A quoi joue donc l'enfant ? En fait, comme déjà dit, deux traductions et vision du monde s'opposent : l'enfant joue certes à déplacer des pions, mais, selon les traducteurs, il peut jouer soit au dames, soit jouer à quelque chose comme le tric-trac, lequel comporte des dés et intègre donc l'aléatoire, le hasard ( en fait le tric-trac n'existant vraiment qu'à partir du 17ème , il s'agit surement d'un jeu de dés). Dans le premier cas le jeu cosmique est entièrement rationnel, obéit au strict déterminisme des règles, qui est imposé à liberté du joueur, laquelle ne consiste guère qu'au plus ou moins bon décryptage stratégiques des règles du jeu. La finitude du joueur humain peut cependant se rassurer de l'idée d'un ordre du monde, voire d'une providence, même s'il ne peut l'appréhender totalement. Il n'en est pas de même de la seconde interprétation qui fondera l'idée même de tragique.
"Le temps joueur nous lance un défi : celui d'appréhender les règles, de faire de notre monde le tablier d'un jeu stratégique dont la finalité est la maîtrise de l'histoire. Voir ainsi la communauté humaine comme le théâtre d'un combat échiquéen suppose que toutes les données sont maîtrisables : le hasard ne serait le fruit que d'une connaissance imparfaite des règles du jeu, des lois naturelles. Par contre, la traduction "jouer au tric-trac" réintroduit l'aléatoire dans le devenir humain : le tric-trac mêle dans un même jeu la tactique de déplacement du pion et le jet des dés. Si dans un cas l'existence humaine est perçue comme la concrétisation d'une volonté étrangère, inaccessible à notre connaissance et à notre vouloir, et dès lors établit non seulement les lois de l'univers mais aussi le déroulement de l'histoire comme les résultantes d'une volonté transcendante ; dans le second cas, la vie est perçue comme un jeu erratique, où à une tactique consciente et rationnelle s'ajoute la perspective d'un événement imprévisible. La métaphore du tric-trac semble à première vue refléter une situation existentielle où notre rationalité se voit irréductiblement soumise aux aléas du destin. Comme dans la métaphore du jeu d'échec, le fatalisme surgirait immanquablement.
Le sage héraclitéen tente d'intégrer dans un même savoir les deux composantes du réel en devenir : une composante purement mécanique et quantitatif qui régit les rapports de causalité classiques, où les événements se produisent selon une logique linéaire, permettant de déceler dans l'effet la trace de l'événement causal et une composante fluctuante, erratique, stochastique, aléatoire - fondamentalement qualitative - qui préside aux phénomènes transmutatoires : la genèse et la mort entrent dans cette zone de turbulence où le feu semble détenir une place centrale et où le moindre événement, en apparence le plus anodin, peut être la source de catastrophes futures. Ici, le passé ne se dévoile pas dans le présent et le futur ne peut se présumer du présent." Mlle Haydée SILVA OCHOA .Poétiques du jeu.La Métaphore ludique.Thèse de Doctorat.
Deux expériences et deux dimensions de pensée : une qui s'appuie sur le logos, la raison qui calcule , comme l'enfant héraclitéen pousse ses pions selon une stratégie rationnelle ,mais qui comme conséquence paradoxale , en vient à dévaloriser le jeu même ,introduisant une tradition qui persistera avec des variations jusqu'au XVIIe siècle, le jeu a été considéré en Occident soit comme une activité infantile, soit comme un divertissement, indigne donc de susciter un quelconque intérêt chez les adultes et a fortiori chez les théoriciens.
Dans la République, Platon établit ainsi un lien entre imitation, art et jeu. En effet, il constate que les enfants imitent les adultes dans leurs jeux (les jeunes garçons jouent à être des soldats, les petites filles à être des mères accomplies) ; les aèdes dans leur chant et les acteurs sur la scène imitent le discours et l'action des grands héros épiques ; le poète lui-même ne fait qu'imiter sa Muse. Le disciple de Socrate aurait ainsi été l'un des premiers à souligner l'importance du « faire-semblant » dans le jeu
La critique platonicienne de la poésie et par-delà de l'art et du jeu a le sens d'une décision historique dans la mesure où elle a fixé pour longtemps les positions .On interprétera l'homme surtout dans la perspective de sa « raison » ; et le monde, comme une construction rationnelle et un ordre moral. On niera que la guerre (polemos)et le jeu héraclitéen fussent des mouvements cosmiques fondamentaux. Platon verra dans le cosmos une ordonnance qui serait sortie de l'action planifiée d'une raison-artisan(Nous). Le monde est désormais compris comme une architecture structurée comportant plusieurs échelons; en haut le domaine des idées accessibles à la seule pensée et parmi celles-ci l'idée suprême de Bien ou encore le Nous, la raison cosmique; Et tout à fait en bas , il y a enfin la chora, la sombre matière, la danse de l'aléatoire qui fournit l'étoffe à l'activité formatrice de la raison-architecte-du-monde et qui représente le principe originel du sensible, de ce qui est étranger à l'esprit. Le tout de la réalité est interprété comme une victoire universelle du principe de la raison et comme le produit d'une techne cosmogonique. Le Nous produit l'assemblage d'ensemble de tout étant de la même façon qu'un artisan réussit son œuvre en se conformant à un plan.
Platon ne nie donc pas le devenir héraclitéen mais l'intègre, comme jeu des apparences, dans un opposition entre l'authentique réalité, celle d'un monde intelligible, Réalité-Archétype et le monde sensible mouvant, qui n'en serait que la copie.Il opère constamment avec les métaphores de l'ombre ,de la copie ,du reflet dans le miroir. Comme le jeu imite déjà, pour sa part, l'existence mouvante (mimesis)' , elle même reflet du monde intelligible il aurait ainsi une double irréalité : il ne serait plus que la copie de la copie.
Aristote dans l'« Éthique à Nicomaque » complétera cette orientation en la nuançant, délaissant le jeu cosmique pour le jeu comme activité humaine et le situant dans une problématique du bonheur. Le jeu procure seulement un plaisir corporel ;il ne peut constituer une finalité humaine . « Ce n'est donc pas dans le jeu que consiste le bonheur. Il serait en effet étrange que la fin de l'homme fût le jeu, et qu'on dût se donner du tracas et du mal pendant toute sa vie afin de pouvoir s'amuser ! »
Pourtant on trouve chez Aristote certains éléments plus positifs : d'abord le rôle de catharsis que procure le jeu théâtral dans la tragédie, toujours dans le cadre du « comme si » et comme prélude à une éducation civique et morale. D'autre part il esquisse une théorie du loisir, fondant ainsi une des premières définitions du jeu comme détente et repos.si le jeu n'est pas une activité véritable ,il a le mérite en tant que délassement de la favoriser. « Il faut [...] recourir aux jeux durant notre labeur (car celui qui peine a besoin de détente et le jeu vise à la détente alors que le labeur s'accompagne de fatigue et d'effort),
La tradition judéo-chrétienne va perpétuer cette circonspection à l'égard du jeu. Elle opposera jeu et travail et considèrera l'oisiveté comme la source de tout mal. Elle ne rompra pas fondamentalement avec la conception grecque., et aristotélicienne. Les autorités religieuses et politiques balanceront ainsi de la condamnation à la tolérance forcée, jusqu'à l'intégration au nom d'un nécessaire repos de l'âme et du corps. La pensée religieuse esquissera une problématique de la mesure, lorsqu'elle fera une place accrue à la raison chez Thomas d'Aquin, et finira par ne combattre que l'excès de jeu. Dans le Christianisme primitif , les « pères de l'Eglise » aient été pourtant particulièrement virulents à l'instar de Tertullien, ci-dessous, condamnant les jeux du cirque mais au-delà ,tout spectacle., parce que conscient qu'en condamnant les jeux, d'un point de vue théologique moral, ils luttaient d'abord contre le paganisme .Cette attitude qui demeurera ambivalente rejoindra la méfiance devant le rire et la fêtes comme le carnaval. Dans le spectacle, la condamnation liera longtemps acteur et spectateur. Tout spectacle ou jeu serait ainsi démoniaque.
« Les anciens s'imaginaient que ces spectacles étaient un devoir: rendu aux morts [...] Autrefois, en effet, dans la persuasion que le sang humain apaisait les âmes des morts, on égorgeait sur leurs tombeaux les captifs, ou des esclaves de mauvais aloi achetés dans ce but. On trouva convenable, dans la suite, de couvrir des voiles du plaisir cette exécrable impiété…. . On ne se contenta plus du fer ; il fallut que les dents et les ongles des bêtes féroce déchirent le corps de l'homme. Les victimes étaient regardées comme un sacrifice en l'honneur des morts : idolâtrie véritable, puisque l'idolâtrie est une espèce de culte rendu aux mort* Des deux côtés, honneurs funèbres et idolâtrie, on trouve le culte des morts. Or, des démons séjournent dans les idoles [ ...1 morts et dieux ne sont qu'une même chose [...
« Le masque théâtral plaira-t-il à Dieu ? S'il défend toute espèce ] de simulacres, à plus forte raison défendra-t-il qu'on défigure son image. Non, non, l'auteur de la vérité n'aime pas ce qui] est faux » (XXIV). II est manifeste par là que les actions théâtrales sont consacrées à ceux qui se sont réfugiés sous le nom de leurs inventeurs, et par conséquent que les jeux, dont les fondateurs sont regardés pour cette raison comme des dieux, sont entachés d'idolâtrie. Il y a plus :[...] les démons, prévoyant dès l'origine que le plaisir des spectacles serait un des moyens les plus actifs pour introduire dans le monde l'idolâtrie, arracher l'homme à son Créateur et l'enchaîner à leur propre culte. "
Comme dit plus haut, il y a pourtant une autre lecture possible du fragment d'Héraclite, un « enjeu du jeu », une autre direction de pensée, minoritaire dans notre culture mais qui ressurgira périodiquement , d'abord chez les sophistes les atomistes de l'antiquité en particulier Lucrèce, puis dans des figures isolées comme Montaigne, Pascal (dans une certaine mesure), Hume et bien sûr Nietzsche. Une pensée qu'on peut qualifier de « tragique » ou de « logique du Pire » selon les termes de CL.ROSSET.
Si l'enfant joue au tric-trac ,il ne pousse ses pions que selon la chute des dés, autre manière de dire que le cosmos , les lois et les règles sont fruit du hasard. Cette idée de chute (on dit ça tombe bien ou mal) est présente dans plusieurs langues , allemand zufall, italien casio, mots dérivées du latin cadere, là où nous disons hasard. Notre mot viendrait du nom d'un château selon une chronique des croisades de Guillaume de Tyr , au 12ème siècle, lieu où l'on pratiquait une certain jeu de dés (Al Zar, le dé) . Par la suite, hasard désignera, pendant un temps, la face du dé qui porte le nombre six, « jeter hasard » signifiant qu'on a obtenu le six. Plus tard, hasard désignera, de manière plus générale, l'idée de risque, de péril, de situation se dérobant à toute possibilité de contrôle ; c'est le sens du mot chez Montaigne, et qui est resté dans les langues européennes autres que le français, dans lesquelles hazard, azzardo, azar, impliquent, généralement dans un contexte ludique, l'idée d'un coup de malchance, plus précisément d'un abandon à l'aléatoire rendant possible et menaçante l'éventualité d'un revers.
Dire que l'enfant joueur joue aux dés, pour Héraclite, serait dire que l'origine de toutes choses est le produit d'un hasard constituant. L'ordre serait issu du désordre. Tout jeu introduit en effet un espace ludique « arbitraire » non pas parce qu'il ne comporte pas de règles, (c'est juste le contraire puisque la partie ne peut se dérouler que selon des règles), mais parce que ces règles sont le produit d'une convention provisoire et temporaire, un contrat ludique. Chaque contrat ludique organise un espace relationnel entre éléments constituants( le terrain de jeu) et les joueurs qui ne peuvent agir qu'à l'intérieur ; mais cet espace relationnel ne dure que le temps du jeu.
Sur ce modèle du jeu, Clément Rosset dégage les principales caractéristiques du monde comme jeu du hasard et en tire une pensée tragique.
« Le hasard, au sens tragique, est antérieur à tout événement comme à toute nécessité, de même que le « chaos », par quoi les anciens philosophes grecs désignaient l'état premier du monde, est antérieur en droit comme en fait à tout « ordre ». Parler du hasard comme d'un concept tragique proche du silence interdit de parler du hasard à partir de référentiels constitués (séries d'événements) ou pensés (idée de nécessité). S'il y a déjà « quelque chose » à partir de quoi seulement peut se produire l'éventualité du hasard, il ne saurait être question de hasard au sens tragique du terme. Il pourrait y avoir des hasards dramatiques, telle une rencontre fortuite de séries de déterminations entraînant une catastrophe sociale ou individuelle : hasards non silencieux, qui laissent la parole à des séries déjà existantes de relations causales (comme ils ont déjà la représentation d'une nécessité sur fond de laquelle le hasard fait figure de relief accidentel). Le hasard « silencieux » signifie l'absence originelle de référentiels ; il ne peut se définir à partir de référentiels comme des séries d'événements ou l'idée de nécessité. Il faudra donc distinguer entre un hasard d'après la" nécessité (et les séries causales) et un hasard d'avant la nécessité. Vieux problème de savoir si le désordre ne peut se concevoir qu'à partir de l'ordre (thèse de Bergson), ou si l'on peut parler, avec Lucrèce, de désordre et de hasard originels — thèse tragique dont l'une des premières conséquences est de faire de tous les ordres existants et concevables des fruits du hasard… »
« Deux caractères majeurs distinguent le hasard originel du hasard événementiel(celui qu'on ne peut simplement calculer ,l'imprevisibe mais qui comporte pourtant des séries causales) : d'une part l'antériorité par rapport à l'idée de nature (sauf à prendre natura dans le sens que lui donne Lucrèce, où il désigne l'acte même de se produire, de naître — nalura dérive de nascor — c'est-à-dire l'ensemble des rencontres hasardeuses productrices de natures…
. « Le hasard tient compte de la généralité tout autant qu'une pensée de type finaliste ou déterministe, mais en rend compte différemment : il n'y voit pas l'exemple particulier d'un ordre général qui serait celui du monde et de l'existence, mais une manifestation spécifique d'organisation ne renvoyant à aucun ordre extérieur à elle. C'est en ce sens que Lucrèce admet les lois générales à titre de foedera nalurai : « contrats » provisoires de la nature qui lient, un temps, un certain ensemble d'atomes au sein d'une périssable organisation. Contrats qui ne font, sur le hasard, que relief apparent, étant eux-mêmes issus du hasard : le hasard, de par le jeu des possibilités et impossibilités des combinaisons atomiques, ne pouvant manquer de produire de temps en temps des généralités — accumulations hasardeuses, « tas » de hasards doués d'une durée relative — tout de même que, selon le vieil argument épicurien, un nombre de jets infini des lettres de l'alphabet grec ne saurait manquer de produire une fois, par hasard, le texte intégral de l'Iliade et de l'Odyssée. Contrats donc, mais révocables comme le sont tous les contrats, et auxquels nul caractère sacré n'est attaché, à la différence des contrats décrits par la physique stoïcienne. Dans un autre contexte philosophique, Montaigne admet la généralité à titre à la fois occasionnel et relatif : occasionnel car elle est engendrée par la coutume (nom donné au hasard lorsque celui-ci passe par l'intermédiaire de l'action. ».Clément Rosset .Logique Du Pire.PUF
Le « jeu du monde » produisant des régularités n'est pas éloigné de la pensée de Levi Strauss relativisant l'idée de progrès dans Race Et Histoire :
« Le développement des connaissances préhistoriques et archéologiques tend à étaler dans l'espace des formes de civilisation que nous étions portés à imaginer comme échelonnées dans le temps. Cela signifie deux choses : d'abord que le « progrès » (si ce terme convient encore pour désigner une réalité très différente de celle à laquelle on l'avait d'abord appliqué) n'est ni nécessaire, ni continu ; il procède par sauts, par bonds, ou, comme diraient les biologistes, par mutations. Ces sauts et ces bonds ne consistent pas à aller toujours plus loin dans la même direction ; ils s'accompagnent de changements d'orientation, un peu à la manière du cavalier des échecs qui a toujours à sa disposition plusieurs progressions mais jamais dans le même sens. L'humanité en progrès ne ressemble guère à un personnage gravissant un escalier, ajoutant par chacun de ses mouvements une marche nouvelle à toutes celles dont la conquête lui est acquise ; elle évoque plutôt le joueur dont la chance est répartie sur plusieurs dés et qui, chaque fois qu'il les jette, les voit s'éparpiller sur le tapis, amenant autant de comptes différents. Ce que l'on gagne sur un, on est toujours exposé à le perdre sur l'autre, et c'est seulement de temps à autre que l'histoire est cumulative, c'est-à-dire que les comptes s'additionnent pour former une combinaison favorable. » CL.Levi-Strauss Race Et Histoire
Pour prendre un autre exemple ,les sciences physiques ont introduit le concept d'incertitude en mécanique quantique, de superposition (un objet se trouve dans plusieurs états à la fois) et de « chaos déterministe »(théorie du Chaos).
Est chaos exactement, ce qui est inséparable dans le phénomène à double face par lequel l'Univers à la fois se désintègre et s'organise, se disperse et se polynuclée (...).La genèse des particules, des atomes, des astres s'opère dans et par les agitations, turbulences, remous, dislocations, collisions, explosions.
Les processus d'ordre et d'organisation (de l'Univers) ne se sont pas frayé un chemin comme une souris à travers les trous du gruyère cosmique, ils se sont constitués dans et par le chaos, c'est-à-dire le tournoiement de la boucle tétralogique: ordre – désordre – interactions. Edgar Morin
« Cette expression mêle des termes apparemment contradictoires : le chaos sous-entendant un désordre et déterministe signifiant un ordre qui obéit à des lois. Cette contradiction dialectique est voulue car il s'agit effectivement de décrire des phénomènes dans lesquels il y a un ordre caché derrière un apparent désordre, avec un désordre à un niveau et un ordre à un autre niveau. Cela a donné naissance à tout un domaine d'étude car les anciens moyens d'investigation n'ont pas cours dans ce cas. le réductionnisme et la description de trajectoires ne sont plus valables dans un phénomène où la structure d'ensemble ne découle pas de la somme des évolutions des éléments. L'imbrication d'ordre et de désordre n'est pas la seule caractéristique du chaos déterministe. Un point crucial est la "sensibilité aux conditions initiales" qui peut être résumée par : petite cause, grands effets. Une autre contradiction apparente est signalée : tout en obéissant à des lois, ces phénomènes ne sont pas prédictibles car susceptibles de bifurcations brutales à grande échelle…..
Les scientifiques ont repris à leur compte le mot "chaos", autrefois employé par les poètes et dans les mythologies. Aussi le lecteur est il en droit de se poser quelques questions : Qu'est-ce que le chaos ? Où trouve-t-on le chaos ? Comment le chaos apparaît-il ?
En sciences, le chaos est l'art de former du complexe à partir du simple. Dans le chaos, une cause simple, ne faisant intervenir que trois variables, entraîne des effets complexes. Prenons un pendule. C'est un système à deux variables (la position et la vitesse angulaires), et son comportement est régulier : il part de la gauche passe au point le plus bas, remonte à droite, ralentit, repart vers la gauche, et recommence sans cesse. Quand on lui ajoute une troisième variable, par exemple en soulevant périodiquement son extrémité supérieure, alors le système peut devenir chaotique. Aucune des trois variables en jeu n'est aléatoire, et pourtant, on ne peut plus prévoir le mouvement de ce système, qui ne fait jamais deux fois la même chose. Un système chaotique est imprévisible, mais il est parfaitement décrit par des équations simples et déterministes. Le lien entre ces deux notions paradoxales, déterminisme et imprévisibilité, est la propriété de sensibilité aux conditions initiales : deux conditions initiales semblables peuvent conduire à des états très différents du système. Cette propriété est la principale caractéristique des systèmes chaotiques. Quelques années après Rikitaké, le météorologue Edward Lorenz introduisait le premier modèle d'atmosphère sensible aux conditions initiales ; pourtant son système ne comportait que trois variables. Les modèles d'atmosphère actuels comportent un très grand nombre de variables, mais ils présentent aussi une grande sensibilité aux conditions initiales : dix hypothèses compatibles avec les relevés météorologiques conduisent à dix prévisions, parfois complètement différentes, du temps qu'il fera la semaine suivante. Les météorologues tentent de définir un horizon (une échéance) de prévisibilité. Actuellement, I'échéance de fiabilité des prédictions météorologiques est d'une semaine.
Cette approche serait intéressante en économie. Ainsi l'augmentation d'un impôt peut avoir un effet positif à court terme sur les finances de l'État, mais négatif à long terme s'il appauvrit les ménages. Peut on définir un horizon de prévisibilité pour un tel système ? Les concepts introduits par les théories mathématiques du chaos permettront sans doute une approche plus objective dans des domaines aussi difficiles que l'économie. »
La théorie du chaos pourrait aussi avoir une implication en sociologie. Un changement de société s'opère lorsque le nombre de personnes qui interagissent dépasse un certain seuil. Dans une civilisation rurale, chaque individu possède un petit nombre d'interlocuteurs ; la situation est stable. En revanche, dans les civilisations urbaines actuelles, les rapports entre les individus sont multiples. Selon ce schéma, la révolution industrielle serait plutôt due au développement de la civilisation urbaine qu'au progrès technologique. ». Entre le temps et l'Eternité » Ilya Prigogine et Isabelle Stengers.
On pourrait prendre aussi un exemple littéraire : le labyrinthe de J.L.Borges ,telle sa description de sa cité éternelle dans l’Immortel/
« Cette cité ne suit aucune idée, aucune intention, se déploie en un labyrinthe de labyrinthes dont la seule existence contamine toute cohérence. L'ordonnance des astres, reflétée en ses murs lisses et polis, devait elle-même s'en trouver affectée. Savoir qu'une telle cité ait pu se produire, cela nous fera soupçonner que l'univers visible est lui-même issu d'une défaillance de la raison, poursuivant un entrelacs chaotique de conjonctures les unes plus aberrantes que les autres. L'ordre n'est qu'une illusion, un leurre produit par le désordre des rencontres et des recoupements. »..
" Un labyrinthe est une chose faite à dessein pour confondre les hommes ; son architecture, prodigue en symétries, est orientée à cette intention. Dans les palais que j'explorai imparfaitement, l'architecture était privée d'intention. On n'y rencontrait que couloirs sans issue, hautes fenêtres inaccessibles, portes colossales donnant sur une cellule ou sur un puits, incroyables escaliers inversés, aux degrés et à la rampe tournée vers le bas. D'autres, fixés dans le vide à une paroi monumentale, sans aboutir nulle part, s'achevaient, après deux ou trois paliers, dans les ténèbres supérieures des coupoles. Je ne sais si tous les exemples que je viens d'énumérer sont littéraux ; je sais que, durant de nombreuses années, ils peuplèrent mes cauchemars ; je ne peux pas décider si tel ou tel détail traduit la réalité ou les formes qui éprouvèrent mes nuits. « Cette ville, pensais-je, est si horrible que sa seule existence et permanence, même au cœur d'un désert inconnu, contamine le passé et l'avenir, et de quelque façon compromet les astres. Aussi longtemps qu'elle subsistera, personne au monde ne sera courageux ou heureux. » Je ne veux pas la décrire, un chaos de paroles disparates, un corps de tigre ou de taureau, où pulluleraient de façon monstrueuse, conjuguées et se haïssant, des dents, des viscères et des têtes pourraient à la rigueur en fournir des images approximatives » . J.L.BORGES. L'IMMORTEL.
A cette vision d'un monde symbolisée par le hasard comme jeu du monde correspond une forme de pensée qui n'exclut pas la rationalité mais qui est pourtant différente de la rationalité dominante souvent comprise comme logique mathématique. Cette idée d'une pensée, en effet, qui ne se réduit pas aux calculs ni aux savoirs de la raison» d'une pensée qui soupèse les tendances de ce qui est en mouvement, d'une pensée du «coup d'œîl», a pris comme nom dans la tradition philosophique ceux de Métis ou encore de Prudence. Comme l'exprime R.Thom ,justement à propos des jeux : « En face d'une situation locale énigmatique, la raison universelle - le logos - ne suffît pas. II faut recourir à l'habileté, à cette forme d'intelligence rusée que les Grecs classiques appelaient la Métis, »
Les anciens grecs avaient dégagé en effet cette forme d'intelligence de la ruse, que symbolisait Ulysse le héros de l'Odyssée ; la mythologie en avait fait une déesse mère avant que Zeus fondateur de l'ordre ne la supplante en l'intégrant(il l'avait avalée), épisode qui dévoile bien son destin futur dans la culture. La métis s'exerçait sur des plans très divers mais toujours à des fins pratiques : savoir-faire de l'artisan, habileté du sophiste, prudence du politique ,( elle sera le centre de la reflexion de Machiavel dans le Prince combinant virtu, force de caractère et sens de l'occasion, avec la Fortune)ou art du pilote dirigeant son navire. Elle impliquait ainsi une série d'attitudes mentales combinant le flair, la sagacité, la débrouillardise. C'est celle d'Ulysse, l'homme de toute les ruses, de tous les tours, de toutes le feintes, qui sait se tirer d'affaire, dans toutes les circonstance, si difficiles qu'elles soient et où il puisse se trouver. Ulysse est un joueur de mots avec le cyclope (il prétend se nommer Personne d'où la réponse du cyclope blessé : qui t'a aveuglé ? Personne ! ), et il massacre les prétendants à sa succession en proposant un jeu de tir à l'arc. Multiple et polymorphe, la métis s'appliquait à des réalités mouvantes qui ne se prêtent ni à la mesure précise ni au raisonnement rigoureux. Engagé dans le devenir et l'action, cette forme d'intelligence a été, à partir du Ve siècle, refoulée dans l'ombre des philosophes. A ce moment une culture qui était fondamentalement orale, et où la communication du savoir se faisait à travers des formes poétiques, le rythme la danse ou la musique, invente une pensée nouvelle que favorise l'écriture. Cette pensé va s'attacher à ce qui est stable constant et permanent dans le monde : l'identique et l'intelligible. Le savoir grec va instituer une mathématique et une philosophie de l'être opposée au paraitre .Tout ce qui est réalité changeante est ainsi disqualifiée comme illusion et copie chez Platon et la métis disqualifiée avec la rhétorique des Sophistes.
« Alors, notre travail, à Detienne et à moi, (Les Ruses De L'intelligence. La Metis Des Grecs, )c'est une sorte d'enquête qui se déplace continuellement, d'un secteur à l'autre de la pensée et de la vie sociale des Grecs, qui prend les choses au niveau de ertaines techniques, les plus archaïques. Les techniques par lesquelles on combine des filets, on tresse des pièges, on ajuste des morceaux de bois pour en faire dans la charpenterie un objet nouveau et puis aussi dans le domaine de la rhétorique, avec les sophistes de la politique, avec ces hommes qui doivent avoir, comme Thémistocle, assez de flaire et d'astuce pour deviner à l'avance ce qui va se produire et, de là aussi, dans le domaine du monde animal où certaines bêtes sont en quelque sorte aux yeux des Grecs, les symboles de ce type particulier d'intelligence et spécialement deux animaux : le renard, parce que le renard c'est l'animal à métis, c'est le fourbe, le rusé fait animal comme Ulysse est le rusé fait homme, et aussi le poulpe .Les Grecs pensent que seul le même peut agir sur le même. Et que seul le même peut connaître le même. Et il faut que l'intelligence se rende semblable à l'objet auquel elle s'applique (ce que fait le poulpe )et si cet objet est un objet mouvant, est un objet inquiétant, est un objet qui prend toutes les formes l'intelligence doit se faire elle-même plus polymorphe, plus souple et plus dangereuse et ambiguë que ceux qu'elle essaye de connaître. C'est ce type d'intelligence que nous avons voulu définir ». « J.P. Vernant .Entretiens
Que la métis soit bien la pensée du joueur c'est ce que démontre Colas Duflo dans « Jouer Et Philosopher »Il insiste d'abord sur l'idée que le « petit joueur » est un mauvais joueur parce qu'il refuse de prendre les risques inhérent à tout acte ludique et partie intégrante de tout jeu. Le petit joueur ne joue pas. .Alain dans Les Jeux Et Les Hommes parlait du jeu de hasard qui est « l'âme de tous les jeux »et il écrivait à propos des échecs qui semblent pourtant le comble de la rationalité : « Le jeu d'échecs, qui élimine si bien le sort , ne reste un jeu que par l'imprudent décret qui n'attend point de savoir ».
Aux échecs même, l'intérêt du coup relève bien de l'inconnu et c'est pourquoi lorsqu'il n'y a plus d'incertitude dans la partie, celle-ci s'arrête ,devenant maintenant ennuyeuse pour les joueurs, parce que purement prévisible. (défaite reconnue ou partie nulle). Il y a sans doute un savoir des échecs, des traités qui enseignent toutes les variantes des parties jouées, en particulier des Ouvertures. Ce savoir est indispensable pour améliorer les qualités du joueur mais aucun traité, aucun savoir ne donne les procédures qui permettent de gagner toujours ; au point dit Colas Duflo que le statut de ce savoir ne vise pas tant à garantir mes gains qu'à m'informer sur les risques. Ce savoir est, en ce sens, bien différent du calcul mathématique de la théorie des jeux, par ses composantes même qui renvoient à la métis des grecs : un sens du futur qui n'assure sa prise sur les êtres que parce qu'elle est capable de prévoir, par-delà le présent immédiat, une tranche variable de futur. Mais cette qualité en suppose une autre qui semblerait contradictoire : la vertu qui est celle de la compréhension du maintenant, donc du temps, que les grecs appelaient kairos, occasion ou moment opportun
« La surabondance des ouvertures pourrait laisser penser que les échecs se réduisent à un exercice de mémoire des coups et variantes « préparés à la maison ». Mais une partie ne s'arrête jamais, ou presque, aux ouvertures théoriques' et un proverbe célèbre le moment de créativité qui s'ouvre lorsque la Théorie se tait : « Entre l'ouverture et la finale, Dieu a placé le milieu de partie. » Car si, à l'instar de l'ouverture, la « finale » est le moment où un nombre restreint de pièces permet d'appliquer, presque à la lettre, des techniques éprouvées (la « Théorie des finales ») qui démontrent par exemple comment gagner une « finale Roi + Tour + Pion contre Roi + Tour », le « milieu de jeu » est le moment par excellence où réaliser habiles combinaisons, pièges subtils, défenses efficaces, plans harmonieux..., que le joueur est seul à concevoir en fonction des coups que lui oppose son adversaire. C'est pendant le « milieu de partie » que se décide généralement le résultat de la partie. Les « figures » des deux camps sont « développées », inquiétant des cases ou des pièces ennemies. Les pions menacent par des « échanges » ou des « poussées » de rendre l'action des pièces encore plus efficace. Un « clouage », une « fourchette », une « enfilade », une « attaque sur l'aile-dame » ou « au centre », peuvent à tout moment faire basculer la partie car il suffit d'une pièce, ou même d'un pion de plus, pour transformer une situation « égale » ou « équilibrée » en une « position gagnante ». La science des « finales » permettra ensuite de réaliser cet « avantage matériel » (le pion ou la pièce d'avance) en passant d'une position gagnante à une partie gagnée. »
« Mais tant que la position sur l'échiquier reste suffisamment complexe, ce schéma de gain reste idéal car une contre-attaque subite, un piège (grossier ou subtil) non évité, une « attaque sur le roi », un « sacrifice » non prévu, peuvent toujours retourner les chances des deux adversaires.
Dans un petit recueil d'anecdotes, Claude Scheidegger raconte comment il a été contraint de finir, dans de mauvaises conditions de jeu, une partie qu'il perdit malgré le large avantage dont il disposait à un moment. « Furieux de cette défaite à laquelle je ne m'attendais pas, je jurai mais un peu tard que l'on ne m'y reprendrait plus de jouer dans de telles conditions. Et de faire état de Ma position, de Mon pion « passé » qui devait logiquement aller à dame. L'adversaire m'écouta attentivement débiter mon amertume, puis, soudainement, sortit de son mutisme et me dit : Oui vrai, MAIS J'EXISTE ! » .Thierry Wendling. Ethnologie Des Joueurs D'échecs. PUF.
Colas Duflos explicite les composantes de cette intelligence du joueur, après avoir pris l'exemple du Sumo qui ne dure qu'un instant, quant au combat, et qui suppose de saisir, comme un éclair, le moment où l'on surprendra l'adversaire pour le pousser hors du ring. Il définit de cette façon ce qu'il nomme « prudence imprudente » ou « économie du risque » ,un autre nom de Métis. Cette économie du risque serait, pour prendre un exemple, celle du héros de Tolstoï, dans Guerre Et Paix, le général Koutouzov, géant borgne et endormi. Celui-ci refuse le plus souvent de livrer bataille, courant toujours le risque momentané et apparent de donner l'avantage à l'adversaire, à la différence des généraux autrichiens, fiers de détenir une Science De La Guerre, déduite des conflits de l'histoire mais qui perdent régulièrement au final parce qu'aucune bataille ne correspond au plan , du fait des circonstances réelles ,du terrain, du temps etc. Koutouzov est celui qui sait modestement que l'histoire est le fait de forces profondes, et que ce qui se produit n'est que la « concordance des causes et des volontés »(ce qu'a perdu de vue Napoléon dans le roman) . Il épouse l'évènement comme le poulpe des grecs. Aussi bat il toujours en retraite lors de la campagne de Russie ou ne se bat que contraint jusqu'au moment où la concordance se réalisera : l'hiver russe, la baisse de moral des troupes françaises qui abandonnent Moscou etc…..
« Ceci aussi le cas du gardien de but, au football, qui doit anticiper sur la trajectoire du ballon, au moment du penalty. Il y a là, à n'en pas douter, tout un ensemble de conduites réglées par une volonté très nette d'assumer un risque tout en le refusant ou. du moins, en le minimisant autant qu'il est possible de le faire. Pour reprendre l'exemple précédent, il est nécessaire pour le gardien de choisir un côté où partir avant même que le pied du tireur ait touché la balle. En ce sens, c'est là prendre un risque maximum, puisqu'il s'agit presque d'un pari où il n'y a qu'une chance sur deux de réussir. Mais c'est un risque nécessaire, puisqu'une décision trop tardive est la garantie d'un échec. Si bien que c'est dans cette capacité à deviner l'adversaire, c'est-à-dire à choisir un risque de la façon la plus éclairée possible, que réside la véritable prudence ludique.
Mais ces connaissances théoriques et pratiques, qui sont les premières choses à quoi Ton pense lorsqu'on veut expliquer une conduite ludique plus subtile et plus sage, ne constituent pourtant pas en elles-mêmes la prudence ludique et ne suffisent en tout cas pas à en montrer la forme et la nature.
Mais la conduite du joueur n'a rien d'aléatoire, elle manifeste au contraire une réflexion qui vise à prendre le risque en compte et - c'est en cela qu'on a pu comparer l'assurance à un jeu - à en estimer la possible nuisance. Tout coup, même s'il n'attend point de savoir, est une estimation prudente du rapport entre le gain espéré et le risque consenti.
La prudence ludique est ce qui va faire que le joueur d'échecs, par exemple, s'engage dans telle variante qu'il connaît mieux - ou qu'il espère que son adversaire connaît moins bien. En faisant un tel choix stratégique, en début de partie, entre un grand nombre de coups possibles, le joueur ferme un certain nombre de possibilités futures. II ne sait pas, bien sûr, qui va gagner, ni même quelle forme exactement prendra le milieu de partie, mais il sait qu'il choisit une certaine forme de partie, qu'il assume un certain nombre de risques (même s'il ne sait pas encore exactement lesquels) et en exclut irrémédiablement d'autres. Rien ne pourra faire, si je joue une défense française, que ce soit une défense Petroff. Ce qui veut dire concrètement que, pour des raisons diverses, mais qui supposent de ma pari une réflexion, j'ai choisi, plutôt que d'autres, certains risques.
C'est en cela que nous pouvons qualifier la prudence ludique d'économie du risque. Elle ne vise pas à la suppression du risque, qui est comme nous l'avons vu inhérent au jeu mais bien plutôt à sa bonne gestion. … » .Colas Duflo. Jouer Et Philosopher.
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