ESPACES DE CULTURES ,ANTHROPOLOGIE,PHILOSOPHIE,VOYAGES...
SUIVEURS DE PISTES,DE SAISONS ,LEVEURS DE CAMPEMENTS DANS LE PETIT VENT DE L'AUBE ; Ô CHERCHEURS DE POINTS D'EAU SUR L'ECORCE DU MONDE. Ô CHERCHEURS,Ô TROUVEURS DE RAISONS POUR S'EN ALLER AILLEURS"...
SAINT JOHN PERSE .ANABASE.
C'est presque une coïncidence que Jean Malaurie, nouveau centenaire, nous gratifie de ses mémoires, une somme de 600 pages qu'il aurait mis 10 ans à rédiger. Tout ceci écrit dans un style alerte, clair, sans préciosité ni langage codé, évoquant parfois l'oralité et multipliant les genres: De la méditation approfondie sur les limites de l'anthropologie aux descriptions fouillées des paysages arctiques, des travaux scientifiques jusqu'au long chapitre sur le piblokto, l'hystérie polaire.
On peut noter que l'accent porte principalement sur les rencontres, celle avec Levi-Strauss bien sûr, celle avec les isolats inuits parfois les plus démunis, mais surtout celle fondatrice avec le chaman Uutaaq qui sera son père spirituel. En bon lecteur de Gaston Bachelard chaque rencontre est une rupture mais une chance, l'annonce d'un autre temps, en y ajoutant que ces instants de rencontre sont largement le fruit du hasard. Comme ce directeur de banque inconnu qui lui offre le budget nécessaire à la mission Thulé, ou la découverte du pôle Nord magnétique. Surtout le même hasard le conduira dans la rue des éditions Plon, sans doute l'origine de la collection Terre Humaine.
La rencontre avec Claude Levi-Strauss opéra, comme le rappelle Jean Malaurie, un renversement total des mentalités dominantes jusqu'ici en ethnologie. Deux grands livres, Les Derniers Rois de Thulé et Tristes Tropiques inaugurant la collection Terre Humaine furent à l'origine de ce renversement. Ils révélèrent une pensée sauvage qui n'est plus celle des sauvages, mais bien en chacun de nous comme fabricatrice de mythes et de l'imaginaire.
Jean Malaurie ne partagea jamais le structuralisme de Levi-Strauss qui lui semblait nier l'histoire, mais leur amitié demeura intacte.
Deux éléments du texte permettent d'en saisir le sens conducteur. Tout d'abord cette recommandation d'un chapitre "je n'enseigne pas, je raconte". C'est à dire d'entrée que nous sommes dans le domaine de l'empirique et non dans celui des concepts et des théories. C'est une diversité d'expériences qui nous est contée.
Experiri a d'abord le sens d'une recherche hasardeuse, sinueuse, d'une quête initiatique. Comme dit plus haut, ces expériences ne sont pas ordinaires. Ainsi ce raid fondateur de notre auteur partant seul sur la banquise alors qu'il sait à peine conduire son attelage de chiens. Surtout comme déjà dit, cette énigmatique rencontre avec Uutaaq où ce dernier le scrute longtemps en silence avant de lui dire qu'il l'attendait. Loin de tout ordinaire enfin la description des isolats inuits, petits groupes parfois installés depuis 200 ans, toujours dans la plus grande précarité matérielle et toujours menacés de famines meurtrières.
Cela les conduit à des pratiques (infanticides, abandon des vieillards et des veuves) que bien sûr la morale occidentale réprouve et qui est pour eux la condition de leur survie et du contrôle de leur natalité. Les Inuits ont un mot pour résumer ce qu'on appellerait leur philosophie "tassa, c'est ainsi". Ils sont pourtant, dit Jean Malaurie, grâce à leur pensée animiste et chamanique pleins d'allégresse dans la danse et le chant.
Jean Malaurie nous adresse un autre avertissement. Il faut remarquer que de nombreux thèmes figurent dans ses livres précédents, en particulier celui de la Pierre à l'Homme, mais le livre, sous une apparence de répétitions, nous offre un nouvel éclairage de sa pensée et de sa vie.
C'est en effet un autre type d'expériences qui court tout au long des Mémoires, expériences qu'on pourrait qualifier de radicales au sens de débordement des limites telles par exemple l'érotisme chez Georges Bataille.
Ainsi Jean Malaurie va-t-il entreprendre de dépouiller le vieil homme occidental de sa rationalité arrogante pour y retrouver, y compris dans son intériorité, la sagesse animiste que les Inuits ont bâtie tout au long de leur évolution. Pour ce faire il lui fallut "s'inuitiser" comme il dit au prix d'une immersion totale (vêtements, viande de phoque crue, mode de vie), sorte d'exercice à la fois physique et spirituel faisant émerger sa personnalité profonde. On peut parler d'expérience mystique au sens premier de saisie de forces invisibles. Il accomplit ainsi 51 missions dans l'Arctique, Nord groenlandais, Canada. Les anciens chamans m'ont dit vivre, dans le secret et le silence, une grande paix intérieure. "Ecoute le Noir de la nuit. Isole-toi en toi-même et ouvre-toi à l'espace et aux Invisibles. Alors un itinéraire te sera indiqué par ton esprit protecteur." Notre auteur va donc désormais poursuivre sa part d'ombre et légitimer cette poursuite.
Tout processus d'initiation comporte un moment de mort symbolique avant qu'apparaisse l'homme nouveau. Jean Malaurie va ainsi connaître un "trou noir" de plusieurs semaines, sa plus grande dépression où il tourne inlassablement dans sa cabane, ne dort plus, ne se lave plus et doute surtout profondément du bien fondé de sa présence.
Parcourons en les divers moments :
L'enfance :
Gaston Bachelard dans la Poétique de l'Espace montre que tout chercheur a sa "maison onirique" qu'il parcourt de la cave au grenier. Si le grenier symbolise la rationalité, le clair, la cave plonge dans les archétypes inconscients parfois issus de l'enfance et donc aux sources de tout dynamisme imaginaire.
Jean Malaurie a souvent revendiqué ce dualisme. Deux êtres vont exister, l'un rationnel, méthodique, rigoureux dans l'expérimentation dont le géomorphologue témoigne, l'autre intuitif, imaginatif, rêveur, un moi sauvage comme il aime à le dire. Il y a ainsi chez lui une pensée du jour scientifique et une de la nuit animiste. L'origine en est peut-être dans ces moments d'enfance où il se promenait avec son père sur les bords du Rhin et où celui-ci lui racontait les grands récits mythologiques allemands. Il entendit ainsi parler de l'Hyperborée (au-delà de Borée), un ailleurs dont la pensée grecque faisait un lieu de félicité. C'est là aussi qu'il entendit le nom magique de Thulé dont il reproduit dans son texte la ballade de Goethe. S'est peut-être forgé ainsi l'Appel du Nord. On peut noter qu'il y a donc chez Jean Malaurie tout une épistémologie complexe issue des sciences, mais aussi des philosophes allemands de la nature ou de Goethe, unissant deux formes de pensée européenne que la langue séparait.
La pierre :
A l'instar de Caillois, Rimbaud, Artaud, il y a chez Jean Malaurie un "rêve de pierre", un imaginaire cristallin, présent dès sa jeunesse et qui constituera toute sa vie son travail scientifique, sa méditation philosophique, voire son expérience mystique d'inspiration chamanique.
A partir de sa thèse d'état de 1968, sa pensée se tourne vers l'écosystème des éboulis dans les falaises groenlandaises. Il distingue en effet un simple éboulement d'un éboulis, lequel est fait de couches successives et ordonnées. Paradoxe, l'éboulis aurait ainsi une sorte de vie, de jeunesse et de vieillesse. La conclusion qu'il en tire, c'est qu'il existe un système de régulation de la terre à l'œuvre. Il rejoint ainsi les thèses du physicien anglais James Lovelock, un des fondateurs de l'écologie. Gaïa, la terre serait un être vivant, la matière elle-même se régule par son système d'homéostasie.
On n'est pas si éloigné de l'animisme inuit et du chamanisme pour qui il y a des formes vivantes de la roche, des "esprits" qui parlent aux chamans ou provoquent ses transes. La pierre serait une réserve d'énergie. Il est conduit dans ce cheminement par ses aides inuits qui lui montrent telle pierre à ne surtout pas déplacer ou qui lui en apportent certaines marquées de signes ésotériques. Jean Malaurie y voit ainsi tout un ordre de la nature.
Surnommé par les Inuits "l'homme qui parlait avec les pierres" du fait de son travail de mesures, il tira la conclusion qu'il fallait aller plus loin que le savoir de son milieu d'origine et s'ouvrir à la pensée et à la mythologie des Inuits, passant ainsi de "la pierre à l'homme". " Pierre et homme, écrit-il, ont été dans leur dialogue constant mes maîtres d'une ouverture à cette poétique de sensations que je pourrais appeler l'animisme".
Les Inuits :
Une hyper sensorialité est en particulier la marque des sociétés de chasseurs cueilleurs dont les Inuits.
Jean Malaurie est souvent obsédé par le temps. Aussi céder à l'appel du Nord, c'est déjà remonter le temps en marchant sur les traces des chasseurs paléolithiques qui avaient franchi le détroit de Béring il y a dix mille ans.
Leurs itinéraires se sont mémorisés au fil du temps sous forme de cartes mentales qui les guident, ce qui nécessite des sens aiguisés, saisir la direction des vents, le déplacement des animaux, connaître les courants marins, observer le ciel. De même ont-ils la "prescience" des changements de temps sur une période de plusieurs mois. Tout parle à l'Inuit, aussi bien la pierre que la glace, l'herbe que le vent. Sont nécessaires aussi bien le son que la vue, l'environnement inuit étant un monde de vibrations avec lequel ils vivent étroitement (Jean Malaurie parle de connaturalité). La mythologie inuite voit en effet le monde issu d'un chaos toujours menaçant, mais qui s'ordonne progressivement selon des règles. C'est pourquoi il doit vivre étroitement en communion avec la nature qui lui fournit par exemple ses règles sociales et ses tabous que lui transmette le chaman. S'explique ainsi la philosophie inuite (« c'est ainsi") et leur paix intérieure que ne manque pas d'envier notre auteur.
Le savoir qui dénote la relation des chasseurs cueilleurs est en fait un mélange complexe entre le monde visible et le monde des Invisibles (un bruit insolite peut être l'appel d'un mort). Certains faits sont du domaine des choses, certains autres du domaine des esprits. Il n'y a pas de frontière imperméable entre le naturel et le surnaturel. Passer de l'un à l'autre est justement le propre des pouvoirs du chaman.
"De la Pierre à l'Âme » : animisme et chamanisme
On aura remarqué le changement de titre par rapport au précédent. Pourquoi l'âme ? Le mot est particulièrement ambigu du fait de la tradition occidentale. L'âme serait en effet une réalité substantielle, immortelle ce qui de fait arracherait l'homme aux lois de la nature et l'en rendrait maître et possesseur. Au contraire chez Jean Malaurie le mot qui court le long des pages signifie le fondement de la pensée animiste.
Celle-ci fut pourtant décriée tout au long du 19ème siècle dans une vision évolutionniste qui n'en voyait que le stade primitif de la religiosité ou encore des stades infantiles de la personnalité comme chez Freud ou Piaget.
L'animisme est en fait non une religion mais un système de pensée tout autre. C'est d'abord l'idée d'un cosmos, d'une totalité où rien n'est séparé, en particulier l'humanité et l'animalité. Le mythe y voit une origine indifférenciée et l'animal reste le cousin de l'homme.
Jean Malaurie consacre ainsi de nombreuses pages aux rapports avec ses chiens et y voit une interpsychologie possible. De même s'ils tuent des ours, les Inuits rendent hommage à leur dépouille.
Dans l'animisme, il n'y a donc pas de dualisme, de pensée de la transcendance, pas de créateur. Le cosmos est simplement divisé en étages superposés, visibles ou invisibles, où l'invisible n'est pas une surnature, mais simplement un autre mode d'existence. Le sacré est donc partout et le paysage est un monde de signes à déchiffrer si l'on veut vivre en harmonie avec le cosmos. Une même énergie (Uumaa) irrigue le cosmos à la manière de la circulation du sang et en assure la cohésion. C'est cette énergie que capte le chaman. Le chamanisme est en effet le corrélat de l'animisme. Le chaman est un passeur de sens, un passeur de mondes, un être lui même intermédiaire ( souvent transsexuel) qui retrouve par son voyage l'unité de ce qui s'était séparé à l'origine. Il renoue ainsi l'antique alliance avec le monde animal et végétal, mais pour ce faire il doit sortir de soi par la transe, utilisant le pouvoir vibratoire de certaines pierres.
On peut noter ici encore que Jean Malaurie pressent une écologie profonde qui va beaucoup plus loin que la simple défense de l'environnement. Un des buts des mémoires est pour lui de retisser les multiples liens de la matière à la vie, des hommes à l'ensemble des vivants. Il donne ainsi voix à la pluralité des êtres comme le fait par ailleurs la collection Terre Humaine. Aussi dans les dernières pages remercie-t-il ses compagnons inuits qui lui ont permis cette quête spirituelle.
Un dernier problème se pose pourtant. Notre auteur a-t-il atteint au contact de l'animisme cette paix, cet état zen, ce vide intérieur qu'il recherchait ? Il le semblerait dans une des dernières pages lorsqu'il est envahi par "un sentimentocéanique" (Bachelard) qui le met en communion avec l'environnement. Mais très vite le langage du chercheur reprend le dessus, analyse, classe, catégorise.
Alors la main saisit une craie et un vélin, trace des rapports, des lignes de force. Surgissent le noir, le blanc, le gris sous le doigt compulsif. Des spirales, des ellipses se développent dans le sens du soleil, tout un alphabet ésotérique. "Il y a une aptitude libératrice des doigts qui est l'expression par le toucher d'une force psychique".
Un animiste ne s'exprime pas sur l'essentiel. Sa vie intime est secrète. Aussi Jean Malaurie va-t-il nous délivrer cette phrase énigmatique " l'homme intérieur n'a pas de langage, il est muet". Mais peut-être, au-delà du langage puisqu'il dit avoir écrit son dernier livre, s'exprimera-t-il désormais par l'art du pastel.
L'œuvre de Blumenberg va rencontrer alors et dialoguer avec un autre philosophe allemand Ernst Cassirer , dont la Philosophie Des Formes Symboliques, s'intéresse aux phénomènes d'expression qui ne sont pas encore scientifiques.. En effet, avec Cassirer, la théorie s'est élargie au mythe et aux formes symboliques; Nous ne nous contentons pas de recevoir des impressions par nos sens, l'esprit génère des signes, des symboles: « un monde de signes et d'images qui se sont créés d'eux-mêmes s'avance au devant de ce que nous appelons la réalité objective des choses et s'affirme contre elle dans sa plénitude autonome et sa force originelle ». L'homme n'est pas en contact direct avec le monde : le symbole lui sert d'interface dans ce rapport à ce dernier, médiation nécessaire, la seule possible, entre l'homme et le monde.
La conscience est un flux incessant qui se déroule dans le temps, mais doit produire en même temps de la stabilité, grâce aux formes symboliques. Ainsi le langage n'est pas un simple instrument au service de la pensée mais ce par quoi une production du sens est possible. L'esprit humain articule dans toute langue un aspect matériel (le son) et un aspect abstrait (le sens) ; cette activité d'articulation s'opère dans chaque langue de manière unique. Dans le langage, le mythe, l'art, c'est ce travail qui est à l'œuvre : on part de l'intuition sensible mais en lui donnant forme. Chronologiquement, il faut bien partir des données sensibles pour constituer une expérience, mais il faut qu'une première mise en ordre du monde ait, au préalable, réussi à distinguer non seulement des objets mais des principes d'explication des relations ente les objets. Le point de départ de la connaissance n'est pas seulement perceptuel, il est aussi mythique.il deviendra par la suite religieux, logique, scientifique ou philosophique.
Pour Cassirer, le mythe permet une première structuration du monde
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Si les formes symboliques de ressemblent aux métaphores de Blumenberg, celui-ci a le souci de se démarquer de Cassirer ,en particulier sur le problème du mythe. Le philosophe allemand, selon Blumenberg, ne rompait pas en fait avec le tradition philosophique, issue des grecs : la subordination au mieux du mythos au logos (quand ce n'était pas la dénonciation de son caractère fallacieux et mensonger), dans une perspective allégorique. Le mythe restait une pensée « primitive », un tenant-lieu provisoire de la raison, de la théorie scientifique et des concepts .Blumenberg s'élève fortement contre cette tradition. Les fonctions du mythos et du logos, de l'image et du concept, sont pour lui équivalentes ; les deux engendrent de la distance envers une réalité à laquelle le sujet est livré, qu'il doit maîtriser.
« La théorie des formes symboliques permettait seulement de corréler les moyens d'expression du mythe à ceux de la science, mais encore dans un rapport historiquement irréversible et avec la prééminence irrémissible de la science - terminus ad quem…
cette philosophie conçoit le mythique comme la forme par excellence de ces opérations qui sont encore possibles et nécessaires par surcroît pour supporter un monde et vivre dans un monde qui n'a encore aucune théorie»,
Un tel pré-savoir de la fin supposée exclut de thématiser le mythe comme forme d'élaboration de la réalité, authentiquement juste..
« il devrait être clair que l'antithèse du mythe et de la raison est une invention tardive et funeste, dans la mesure où elle renonce à voir la fonction du mythe -celle de dépasser toute l'étrangeté archaïque du monde - comme une chose rationnelle, quelque indigents que puissent paraître ses moyens ».
L'analyse qu'entreprend Blumenberg va s'inspirer des thématiques freudiennes qu'il déplace vers le mythe : il existe un « travail du mythe », comme il existe pour Freud « un travail du rêve ».
Pour le fondateur de la psychanalyse, le rêve condense, déplace des significations parfois insupportables ou perturbatrices pour la vie psychique du sujet ; de même, le travail de deuil «élabore» la douleur, lui ôte peu à peu son caractère écrasant. Le travail du mythe, selon Blumenberg, met de la même façon, à distance l'angoisse devant le chaos, grâce à des images familières, personnifiées, de façon à la diluer dans des récits; mais ce travail connaît un «processus secondaire» qui fait oublier qu'il a servi, à l'origine, à transformer « l'angoisse ». Le mythe transformera par exemple l'angoisse (du rien) en peur, en une « peur » des dieux, moins intense, parce que moins diffuse; on peut s'adresser aux dieux, non au vide. D'un fond de terreur, le mythe tire des formes divines et des récits captivants.
L'exemple que donne Blumenberg est celui de la naissance D'Aphrodite/Venus qui nait de l'écume de la mer. (On a évidemment en mémoire le tableau de Botticelli). or cette belle image efface l'origine du mythe qui lui a donné naissance,la séparation nécessaire du ciel Ouranos et de la terre Gaia ( soit donner sens à une indistinction première ,échapper au chaos, mettre de l'ordre).Cronos (le temps) accomplira cette tâche en émasculant son père Ouranos pour l'être finalement lui aussi par Zeus, celui qui va être à l'origine des lois du monde en triomphant des forces obscures. L'esthétisation est oubli de l'origine : Aphrodite est née en fait de la semence d'Ouranos dont l'organe sexuel a été jeté à la mer. « Aphrodite naît de l'écume de la terrifiante émasculation d'Uranus - c'est là comme une métaphore de l'opération du mythe», note Blumenberg : d'un fond de violence archaïque extrême naît une forme belle, rassurante.
«Cependant, son travail [celui du mythe], alors, n'est pas à son terme : dans la Vénus Anadyomène de Botticelli, celle-ci s'élève hors de l'écume de la mer, et seulement pour les connaisseurs du mythe à partir du secret de la terrible blessure d'Uranus. [...] L'arrière-plan de terreur a été oublié, l'esthétisation accomplie ».
Le travail du mythe repose pour Blumenberg sur le processus de « signifiance » (d'autres traductions emploient significativité).Principe culturel selon lequel les choses vitales reposent sur d'autres significations et valeurs que le monde des sciences exactes.
Ainsi, dans une approche objective, l'espace et le temps restent indifférents à ce qui se produit. La raison se heurte ici à l'anonymat et à l'indifférence de la réalité par rapport aux souhaits humains. Il en est de même pour le principe de causalité ou le caractère nécessaire des lois. Le mythe au contraire réintroduit une structure de désir dans la réalité en brisant l'homogénéité et l'indifférence du temps et de l'espace : il permet de distinguer des lieux et de leur accoler une histoire, de distinguer des temps en leur associant des événements qui ont une portée humaine, une signification. Ainsi la figure cyclique et rassurante de l'Odyssée « le schéma cyclique a été une figure de la confiance dans le monde». Sens du «retour» d'Ulysse : cercle qui se ferme, durée qui fait sens, espace qui n'a pas été parcouru sans fin, en vain.
Là où le concept est la marque de la clarté et de la distinction, la théorie , celle de la cohérence logique , les mythes restent pourtant le domaine de l'ambiguïté, de l'incertitude quant au sens, de la multiplicité des interprétations. Ce reproche habituel fait justement la valeur des mythes aux yeux de H.Blumenberg.le mythe pour cette raison est sans cesse repris et réélaboré : il donne à penser comme Ricœur le disait du symbole.la « significativité implique précisément la plurivocité, qui ne tient pas seulement au potentiel apparemment inépuisable d'élaboration du mythe, mais aussi à la pluralité des théories sur son origine et sa fonction véritable »
Contrairement à la science qui fournit des réponses mais chaque fois dans un domaine délimité de spécialisation, les grands impératifs anthropologiques posent des questions toujours ouvertes, peut être nécessairement sans réponses, mais qu'on ne peut justement ne pas poser. Elles concernent le tragique humain(l'origine, la limite essentielle de l'action individuelle ,le sens de la culture , la mort etc... Le caractère structurel du mythe est selon Blumenberg de, justement reposer ces questions à l'infini. On se dispute et on reprend sans cesse par exemple les mythes d'Œdipe ou de Prométhée. « L'histoire de Prométhée ne répond à aucune question sur l'homme, mais elle paraît renfermer toutes les questions qu'on pourrait poser à son propos »
Le paradoxe du mythe n'est pourtant pas de nous fournir des réponses ,ni de poser clairement des questions mais selon l'auteur de rendre au contraire « inquestionnables », certaines interrogations, non en les occultant ou en les supprimant mais en inventant « avant que la question ne devienne urgente et pour qu'elle ne le devienne pas »,ce qu'il oppose aux dogmesthéologiques qui élaborent des réponses et aboutissent à un credo.
«
Le mythe consisterait en quelque sorte à tenir un discours profus et narratif pour empêcher le questionnement de prendre la forme d'alternatives théoriques qu'on devrait trancher une fois pour toutes par « oui » ou par « non ». Si, comme le disait Althusser, il y a «un nécessaire dogmatisme de la thèse », le mythe évite de susciter des questions dont la réponse peut consister en une thèse. Sa manière de se dérober, c'est de « faire des complications», …Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué?, dit une plaisanterie qui, comme tout mot d'esprit, a son fond de vérité : la complication narrative, les tours et détours du mythe sont un principe de plaisir, comme le voyage d'Ulysse qui l'entraîne hors de la quotidienneté. «Si l'on cherche un instrument descriptif universel pour les façons de procéder du mythe, on pourra tenter au moins une approche avec l'idée d'Umstândlichheit: la ruse, le déguisement, la transformation, l'erreur, forment la trame favorite des mythes, qui mettent en scène des complications, des égards oubliés, des transgressions punies, des désirs dont l'assouvissement passe par des tours et détours. C'est par là que le mythe communique avec le rite comme avec l'ensemble des procédés visant à agir « par procuration » et substitutions : « le rapport humain à la réalité est indirect, embarrassé), retardé, sélectif et avant tout "métaphorique"». Les complications du mythe reflètent les opérations substitutives auxquelles l'humanité a recours pour jouer avec une réalité qu'il s'agit ainsi de fractionner, d'acclimater, de rendre familière . Jean Claude Monod. Hans Blumenberg .Belin.Le Mythe Au Travail.(c'est moi qui souligne)
Se dessinent ici les rapports du mythe et du rite :le rite lui aussi déplace et représente et comme tel constitue une des techniques de communication et de maitrise du réel. On aurait ainsi remplacé les sacrifices humains par des sacrifices animaux comme le montrerait l'histoire d'Abraham. « L'animal symbolicum domine la réalité qui serait véritablement mortelle pour lui, en la représentant et en la déplaçant. [... ] l'homme peut non seulement représenter une chose à la place d'une autre, mais il peut aussi faire une chose à la place d'une autre. [...] »
Les complications, les détours du mythe (à l'instar de l'archétype du labyrinthe) ne sont pas vains. Comme le montrera Proust dans la Recherche, le temps perdu n'en est pas un mais laisse au contraire le champ ouvert pour diverses experiences. Les détours du mythe rendent familières des régions étranges et étrangères de l'existence. . Le mythe arrache ainsi des formes sensées à ce qui se donne d'abord comme sans raison et sans rapport à nous, il donne aux choses un visage. « Irruption du nom dans le chaos de l'innommé» Le mythe permet ainsi de fractionner ce que Blumenberg nommera « l'absolutisme du réel » désignant par là son opacité première, son indifférence aux vœux humains, sa «surpuissance» sans partage, mais aussi littéralement, son absence de « lien »avec nous ; le fait que rien« n'oblige » la réalité à répondre à nos souhaits ou nos demandes. Le mythe « peuple » la réalité de forces à propos desquelles on peut raconter des histoires. Face à l'opacité d'un monde éprouvé « en bloc » le polythéisme opère des divisions, ce qui est justement le propre de l'opération mythique
«
Nommer ce qui, sinon, resterait anonyme et hors de toute prise, pur chaos. Nommer, c'est déjà avoir prise, suggérer qu'une force naturelle est personnifiée - et peut dès lors être invoquée, priée, influencée par le rituel; cette réalité est alors moins terrifiante et opaque qu'elle n'en avait d'abord l'air : e Par son opération, tout est plein de dieux, tout est plein de pensée, tout est plein de noms et de forme humaines ;là où il y a « des » dieux, la réalité, la Nature cessent de n'opposer qu'une indifférence aux souhaits humains,: l on peut jouer un dieu contre un autre, on peut espérer un retournement du malheur, on peut « diviser » le pouvoir en invoquant un recours, une force de secours...
«Toute confiance envers le monde commence avec les noms à propos desquels on peut raconter des histoires [...] Des histoires sont racontées, pour faire passer quelque chose. Dans les cas les plus bénins mais non les moins importants : le temps. Sinon, et plus gravement : la peur. » . Jean Claude Monod. Hans Blumenberg .op.cité.
Un autre aspect de l'analyse de Blumenberg est de situer le caractère ludique du mythe, son gout pour les histoires, son jeu incessant des métamorphoses à l'opposé du sérieux des religions et de leur dogmes. Le principe de métamorphose par lequel Zeus se change en cygne ou en taureau pour conquérir les femmes convoitées s'oppose à l'unicité de l'incarnation chrétienne par exemple. Le christianisme a d'ailleurs intégré le principe de la métamorphose, tout en le limitant comme symbole du mal dans la figure de Satan : « Le Satan de la tradition chrétienne est, comme Protée, une hypertrophie du répertoire mythique [...]. Le Diable a sa nature dans l'absence de nature, comme auto-disponibilité à la métamorphose et à l'exhibition des attributs animaux.Il a été trop peu observé qu'il est, dans toute sa constitution, la contre-figure au réalisme substantiel du dogme. Dans la forme de Satan, le mythe est devenu la subversion du monde de la foi dogmatiquement disciplinée. »
Blumenberg souligne donc la spécificité du mythe en opposant sa plasticité aux exigences théologiques. Il le situe aux antipodes d'une vérité dogmatique qui sacralise les sources ,les fige en « canons » et qui désigne des interprètes «autorisés», en éxigeant décisions et renoncements,y compris des renoncements pulsionnels. Le mythe reste du côté de la variation orale et du jeu, par une continuité paradoxale où l'histoire connait des substitutions,des variations dans sa remémorations et sa réception. Ce jeu des mythes, ce bricolage perpétuel au sens de Lévi-Strauss excluent tout retour à l'archaïsme et à la primitivité, toute nostalgie de l'origine.
S'il y a du fondamental dans le mythe, il se situe plutôt dans le résultat que dans l'origine, comme ce qui peut satisfaire les attentes.
«En tant qu'objet des sciences de l'esprit, les œuvres-sources n'ont aucune prééminence par rapport aux résultats de leur influence, parce que et dans la mesure où il n'y a plus de dignité particulière de leur origine 1...1 La production et la réception sont équivalentes 1...1 Quelque chose comme une "reconquête du sens perdu" n'existe pas; on tomberait là l...] seulement dans un mythe de la mythologie. L'originel reste une hypothèse, dont la seule base de vérification est la réception. »
D'autre part, si l'origine n'a pas de privilège, il est également douteux que le mythe connaisse une fin. Le projet d'une pensée entièrement conceptuelle ou formalisée, débarrassée de toute métaphore et de tout mythe était lui-même, aux yeux de Blumenberg, un mythe. Il existe ainsi de nombreuses versions du « mythe de la fin des mythes», d'une raison qui serait parvenue à surmonter tout élément figuré, narratif, mythique. L'idée que la science ou la raison pourraient éradiquer le mythe s'est avérée chaque fois illusoire, la science elle-même tendant alors à occuper la place vacante et à créer des mythes de substitution. Selon les critères de scientificité modernes, l'objectivation scientifique porte sur un domaine de l'être particulier, délimité. Le «sens du devenir» historique, par exemple, ne peut faire l'objet d'une science « totale » sans recourir au mythe. Raconter une histoire (une philosophie de l'histoire par exemple) embrassant le genre humain ne serait rien d'autre qu'une mythologie (et une idéologie si elle se prenait au sérieux) ; elle ne témoignerait que d'une recherche du sens là où la pensée scientifique nous laisse face à du non-significatif .H.Blumenberg marque ainsi sa méfiance envers tout récit total de l'histoire .Celui-ci consisterait en fait à rassembler toutes les mutations et ruptures comme autant de variantes d'un Unique Substantiel, pour lequel le nom de Dieu n'est plus disponible dans notre modernité.. Il faut alors poser à la place des anciens noms un nouveau titre: le Monde, l'Histoire, l'Inconscient, l'Etre » pourquoi pas le Marché (c'est moi qui l'ajoute). À partir de ces noms, un récit total redeviendrait possible, sous la forme d'un thème et de variations. «De tels projets sont totaux précisément en tant qu'ils font passer l'envie de questionner plus avant, et d'inventer autre chose.»
La philosophie de Blumenberg se présente au contraire comme une entreprise de réouverture permanente des problèmes et marque son admiration pour l'inventivité dont témoignent les mythes tout en insistant fortement sur la précarité des progrès et de la fragilité des réalisations humaines.
Elle marque une défiance constante vis-à-vis des « mythes forgés », des tentatives pour retrouver l'atmosphère « enchantée » qui est supposée avoir présidé à leur naissance. Elle rejette avec force ,comme pseudos-mythes ce qui constitue les mythes nazis et leurs avatars, lesquels sous un habillage de retour à l'origine(raciale),sont en fait des exercices modernes de la domination. S'appuyant sur son refus des thèses de la « sécularisation de la modernité », (que je n'ai pas développées ici), Blumenberg montre que celle-ci ,n'est pas le prolongement laïc des racines judéo-chrétiennes mais bien une rupture radicale et conscience avec elles, par l'accent mis sur la créativité et la liberté humaine. Blumenberg reste rationaliste au sens où il garde la différence entre logos et mythos (sans subordination ni hiérarchie) et insiste sur la spécificité de la philosophie comme de la science (dont il ne nie en aucune façon les résultats).Le mythe contourne les questionnements ;s'il part de questions essentielles, il les transforme bien vite en histoires ludiques. La raison philosophique au contraire « a introduit dans le monde, contre le mythe, le questionnement sans fin ».
Le rationalisme de Blumenberg reste un rationalisme dégrisé, tragique, au sens originel du mot, d'une ambiguïté indécidable.. L'homme est à la fois indigent et prodigue, il dépasse sans cesse ses besoins strictement nécessaires par ses créations, métaphores et concepts, sciences et mythes mais les résultats, la culture, demeurent précaires et le « chaos » menaçant. Il n'y a pas plus de paradis prémoderne perdu que de triomphe définitif de la raison.
« Il n'y a pas de triomphes définitifs de la conscience sur ses abîmes : la culture [Bildung], la rationalité, les' Lumières signifient moins ce qui a été accompli une fois de manière radicale et peut être accompli une fois pour toutes, que, bien plutôt, l'effort que l'on peut constamment redéployer afin de dépotentialiser, découvrir, dénouer, retransformer enjeu. »
Quelques textes
« II y a plus d'un monde - voilà une formule qui, dès Fontenelle, a stimulé les Lumières. Avant même le recours à des modèles cosmogoniques, elle est apparue comme la manière la plus puissante de contredire la métaphysique théologique, qui, contrainte de déduire l'unité du monde de la notion de Création, pouvait alors se réclamer de Platon et d'Aristote, parce qu'ils avaient vu et combattu dans la démultiplication du cosmos, chez Démocrite, une destruction de la raison universelle..
Nous vivons dans plus d'un monde est la devise de découvertes qui ont produit le choc philosophique de ce siècle. On peut la lire comme une métaphore absolue des difficultés que nous rencontrons de plus en plus pour rattacher à la réalité quotidienne de notre expérience et de nos capacités de compréhension ce qui se « réalise » dans les régions devenues autonomes de la science, des arts, de la technique, de l'économie, de la politique, du système éducatif et des institutions confessionnelles, et qui est « offert » à un sujet à la fois pris dans un monde vécu et limité par la durée d'une vie pour lui permettre de saisir, tout simplement, dans quelle mesure il « en fait partie », d'emblée et absolument». Hans Blumenberg La Lisibilité Du Monde
« L'homme conduit sa vie et établit ses institutions sur la terre ferme. Pourtant quand il cherche à saisir le mouvement de son existence dans sa totalité il a recours de préférence aux métaphores du voyage en mer et de ses risques. Le répertoire de ces métaphores nautiques de l'existence est riche et varié. On y trouve les côtes et les îles, les ports et la haute mer, les récifs et les tempêtes, les abîmes et le calme plat, les voilures et la barre, les timoniers et les mouillages, la boussole et la navigation astronomique, les phares et les pilotes. La représentation des dangers encourus en haute mer ne sert souvent qu'à visualiser le confort et le calme, la sécurité et la sérénité du port où la traversée doit s'achever. C'est seulement là où il est exclu d'arriver au but, comme chez les sceptiques et les épicuriens, que le calme plat au milieu de la haute mer elle-même peut représenter la contemplation du pur bonheur ».
« Parmi toutes les réalités élémentaires auxquelles l'homme est confronté, c'est celle de la mer, du moinsjusqu'à la conquête tardive du ciel, qui est pour lui la moins rassurante. Elle relève de puissances et de dieux qui, avec une opiniâtreté extrême, se soustraient à la sphère des forces déterminables. C'est de la limite du monde habitable, de l'océan, que sont issus les monstres mythiques qui sont les plus éloignés des figures familières de la nature et qui semblent étrangers au monde comme cosmos. Le fait que le phénomène naturel qui depuis toujours a le plus effrayé les hommes, le tremblement de terre, soit de la compétence mythique du dieu de la mer, Poséidon, relève également de cet univers inquiétant. Dans l'explication semi-mythique de Thaïes de Milet, le premier des philosophes ioniens de la nature, il est comparé aux secousses qui agitent le bateau sur la mer - et ce, pas seulement au sens métaphorique, car pour lui toute terre ferme flotte sur l'océan universel2. Par là, le protophilosophe établit la passerelle la plus ancienne qui permet comprendre ce paradoxe singulier d'où j'étais parti, à savoir que l'homme, bien qu'étant un être vivant sur la terre ferme, se représente la totalité de sa situation au monde de préférence par les images du voyage en mer. Deux présupposés déterminent avant tout la charge de signification de la métaphore du voyage en mer et du naufrage : d'une part, la mer comme limite naturelle de l'espace des entreprises humaines, et, d'autre part, la démonisation de cette même mer en tant que sphère de l'imprévisible, de ce qui n'est pas soumis à une loi, de ce qui trouble l'orientation. La mer, jusque dans l'iconographie chrétienne, est le lieu où se manifeste le mal, dans sa version gnostique aussi, en ce sens qu'elle représente la matière brute qui avale et ramène tout en elle-même. Parmi les promesses de l'Apocalypse de saint Jean, il en est une qui assure que l'état messianique ne connaît plus la mer (he thalassa ouk esti eti). L'odyssée dans sa pure forme, c'est l'expression de l'arbitraire des puissances, le déni du retour, comme c'est le cas pour Ulysse, l'errance absurde, et finalement le naufrage, dans lesquels la fiabilité du cosmos est remise en question et sa contre-valeur gnostique anticipée. »…
La mer a toujours été suspecte aux yeux de la critique de la culture. Qu'est-ce qui a pu pousser l'homme à quitter la terre ferme pour la mer, si ce n'est la lassitude de n'être que chichement nourri par la nature et la monotonie du travail agricole, si ce n'est l'avidité du gain vite réalisé et la perspective de gagner plus que ce qui est raisonnablement nécessaire, pour lesquelles les philosophes ont facilement une formule sur les lèvres, le désir de l'opulence et du luxe ? Le fait qu'ici, à la limite de la terre ferme et de la mer, ait eu lieu non la chute dans le péché, mais le faux pas qui amène à bafouer la norme et à dépasser la mesure, possède la qualité expressive qui fonde durablement les topoi. Hans Blumenberg. Naufrage Avec Spectateur. L'arche.
« Or ce n'est pas seulement avec les efforts actuels en matière d'interdisciplinarité que la mythologie est devenue le « point de rencontre d'un grand nombre de disciplines spécialisées ». Mais les ethnologues et les archéologues, les philologues classiques et les indogermanistes, ainsi que les philosophes et les sociologues, ont principalement considéré les mythologies comme des phénomènes localisables dans l'histoire ou dans la préhistoire, et même les cultures primitives qui nous sont contemporaines ont été exploitées en vue d'une possible illustration de ce qui, pour nous, relève du passé. C'est tout d'abord la psychanalyse sous ses différentes formes qui a ouvert une nouvelle perspective sur le rapport entre le primordial et le contemporain.
Mais ici aussi, à la faveur d'une mise en parallèle du « monde primitif » historique et du « monde souterrain » psychique, le mythe demeure une formation archaïque, qu'il faut considérer dans son caractère souterrain comme une période aussi bien fermée que close du procès de la conscience humaine.
C'est justement la fascination pour le système de communication entre le « monde primitif » phylogénétique et le « monde souterrain » ontogénétique qui a empêché la thématisation des phénomènes diachroniques de réception, de citation et de transformation de ce potentiel mythologique, lesquels forment un complexe très singulier de structures historiques. On peut naturellement se représenter l'image presque mécanique d'une espèce d'« histoire de l'efficience] de la mythologie, où les restes d'une strate jadis homogène en tant que « forme de pensée » sont emportés dans le flux de l'histoire à titre d'insertions erratiques et reçoivent à l'occasion les honneurs d'une culture muséale. Une telle représentation n'explique rien, elle n'explique surtout pas comment, loin de leur origine et de leur fonction authentique, des contenus mythologiques peuvent être encore et toujours repris et interprétés, variés et accentués différemment, pour servir de figures directrices en vue de déterminer de manière élémentaire notre conception de nous-mêmes et du monde. »
« Que signifie la profusion des « échos en provenance de l'ancienne mythologie » ? Le recours aux mythologèmes, l'allusion et le renvoi, l'allégorèse et la « rectification », l'apport de compléments et la variation ont-ils seulement une signification approximativement comparable dans des contextes historiques différents ? Peut-il y avoir et y a-t-il quelque chose de tel qu'une « nouvelle mythologie », qu'une mythisation formelle, et si oui : y a-t-il là autre chose qu'un phénomène esthétique ? Faut-il décrire la réalité tardive de la mythologie en général et dans l'ensemble comme une forme d'« esthétisation » ?
Dans ce contexte, la question de l'« essence du mythe » ne doit nous retenir que de manière provisoire ; peut-être est-il indifférent, pour ce qui concerne les configurations dans lesquelles les éléments mythologiques ont été appelés à figurer, de savoir si ce sont des expériences de la nature ou de l'histoire, de l'ordre du rêve individuel ou des rituels collectifs, si ce sont des phénomènes astraux ou météoriques qui sont passés dans la mythologie. En revanche, aux fins de notre enquête, il est indispensable de se donner des déterminations plutôt formelles de ce qui, en fin de compte, est demeuré du mythe, et qui permettront de reconnaître une « nouvelle mythologie », telle par exemple cette « mythologie de l'histoire » dont parle Nietzsche dans les travaux préparatoires à sa considération de l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie '. Ou bien toute réception du mythe — de même que la prétention de la philosophie d'avoir mis définitivement un terme au mythos dans le logos — est-elle simplement un subterfuge pour recouvrir, en procédant de manière sélective, quelque chose qui serait demeuré inchangé quant à sa réalité : « survivance du mythe au milieu d'une humanité qui n'est qu'en apparence démythologisée2 » ? Une telle supposition correspondrait à la tentative de Sigmund Freud, déjà effectuée en 1912 dans Totem et tabou, de transférer le phénomène individuel de la latence des vécus traumatiques précoces ainsi que les contraintes de répétition qui les accompagnent à l'histoire du genre humain afin de mettre en évidence l'une de ses grandes lois élémentaires. Les réflexions suivantes ne prétendent pas offrir une réponse aux grandes questions, ni confirmer ou contester les grandes thèses classiques, mais elles voudraient être lues en relation avec elles. Elles s'interrogent sur la fonction des processus de réception du mythe en tant qu'indicateurs de conceptions historiques de la réalité… »
« Pour l'essentiel, on se représente l'origine et l'originalité du mythe sous deux catégories métaphoriques antithétiques. Pour ramener cela à la formule la plus brève possible : comme terreur et comme poésie — et cela signifie : soit comme l'expression d'une pure passivité induite par un ensorcellement démoniaque, soit comme les excès Imaginatifs de l'appropriation anthropomorphique du monde... Ces catégories sont assez puissantes pour qu'on puisse leur assigner à peu près tout ce qu'on a proposé en matière d'interprétation du mythe… ».Hans Blumenberg .La Raison Du Mythe. Gallimard.
J'interromps un moment mes notes sur le labyrinthe, non pour les oublier mais pour ouvrir une parenthèse sur l'œuvre d'un philosophe allemand, Hans Blumenberg, présentation qui est loin d'être complète puisqu'elle ne retient que certains aspects, ceux de sa problématique des métaphores et des mythes. Cet aspect important de l'œuvre fournit cependant, à mon sens, les outils intellectuels qui permettent de comprendre la nature d'un « archétype » tel le Labyrinthe et pourquoi, il nous fascine.
Le texte suivant est extrait d'une des œuvres majeures de Hans Blumenberg, LA LISIBILITE DU MONDE.il y développe la grande métaphore du Monde comme Livre à déchiffrer et la rattache à « Notre Pulsion De Savoir »
« Que voulions-nous savoir ? » Telle pourrait être la question qui, au cours des deux siècles écoulés depuis la Critique de la raison pure, s'est substituée à la question fondamentale de Kant: «Que pouvons-nous savoir ? »
Socrate savait que nous ne savons rien, mais il fallut renoncer à cette sagesse-là lorsque le savoir commença à gagner du terrain et qu'il ne fut pas possible de méconnaître plus longtemps les succès de la connaissance. Savoir ce que nous ne pouvons savoir devint l'affaire de la raison critique. Depuis, le soupçon est né, et on ne s'en défera pas aisément, que peut-être nous en savons déjà trop, ou du moins que nous ne sommes pas arrivés à savoir cela même que nous voulions savoir lorsqu'il y avait encore quelque chose à vouloir : lorsque la curiosité était encore le ressort immédiat de la connaissance
.
Que les résultats, au cours de l'histoire, n'aient jamais été à la hauteur des espérances, cela ne doit pas nous dissuader de demander: «Qu'est-ce donc que nous avions voulu savoir?» On peut supposer que les déceptions aussi méritent d'être étudiées, parce que leur lancinante indétermination occupe une place parmi les affects historiques fondamentaux, sur une échelle qui va de la résignation à la colère universelle. Qu'est-ce que le savoir paraissait offrir, quelle promesse apportait-il ? Comment le monde devait-il, comment aurait-il dû se présenter, pour que l'incertitude n'alimente plus le malaise de ne pas savoir où nous en sommes avec lui ?
Les questions que l'on pourrait continuer à aligner ainsi ressemblent à quelque chose que nous aurions presque oublié. Elles heurtent tous les critères de ce qu'il est possible de savoir et de ce qui vaut la peine d'être su; elles sont profondément enfouies dans tous les résultats de la science, comme ce dont il ne peut plus s'agir à ce stade de la recherche.
La « métaphorologie » est un procédé permettant deretrouver les traces de désirs et d'exigences qu'on n'a nullement besoin d'étiqueter comme «refoulés» pour les trouver intéressants….
Un livre intitulé La Lisibilité Du Monde ne peut traiter que d'épisodes. Ceux-ci signalent cependant une continuité du désir qui n'est pas celle de ses expressions, de son pathos et de sa rhétorique. Que quelque chose demeure épisodique, cela ne suffit pas à lui donner tort. Le nombre des années ou des siècles ne fait pas la densité de l'histoire.
L'obstination avec laquelle certaines choses reviennent et inventent leurs métamorphoses aiguillonne la pensée plus vivement que la constance avec laquelle d'autres simplement demeurent. Mais ce qui revient et tient son énergie désirante en réserve pour l'instant historique favorable se révèle aussi porteur d'un dangereux pouvoir d'illusion, en faisant apparaître comme un avenir accessible ce qui ne peut être qu'un correctif des différents présents.
C'est pourquoi le complexe métaphorique que dessine la «lisibilité du monde » constitue également un guide de sobriété. Le saut dans l'utopie peut s'étudier à tous les stades de l'inutilité : renoncer à dominer la nature pour mieux gagner sa confiance, connaître le vrai nom des choses plutôt que les formules exactes de leur fabrication, renouveler le souvenir hiéroglyphique au lieu de s'abandonner à l'oubli des pronostics, s'ouvrir à l'expression plutôt qu'au chimisme, connaître le sens et non les facteurs - autant de désirs qui ne deviennent pas absurdes parce qu'ils ne peuvent passer pour la promesse d'un accomplissement….Hans Blumenberg .La Lisibilité Du Monde.Cerf.(c'est moi qui souligne ici).
Le philosophe allemand Hans Blumenberg (1920/1996) né à Lubeck, jouit désormais d'une notoriété accrue et commence à être largement traduit dans notre pays .Personnage secret, refusant les entretiens et les photos, il s'exprimait par ses livres d'un abord difficile. Il fut aussi l'un des fondateurs d'un groupe important de recherche, Poetik und Hermeneutik Son œuvre expose la genèse de la condition humaine et de l'existence philosophique, raconte les péripéties de l'histoire des idées, réfléchit sur les devenirs du mythe et de la métaphore dans ses rapports au concept; tout ceci dans un parti-pris de rigueur et avec la volonté de fonder une anthropologie phénoménologique.
« Les arcanes de la réception française n'auront, au bout du compte, pu empêcher qu'une «rumeur Blumenberg» se fasse de plus en plus insistante. Après un dossier qui lui était consacré en 2000 par la revue Esprit, Les Archives de philosophie publièrent, en été 2004, à l'initiative de Jean-Claude Monod et de Guy Petitdemange, un numéro spécial sur les Mondes de Blumenberg.
Gallimard vient de faire traduire un article de 1971 sous le titre La Raison du mythe et, enfin, Vrin a donné les Paradigmes pour une métaphorologie. Et voici aujourd'hui, grâce aux Éditions du Cerf, La Lisibilité du monde, depuis trop longtemps attendu. Bref, les traductions commencent à se faire, même si la plupart des grands livres restent en chantier.Hans Blumenberg a fait tout ce qu'il a pu pour que l'on se contente de dire de lui, comme d'Aristote: «II est né, il a travaillé et il est mort. » II est né en 1920 à Lubeck, catholique en pays protestant, et d'origine juive. Il meurt le 28 mars 1996. Depuis, une fois par an environ, nous avons un ouvrage posthume de lui: c'était une attention délicate.
C'était un philosophe de l'«émigration intérieure», au sens où il s'est très vite retiré pour se consacrer à son œuvre, ne recevant quasiment plus personne. Il avait déclaré en 1945, après les années que lui avait fait perdre la guerre, pendant lesquelles il avait dû se cacher à Lùbeck, que désormais il dormirait une nuit de moins par semaine pour rattraper le temps que les nazis lui avaient pris. De plus en plus, il travaillera la nuit, pour dormir le jour».Denis Trierweiler Préface A La Lisibilité Du Monde.(c'est moi qui souligne)
Blumenberg fait son entrée sur la scène philosophique avec Paradigmes pour une métaphorologie, 1960. Il y défend la thèse selon laquelle les métaphores jouent un rôle essentiel dans notre rapport à la réalité. Certaines d'entre elles, les « métaphores absolues », forment d'ailleurs le substrat des concepts. Ce sont par exemple la lumière, (métaphore de la vérité) la lecture et le Livre, le naufrage, le Souci et surtout la Caverne qui est, pour lui, la métaphore emblématique de la philosophie.Il les explore systématiquement dans plusieurs de ses ouvrages dans l'intention de fonder une METAPHOROLOGIE (étude rationnelle des métaphores). La classification mythique, « les opérations élémentaires de donation des noms [des dieux] et de construction de système» doivent être ressaisies dans le cadre d'une anthropologie
« Qu'est-ce qu'il y avait quand il n'y avait pas encore quelque chose, quand il n'y avait rien? A cette question, les Grecs ont répondu par des récits et des mythes.
Au tout début, ce qui exista en premier, ce fut Béance ; les Grecs disent Chaos. Qu'est-ce que la Béance? C'est un vide, un vide obscur où rien ne peut être distingué. Espace de chute, de vertige et de confusion, sans terme, sans fond. On est happé par cette Béance comme par l'ouverture d'une gueule immense où tout serait englouti dans une même nuit indistincte. A l'origine donc, il n'y a que cette Béance, abîme aveugle, nocturne, illimité.
Ensuite apparut Terre. Les Grecs disent Gaïa. C'est au sein même de la Béance que surgit la Terre. La voici donc, née après Chaos et représentant, à certains égards, son contraire. La Terre n'est plus cet espace de chute obscur, illimité, indéfini. La Terre possède une forme distincte, séparée, précise. A la confusion, à la ténébreuse indistinction de Chaos s'opposent la netteté, la fermeté, la stabilité de Gaïa. Sur la Terre, toute chose se trouve dessinée, visible, solide ».J.P. Vernant L'univers Les Dieux Les Hommes. Seuil.
Selon Hans Blumenberg, nous sommes régis indéfiniment par « le principe de raison insuffisante » quant à nos œuvres ou nos pensées.
Une inquiétude profonde sourd de l'ensemble des écrits du philosophe allemand : l'impression de la précarité de toutes choses : contingence de la vie humaine, du monde, de la situation de l'homme dans le monde, de la raison elle-même et de l'échec possible de toute interprétation de ce qui est et vit. Il n'y a pas d'identité entre le penser et l'être-pensé. L'homme n'atteint pas l'objectivité, encore moins une réflexivité directement. Hans Blumenberg ne cherche pas seulement à dérouter notre approche de la pensée mais à approfondir son énigme, à questionner sur la provenance de la réflexion. Pourquoi y-a-t-il quelque chose comme la réflexion ? L'angoisse (concept emprunté à Heidegger mais dans un tout autre sens) de la précarité demeure, que ne compensent aucune authenticité, aucune réappropriation complète de soi. L'auteur s'inspire ici de tout l'apport freudien sur la culture et fait sien le parallèle que faisait Freud entre histoire de l'individu et histoire de l'espèce, marquées à leur commencement par ce qu'il désigne comme un état de détresse originelle - due, à la prématuration de l'être humain, « moins achevé que [les animaux] lorsqu'il est jeté dans le monde». Pour Blumenberg, une anthropologie doit prendre pour point de départ la faiblesse de cette constitution biologique de l'être humain, son défaut de réactivité, la nécessité où il se trouve d'être longuement « protégé » après sa naissance.
« La première déclaration d'une anthropologie devrait être alors : il n'est pas évident que l'homme puisse exister. [... ] Je ne vois pas d'autre voie scientifique pour une anthropologie que de détruire [...] le supposé "naturel" et de transférer l'artificialité dans le système de fonctions de l'opération humaine élémentaire : "vivre".»
Ainsi l'homme aurait pu ne pas être et il est possible qu'un jour prochain il ne soit plus. Dans cette « béance » (Blumenberg parle de chaos), se confirment l'indifférence du monde par rapport à chacun et le souci de s'y confronter. « L'homme, écrit encore Blumenberg dans La Description De L'homme, est cet être qui, tout comme il peut se rater, est capable de se ressentir comme raté. Le fait qu'il reconnaisse – pas seulement ses semblables – dans le miroir a été décrit comme son unicité (Lacan); mais tout autant lui semble-t-il possible de ne pas vouloir l'image de lui qu'il a perçue dans le miroir, parce que, ou bien elle ne correspond à l'image de soi intérieure, ou bien ne satisfait pas l'image idéale que l'on avait voulu réaliser».
Il s'agit donc chez Blumenberg d'une anthropologie faisant fond sur un individu inquiet, inquiété dès son origine par son existence même, sa place dans le monde, par sa visibilité, qui voit et est visible, qui se voit, qui se voit être vu par les autres et par sa propre conscience et qui n'est jamais sûr de qu'il est ou représente.
Cet être doit pour vivre constamment s'interpréter lui-même et interpréter le monde, se demander comment il peut être soi .Il a donc « souci » de son auto-conservation et cela le contraint à la réflexion, d'où « sa pulsion de savoir ». Il doit produire de la pensée, trouver les bons moyens pour agir .La réflexion est ainsi un fait anthropologique lié à l'autoconservation. Face à cette vulnérabilité de constitution, l'homme ne peut exister et survivre qu'à condition de ne pas s'engager directement dans la réalité. (La Méduse est la mort dans les yeux). Le réel est cet espèce de chaos qui nous entoure – l'espace infini, tout ce qui pour nous est dépassement radical de notre finitude, cet infini-là nous met en situation de défense
On ne peut que s'y référer de manière indirecte, différée, « métaphoriquement » en lui donnant différents sens que Blumenberg se propose justement de déchiffrer. L'idéal de la voie droite, celle du concept ne répond pas à ce qu'il appelle le « monde de la vie ». La métaphore désigne par contre et de façon générale, une façon de dire une chose en détournant un mot ou une expression de son sens habituel (de « parler d'une chose en parlant d'une autre »). « Tout langage est écart de langage » disait Beckett.
Pour le philosophe, face justement au vide anxiogène du monde, la rhétorique par ses figures ou « tropes » (métaphore, métonymie, synecdoque,) est la création d'un « espace de manœuvre » face au réel. (Pour exemple, la prière est une rhétorique comme moyen de persuader Dieu). L'homme séjourne dans la médiation afin de rendre sa vie sensée. Loin de trouver dans les métaphores une révélation d'une invisibilité constitutive, les métaphores, forment comme un écran devant le chaos qui risque de nous engloutir, et permettent à l'homme d'évoluer intellectuellement dans un univers de sens qu'il a lui-même créé. Sa capacité à forger des métaphores est un mécanisme décisif des divers « jeux de langage » qui permettent à la fois de décrire de façon parlante et imagée un élément précis dans son contexte « vivant », et d'introduire également de la nouveauté dans le langage. Blumenberg inscrit l'homme comme ANIMAL SYMBOLISANT: métaphore, mythe et science même seront vus comme autant de « techniques » de mise à distance de la réalité.
Ainsi le monde qui, par son caractère infini semblait inaccessible, peut être approché, ce qui, du même coup, amoindrit l'angoisse de notre incapacité à le poser comme une objectivité stable et manipulable. Aristote avait d'ailleurs énuméré les usages poétiques de la métaphore : illustration qui vise à donner d'une idée ou d'un sentiment une forme frappante et vivante, par exemple un effet de surprise ; plaisir intellectuel et fonction de connaissance qui « montrent » des rapports ,des analogies des ressemblances inattendues.
«La terreur qui a retrouvé la voie du langage est déjà supportée»). L'art, le mythe, la religion, l'ensemble des médiations symboliques ont, pour Blumenberg, répondu à une nécessité vitale, au même titre que la construction d'outils et que les premiers mouvements humains de recherche d'un « refuge » pour une vie quotidienne protégée, et notamment : de fuite vers les cavernes.
Le texte sur « l'approche anthropologique de la rhétorique» souligne cette volonté de placer la métaphore au niveau d'un « existential », pour parler comme Heidegger : « Le rapport humain à la réalité est indirect, embarrassé, hésitant, sélectif et avant tout "métaphorique"». L'activité qui consiste à déplacer des propriétés d'un objet à un autre, à parler d'une chose mieux connue pour parler d'une autre, moins connue, à nommer ce qu'on ne connaît pas ou ce dont on craint de (ne pas pouvoir) parler à partir de noms déjà en circulation n'est pas une activité subalterne, décorative; elle participe d'un travail de l'intelligence dont participent aussi bien le mythe que la science, la création poétique que l'appréhension philosophique du monde.
La théorie blumenbergienne de la culture sera ainsi une anthropologie des procédures de «défense» contre des menaces possibles, éventuellement imaginaires, contre «l'absolutisme de la réalité». Cette approche invite à réhabiliter des éléments traditionnellement subordonnés par la métaphysique à la présence pleine et univoque du sens, ou « mal vus » par certaines formes de rationalisme philosophique, sans pour autant renoncer à l'orientation fondamentalement « élucidatrice » de la philosophie.Jean Claude Monod. Hans Blumenberg .Belin.Chap1.Impulsions Théoriques.(c'est moi qui souligne).
Surtout, en se projetant vers l'inconnu, toute métaphore donne à penser en présentant des totalités que la pensée scientifique ne peut embrasser mais qu'elle ne cessera par suite d'expliciter par des lois et des chaines causales. Selon Blumenberg, il y a ainsi des choses qui dépassent l'expérience mais dont on doit pourtant parler, et dans ce cas le recours à la métaphore est indispensable. Blumenberg parle alors de « métaphores absolues », qui ne se laissent pas « résorber » en concepts mais qui les suscitent ; elles sont aussi pragmatiques, donnent un cadre pratique, définissent des orientations fondamentales :
Les métaphores absolues « donnent au monde une structure, représentent le tout de la réalité, que l'on ne peut jamais connaître par expérience mais que l'on ne peut jamais ignorer non plus …
« Elles indiquent donc au regard historique les certitudes, les conjectures, les jugements de valeur fondamentaux et porteurs à partir desquels se sont régulés les attitudes, les attentes, les actions et les omissions, les espérances et les déceptions, les intérêts et l'indifférence d'une époque».
On parle ainsi communément de la « Cité » dont il faut découvrir les « lois », du Cosmos semblable à une horloge dont il faut alors dégager le « mécanisme », ou de l'Univers, comme d'un corps en expansion, corps dont l'origine serait analogue à une explosion, un « BIG BANG ». Les cosmologies ont ainsi une base métaphorique. Peut-être, après tout, dans la ligne de Nietzsche, la philosophie, pour sa part, est-elle l'invention de jeux de langage inédits,(concepts et métaphores),propres à offrir de « nouvelles possibilités de vie. » ainsi la métaphore du Monde comme livre à déchiffrer, à laquelle Blumenberg a consacré un livre entier, (La Lisibilité du monde).
En matière d'illustration, Blumenberg va développer toute une réflexion à partir de l'image de la Caverne que Platon a introduit en philosophie, et dont il souligne la richesse et les raisons du succès : récit complexe qui unifie sous une métaphore les expériences fondatrices de la philosophie, permet des niveaux de lectures variés à déchiffrer et comporte un tragique, celui du philosophe dans ses rapports à la cîté (mort de socrate).
Surtout le récit déploie, grâce à cette image première, une série d'autres métaphores tout aussi puissantes, autour de la lumière, image de la vérité ; vérité qui aveugle et « méduse », comme celle brutale du soleil ; mécanisme optique et « théâtres d'ombre » de l'illusion manipulées par d'invisibles marionnettistes, obscurité de l'opinion ; labyrinthe de la démarche libératrice et du parcours philosophique. Le langage commun et le langage philosophique ou scientifique ont souvent recours à un noyau métaphorique identique : du banal « c'est éclairant » à « l'éclaircie » ou la « clairière » de Heidegger, jusqu'au « trou noir » de nos astrophysiciens ». D'où la nécessité d'un retour réflexif sur ces métaphores « déjà-là », dont on peut se demander dans quelle mesure elles sont spontanées, où s'il s'agit de traces, de sédiments (autre métaphore !…) d'une histoire et d'une culture déterminées. Blumenberg cherchera à montrer qu'il existe bien des permanences : le monde vécu conserve sa structure anthropologique qui nous contraint à des choix.
«Les métaphores, écrira encore Blumenberg, sont en ce sens les fossiles d'une couche archaïque du processus de la curiosité théorique». La curiosité s'aventure dans l'inconnu en tâtonnant, elle donne des noms provisoires, à partir de ce qu'elle connaît déjà, à ce qu'elle découvre à peine et qu'elle éprouve d'abord quelque embarras à décrire avec précision, dans toute la clarté de déterminations qui n'apparaîtront que peu à peu. »
L'histoire des idées et des images que retrace l'auteur montre qu'il y a ainsi diverses conceptions anthropologiques du réel, « horizons historiques de la compréhension du monde» ce qui rend l'histoire humaine intéressante à appréhender. Le mouvement des idées se détache sur un plan d'évolution plus lente des mots et des images. Il y a des seuils historiques à repérer, des « époques » de transition à approfondir, il existe un principe d'inertie culturelle où les formes survivent à leurs déterminations matérielles (ce qu'avait montré par ailleurs Warburg par le concept de survivance) : la métaphore de la lumière se développe alors en plusieurs niveaux de « visibilité »et subit les vissicitudes d'une histoire.
« Cependant, si Hans Blumenberg y a consacré une de ses premières études de « métaphorologie » (« La lumière comme métaphore de la vérité »),
c'est plutôt parce que cette métaphore, qui traverse l'histoire de la philosophie, « se transforme » et qu'à travers elle on peut saisir des changements dans les « horizons historiques de la compréhension du monde », comme dit Blumenberg. Ainsi, dans la métaphysique grecque, la lumière de l'être est à contempler, à admirer par un homme connaissant qui est essentiellement theoretikos, contemplateur de ce qui se déploie devant lui, et d'abord : du Ciel. L'ignorance peut être pensée alors comme privation d'une lumière « naturelle » mais perdue (c'est l'image de la caverne de Platon), privation qui n'est pas imputable à l'être mais aux déficiences humaines (à la chute dans le corps, selon Platon et toute une tradition néoplatonicienne chrétienne) ; un processus d'éducation, de paideia, est nécessaire pour « retrouver » le jour authentique où les choses apparaissent en pleine lumière : la métaphorique de la lumière se développe alors en plusieurs niveaux de « visibilité », avec la métaphore de l'œil de l'esprit qui « voit » les idées
. Dans l'épistémologie moderne, en revanche, la confiance envers ce qui se montre fait place à l'idée que l'attention doit être « dirigée », qu'il faut démêler le vrai de l'erreur par un travail, précisément, d'orientation de la lumière vers les points obscurs. Blumenberg cite ici Bacon et Descartes comme fondateurs de l'idée moderne de « méthode », pour laquelle « le donné ne se tient plus dans la lumière, mais il doit être éclairé sous un aspect déterminé ». On voit ainsi comment la nouvelle idée de la vérité comme objectivation implique l'activité d'un sujet, le « libre choix » d'une « perspective » détermine maintenant le concept de vision. D'autres évolutions sont encore à prendre à compte, qui engagent la compréhension des cycles de la lumière naturelle, du jour et du soleil : lumière et obscurité sont prises dans une approche cosmologique et physique historiquement évolutive, liée à des systèmes scientifiques d'explication des mouvements des astres ou de l'optique. Ainsi, la métaphore de la vérité comme lever de soleil n'aura pas le même sens chez Giordano Bruno et plus tard, au siècle des Lumières : l'apparition de la vérité garde, chez Bruno, à l'arrière-plan, l'idée d'une cyclicité, d'une suite d'alternances de jours et de nuits ; le lever de soleil de la vérité n'est pas encore porteur, ici, de la représentation d'un avènement de la lumière qui chasserait définitivement l'obscurité et son équivalent social, l'obscurantisme.
L'idée des Lumières (Aufklärung) fait de l'Aufklärer (l'homme des Lumières) un « acteur » de l'Aufklärung, quelqu'un « qui propage les Lumières », par où la lumière rentre dans le domaine des choses à accomplir. Elle cesse d'être vue comme simplement « naturelle » : il faut éclairer la nature elle-même, « la vérité ne se montre pas, elle doit être montrée ». Où l'on voit qu'il y a aussi un arrière-plan technique à l'histoire de cette métaphore : la lumière n'a pas la même valeur métaphorique dans un monde où l'on dispose de l'éclairage électrique, et dans un monde historique où la lumière est toujours celle de la flamme ou de la lampe à huile. Il faudrait suivre, dans une certaine « critique de la modernité » qu'on trouve même, en un sens, chez Foucault, la façon dont la visibilité, l'exposition à la lumière, cesse d'être une garantie de vérité ou de liberté, pour devenir la modalité même du contrôle, d'une « optique contrainte », comme dit Blumenberg. Cet article de 1957 finit sur une description critique de l'organisation du visible dans un système d'optique contrainte, d'« éclairage » entièrement technique, qui caractériserait la modernité tardive.
Mais Blumenberg s'intéresse aussi, dans les Paradigmes, à l'idée d'une « puissance » intrinsèque de la vérité, d'une force qui s'impose d'elle-même : là aussi, les philosophes ne font parfois qu'expliciter conceptuellement, dans leurs « conceptions » de la vérité, des métaphores déjà à l'œuvre dans le langage commun ou reçues de la tradition. Il arrive cependant que des métaphoriques différentes entrent en conflit : la lumière progressive de la vérité scientifique, qui laisse toujours subsister des ombres et se présente, depuis Bacon au moins, comme « fille du temps », ne s'oppose-t-elle pas à « l'illumination » immédiate de la Révélation ? L'histoire de la réception de la métaphore et de la métaphysique de la lumière telle que le néo-platonisme la transmet au christianisme est un épisode très important et complexe, à cet égard. Il faudrait encore y ajouter la métaphore du monde comme livre à déchiffrer, à laquelle Blumenberg a consacré un livre entier, récemment traduit aux éditions du Cerf (La Lisibilité du monde) ».J.Cl.Monod : Entretien. La Métaphore En Philosophie.Mag.Philo.
Les oeuvres picturales reproduites ici appartiennent au peintre allemand ANSELM KIEFER
Les carnavals masqués , continuent à rendre hommage aux mythes anciens un peu partout . Habillé sous forme de chèvre, de diable, d’ours ou de monstre avec mâchoire en acier, « l’homme sauvage » appartient au monde de ces mythes.
Le photographe Français Charles Freger découvre le Krampus ) à Salzburg lors d’une mascarade. - créature démoniaque, née dans des pays comme l’Autriche, la Bulgarie ou la Slovénie. Fasciné par la rencontre, il se mit à la recherche des divers figures du mythe dans une chasse photographique à travers, ce qu’il appelle « l’Europe tribale ».
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