauvage, ménage une place à ce qui n'est pas lui. Dès lors que l'Artémis étrangère se fait grecque, sa fonction s'inverse. Elle ne traduit plus, comme en Scythie, l'impossibilité propre au sauvage de côtoyer le civilisé mais au contraire la capacité qu'impliqué la culture d'intégrer à elle ce qui lui est étranger, de s'assimiler l'autre sans pour autant s'ensauvager. Elle assiste aux couches des femmes, et les petits humains lui appartiennent. Elle les « redresse », comme l'indique l'épithète Orthia («Droite») qu'on lui a donné à Sparte. Elle prête ses forêts et ses montagnes comme terrain d'entraînement et ses hordes animales comme adversaires. Mais elle veille aussi à la juste répartition nature/culture punissant des lors qu'on empiète trop sur le domaine naturel.
« Si Artémis est une divinité au masque c'est que son culte, et plus précisément les rituels initiatiques de jeunes auxquels elle préside, font aux masques et aux mascarades une place de choix. Pour en dégager les significations et tenter de comprendre ce qui relie la sœur jumelle d'Apollon avec cette zone du surnaturel que le masque a spécialement fonction d'exprimer, il est nécessaire de dessiner le profil d'Artémis, de la situer dans l'ensemble du panthéon, de repenser plus nettement la place qui lui revient dans l'organisation des pouvoirs surnaturels.
L'espace artémisien se déploie sur les zones frontières : montagnes qui bornent et séparent les états, lieux éloignés des villes et où ses grands sanctuaires sont souvent l'enjeu de peuples voisins et ennemis, marges où, dans les forêts épaisses et sur les crêtes arides, la déesse mène sa meute, massacrant les bêtes sauvages, qui sont sa propriété et qu'elle protège aussi. Mais elle règne également sur les grèves et les rivages marins, limites des terres et de la mer, où la légende la fait parfois aborder, étrange statue venue d'un pays barbare. Sa place est encore, dans les plaines intérieures, au bord des lacs, sur les sols marécageux et sur les rives de certains fleuves, là où les eaux stagnantes, les inondations toujours possibles créent un espace mi-aquatique mi-terrien, où entre sec et humide, entre liquide et solide, la démarcation reste floue.
Entre ces espaces si divers quels sont les traits communs ? Plutôt que d'espace de complète sauvagerie, représentant, par rapport aux terres cultivées de la cité, une altérité radicale, le monde d'Artémis est celui des confins, des zones limitrophes où l'Autre se manifeste dans le contact qu'on entretient avec lui, sauvage et civilisé se côtoyant, pour s'opposer certes, mais pour s'interpénétrer tout autant.
Déesse courotrophe, Artémis préside à l'accouchement, à la naissance, à l'élevage des enfants. Située à l'intersection du sauvage et de l'apprivoisé, son rôle est de prendre en charge les petits des hommes, qui lui appartiennent au même titre que les petits des animaux, bêtes fauves ou bestiaux domestiqués. Ces enfants, elle les mène de l'état informe de nouveau-né à la maturité, les apprivoisant, les adoucissant, les façonnant pour leur faire franchir le seuil décisif que représente pour les filles le mariage, pour les garçons l'accès à la citoyenneté. Au cours d'une série d'épreuves, en milieu sauvage, aux marges de la cité, il faut que le jeune réussisse à couper les liens qui, depuis sa naissance, l'unissent à ce monde autre. Il faut d'abord qu'entre le garçon et la fille, au stade ambigu où les sexes hésitent encore, une démarcation s'instaure, nette et sans retour.
Artémis fait mûrir les filles, les rend nubiles, les prépare au mariage où l'union sexuelle doit s'accomplir sous la forme la plus civilisée. La violence de l'acte sexuel, qui terrifie les jeunes épousées comme un épouvantai!, Artémis la refuse pour elle-même en rejetant le mariage. Et la hantise du viol et du rapt, conduites qui, au lieu d'intégrer la féminité à la culture, sont occasion d'ensauvagement pour les deux sexes, se lit dans les récits mythiques des parthénoi vouées à Artémis. Violence masculine bien sûr, mais aussi menace provenant du côté féminin, lorsque la jeune fille, qui veut trop imiter sa déesse, refuse le mariage et bascule dans la bestialité totale, chasseresse farouche qui poursuit, tue et dévore le mâle qu'elle devrait épouser.
Le rituel de Brauron en Attique est exemplaire de la façon dont Artémis prépare la bonne intégration de la sexualité dans la culture. Les petites filles d'Athènes ne pouvaient se marier — cohabiter avec un homme — si elles n'avaient, entre 5 et 10 ans, mimé l'ourse. Mimer l'ourse n'indique pas un retour à l'état sauvage, comme dans le cas de Callistô, punie par une métamorphose pour n'être pas restée fidèle au monde virginal de la déesse, ayant connu, par violence, union sexuelle et enfantement. Dans le cas des jeunes Athéniennes, il s'agit de refaire le parcours d'une ourse, jadis apprivoisée, qui était venue, familière, cohabiter avec les humains, au sanctuaire d'Artémis. Une petite fille, insolente ou impudente, imprudente certainement, avait trop joué avec l'animal : elle fut griffée au visage, et son frère, en colère, tua l'ourse. Depuis, en réparation, les filles des citoyens d'Athènes imitent l'ourse, comme elle s'apprivoisant lentement, détruisant en elles la sauvagerie latente, afin de pouvoir, sans danger pour les deux partenaires, venir cohabiter avec un époux. »J.P Vernant .Divinités au Masque dans la Grèce Ancienne.
Si l'emploi direct des masques n'est pas avéré dans ces rituels festifs ,l'imitation d'un modèle animal fait fonction de mascarade symbolique.
C'est dans ce contexte qu'il faut sans doute replacer les masques découverts lors des fouilles archéologiques dans le sanctuaire d'Artémis a Orthia Il s'agit d'ex-votos de terre cuite, en majorité plus petits que des visages d'enfants, et que l'on interprète comme la reproduction des masques de bois qui étaient portés lors des cérémonies du culte de cette déesse.
Certains représentent des vieilles femmes à la figure complètement ridée, à la bouche édentée, qui évoquent les Grées, sœurs lointaines des Gorgones. Il y a aussi des satyres grimaçants, des Gorgô en grand nombre, des faces grotesques, plus ou moins bestiales, parfois informes. On y trouve aussi des visages impassibles de jeunes guerriers casqués. L'on sait aussi que certains autres rituels initiatiquesomportaient, toujours à Sparte, des danses à caractère mimétique — danse du lion, par exemple —, ou franchement obscène.
« Tout ceci permet de supposer qu'au cours de ces mascarades et de ces jeux rituels les jeunes Spartiates devaient mimer, par leur gesticulation et à l'aide de déguisements et de masques, les attitudes les plus diverses et les plus contrastées : réserve féminine, férocité animale, pudeur et obscénité, dégradation du vieil âge et vigueur du guerrier, explorant successivement tous les aspects de la marginalité et de l'étrangeté, endossant tous les possibles de l'altérité, apprenant la transgression pour mieux souligner la règle à quoi désormais ils devraient se tenir.
De la même façon, dans bien des sociétés, l'ordre, pour être réaffermi, a besoin d'être périodiquement contesté, bouleversé pendant quelques jours de Carnaval où règne l'inversion : femmes vêtues en hommes, hommes costumés en femmes ou en animaux, esclaves prenant la place des maîtres, roi de carnaval chassant symboliquement le chef de la cité. Pendant ces journées, l'obscénité, la bestialité, le grotesque, le terrifiant et le bouffon, négation de toutes les valeurs établies, déferlent sur le monde de la culture.
De même, sous la protection vigilante d'Artémis, divinité des marges et des transitions, les enfants grecs font l'apprentissage de l'identité sociale, fillettes mimant le lent trajet qui les mène de la foncière sauvagerie de leur sexe à la civilité de la bonne épouse, garçons s'initiant à repérer tous les excès afin de reconnaître et de rejoindre, sans risque de retour ni rechute, la norme de la citoyenneté. » ». Françoise Frontisi-Ducroux l'Homme-Cerf et la Femme-Araignée.Gallimard.
Les carnavals masqués , continuent à rendre hommage aux mythes anciens un peu partout . Habillé sous forme de chèvre, de diable, d’ours ou de monstre avec mâchoire en acier, « l’homme sauvage » appartient au monde de ces mythes.
Le photographe Français Charles Freger découvre le Krampus ) à Salzburg lors d’une mascarade. - créature démoniaque, née dans des pays comme l’Autriche, la Bulgarie ou la Slovénie. Fasciné par la rencontre, il se mit à la recherche des divers figures du mythe dans une chasse photographique à travers, ce qu’il appelle « l’Europe tribale ».
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