« Des peuples qu'on a voulu couper de leurs histoires, reconstituent par pans discontinus leurs mémoires collectives, et ils sautent de roche en roche sur les rivières du temps, ils créent leurs temps et les dépensent infiniment, et cependant, ils partagent avec les autres peuples, peut-être même avec ceux-là qui avaient voulu raturer ainsi leurs mémoires collectives, la trame de ce temps découvert, tout actuel, à vif, imprévu et vertigineux, du Tout-monde. Temps des mémoires humaines et temps des affûts cosmiques. Pour celui qui aujourd'hui se lève, d'où que ce soit au monde et pour quelque raison qu'il dise, tout horizon est originel, ouvrant une autre région dans une autre totalité.
C'est que nous avons soulevé les différents, et les avons déployés comme des nuages nus.
Déployé aussi les paysages, que soudain nous voyons ensemble, rapprochant ce qu'ils endurent de sillons sinistrés, les sels pourris et les pollens gelés, les dattiers qui rentrent dans leurs sables, les sables perdus dans d'autres sables grèges, les feux et les eaux qui chiquetaillent les boues originelles, et des presqu'îles hélant à d'autres presqu'îles déjà désintégrées, les hauts des mornes poussant tempête vers les hauts des monts, et alors viennent les brousses tournées en forêts en raziés en terres sèches, de toutes les couleurs qui savent brûler, où les humanités survivent en squelettes drapés de boues, comme elles s'obstinent gonflées de graisses purulentes dans les étals des villes. »EDOUARD GLISSANT : PHILOSOPIE DE LA RELATION.GALLIMARD
« Ici. Le paysage assemble des lieux. Une localité se dessine comme un point singulier entouré d'un voisinage : source, puits, dent de cap qui se lance hors du rivage, île, petit lac, longue ganse de ruisseau, étranglement au sommet du col, guichet obligé par la rive du fleuve léchant le pied de la colline, clairière, gué, port, événement topographique, obstacle, limite ou catastrophe ; quelqu'un choisit de vivre auprès de la singularité déjà là et la charge de la sienne propre. Qui n'a pas rêvé de s'arrêter ici, au milieu du cirque de montagnes sèches, sous le soleil, d'y monter sa tente et d'y attendre la mort? Habitat ou niche, place du lit et de la table, autour de laquelle les traces de pas font mille festons et rinceaux, guirlandes locales de la vie courante. Ici quelqu'un vit, mange, dort, vaque à ses usages, aime, travaille, souffre et meurt. Qui passe sait aussitôt qu'il transite par un lieu, s'arrête sur le site ou devant la pierre qui le marque : ci-gît l'inconnu qui fit des taches sur le paysage et dont la dalle tombale perpétue l'occupation. Où passes-tu? Par ici même. A chaque question, il faudrait un récit infini détaillé pour servir de réponse, qui ne remplirait pas le lieu, occupé par le génie d'ici, ses tons et baumes, son tact et son silence, ses dépouilles ou restes qui n'ont de nom dans aucune langue.
Le chemin passe le paysage, enjambe les obstacles, catastrophes ou limites. Bouscule les dieux des lieux, va droit. Résiste aux obstructions.
Où cours-tu? Là-bas, où coulent, dit-on, le miel et le lait. D'où viens-tu? J'ai perdu le paradis de départ, où le père gît sous terre, la route y croise déjà et venait de plus loin. Par où passes-tu, où ne t'arrêtes-tu pas? Comment le savoir sans le repérage et, comme le chemin va droit, sans sa mesure ? Voici Thermes posé, le terme, la borne milliaire, ou kilométrique. Les sentiers de chèvres ou de randonnée, en montagne, se rythment par des cairns, monticules, pyramides, tumulus... Quelle vestale ou autre victime gît sous cette lapidation ?
Voici les lieux du paysage, des pierres tombales les marquent.
Voici, sur la route sinueuse, les cairns ou tumuli. Points d'accumulation munis de voisinages ou repères de métrique, en tout cas pierres de reconnaissance pour un ici bien fondé. » MICHEL SERRES.LES CINQ SENS.GRASSET
Rares sont les peuples qui, comme les Indiens Huichol, consacrent une partie aussi importante de leur temps aux pratiques religieuses et parcourent à pied des distances aussi Impressionnantes à des fins métaphysiques. L'existence de ce petit peuple qui vit entre les pics et les ravins de la Sierra Madré occidentale, est baignée d'une religiosité très profonde. Si la conquête et l'évangélisation des indiens de la Sierra du Nayarit ont laissé leur empreinte dans l'organisation sociale et religieuse huichol, leur mode de vie et leur culture ont conservé beaucoup de caractères préhispaniques. Les Huichol ou Wirârika sont de tous les Indiens du Mexique ceux qui sont sans doute restés les plus fidèles à la tradition des ancêtres grâce à l'extrême isolement de leur territoire, l'un des plus sauvages et des plus inaccessibles du pays.
Les Huichols et leur chamans pensent qu'ils ont une mission constante assurer l'Équilibre Cosmique par la combinaison des Forces contraires; leurs invocations, leurs danses et leurs pèlerinages tendent vers ce but. La pluie et les moissons dépendent de leurs actions
Les mythes constituent un réservoir d'explications de la nature et de son origine, des maladies, des fautes humaines et des châtiments, de la mort : il n'y a rien de terrestre, de social ou d'existentiel qu'ils ne prennent en considération. En même temps, ils représentent un modèle de toutes les actions qui ont un sens pour la société : travail de la terre, chasse au cerf, pèlerinage à Wirikuta, cérémonie de guérison. L'ordre évoqué par les mythes définit la continuité des liens entre humains et monde autre, le respect dû aux divinités et aux morts, qui sont divinisés à l'instar des ancêtres mythiques. De plus, les contenus que présentent la plupart des mythes sont, plus que des récits de création, des récits de transformation. Dans ce sens, l'univers wixarica est soumis à des lois de mutations incessantes .L'absence de toute séparation claire entre une chose et l'autre entraîne une interaction référentielle constante entre tous les éléments : à l'instar de la nature «divinisée», le monde mythique est sujet aux changements et aux métamorphoses. Ce constat s'applique aux aspects les plus variés de l'univers du mythe : le soleil était un enfant avant de se transformer en feu ; les divinités habitent plusieurs lieux en même temps; Kauyumarri est à la fois être humain, cerf-bleu (Marra Yuavi) et peyotl, et il tire son pouvoir des plumes du muwieri comme le cerf de ses ramures. ILARIO ROSSI CORPS ET CHAMANISME. ARMAND COLIN
Comme les anciens Mexicains, les Huichols ont donc une conception pessimiste du monde : l'univers est pour eux instable, toujours en proie aux Éléments qui, s'ils échappaient à leur contrôle, pourraient provoquer à chaque instant une irrémédiable catastrophe. Si les dieux de la saison sèche prennent un avantage sensible sur les déesses de l'Eau, les effets funestes se manifestent immédiatement : les plantes se dessèchent, les moissons se meurent et la famine menace la tribu; le même fléau se produit si les déesses imposent leur domination. C'est donc de l'équilibre fondamental des Éléments que dépend la vie de la végétation et donc des hommes. Toute action humaine, toute ritualisation vont donc relever directement de la nécessité d'introduire temporairement de l'ordre dans le désordre général des transformations du monde.il faut préserver la cohésion du tout (représentée par le chiffre cinq), au-delà de l'hétérogénéité de l'univers, du temps météorologique, des régions, des gens, des animaux, des végétaux, des roches, du feu et de l'eau. Comme dit dans l'article précédent, c'est donc autour de la construction toujours renouvelée d'un centre, d'un ordre éphémère et partiel que l'on voit se dessiner la logique qui fonde les pratiques sociales et collectives du groupe induites par le savoir ancestral. En effet, l'espace/temps a un centre, un « lieu » qui renvoie à la création et à la première apparition du soleil et du feu sous la forme de Tao et Tatewari, respectivement à Teacata et Teupa. Elles ont pour origine un sacrifice, celui de l'ancêtre-enfant qui se jeta dans le brasier de son père Tatewari pour permettre aux hommes d'acquérir la connaissance liée à la maîtrise du feu. C'est depuis ce moment que sont apparues toutes les maladies qui allaient faire désormais partie de l'univers des Wixaritari. Le mythe raconte encore que pour les protéger de ces maux, les divinités intervinrent en leur faveur en isolant chaque maladie dans un des quatre coins du monde. En échange de cette aide, les hommes furent appelés à offrir à chaque divinité une partie du fruit de leur travail. Les contenus de ce mythe dévoilent, au-delà de leur apparente banalité, tous les enjeux que revêt la problématique du «centre» dans la pensée autochtone.
Pour les Wixaritari, l'accomplissement du savoir ancestral a un but précis : parcourir annuellement la géographie qu'ils habitent et qui les habite. En ralliant des lieux éparpillés dans les quatre directions et en accédant dès lors aux correspondances symboliques dans lesquelles ceux-ci s'insèrent, ils s'attachent à réaliser le paradigme ancestral : réunir ce qui doit être réunifié et activer les liens entre les humains et le monde autre pour n'en faire qu'une seule dimension. Ces différents lieux ne doivent pas être atteints dans un ordre précis, selon une progression particulière. Seul compte le parcours dans l'espace, au cours duquel les Wixaritari régénèrent la terre ainsi qu'eux-mêmes par les actions qu'ils accomplissent. L'attention particulière portée au centre de leur monde?, Tao et Tatewari, correspond ainsi à l'attention qu'ils portent au centre de leur être, à la quête personnalisée du bixùapat (centre intérieur) : l'être humain constitue un paradigme analogue à celui de l'espace/temps, fonctionnant sur des principes d'analogie..
Dans le cadre rituel, ce qui prime avant tout, c'est d'ouvrir les cœurs, d'être Tatewari. La quête de la cohésion communautaire - « nous devons former un seul cœur» détermine l'expression des sentiments et les perceptions sensorielles, les pensées et les finalités de la collectivité. Ce n'est là qu'une traduction conceptuelle propre à notre entendement, mais elle souligne la nécessité de relier tout ce qui est parole - gestuelle, techniques corporelles, mémoire, émotions, perceptions - au concept-action qui réunit ces dimensions N'oublions pas qu'il correspond aussi à ce que le mythe définit comme la fusion, incarnée par Kauyuamarri, entre l'homme, le peyotl et le cerf. Cet assemblage d'éléments donne son sens au processus rituel, qui s'affirme avant tout comme une affaire de relations entre l'homme, le temps et l'espace. Les offrandes, sacrifices, épreuves physiques et psychologiques, l'abnégation personnelle mettent en scène des sentiments dépouillés de tout utilitarisme prosaïque et chargés d'un fort potentiel d'intention. Ils ouvrent à une accumulation de capital symbolique, qui renforce les relations entre les hommes et le monde. ILARIO ROSSI CORPS ET CHAMANISME. ARMAND COLIN
Tout au long du cycle rituel, l'action va viser à recréer la complémentarité entre les pôles du chaud et de l'humide, du masculin et du féminin, associés chacun à des divinités et à leurs signes. Les deux modes de relations possibles entre ces pôles, l'emprise de l'un sur l'autre ou leur équilibre, placent les êtres humains en situation de médiateurs chargés de maintenir un certain ordre. C'est en entretenant celui-ci qu'ils permettent au monde de continuer à être tel qu'il se présente dans leur conception : un amalgame de visible et d'invisible, de manifeste et de latent, dont la règle suprême repose non sur la synthèse de ces qualités mais sur leur harmonie. Il devient alors nécessaire, comme le montraient les actions des ancêtres de relier les différents repères de l'espace et du temps par un déplacement humain et des conduites rituelles, répondant à des indications précises. Les dieux réclament ainsi sans cesse des fêtes, des offrandes, des sacrifices, des pèlerinages en échange de leurs faveurs. Pour les honorer et respecter les coutumes ancestrales, les Indiens doivent se plier à de multiples obligations et les prêtres entreprendre chaque année des marches longues et pénibles pour se rendre aux lieux sacrés. Le voyage rituel le plus dur reste le pèlerinage annuel au désert de San Luis Potosi où les Huichol vont cueillir le peyotl, plante hallucinogène qui tient une place si importante dans leur vie. Ce petit cactus sans épines, que les Wirârika appellent «jikuri», pousse à l'état sauvage dans les régions septentrionales du Mexique et dans certaines parties du bassin du Rio Grande del Norte qui marque la frontière avec les États-Unis. Le peyotl est la dernière des plantes magiques de l'Antiquité américaine dont le culte se soit préservé jusqu'à nos jours dans toute sa complexité chez le peuple wirârika. En parcourant chaque année le chemin du peyotl (jikuri) et en célébrant les rites fixés par les dieux et consacrés par l'ancien héros Marra Kwarrï, les Huichol revivent un événement primordial de leur religion et de leur histoire. En effet, le chemin qui conduit à la lointaine Terre du peyotl est le même chemin mystique que parcourut jadis Marra Kwarrï pour obéir à la volonté du dieu du Feu, Tatewari.
L'équilibre des éléments était alors extrêmement instable et des cataclysmes s'étaient abattus sur la terre à la suite de la lutte titanique des dieux pour la domination de l'univers. Esprits et démons de l'Obscurité, divinités de la Pluie et du Vent, dieux du Soleil et du Feu luttaient pour imposer leur volonté, leur suprématie sur un monde précaire, un univers encore en gestation. Pour permettre à la vie de se développer et de se perpétuer dans le monde, les « Grandes Puissances de l'Univers » arrivèrent à un accord.Le Feu, le Soleil, ainsi que les dieux et les ancêtres qui luttaient à leurs côtés, voulaient établir une saison conforme à leur nature et un ensemble de cérémonies que les générations futures célébreraient en leur honneur. En ce temps-là, dit la tradition, le Soleil était encore trop faible pour se défendre contre les assauts des serpents d'eau et des monstres de l'obscurité. Pour « l'alimenter et le fortifier » le Feu lui prépara des flèches et d'autres objets magiques, et lui offrit ses plus beaux chants chamaniques. Mais ce ne fut qu'après le pèlerinage et les rites du peyotl, accomplis par Marra Kwarri et les ancêtres, qu'il devint « le plus puissant des dieux ». La poussière du jikuri et les objets magiques offerts à l'astre accrurent l'éclat de sa nature divine et consolidèrent sa domination sur le monde. Les puissances des ténèbres furent vaincues. Une nouvelle saison était née, la saison sèche, consacrée au Soleil et au Feu; l'équilibre cosmique était assuré. Les déesses eurent les mêmes exigences et imposèrent aux humains de multiples devoirs : rites, danses, chants et sacrifices, surtout pendant la période de l'année qui leur était consacrée, la saison humide. Seulement alors elles permettraient au maïs de germer et de mûrir et à la végétation de renaître.
Les drogues sacrées, objet d'un culte fervent, ont joué un rôle de la plus haute importance dans les époques précolombiennes. Sans doute depuis un millénaire, peut-être davantage. Les tribus des Chichimèques et des Teochichimèques dont ils descendent et qui nomadisaient dans les étendues désertiques du Nord le connaissaient, depuis une très haute antiquité. Lorsque les missionnaires voulurent évangéliser la Nouvelle-Espagne, ils se trouvèrent en face d'un monde ténébreux de cérémonies, de rites et de coutumes qu'ils qualifièrent immédiatement d'« impies et diaboliques». Sans chercher à comprendre l'univers magique des Indiens, les Espagnols détruisirent les temples, les idoles et condamnèrent en masse leurs manifestations religieuses, leurs pratiques et leurs croyances. Les plantes sacrées, les plantes qui provoquent des états d'ivresse et des hallucinations, furent l'objet de violentes accusations. C'était d'ailleurs pour ces propriétés qu'elles étaient vénérées par des peuples de l'ancien Mexique; étant donné leurs caractères surnaturels, leur origine était entourée de mystère et de merveilleux. On les consommait dans les temples, pendant les cérémonies religieuses, pour provoquer l'extase mystique; les prêtres les prenaient pour acquérir le pouvoir de divination et même la toute-puissance divine. . Les pères espagnols virent dans la consommation rituelle de ces drogues une cérémonie analogue à celle de la communion chrétienne. Ils en interdirent sévèrement l'usage et persécutèrent les adeptes de ces cultes païens.
.Le peyotl est pour les Wirârika un des éléments essentiels de leur culture. Les Indiens l'identifient au maïs et au cerf, aliments fondamentaux de la tribu, sources de vie. La viande de cerf fut en effet la nourriture de base de ce peuple jadis chasseur comme l'est devenu le maïs depuis que les Huichol se livrent à l'agriculture. La tradition veut que la Plante nourricière soit semée dans les champs sur lesquels a été répandue de la poussière de peyotl en même temps que des poils et de la poudre de cornes de cerf, qui ont les mêmes pouvoirs fécondants que les rayons du soleil. Le peyotl est l'aliment du corps et de l'âme. Il aide le corps àsupporter les longues marches, la faim, les travaux les plus durs et, pendant l'ivresse, il permet à l'âme de pénétrer dans la sphère du Sacré. Plante du dieu du Feu, le premier et le plus grand des chamans et des guérisseurs, le «jikuri » est le moyen par excellence pour entrer en communication avec les dieux.
La trilogie cerf-peyotl-maïs exprime la synthèse de l'histoire, de la pensée et de la religion huichol et montre, à divers niveaux et sur différents plans, l'unité et la continuité de la tradition. Elle reflète l'histoire du peuple wirârika et véhicule une série d'éléments qui se sont élaborés au cours du long processus formatif de la tradition; d'une part, l'univers culturel des anciens chasseurs semi-nomades dont l'aliment essentiel était le cerf; de l'autre, l'idéologie et les croyances des peuples sédentaires dont la nourriture de base a été le maïs. Autour de la trilogie se trouvent réunies les anciennes divinités de la Chasse et de la Guerre, adorées par les ancêtres chasseurs, et les nombreuses divinités de la Terre, de la Fertilité et de l'Eau, devenues très importantes depuis que les Huichol se consacrèrent à la culture du maïs. Ainsi, les éléments provenant des deux phases principales de l'histoire et de la religion des Huichol s'interpénétrent pour créer un ensemble homogène, qui surprend par son ampleur, sa complexité et sa cohérence. Élaborée au cours des siècles, la trilogie sacrée a permis aux anciens chamans de créer un vaste système philosophique et religieux, où ont été intégrés des éléments historiques et mythiques, des croyances et des coutumes provenant des époques les plus diverses. D'après la tradition, le cerf fut le premier des animaux; il apparut sur la terre pour offrir son sang et sa chair en nourriture aux dieux et aux ancêtres. Victime sacrée, immolée à l'aube des temps, son sang consacra les gestes et les activités créatrices des dieux et des héros divins; aujourd'hui encore, il conserve une importance rituelle très grande. Ce fut plus tard qu'apparut le peyotl, essence resplendissante, plante de la vraie vie. Il naquit des cornes du cerf Paritzika quand, touchées par les flèches du Soleil, elles tombèrent sur la terre divine de Wirikôta. C'est là que fleurirent les premiers cactus; d'autres cactus germèrent du souffle et des empreintes du Cerf sacré. Le maïs, dernier élément de la trilogie, fut un don tardif des dieux à l'ancêtre des Huichol, Huatakâme, pour lui permettre, à lui et à ses descendants, de vivre et de les honorer.
Le peyotl constitue donc une sorte de trait d'union entre ces deux modes d'existence : le nomadisme, avec la chasse et la cueillette, et la sédentarisation, avec l'agriculture. Nourriture sacrée par excellence, il unit l'humain au surnaturel, le peuple élu à ses dieux.
Le voyage rituel à la Terre du peyotl déclenche chaque année un vaste mouvement d'idées, d'activités et d'échanges, où s'expriment les divers aspects de la vie et de la tradition indienne. Le pèlerinage est vécu à différents niveaux, mythologique, historique, social et économique, tant par l'individu que par son hameau. Il est un retour à la Terre sacrée des ancêtres, la terre que les Huichol considèrent comme leur pays d'origine. Dans ce lieu d'élection du Père Soleil et du Frère-Aîné Kauyumâri, se formèrent les principaux rites et doctrines du peuple wirârika. Là, dans les sources et les étangs de Tatéy Matiniéri, vit la Mère des enfants huichol, «celle qui donne la vie. Ainsi retournent-ils aux sources primitives de leur culture, aux sources de leur vie. Lorsqu'ils chassent à Wirikôta le cerf-peyotl puis s'adonnent pendant trois jours à la cueillette des cactus, les pèlerins retrouvent pour un moment les activités archaïques de leurs pères chasseurs et collecteurs.
Le chemin mystique du peyotl va unir symboliquement deux « centres » de l'univers indien : Teakâta où apparut le Feu primitif et qui est au cœur de la contrée huichol, et Lehûnar, la montagne où s'accomplit le sacrifice de l'Enfant-Soleil, qui surgit au milieu de la Terre du peyotl. Ces lieux, théâtre des événements cosmiques les plus importants, sont selon la tradition les points extrêmes de l'itinéraire sacré. Le voyage unit ainsi les deux contrées les plus vénérées par le peuple wirârika : la Sierra où il habite et la Terre du peyotl où auraient vécu ses ancêtres. « Nous allons chercher la vie, nous allons chercher plus de vie », disent les pèlerins en évoquant leur mission. Quête de vie, mais aussi quête de «plus de vie», de transcendance, telles sont les motivations profondes du voyage. La vie, c'est le maïs, nourriture de base, fin ultime vers laquelle tendent toutes les prières et les cérémonies; le but suprême du pèlerinage est en effet d'assurer, grâce aux rites du peyotl, la fécondité de la terre. Plante de la « vraie vie », le jikuri permet aussi à l'homme de communier avec les dieux, de connaître leur volonté et de la satisfaire.
Le pèlerinage a lieu généralement en octobre et durait auparavant une quarantaine de jours, y compris le retour; interminable marche de huit à neuf cents kilomètres à travers les sentiers de la Sierra Madré et les terres désolées de Zacatecas, jusqu'au désert de San Luis Potosi. Le pèlerinage est d'une telle importance, que ceux qui restent doivent collaborer, par des jeûnes et des prières, au succès de l'expédition dont dépend la vie du maïs et le bien-être de la communauté. La participation des femmes est exceptionnelle car leur présence pourrait troubler l'atmosphère de chasteté que le culte de la plante exige. De chaque temple partent des petits groupes d'une dizaine d'hommes, essentiellement des- prêtres et des aspirants-chamans; sous la conduite de celui qui représente le dieu du Feu, la file des Indiens se met en marche. Le pèlerinage est accompli au prix de mille sacrifices et privations : les Huichol qui marchent de l'aube au coucher du soleil ne peuvent s'arrêter que dans les lieux imposés par la tradition. Ils ne peuvent se nourrir et se désaltérer qu'à des moments déterminés et l'abstinence sexuelle la plus absolue est de rigueur. Leur nourriture se compose presque exclusivement de «tortillas» sèches et de pâte de maïs aux haricots qu'ils ont apportées de leur terre et qu'ils réchauffent chaque soir.Ils avancent silencieux, recueillis, leurs grandes hottes sur les épaules; elles contiennent leurs maigres provisions de voyage et leurs objets rituels. Chaque soir, en arrivant aux lieux fixés par la tradition, ils forment avec leurs hottes un cercle au centre duquel les prêtres allument rituellement le feu. Dans l'espace sacré ainsi délimité, les Indiens célèbrent les principaux rites du pèlerinage. Présence magique, le feu les protège non seulement des rigueurs du froid, mais aussi des esprits maléfiques de la nuit. Avant de boire ou de manger, ils lui offrent toujours des boulettes de pâte de maïs, des gouttes de chocolat; avant de s'endormir, ils invoquent sa protection et le matin, au moment du départ, ils lui demandent de prendre à nouveau la tête de l'expédition. Si le voyage rituel à la Terre du peyotl a évolué au cours des siècles, il ne semble pas avoir beaucoup changé dans son essence; les rites fondamentaux, que les Indiens célèbrent aujourd'hui encore et qui constituent l'âme de tout pèlerinage, sont inscrits dans la tradition des ancêtres : la confession des péchés après laquelle commence la phase décisive du pèlerinage, les rites aux sources de Tatéy Matiniéri et à la montagne du Soleil Lehûnar, et la chasse au cerf-peyotl à Wirikôta, là où les Huichol vont récolter le peyotl.
Les changements concernent essentiellement la durée du voyage et la façon d'accomplir le trajet. Dans les temps anciens, l'itinéraire se faisait entièrement à pied et, comme les lois de Marra Kwarri le laissent supposer, les lourdes charges de peyotl étaient confiées à des porteurs, qui étaient, selon les récits,des prisonniers de guerre. Depuis l'introduction dans la Sierra des ânes et des mulets, ou en tout cas dès la fin du siècle dernier, les animaux de bât ont accompagné les peyoteros et porté leurs paniers. Aujourd'hui, alors que des routes longent une partie de l'itinéraire, les Huichol utilisent souvent, sur des distances plus ou moins longues, des camions et d'autres moyens de transport des États traversés; cela les oblige à modifier la chronologie du chemin du peyotl et des rites célébrés. L'accès des hauts lieux de la tradition doit toujours se faire à pied et en respectant un ordre de marche rigoureux. Aucune route d'ailleurs ne pénètre au cœur de la Terre du peyotl, à Lehûnar ou Wirikôta, et la partie la plus sacrée de l'itinéraire se fait à pied. Autrefois, le pèlerinage durait une quarantaine de jours; aujourd'hui, sa durée varie entre vingt et trente jours. Une partie du temps gagné grâce aux moyens de transport est cependant perdue sur le chemin du retour, lors de la battue rituelle au cerf; auparavant nombreux, les cerfs se sont raréfiés et la chasse dure parfois plus longtemps que le pèlerinage lui-même.
Pendant les premiers jours de marche, les Indiens se préparent dans le silence et la méditation pour la confession qui a lieu le cinquième jour, quand ils arrivent à la «Colline de l'Étoile », localité de l'État de Zacatecas. Un prêtre-chaman les confesse un par un et à chaque péché — principalement péché d'adultère - - il fait un nœud à une corde qu'il donne ensuite au pénitent. La confession privée une fois terminée, a lieu la confession publique. Debout devant le feu, les pèlerins répètent à haute voix les noms des femmes avec lesquelles ils ont eu des relations adultères, puis en soupirant ou en pleurant, ils jettent les cordes dans le feu. Lorsque les flammes les ont consumées, ils sont purifiés de toute faute. Après la confession, le choix d'un compagnon, le changement des noms, la purification des sandales et d'autres cérémonies, le temps ordinaire et l'ordre quotidien sont définitivement bouleversés. Un nouvel ordre spirituel et social,une nouvelle société sacrée avec sa hiérarchie fonctionneront jusqu'à la grande fête du Peyotl, en mai. Les pèlerins ont mis de nouvelles lanières à leurs sandales et quelques Indiens, dont le chef de l'expédition et les chamans, ont orné leurs chapeaux de plumes de dindon.
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