« L'homme, ce rêveur définitif, de jour en jour plus mécontent de son sort, fait avec peine le tour des objets dont il a été amené à faire usage, et que lui a livrés sa nonchalance ou son effort (...)" André Breton
"Chez André Breton. Les deux pièces, décalées en hauteur par un court escalier, même par les jours de soleil et malgré les hauts vitrages d'atelier, m'ont toujours paru sombres. La tonalité générale, vert sombre et brun chocolat, est celle des très anciens musées de province - plus qu'au trésor d'un collectionneur, le fouillis, impossible à dépoussiérer complètement, des objets aux reliefs anguleux., objets presque tous légers : masques, tikis, poupées indigènes où dominent la plume, le liège et le bouchon de paille, fait songer à première vue, avec ses armoires vitrées qui protègent dans la pénombre une collection d'oiseaux des tropiques, à la fois à un cabinet de naturaliste et à la réserve, en désordre, d'un musée d'ethnographie. Le foisonnement des objets d'art cramponnés de partout aux murs a rétréci peu à peu l'espace disponible; on n'y circule que selon des cheminements précis, aménagés par l'usage, en évitant au long de sa route les branches, les lianes et les épines d'une sente de forêt. Seules certaines salles du Muséum, ou encore le local sans âge qui hébergeait la Géographie dans l'ancienne faculté de Caen, m'ont donné une telle impression de jour pluvieux et invariable, de lumière comme vieillie par l'entassement et l'ancienneté sans date des objets sauvages. JULIEN GRACQ 42 RUE FONTAINE
« Dans des propos recueillis par Jean Duché en 1945 pour la revue Le Littéraire, André Breton marque clairement l’importance qu’il accorde à la « vision dite primitive », telle qu’elle paraît habiter notamment ces « masques esquimaux, indiens, des mers du sud » ou encore ces « poupées de chez les Indiens Hopis de l’Arizona » qu’il tient en sa possession et qui témoignent de son vif intérêt pour la teneur expressive et pour la valeur esthétique ou poétique de ces objets. Pourtant, au-delà de ces affirmations péremptoires, un tel intérêt demeure ambigu dans sa signification profonde. Quel est en effet le statut de la « vision dite primitive » au sein du surréalisme ? Plus précisément : à quelle représentation du « primitif » cette « vision » s’accorde-t-elle ? On peut être frappé en effet de constater à la fois la régularité et l’abondance des références à la primitivité, qui viennent étayer le projet surréaliste en lui fournissant le plus souvent une sorte de modèle, ou de référent, et l’absence de détermination de la notion même de « primitif »– étonnante de la part d’un mouvement et d’hommes prompts par ailleurs à théoriser leurs propres pratiques par voie de Manifestes et par un travail d’analyse réflexive assez poussé. À cet égard, l’attitude de Breton est tout à fait caractéristique de cette ambiguïté : tantôt, il paraît récuser l’assimilation du surréalisme à un primitivisme (un de plus, serait-on tenté de dire), en jugeant insatisfaisante, insuffisante et même impropre, la catégorie de « primitif » ; tantôt, au contraire, il affirme avec force l’inscription du surréalisme dans la lignée d’un primitivisme moderne, qu’il achèverait même en en exploitant toutes les significations positives, en prolongeant notamment les tentatives de Dada et des autres courants artistiques internationaux (Die Brücke, Der blaue Reiter) revendiquant depuis la fin du XIXe siècle un analogue retour au « primitif ». PHILIPPE SABOT, PRIMITIVISME ET SURREALISME : UNE « SYNTHESE » IMPOSSIBLE ?
VIDEOS ATELIER ANDRE BRETON
Comme l’a montré R.Goldwater(LE PRIMITIVISME DANS L’ART MODERNE), trois aspects de la vision par les surréalistes de leur méthode et de leur art peuvent être dits primitivistes :
En premier lieu ils pensaient continuer une tradition d'extériorisation de l’inconscient qui remontait aux alchimistes et incluait Rabelais, le marquis de Sade, Gérard de Nerval Lewis Carroll, Baudelaire et Rimbaud. Cette tradition, aurait voulu redonner à l'homme civilisé la force de ses « instincts primitifs » soit directement, comme avec Sade, soit en se déguisant en fantaisie exotique ou historique afin de plonger dans des émotions essentielles à la constitution de chaque individu.
En deuxième lieu les surréalistes, bien que se reconnaissant donc quelques ancêtres de valeur, se voyaient eux-mêmes comme des pionniers, des explorateurs dans le domaine de l’inconscient. Domaine qu'ils étaient les premiers, pensaient ils à étudier systématiquement par des moyens artistiques. Ils voulaient briser les délimitations artificielles que la tradition a établies autour de l'"art" et ainsi donner à leurs œuvres un aspect rudimentaire et » « primitif ». Ils estimaient que ce côté rudimentaire, toutefois, ne ferait qu'ajouter au choc et à l'importance de leurs productions.
Et en dernier lieu, les surréalistes considéraient qu'ils travaillaient avec ce qui est l'essentiel de la nature humaine telle que la psychologie la révèle. Ils tenaient à une concentration exclusive sur la problématique de l’imagination, laquelle ne serait plus illusion et irréel mais deviendrait la seule réalité, que leur mission était de révèler. Ils estimaient qu’ainsi leur travail serait nécessairement intelligible (puisque fondé sur des élèments communs à tous) à un public plus vaste que n'était le cas avec les types d'art traditionnels. Ils poursuivaient l’expressivité introduite déjà par Dada, par l'emploi d'objets ou de matériaux non-artistiques "tout-faits». Les surréalistes prétendaient que des objets surréalistes peuvent être produits par n'importe qui, ou simplement trouvés, ou découverts. Puisque l'essence de leur sorte d'art était la révélation d'une réalité au moyen de l'activité la plus libre possible de l’ inconscient, quiconque avait atteint ce stade était un "artiste", et n'importe quel objet (fabriqué ou découvert), par lequel cet état était symbolisé, était de fait une œuvre d'art — et de non-art.
Breton n'a jamais, pour sa part, proposé de définition synthétique du primitif mais a fourni à maintes occasions des indices convergents sur sa conception (qu’on pourrait d’ailleurs retenir comme parfaitement ethnocentrique). « On nomme primitif un être gouverné par des affects beaucoup plus élémentaires que les nôtres" .Il s'est ainsi peu soucié des critères utilisés en anthropologie et il fut très critique sur le rôle de l’ethnologie. « Malheureusement, écrit-il, l'ethnographie ne pouvait aller à si grands pas qu'elle réduisît, au gré de notre impatience, la distance qui nous sépare de l'ancien Maya ou de l'actuel". Pas plus qu'il ne fut attentif au degré d'avancement technologique, il ne retient le rôle de l'écriture - alors que Claude Lévi-Strauss l'institue en ligne de démarcation. Comment prêter crédit à une documentation venant de missionnaires dont le point de vue est nécessairement partial ?(l’ethnologie de terrain commençait à peine à exister). Les théories qui en découlent s'en trouvent faussées. Le fait que l'ethnologie ne soit pas sans lien avec les systèmes coloniaux, la rend suspecte. Autre raison : le regard « glacé » de l'ethnologue que critique Breton, son incapacité à voir, sa myopie. Esclave de certains préjugés, façonné par une culture occidentale, le regard de l'ethnologue est déformé et, par voie de conséquence, déformant. « Briser la chaîne émotionnelle qui nous rattache aux pulsions profondes dont le masque est issu, c'est se condamner à rester en deçà du vrai problème ou n'en fournir que des solutions dérisoires »
En revanche,le surréalisme donna la première place aux éléments psychologiques et esthétiques » : L'affect est pour lui une donnée fondamentale de notre activité mentale, que l'on peut réduire à quelques « sentiments » aisément étiquetables (joie, angoisse, plaisir, douleur.) L'homme primitif (trembleur et jouisseur) serait ainsi en prise directe avec les forces inconscientes, par quoi il se laisse « gouverner ne subissant aucune censure aucun refoulement. Mais ce qui importe en fait c’est ce qui sort des mains de l’artiste primitif poussé par ses affects : s’il a peur, il a surtout la capacité « magique » de faire peur. Il y aurait donc un lien organique entre la configuration psychique du primitif et sa réussite comme sculpteur. Consacrant dans MAIN PREMIERE, KAREL KUPKA comme un ethnologue d’abord passionnel, le poète unit dans la même conception et approbation, l’activité de l’artiste aborigène, l’œil et la passion de l’amateur et enfin la collecte d’objets (ici des écorces peintes) par l’ethnologue et le collectionneur ;collecte qu’il trouve d’ailleurs parfaitement légitime(il défendra André Malraux accusé de pillage).Breton, récuse l’idée de spoliation .les véritables profanateurs sont pour lui à la fois les marchands qui font commerce de ces objets et les missionnaires qui les détruisent, Breton a le sentiment (peutêtre bien naïf )de sauver ces objets et de préserver partiellement leur pouvoir spirituel. pourtant on ne peut s’empêcher de trouver que sous la plume du poète l’amour fou des objets joint à une bonne dose d’élitisme et d’esprit de caste peut conduire parfois à bien des sophisme malheureux : « apprenons par les journaux que le jeune auteur de Lunes en papier (...) s'est rendu « coupable » de rapt sur la personne d deux ou trois danseuses de pierre, dans un temple presqu'inconnu des environs d'Angkor. Qui se soucie réellement de ]a conservation, dans leur pays d'origine, de ces œuvres d'antan ? je ne veux pas le savoir, mais je ne puis penser sans émotion qu'(...) André Malraux (...) va se trouver empêché (...) de réaliser, qui sait, une œuvre plus haute que celle qu'il a menacée »
L'œil non prévenu, je veux dire non instruit de ce qu'il va voir, mais aussi non faussé par la « façon de voir» qui, en Occident, lui est impartie depuis des siècles, se laissera-t-il errer sur ces écorces peintes tombées devant lui des lointains de la Terre d'Arnhem, qu'il trouvera son bien, tout d'abord, dans leur exemplaire harmonie. Bien avant de pénétrer les intentions qui y président, il s'enchantera de l'accord privilégié qui englobe leurs éléments constitutifs. Leur texture, qui va du plus souple au plus serré, épouse si parfaitement la gamme de couleurs réduite et pourtant si riche dont elles disposent que le plaisir immédiat qu'elles procurent tend à se confondre avec celui que dispensent les coquillages de là-bas — cônes, volutes et autres — fascinants entre tous. Elles semblent leur emprunter leur ramage dans toute son étendue : n'y manque pas même la lueur sous-jacente de la nacre. Ainsi s'affirme d'emblée l'unité rythmique des œuvres ici considérées. Elles s'en trouvent, tout au long de la côte, un répondant organique.
Aimer, d'abord. Il sera toujours temps, ensuite, de s'interroger sur ce qu'on aime jusqu'à n'en vouloir plus rien ignorer. Avant comme après cette enquête, c'est la résonance intime qui compte : sans elle au départ on est presque irrémédiablement démuni et rien de ce qu'on aura pu apprendre n'y pourra suppléer si, chemin faisant, elle est perdue. C'est là l'évidence que viennent renforcer tous les jours tant d'«explications de texte» s'entêtant à vouloir réduire les « obscurités » d'un poème alors que ce qui importe avant tout est que, sur le plan affectif, le contact s'établisse spontanément et que le courant passe, soulevant celui qui le reçoit au point de ne lui faire nul obstacle de ces obscurités mêmes. De même qu'une œuvre plastique, quelle qu'elle soit, ne saurait avoir pour nous d'intérêt vital qu'autant qu'elle nous séduit ou nous subjugue bien avant que nous ayons élucidé le processus de son élaboration. Il en va tout spécialement ainsi de l'œuvre de ce que nous appelons — non sans gauchissement quand il vit de nos jours — un «primitif», soit, par définition, un être gouverné par des affects beaucoup plus élémentaires que les nôtres. Rien de moins propice à son appréhension en profondeur que de devoir en passer par le regard trop souvent glacé de l'ethnographe qui croirait, sinon déchoir, du moins faillir à ses disciplines s'il se portait vers elle avec quelque ardeur ou même s'il se montrait, tant pour les autres que pour lui-même, moins rebelle à l'émotion. On n'y insistera jamais trop : il n'y a que le seuil émotionnel qui puisse donner accès à la voie royale ; les chemins de la connaissance, autrement, n'y mènent jamais.
Notre chance est qu'il en aille tout autrement avec Karel Kupka qui, lui, est mû par l'attraction passionnelle et n'éprouve nul besoin de s'en cacher. L'Australie est, d'ailleurs, poétiquement aimantée. Savoir qu'elle abrite, dans sa partie septentrionale, des ensembles humains assez homogènes dont l'horloge « retarde » de plusieurs millénaires sur nous, est fait électivement pour inciter à y aller voir de près. L'y ramener ? D'où vient donc qu'il ne s'y soit pas fixé pour toujours .. nous mine l'idée qu'il est en perdition, remué par l'horreur de l'échéance d'un instant à l'autre ? Non pas. Karel Kupka garde, dans ce crépuscule, le sentiment qu'il se doit de soustraire à leur anéantissement sur place, du fait des intempéries, les produits de sa quête. Il estime, à juste titre, que, de ce côté de la terre, un tel document vivant peut être encore — si tard qu'il soit — du plus grand prix, dans la mesure où, nous dénudant les racines de l'art plastique, il ébauche en nous une certaine réconciliation de l'homme avec la nature et avec lui-même.ANDRE BRETON.MAIN PREMIERE.
La passion d'André Breton pour les objets « offrant le plus exaltant aperçu du possible »et provenant d'autres cultures, fut précoce.Dès 1912, à l'âge de 16 ans, avec l'argent reçu à l'occasion de son succès au bac, il acheta son premier fétiche, un objet provenant probablement de l'île de Pâques. Un peu plus tard, vers l'âge de 20 ans, il est fasciné par la collection hétéroclite de Guillaume Apollinaire. « II fallait se faufiler, écrit-il entre les meubles supportant nombre de fétiches africains ou polynésiens mêlés à des objets insolites. [...] Aux murs, qui étaient assez bas, les tableaux suspendus presque sans intervalle étaient autant d'échappées sur des mondes aventureux ou inconnus. » La fréquentation de l'appartement d'Apollinaire lui donna probablement le goût de la collection et le sens du dialogue entre les objets et les œuvres. Elle est aussi probablement à l'origine de sa réflexion sur l'espace. «». Il s'agissait pour lui d’autant de fenêtres, « d'échappées » s'ouvrant sur le merveilleux inconnu. La première collection de Breton, outre des œuvres de De Chirico, Picasso, Braque, Picabia, Man Ray, Ernst, Mirô, etc., comprenait une importante quantité de ce qui est communément appelé des « objets primitifs. Lorsque, aux prises à des difficultés financières, Éluard et Breton seront contraints, en juillet 1931, de vendre une partie de leur collection - qu'ils reconstitueront par la suite - ce sont plus de trois cents pièces qui seront vendues à l'hôtel Drouot. Cette vente aux enchères d'arts dits primitifs sera l'une des plus importantes de l'entre-deux-guerres.
« Dès le début, il a été très difficile de séparer Breton, son œuvre théorique et poétique, de ce qu'autour de lui, dans toutes les branches de l'art civilisé ou sauvage, et même dans les laissés-pour-compte de l'industrie la plus prosaïque, il a aimé, choisi, soutenu, célébré - acquis aussi avec passion, chaque fois (c'était rarement) qu'il le pouvait). Défense et illustration du surréalisme, est la formule insécable à la fois de toute son oeuvre écrite, de sa manière de vivre, de se choisir des amis, de se meubler, de jouer, de voyager, de prendre même des vacances (à Sein, l'île de Velléda, à Paimpont-Brocéliande). Tout, chez lui, y compris ce qui l'entoure, y compris, au sens le plus large du mot, son environnement, doit signifier le surréalisme. Contrairement au romantisme, il existe une aimantation surréaliste vigoureuse, marquée par la constitution d'un groupe de forte cohésion, de contours nettement définis, et plus encore par le fait qu'elle rameute et recompose indéfiniment, autour de ce groupe, son propre milieu organique : réunions rituelles, rédaction d'adresses, de tracts, de manifestes, d'interdits, promenades, visites, jeux orientés, chasse aux objets étranges; »..
« un ensemble surréaliste idéal se compose, en dehors de sa masse centrale, d'astres parfois de grandes dimensions qu'il a fait dévier de leur orbite, et qui naviguent plus ou moins de conserve avec lui, et aussi de quelques-uns de ces singuliers déchets célestes, mal dégrossis par la gravitation, anguleux et plus rugueux que du mâchefer, que nous révèlent maintenant les sondes galactiques : sortes d'épaves d'une foire aux puces astrale, ce sont les «objets étranges», «objets magiques», «objets à fonctionnement symbolique», qui viennent souder sur sa frange, dans le surréalisme, le monde de l'art au fourré-tout parfois scintillant du monde comme il va. »
« II n'y a pas seulement, dans la prééminence de l'image et de l'objet parmi les choix surréalistes, le résultat d'une orientation personnelle du goût de Breton, il y a la marque d'une nécessité. «La beauté sera convulsive ou ne sera pas», est la formule finale de Nadja, formule hautaine et exclusive sur laquelle on peut faire des réserves, mais qui souligne bien le caractère instantané, fulgurant, dans presque tous les cas, de la révélation que le surréalisme attend de l'art, comme il l'attend du hasard objectif et des «pétrifiantes coïncidences» surgissant de la vie vécue au jour le jour. Une préférence aussi affichée privilégie aux dépens des arts de la durée que sont la littérature et la musique, les arts de l'image, qui peuvent, eux, libérer en quelques secondes la charge dont ils sont porteurs, (Breton a rapporté son éveil à la peinture, presque au sortir de l'enfance, au saisissement que lui causa, alors qu'il passait devant elle en autobus, une toile entr'aperçue à la vitrine d'une galerie de la rue La Boétie). Même en poésie, ce goût du choc révélateur, de l'éternel instant de « (L’explosante Fixe», se traduit par le choix de ce qui, dans la littérature, s'intègre le moins dans la durée : de l'image, et moins encore de la comparaison développée à la manière romantique que de l'image-collision, de la métaphore abrupte qui heurte l'esprit dans un jaillissement d'étincelle et qui fait que Breton exalte entre toutes, en matière d'images poétiques, une formule de Reverdy : « Plus les termes que l'image met en présence sont éloignés dans la réalité, plus l'image est belle».JULIEN GRACQ.Dans Andre Breton La Beauté Convulsive.
Breton a en effet attendu « l'éventuel » aux endroits où rien ne laissait prévoir son surgissement. La rencontre qui arrive ou qui semble arriver par hasard est un surgissement de l'imprévu au cœur du présent. Hors du prémédité, du prévisible, du rendez-vous, cette rencontre-là relève de l'inattendu. Elle se distingue donc du simple contact, de la mise en présence. Elle peut s'envisager aussi, parfois en termes de mystère, un mystère actif. La rencontre est un moment particulier, hors du commun. La véritable rencontre n'est pas sans lendemain et sans conséquences. Elle est rare. C'est un événement.
"Pour en revenir à L'Amour fou, l'épisode relaté a comme prologue les visites de Breton dans l'atelier de Giacometti. Le sculpteur travaillait à l'époque à la réalisation d'un personnage féminin en plâtre. Sculpture pour laquelle il rencontrait quelques difficultés dans la réalisation des bras et surtout du visage. Breton fut le témoin de l'élaboration de l'œuvre, des hésitations, des tentatives plus ou moins heureuses, des correctifs. Le visage avait du mal à trouver sa forme achevée et satisfaisante.
C'est au cours de cette période que les deux amis se rendent au « marché aux puces ». Dans leur flânerie, pas un objet ne retient leur attention, aucun ne parvenant à se différencier, jusqu'à ce que l'un d'entre eux les attire et exerce sur eux « l'attraction du jamais vu ». Leur attention est captée parl'étonnement que produit le jamais vu, l'insolite, l'étrange, l'indéterminé. Il s'agit d'un demi-masque en métal qui leur paraît étrange et dont la fonction reste inconnue7. Cet objet intrigue en particulier le sculpteur qui, à regret, le repose avant de se raviser et de revenir sur ses pas pour en faire l'acquisition.
À quelques instants d'intervalle, c'est au tour de Breton d'être attiré par un objet, d'être porté par « un choix presque aussi électif», dira-t-il. Il s'agit cette fois d'une cuillère en bois de facture paysanne, au long manche dont l'extrémité inférieure a la forme d'un petit soulier.
Quel sens convient-il de donner à de telles trouvailles ? La trouvaille selon Breton joue un rôle de catalyseur. La découverte d'un objet inattendu remplit la même fonction que le rêve : « Elle libère l'individu de certains scrupules affectifs paralysants, le réconforte et lui fait comprendre que l'obstacle qu'il pouvait croire insurmontable est franchi. » Le masque pour Giacometti et la cuillère pour Breton, au bout du compte, répondent à une nécessité semblable. Pour Giacometti, ce masque lui permit de dépasser un blocage et de résoudre un problème plastique. En ce qui concerne Breton, quelques mois auparavant, il avait demandé à Giacometti de modeler une petite pantoufle censée rappeler celle perdue par Cendrillon, qu'il avait pour projet ensuite de faire couler en verre gris et d'utiliser comme cendrier. Ce que Giacometti oublia de faire en dépit des rappels du poète. Breton éprouva un manque à son tour, avant d'oublier sa demande. C'est après avoir acquis la cuillère-soulier et l'avoir posée sur un meuble qu'il fit la relation. « De profil, à une certaine hauteur, le petit soulier de bois issu de son manche [...] prenait figure de talon et le tout présentait la silhouette d'une pantoufle à la pointe relevée comme celle des danseuses. Cendrillon revenait bien du bal ! » Le cendrier en forme de chausson qu'il avait désiré posséder et contempler par le passé avait pris un autre aspect mais était une réponse à son désir. Dominique Berthet. André Breton Eloge De La Rencontre
L’objet doit être une rencontre en ce sens ;il doit surprendre, s'inscrire d'emblée dans un statut de marginalité. La quête on vient de le voir fait place alors à la trouvaille: moment fulgurant où le Poète reconnaît, comme une évidence, la coïncidence Parfaite de l'objet et de ce qu'il portait en lui même sans le savoir encore. La trouvaille est bivalente : en découvrant une statuette, Breton découvre aussi ses rêves et son désir, loin des conventions des marchands et amateurs férus d’authenticité : « La patine ? une noblesse de peau plutôt que de sang… L'ancienneté ? Elle ne peut être que relative...
Tout est donc d’abord affaire de regard : «Que n'ai-je pu garder l'œil que j'eus à 17 ou 18 ans pour telles œuvres plastiques alors toutes neuves, en butte à un décri et à une intolérance presque unamimes (...) Je me dis souvent que cet œil ouvert de la jeunesse (ouvert sur ce qui n'est pas encore mais qui, on le sent obscurément, va être) reste le seul bon".» Cet œil, dont il définit en 1925", l'existence «à l'état sauvage», œil premier, libre de toute entrave, cet œil le porte d'emblée, «vers des œuvres qui sont sur l'heure pour lui l'objet «d'une interrogation palpitante», une interrogation devant un mystère soudain donné à voir: «J'avoue, écrira-t-il, sans la moindre confusion mon insensibilité profonde en présence des spectacles naturels et des œuvres d'art qui, d'emblée, ne me procurent pas un trouble physique caractérisé par la sensation d'une aigrette de vent aux tempes susceptible d'entraîner un véritable frisson".
« Je suis, à cet âge, l'objet d'un appel diffus, j'éprouve, entre ces murs, un appétit indistinct pour tout ce qui a lieu au dehors, là où je suis contraint de ne pas être, avec la grave arrière-pensée que c'est là, au hasard des rues, qu'est appelé à se jouer ce qui est vraiment relatif à moi, ce qui me concerne en propre, ce qui a profondément à faire avec mon destin. (Entretiens, 1952)
Cette sollicitation, des plus pressantes, allait jouer un rôle déterminant non seulement dans sa conception de la vie, mais dans sa conception de l'art et de la poésie. Elle est en effet à l'origine de cette «quête ininterrompue» dont témoigneront surtout Nadja (1928), Les Vases communicants (1932) et L'Amour fou (1937). Ce dernier ouvrage montre plus particulièrement quelle relation intime peut parfois s'établir, dans un sens ou dans l'autre, entre le poème ou l'œuvre d'art d'une part, la «rencontre» d'autre part. Ainsi une promenade nocturne à travers Paris en compagnie d'une jeune femme inconnue peut-elle se révéler exactement conforme à la lettre d'un poème écrit et publié onze ans auparavant («La Nuit du tournesol»). Ainsi la découverte par Giacometti, au Marché aux puces, d'une sorte de masque va-t-elle lui permettre enfin d'achever sa sublime sculpture, L'Objet invisible («Equation de l'objet trouvé»):
La trouvaille d'objet remplit ici rigoureusement le même office que le rêve, en ce sens qu'elle libère l'individu de scrupules affectifs paralysants, le réconforte et lui fait comprendre que l'obstacle qu'il pouvait croire insurmontable est franchi) ». JOSE PIERRE. Dans André Breton La Beauté Convulsive
Réfugié aux USA pendant la seconde guerre mondiale, Breton fréquente avec Lévi-Strauss et Max Ernst une boutique sur la Troisième avenue spécialisée dans les « objets primitifs », les poupées Kachina, les masques esquimaux et les sculptures de la côte nord du Pacifique. Breton se constituera là une partie de sa collection de poupées Kachina visible dans son studio new-yorkais et plus tard sur l'un des murs de l'atelier rue Selon Claude Lévi-Strauss, son regard était infaillible pour découvrir de belles pièces : « Breton avait de l'instinct pour les objets qu'il aimait, et il me fit parfois apprécier des choses que je n'aurais pas vues ou appréciées en d'autres circonstances. Un jour nous sommes tombés sur un objet qui avait manifestement été fabriqué pour être vendu aux Blancs ; à mes yeux il n'avait aucune fonction culturelle et donc sans intérêt. Mais Breton s'arrêta net, émerveillé, et au bout d'un moment, moi-même, je compris qu'il n'en était pas moins beau. Breton n'était ni un puriste ni un spécialiste ; mais, à cause de cela, il voyait des choses que je ne voyais pas. »
Les surréalistes vont ainsi réserver aux « objets primitifs » une place aussi centrale qu'inhabituelle, comme en témoignent plusieurs expositions. Ainsi l'inauguration de la galerie surréaliste en mars 1926, animée par Breton, avec l'exposition Tableaux de Man Ray et Objets des îles (Océanie), dont certains de ces objets, parmi la soixantaine exposés, appartenaient à André Breton. L'association pour la première fois dans un même lieu de peintures d'esprit dadaïste et d'objets océaniens fera sensation. Il y eut aussi en mai 1927, toujours à la galerie surréaliste, la première exposition personnelle d'Yves Tanguy, organisée par Breton, qui présentait aussi des objets venant d'Amérique : poupées d'Indiens Pueblo et du Nouveau-Mexique. Sans doute l’évènement le plus important, en mai 1936fut l’exposition surréaliste d'objets, à la galerie Ratton, où sont réunis pour la première fois des objets appartenant aux catégories les plus diverses : objets scientifiques et naturels, objets incorporés, ready-made , objets « primitifs » et objets surréalistes dont André Breton avait suscité la création. Mais dans les ateliers (Apollinaire, Breton),comme dans ces expositions, l’objet « primitif va acquérir une toute autre signification.
Le voisinage et la mise en relation de ces œuvres et de ces objets - qui constitue l'une des caractéristiques des expositions surréalistes renvoie en effet à une conception particulière de l'objet. Quelque chose de spécifique est à l'œuvre. Que ce soit les lieux d’expositions ou les « ateliers », ces espaces sont eux-mêmes des mondes, des lieux poétiques, des lieux sans âge, créateurs d’un « topos » particulier où les écarts de temps et d'espace sont délibérément abolis. Breton a entretenu des rapports passionnels, »un amour fou » avec ses objets. Pendant un grand demi-siècle, il a acheté par coup de foudre, traquant la beauté « insolite et convulsive » à travers l'Europe et le Nouveau Monde. Déchiré et impécunieux, il revendait parfois vivant chaque séparation comme une rupture, et non pas comme une « affaire ». Il a peuplé ses maisons (Rue Fontaine, Saint-Cirq LaPopie) au gré de ses passions.
(A SUIVRE)
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