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Segalen, comme homme et poète, fut confronté chaque fois aux limites qu’impose le réel (l’enfance et l’éducation morale chrétienne d’abord, la mort, la dépression, l’agonie de certaines cultures) comme à celle de l'art,(la littérature exotique) ; de cette rencontre avec la limite ils va tirer un sens du voyage comme un investissement créateur et des formes poétiques nouvelles.
« Ce livre composite, à la fois roman, étude ethnographique, poème, est aussi et surtout pour nous qui connaissons la suite de l'histoire une exploration et une confession personnelles. Rien n'est plus précieux que la vie pour ceux qui ont failli la perdre. D'avoir risqué de mourir de la typhoïde à San Francisco fut pour Segalen une incitation à une révolution sensuelle. «Je t'ai dit avoir été heureux sous les tropiques: c'est violemment vrai. Pendant deux ans en Polynésie, j'ai mal dormi de joie J'ai eu des réveils à pleurer d'ivresse du jour qui montait... J'ai senti de l'allégresse couler dans mes muscles.» Voilà ce qu'il écrira plus tard.
II reste beaucoup de cette allégresse dans le livre. Il se nourrit de nombreuses expériences personnelles. Le tableau que Segalen trace de la Tahiti d'autrefois doit beaucoup à celle qu'il a connue au lendemain de sa renaissance. La voix profonde du livre est celle d'un Lazare transfuge de la mort, le chant d'un corps délivré.
Ce premier livre de Segalen est bourré de révoltes, de promesses, d'engagements. Ce monde tahitien qu'il recrée est son image personnelle de l'âge d'or. Il comprend que désormais sa tâche sera de sentir et d'exprimer la saveur du divers. Les Immémoriaux, c'est d'abord un serment à la joie. » Henri bouiller. Victor Segalen. mercure de France.
« Les Immémoriaux », on l’a dit précédemment sont difficiles à classer dans un genre déterminé. (On peut faire la même remarque pour l’ensemble de l’œuvre de Segalen qui semble avoir eu toujours beaucoup de mal à se plier à la règle des catégories et des genres). Chacun de ses livres tend à détruire les distinctions trop tranchées. De là, leur aspect déroutant, mais aussi leur originalité et leur force. Nulle part dans sa correspondance, nulle part dans la liste de ses œuvres, il n'a donné le titre roman. Les termes de livre, d'ouvrage qu'il emploie pour en parler, indiquent bien de sa part un refus de le ranger dans une catégorie particulière. L’œuvre est en fait conçue pour dépasser un genre trop exploité (la littérature pittoresque ) et pour exprimer, d’une manière presque ethnographique , un exotisme très personnel
« Tout cela, réaction non plus du milieu sur le voyageur, mais du voyageur sur le milieu vivant, j'ai tenté de l'exprimer pour la race maorie. Et c'est ici que je reviens précisément à moi-même. Pourquoi ne pas le faire plus tard pour ce que je verrai : un temple, une foule chinoise, un fumeur d'opium, un cérémonial d'ancêtre, une grande ville aux millions d'habitants... pour tout ce qui serait par ailleurs d'un exotisme usé, mais qui, de ce fait, prendrait une face absolument nouvelle. »essai sur l’exotisme.
La fin du XIXe siècle, dans laquelle s'inscrit la perspective segalénienne, est un moment de transition, une césure, imposant son articulation aussi bien au monde politique, qu'au monde intellectuel ou artistique. Il participa activement, et sans nécessairement le savoir, des grands courants de pensée de son époque en rejoignant les préoccupations d'illustres de ses contemporains: Claudel est l'un d'entre eux, Saint-John Perse également
C’est une époque où justement les récits de voyage et les romans exotiques sont très en vogue. Pierre Loti, Claude Farrère, Gilbert de Voisins qui sera le compagnon de voyage de Segalen —, reprennent avec succès les recettes du « Voyage en Orient » mises en oeuvres par les Romantiques. N'envisageant le dépaysement que comme un divertissement, cette littérature d'impression semble à Segalen une entreprise mensongère et frelatée, tout occupée à la séduction du public : « Jeter par dessus bord tout ce que contient de mésusé et de rance ce mot d'exotisme. Le dépouiller de tous ses oripeaux : le palmier et le chameau ; casque de colonial ; peaux noires et soleil jaune…
Segalen fit sienne une morale aristocratique et individualiste à la suite de Nietzsche ; il s’est fait une règle de tirer des sens tout ce qu'ils peuvent lui procurer de joie. Rien de plus net à cet égard que son dialogue avec Claudel où, il oppose au credo catholique un credo purement esthétique
« Je récuse ayant tout sa première "noble vérité" : La Vie n'est pas Souffrance. LaVie est Joie, le désir est joie, la Sensation est bonne à sentir. Et ce sera l'éternel conflit» (Journal de voyage de Tahiti à Toulon, 22 décembre 1904).
« Il ne variera jamais sur cette idée que le monde est illusoire et beau, et que la tâche de l'art est de le manifester, non pas, comme le proclame Claudel, pour en faire hommage à un Dieu personnel et dogmatisé, mais pour contribuer à l'extension de la joie humaine et à l'enrichissement d'une vie enfin lavée de la souillure originelle. A en croire ses déclarations, il est bien de ces artistes pour qui, au grand scandale de Claudel qui le reproche si vivement à Suarès, l'Art finit par tenir lieu de tout. Là encore la théorie de l'esthétique spectaculaire lui offre des raisons d'obéir à son instinct profond. Le thème de la diversité du monde lui permettra d'autre part d'infinies variations, et servira de base à sa conception toujours plus approfondie de l'exotisme. » Henri bouiller op.cité
Pour ce faire, toute l’œuvre de Segalen distinguera et conjuguera, à la fois, impression et vision du monde d’où il tirera sa conception de l’artiste. « “Voir le monde et puis dire sa vision du monde”, je l'ai vu sous sa diversité. Cette diversité, j'en ai voulu, à mon tour, faire sentir la saveur »
L'Exotisme est ainsi conçu comme une esthétique du divers. Segalen cherchera à entendre la voix profonde des peuples qu'il fréquente. Il marquera par là même toute la distance qui le sépare des spécialistes de l'exotisme littéraire qui imposent à tout moment leur propre personnage et ne cessent de dire ce qu'ils ressentent de pays en pays. Aussi leur reprochera-t-il d’avoir esquivé le plus difficile qui est de restituer le génie des lieux et des peuples. Il mettra au contraire tout son art à les exprimer plutôt qu'à définir sa réaction devant eux. Par une sorte de mimétisme spirituel, il se rendra semblable à l'autre pour mieux traduire ce qu'est l'autre. Avant même d'écrire ses Notes sur l'exotisme, il laisse parler et agir ses personnages, comme s'il se contentait de transcrire les récits. Exotisme qui ne suppose pas seulement une documentation livresque, mais une pénétration des caractères et des sentiments, un sens profond des différences essentielles.
C'est à l'exotisme qu'il faut revenir pour trouver la voix personnelle et profonde du livre, c'est lui qui donne une unité aux éléments un peu disparates de cette œuvre si complexe. Le jeu exotique, tel que le comprend Segalen, consiste à présenter comme allant de soi mœurs et coutumes étrangères, et à feindre un étonnement scandalisé devant celles de sa propre race et de son propre pays. Il aboutit ainsi à faire connaître la culture des autres, mais aussi et surtout à juger la sienne, à prendre conscience des échos que les autres font naître en lui-même. Le voyage bien compris nous apporte des révélations sur les autres, mais plus encore sur nous-mêmes. Les Immémoriaux sont à la fois une enquête sur les Maoris et une exploration par Segalen de ses propres tendances. Henri bouiller op.cité (C’est moi qui souligne ici ) .
Dans les Immémoriaux, se construit donc une forme paradoxale de récit en rupture avec l'idéologie romanesque traditionnelle. En effet, celui qui parle n'a plus pour origine cette culture occidentale qui l'amène à projeter sur l'Autre ses propres valeurs ; Ici, le narrateur est l'Autre, confronté à l'intrusion de l’occident (les missionnaires) dans son champ culturel. Par une véritable immersion dans la culture de l'Autre, les coutumes les plus éloignées des nôtres nous sont présentées comme allant de soi , d’où l'impression d'étrangeté qui, au second degré, en résulte pour le lecteur occidental. De la même façon que Gauguin était capable d’épouser les canons esthétiques de Tahiti et de participer aux croyances indigènes et à la vision du monde des Tahitiens, Segalen essaya dans Les Immémoriaux d’inventer la forme littéraire qui pouvait pénétrer avec plus de succès dans une culture aux prises avec la mort et l’oubli.
Le texte manifeste par exemple un véritable bilinguisme qui fait des Immémoriaux le simulacre d'un récit dont l’énonciateur serait un insulaire. D'où un travail du polynésien sur le français, un jeu des deux langues l'une sur l'autre, sensibles dans la mise en œuvre du lexique maori. Etrangeté voulue que donnent au roman les néologismes, les mots pris dans une acception spéciale, ou les termes techniques. De même l'utilisation du langage métaphorique vient mimer le mode d'expression caractéristique des cultures orales primitives.
Ainsi, par ses constantes intrusions dans le récit, dont la fonction est à la fois normative et prescriptive, le narrateur se fait-il le gardien d'un ordre, le défenseur d'une orthodoxie. Sa parole témoigne, par là même, d'une familiarité profonde avec les rites d'une culture qui est la sienne, dont il est en même temps l’usager et le zélateur.
Ainsi des pratiques culturelles les plus artisanales et les plus spécialisées, comme la technique de calfatage des pirogues qui nous est minutieusement décrite, aux plus sacrées, comme les rites totémiques qui interdisent aux Nuù-Hiviens de manger du « cochon rouge »,par référence à l’ancêtre fondateur le grand-prêtre Témoana, les coutumes les plus diverses sont évoquées avec le naturel de ce qui va de soi, de ce qui fait partie du consensus culturel maori . Et c'est ici qu'intervient la prodigieuse documentation sur laquelle s'appuie Segalen, dans cette exacte reconstitution de toute une civilisation... Mais cette érudition efface ici ses propres traces et le document, intégré au point de vue romanesque, construit et garantit, tout à la fois, l'authenticité du regard indigène.
Ce qui frappe et parfois déconcerte le lecteur occidental des Immémoriaux, c'est d'abord l'importance du lexique maori. Pierre Jourda y décèle même un abus Il est vrai que, contrairement à d'autres écrivains exotiques, Segalen ne traduit jamais en bas de page les expressions qu'il utilise. Il ne donne pas non plus la signification du mot importé, dans le texte lui-même, procédé cher à Loti
En inversant la perspective traditionnelle d’énonciation et en faisant du narrateur des Immémoriaux une sorte d'incarnation langagière de la conscience collective maori, Segalen inscrit donc, dans son esthétique romanesque, sa conception de l'exotisme et, plus particulièrement, cette théorie du « choc en retour » sur laquelle s'ouvre l'essai. C'est pourquoi ce premier roman est pour lui cette «œuvre pure» à laquelle il restera profondément attaché... marc gontard. victor segalen une esthetique de la difference .l’harmattan
Avec la conception du choc en retour on peut même aller plus loin que les remarques précédentes : pour Segalen «L’Autre», au-delà de faire toujours référence à la culture tahitienne elle-même, a tendance à prendre un sens inverse en faisant plutôt référence à la présence des missionnaires européens, en particulier des protestants et des anglais. C’est l’européen qui va devenir l’Autre aux yeux des natifs, et aux yeux de Segalen qui tente de transmettre cette conception de l’Autre au lecteur non sans une mordante ironie. ...
Pour leur souhaiter la bienvenue, il faut leur tendre la main droite au lieu de leur flairer le visage. Les matelots échangent volontiers leurs richesses contre les caresses des femmes ; les missionnaires, eux, s’ils acceptent cochons et fruits, repoussent avec une même expression d’horreur l’approche des filles nues et rieuses et le sacrifice de quelques malfaiteurs en l’honneur de leurs dieux . Ils disent n’avoir qu’un dieu qu’ils honorent de chants monotones et prétendent que tout homme doit se satisfaire d’une seule femme... Les navigateurs étrangers regardent le ciel à travers des instruments bizarres et ils affirment être capables de mesurer, au moyen de leurs signes, la distance entre le soleil et la lune.
« Où sont-ils, enfin, ces étrangers?
Pas loin d'ici. Leur grande pirogue est amarrée dans la baie Matavaï, pour longtemps!
Térii connaissait, par les récits des Maîtres, la large baie hospitalière et libre, ouverte, sans récif, vers la mer extérieure, pour accueillir au hasard des vents tous les hommes blêmes aux labeurs mystérieux. C'est à Matavaï que le chef étranger Tuti, campé sur la rive, considérait les étoiles à travers un gros bambou jaune et luisant. Un jour il le dressa vers le soleil et dit au grand-prêtre Tupa'ïa, son fétii, que « l'étoile Taù-rua s'apprêtait à traverser la Face de Lumière ». Il ajouta que ce coup d'œil, sans plus, avait déterminé sa venue dans l'île, que les savants Piritané, au moyen de nombres figurés par des signes et combinés entre eux, en concluraient combien de pas distancent du soleil la terre Tahiti : Tupaïa ne l'avait pas cru. Tupaï'a savait pourtant ce qu'ignorent le reste des hommes, fussent-ils prêtres de rang premier. Mais c'était une idée grossière, une injure aux atua supérieurs : Taùrua, petit astre vagabond, bien que la plus lumineuse des étoiles, ne franchit point la lumière de Oro. Un astre seul peut s'y perdre, qui renaît ensuite : et c'est Hina-du-ciel, la femme lunaire, l'impérissable femelle dans les cieux, qui parfois, s'approchant du Fécondateur, l'étreint, le mord, et l'obscurcit. Puis, songeait encore Térii, comment figurer un chemin que nul n'a jamais couru, sauf peut-être Hiro, placé depuis au rang des dieux! Or, avant de toucher à la Baie de lumière, - qui est le séjour de Tané - Hiro avait dû franchir, par neuf fois, les voûtes du ciel, et traverser les neuf firmaments. Tout cela, Tuti n'aurait pu, même à travers le gros bambou jaune, l'entrevoir. Car son œil ne perçait point le premier ciel. Il n'est pas bon d'étendre aux espaces supérieurs les petites mesures des hommes qui piétinent les sentiers terrestres! Les immemoriaux.
- Ironie sans doute, mais ironie tragique dont on pourrait résumer la trame à partir d’une impression de voyage de l’auteur: «La nature est restée sans doute intacte, mais la civilisation a été, pour cette belle race maorie, infiniment néfaste». Un aspect de ce tragique consiste dans le fait que dans sa quête d’un retour à l’Âge d’Or, la culture européenne a détruit le paradis qu’elle s’efforçait de récupérer. La composition de l’ouvrage en reconstitue le drame avec une rigueur logique:(trois parties dont la première et la troisième sensiblement d'égale longueur, tandis que la deuxième, beaucoup plus courte, figure en apparence une sorte de parenthèse entre les deux périodes représentées.) Deux coupes à vingt ans de distance marquent ainsi l’opposition entre la vie libre et heureuse d’autrefois et la vie faite de restrictions morales et de veulerie imposée par les missionnaires et leurs alliés au sein même de la population(le roi et les convertis). Le sujet le plus apparent du livre est donc l'histoire du déclin d'une civilisation, à la fois sous l'effet de contraintes politico-religieuses et à cause de la nonchalance et de la lâcheté des intéressés. Il fallait décrire la société polynésienne d'avant l'arrivée des Européens et des missionnaires et cette même société après vingt ans de soumission au christianisme européen. Quant à la deuxième partie elle ne semble à première vue ne constituer qu’une période de transition destinée à rendre sensible l'écoulement du temps et le danger mortel couru par une civilisation oublieuse des paroles sacrées. Segalen la définit lui-même « comme la part nautique et légendaire. . Sa raison d'être dans le récit est de me faire gagner vingt ans, et aussi d'appuyer sur les anciens Dires une dernière fois... » (à Farrère, le 2 août 1906).Nous verrons que tel n’est pas le cas en réalité
L'examen de la composition nous fait apercevoir en effet l'importance dans ce récit, de l’élément tragique entre tous, le Temps. Vingt ans séparent les événements de la première partie des événements de la dernière et, comme ce livre est l'histoire d'une décadence, l'action destructrice du Temps est pleinement mise en valeur par l'opposition entre la vie joyeuse du début et la mélancolie morbide de la fin. Le Temps est avec le christianisme et l'oubli, une force hostile qui conspire contre la joie. C’est cette puissance de destruction que l’auteur tente d’exorciser par l’art.
Il a donc voulu, non pas décrire la Polynésie qu'il a connue, mais reconstituer la vie libre et joyeuse d'autrefois, celle du XIXème siècle finissant, s’abâtardissant à au contact du christianisme européen. Naturellement, si la Polynésie de la première et de la troisième partie sont des reconstitutions historiques, Segalen a glissé dans ces tableaux bien des impressions personnelles, des traits de mœurs directement
observés, tandis que la terre et le ciel et la mer imposaient leur présence.
La valeur fondamentale de la culture maorie est la célébration des forces vitales qui unissent l'homme au cosmos et qui font du corps un élément essentiel de la relation au sacré. C'est pourquoi le sensualisme est la règle première de l'existence tahitienne et son mode de dévotion au dieu majeur que représente Oro, le Soleil fécondateur.
Car tout est matière, sous le ciel Tahiti, à jouissances, à délices : les Arioï (prêtres) s'en vont? - En fête pour les adieux. Ils reviennent pour la saison des pluies? - En fête pour leur revenue. Oro s'éloigne? - Merci au dieu fécondant, dispensateur des fruits nourriciers. Oro se rapproche? - Maéva! pour le Resplendissant qui reprend sa tâche. Une guerre se lève? -joie de se battre, d'épouvanter l'ennemi, de fuir avec adresse, d'échapper aux meurtrissures, de raconter de beaux exploits. Les combats finissent? -joie de se réconcilier. Tous ces plaisirs naissaient au hasard des saisons, des êtres ou des dieux, d'eux-mêmes; s'épandaient sans effort; s'étendaient sans mesure : sève dans les muscles; fraîcheur dans l'eau vive; moelleux des chevelures luisantes; paix du sommeil alangui de âva; ivresse, enfin, des parlers admirables... Les étrangers, - où donc se vautraient-ils, - prétendaient se nourrir de leurs dieux? Mais sous ce firmament, ici, les hommes maori proclament ne manger que du bonheur…. »
« Alors la joie grandit : les chants se dispersaient, les rythmes se mêlaient, les cris sautaient hors des gosiers. Des lueurs éclataient dans les luisantes prunelles, et les paupières, comme des bouches épanouies, souriaient. Parfois, dans la mêlée splendide, passait, d'une tête à l'autre, un même frémissement, et toutes les têtes, ensemble, se levaient pour clamer un grand cri d'allégresse. Dans les âmes légères, illuminées par l'esprit du âva, ne surgissaient que des pensers alertes et des désirs savoureux. A travers les visages pénétraient, jusqu'au fond des poitrines, les formes familières des monts, le grand arc du corail, la couleur de la mer, et la limpidité des favorables firmaments. Les brasiers, invisibles dans le jour, exhalaient une vapeur ondoyante à travers quoi palpitaient aux yeux la montagne, les hommes, les arbres. Le sable dansait en tourbillons étincelants. Et le corail, la mer, les firmaments, les brasiers et le sable, n'étaient que la demeure triomphale façonnée et parée pour le plaisir des maîtres-heureux. Les immemoriaux.
Le trait fondamental du caractère tahitien, celui qui devait séduire le plus Segalen, est un désir constant, insatiable, de jouir des plaisirs de la vie. Goût des voluptés, de toutes les voluptés physiques, recherche des biens matériels, tout leur est bon qui donne accès à la joie. L’auteur multiplie les scènes qui mettent en valeur ce trait profond du peuple tahitien. Ivresse sensuelle du contact avec les éléments qui se retrouve dans le plaisir de festoyer, de danser, dans l'érotisme, surtout, jouissance suprême du corps qui, à Tahiti, revêt la dimension d'un culte. Le sensualisme maori est à la fois décuplé et sanctifié lors des fêtes rituelles où, au plaisir d'entendre des « Beaux Parlers » se mêle la joie des nourritures arrosées de Kava et celle de la danse, dépense rythmique du corps et prélude à l'amour physique, que sait si bien évoquer Segalen :
« Des battements sourds, roulant dans les rumeurs, grondèrent : les tambours appelaient aux danses. Un frémissement courut dans toutes les cuisses, à leur approche. Leurs sonneurs, -
vieillards aux yeux morts, - palpaient avec adresse, du bout des doigts, les peaux de requins tendues sur les troncs creux : et leurs mains écaillées voletaient, comme de jeunes mains vives sur un ventre d'épouse. Aussitôt, les couples se dressèrent. Les femmes - poitrines éche-velées sous les fibres jaunes du révaréva, tempes cerclées de couronnes odorantes - avaient noué étroitement leurs hanches d'une natte mince, afin d'étrangler, sous le torse immobile, ces tressaillements dont sursautent les genoux. Les tané se paraient de coquillages miroitants, d'agrafes nacrées, de colliers mordant la nuque. Ils tenaient leur souffle, tendaient les reins et écarquillaient leurs oreilles : un coup de tambour les décocha…« Tous, d'abord tournés vers le meneur-de-danses, imitaient ses gestes, - dépliant les bras, balançant le corps, inclinant la tête et la relevant avec mesure. Puis, à tout petits pas précis et
vifs, comme s'ils piétinaient sur les orteils, ils approchèrent jusqu'à se flairer. Les visages restaient impassibles; les paupières des femmes, baissées : il convient, pour un temps, de cacher ses désirs. Brusquement, sur un battement bref, tout se tut; tout cessa. » Les immemoriaux
L’idéal de vie maori serait donc une fête perpétuelle de tous les sens où l'amour physique jouerait un grand rôle. Sur ce point, Segalen reprend les thèmes bien connus sur la liberté sexuelle complète des Tahitiens, l'absence de liens familiaux, sans soupçonner qu'il existe tout de même certains interdits que l’etnologie a mis en valeur depuis . L'ambition de chacun est de faire partie un jour des Douze Arioïs, des Maîtres-dû-Jouir, qui constituent le bataillon de choc de la joie. A ces forts, à ces puissants sont accordées toutes les splendeurs et toutes les voluptés.
« Nous allons en maîtres;
en maîtres de joie, en maîtres de vie;
en maîtres de volupté! Ailé! E! »
Cela sonnait gaîment par-dessus la voix du récif, par-dessus les gosiers tremblants (des missionnaires protestants ) qui gémissaient :
- « Seigneur, délivre-nous des hommes impies! -Préserve-nous des hommes violents - qui méditent de mauvais desseins dans leurs cœurs! »
Les étrangers, une dernière fois, supplièrent. Mais nul ne les entendit : car le grand péhé des fêtes, autour d'eux, éclatait sans entraves. Puis les conques sonnèrent tout près des oreilles, annonçant les Arioï du septième rang.
Ils parurent, les Douze à la Jambe-tatouée. Ceinturés du maro blanc sacerdotal, poudrés de safran, ils marchaient peints de jaune, dans le soleil jaune qui ruisselait sur leurs peaux onctueuses. Leurs immobiles et paisibles regards contemplaient la mer-extérieure; des souffles passaient dans leurs cheveux luisants, et remuaient, sur leurs fronts, d'impalpables tatu. Leurs poitrines, énormes comme il convient aux puissants, vibraient de liesse et de force en jetant des paroles cadencées les maîtres figuraient douze fils voluptueux de Oro, descendus sur le mont Pahia pour se mêler aux mortels Les immemoriaux
On pourrait facilement penser en lisant ces lignes, que les immémoriaux se situent simplement dans la lignée de certains écrits « philosophiques » du XVIIIème siècle français célébrant le « bon sauvage », libéré de toute contrainte morale et sociale, pour mieux combattre les préjugés religieux et moraux de leur temps ; Le plus célèbre de tous ces écrits restant le Supplément au Voyage de Bougainville, de Diderot. Donc le livre ne serait dans ce cas qu’une une sorte de vision édénique de plus
« Cependant, c'est bien le paradis selon son cœur que Segalen reconstruit au début de son livre. Il n'a pas les couleurs fades et moralisantes de l'Éden rêvé par les « philosophes » du XVIIIème siècle, c'est un paradis où la vie s'épanouit librement avec la complicité bienveillante des grandes forces de la nature. La vie des Tahitiens d'autrefois, telle que la représente Segalen, était un mélange de naturel et de surnaturel, une antichambre de l'éternité. « Le bonheur est si étranger au temps qu'il en supprime la notion », écrit Gauguin dans Noa-Noa. Les Tahitiens vivaient dans ce bain de bonheur et d'éternel. Pour eux, aucun souci de ce temps, notre obsession et la meilleure marque de notre déchéance. A plusieurs reprises, Segalen insiste sur l'étonnement qu'ils éprouvent devant l'importance attachée par les Européens aux jours, aux heures, aux minutes, comme pour mieux nous suggérer qu'ils respiraient dans un temps délivré de l'Histoire. Vrai ou non, peu importe, l'essentiel est qu'il ait rêvé de les replacer dans cet illud lempus imaginaire dont Mircea Eliade a si bien marqué qu'il est une survivance du mythe de l'âge d'or. » Henri bouiller op.cité
Mais le livre présente pourtant une toute autre complexité qu’un simple mythe de l’âge d’or. Le drame commence dès la première partie avant même l’arrivée des étrangers. Si la civilisation occidentale chrétienne triomphe dans la dernière, c'est que les Maoris déjà, se détournaient de leur passé. ils perdaient d'eux-mêmes la mémoire des noms sacrés, des mots anciens, fondements de leur civilisation qui n'était jamais passée au stade de l'écriture. D'où le terme des Immémoriaux qui désigne ces hommes « oublieux », comme l'écrit Segalen dans son Prière d'insérer, « de leurs coutumes, de leurs savoirs, de leurs dieux familiers, de toutes les forces qu'enfermait pour eux leur propre passé ».
Le sujet donc des Immémoriaux étant bien, comme l'indique la composition, l'histoire de la décadence d'un peuple, on voit toute la complexité d'un livre qui fait figure de traité d'ethnographie quand on l'oppose au Mariage de Loti, aventure sentimentale en Polynésie, mais qui, face aux vrais traités, tire beaucoup sur le romanesque. Les Immémoriaux, c'est la dramatisation du traité. Segalen met en scène des personnages, organise des fêtes, des cortèges, des tempêtes. Il s'efforce d'imposer une unité à son livre, de relier des chapitres les uns aux autres en inventant le personnage de Térii, comme agent de liaison. Spectateur ou acteur, Térii figure dans tous, et c'est sur lui que repose l'essentiel de l'intrigue ». Henri bouiller op.cité .( (C’est moi qui souligne ici )
Segalen met donc en scène Térii ,un jeune haérè po, Récitant, gardien des généalogies ancestrales, placé sous la tutelle de Paofai, grand prêtre du «maraé», le sanctuaire de Papara. Déjà l’intérêt de Terii pour les «parlers» est superficiel. Sa véritable ambition est d’accéder au rang d’Arioï, devenir un «Maître-du-jouir»: intégrer leur troupe itinérante qui parcours l’archipel en recevant des privilèges festifs et charnels. Il néglige en outre sa propre initiation au profit de l’observation fascinée et annonciatrice de son évolution, des «Piritané» (Britaniques), des «hommes blêmes» qui sont apparu du temps de ses parents sur la « grande pirogue sans balancier ni pagayeurs » commandée par Tuti (James Cook).
Or la fonction du récitant même de rang modeste, est de contribuer par son savoir à maintenir la cohésion entre l’homme maori et le monde qu’il habite. L’ordre de ce monde repose sur la fidélité et la continuité d’une mémoire qui ne se soucie pas de la mesure du temps mais qui assure par l’enchaînement du verbe la pérennité des commencements. L’erreur est faute, l’évènement est signe. Un mot qui échappe au récitant, c’est un présage qui s’accroche à d’autres présages pour manifester la colère des dieux. « Plus le lien généalogique d'un homme avec les origines est direct, meilleure est sa communication avec les forces créatrices. Plus sont élevés son rang et son pouvoir.
Pourtant Térii va se tromper en énonçant les généalogies sacrées. La célébration d’Oro le soleil-mâle fécondateur de la lune, (alors qu’il espérait y trouver l’occasion, grâce à « son impeccable diction » d’accéder à un rang supérieur parmi les récitants ) va consommer sa déchéance. Pendant qu’il invoque tout d’une haleine les beaux noms ancestraux », il se trompe tout à coup, bafouille, s’immobilise un instant sur « la pierre-du-récitant », voit « les deux étrangers hostiles aux vêtements sombres parmi les peaux nues et les peintures de fête », entend la clameur injurieuse de la foule et s’enfuit... Ce mauvais présage ne fait que confirmer des signes alarmants: des maux jusqu’ici inconnus s’abattent déjà sur l’ile les épidémies (apportées par les étrangers) ou les famines déciment peu à peu les populations.
« Dormait le chef Tavi du maraè Taûtira, avec la femme Taiirua,
Puis avec la femme Tuitéraï du maraè Papara :
De ceux-là naquit Tériitahia i Marama.
Dormait Tériitahia i Marama avec la femme Tétuaii Méritini du maraè Vaïrao :
De ceux-là naquit....... »
…Un silence pesa, avec une petite angoisse. Aùé! que présageait l'oubli du nom? C'est mauvais signe lorsque les mots se refusent aux hommes que les dieux ont désignés pour être gardiens des mots! Térii eut peur; il s'accroupit; et, adossé à l'enceinte en une posture familière, il songeait.
Cette fois, les menaces étaient plus équivoques et nombreuses, et peuplaient, semblait-il, tous les vents environnants. Le mot perdu n'était qu'un présage entre bien d'autres présages que Térii flairait de loin, qu'il décelait, avec une prescience d'inspiré, comme un cochon sacré renifle, avant regorgement, la fadeur du charnier où on le traîne. Déjà les vieux malaises familiers se faisaient plus hargneux. D'autres, insoupçonnés, s'étaient abattus - voici vingt lunaisons, ou cent, ou plus - parmi les compagnons, les parents, les féti. A les remémorer chacun sentait un grand trouble dans son ventre : » Les immemoriaux.
La foule tente alors de s’emparer de Térii afin de le sacrifier aux dieux. Paofai parvient à le sauver en imputant la perte de mémoire de son disciple aux Piritanés. Aussi, pour tenter de réparer sa faute, Térii fait une prophétie: lui, le Récitant, après s’être endormi dans «la grotte redoutable Mara», se réveillera transformé en arbre à pain aux fruits nourriciers et guérisseurs. Mais le miracle n’a pas lieu, et cette fois, la foule ne lui pardonne pas ce mensonge, Térii est contraint de fuir Papara. Il va parcourir l’archipel à la recherche des «signes parleurs», d’abord à bord d’une pirogue, puis, en étant engagé sur des vaisseaux européens. Son exil durera vingt ans…« Térii qui perdit les mots » restera pour quelques-uns le « Disparu avec Prodige ».
(A suivre)
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