LIRE D'ABORD LES TEXTES PRECEDENTS:
«Puisse venir le jour (et peut-être bientôt) où j'irai m'enfuir dans les bois sur une île de l'Océanie, vivre là d'extase, de calme et d'art. Entouré d'une nouvelle famille, loin de cette lutte européenne après l'argent. Là à Tahiti je pourrai, au silence des belles nuits tropicales, écouter la douce musique murmurante des mouvements de mon cœur en harmonie amoureuse avec les êtres mystérieux de mon entourage. Libre enfin, sans souci d'argent et pourrai aimer, chanter et mourir. » Lettre de Paul Gauguin à sa femme.
« Je pars pour être tranquille, pour être débarrassé de l'influence de la civilisation. Je ne veux faire que de l'art simple ; pour cela j'ai besoin de me retremper dans la nature vierge, de ne voir que des sauvages, de vivre leur vie, sans autre préoccupation que de rendre, comme le ferait un enfant, les conceptions de mon cerveau avec l'aide seulement des moyens d'art primitifs, les seuls bons, les seuls vrais ».a jules huret p.gauguin devant ses tableaux
Le projet polynésien s’ébauche à l’été 1890 : le peintre hésite entre Madagascar et cette destination selon plusieurs critères (cout du voyage et de la vie, état sanitaire de la population mais aussi exotisme inspiré de Loti). À Tahiti, on l’a vu, il pense pouvoir vivre presque sans argent ; il lui suffira pense-t-il de lever les bras pour cueillir les fruits nécessaires à sa subsistance. Surtout il recherche toujours plus loin un paradis mythique (imaginaire ?) censé vivifier sa créativité d’artiste. (il inaugure ainsi ce qu’on a appelé le primitivisme). Il a souffert de l’incompréhension de ses contemporains, essuyé l’hostilité ironique ou indignée des critiques, connu la mévente de sa production artistique, source de misère jointe aux récriminations de sa femme Mette. Cette fois, confrontant Tahiti ou Madagascar à l’Europe « royaume de l’or », il oppose une vision paradisiaque de la vie des indigènes, pour qui vivre « c’est chanter et aimer »aux labeurs des hommes et des femmes européens nécessaires selon lui pour satisfaire leurs besoins vitaux. Là bas, il pourra se consacrer aux « grands travaux de l’art »sans souci des rivalités artistiques Il écrit finalement à Odilon Redon : « «Madagascar est encore trop près du monde civilisé; je vais aller à Tahiti et j'espère y finir mon existence. Je juge que mon art que vous aimez n'est qu'un germe et j'espère là-bas le cultiver pour moi-même à l'état primitif et sauvage. Il me faut pour cela le calme. Qu'importé la gloire pour les autres ! Gauguin est fini pour ici, on ne verra plus rien de lui ».
Une vente de ses œuvres, organisée pour financer son entreprise obtient un relatif succès (9860frs). Après un trajet par Copenhague pour embrasser femme et enfants(qu’il n’abandonne donc pas contrairement à la légende) suivi d’un banquet d’adieu de 45 personnes que préside Mallarmé , un voyage de soixante trois jours le conduit à Papeete où il débarque le 9 juin 1891. Il est pourvu d’une mission officielle « gratuite »le chargeant d’étudier paysages et coutumes du pays, « du point de vue de l’art ».Cette mission le fera d’abord bien accueillir par les officiels et les notables du pays.
Dès ses débuts dans la peinture, Gauguin avait cherché une vérité confusément pressentie en Bretagne, à cette pointe extrême des terres occidentales, tendue vers l'océan, réfractaire aux influences, restée farouchement celte sur son granit natal. Déjà il avait fui de Pont-Aven pour aller au Pouldu, plus solitaire. Mais si l'écran de la civilisation s'était aminci, il n'avait pas disparu. La nature intacte de l'homme n'offrait pas encore son contact régénérateur, et cette nature intacte, c'est dans son sang qu'il la portait ; elle fermentait au fond de lui-même. Français de père, il rejoignait par sa mère la souche espagnole, et par elle échappait à l'Europe : sa grand'mère, Flora Tristan, était Péruvienne, fille de Don Mariano Tristan y Moscoso et nièce d'un vice-roi. Quelque lointaine goutte de sang indien explique-t-elle même le profil incaïque du peintre ? Il disait dans une lettre à sa femme, en février 1888 : « II y a deux natures chez moi : l'Indien et la sensitive. La sensitive a disparu, ce qui permet à l'Indien de marcher tout droit et fermement. » Or son père, Clovis, journaliste chassé par le coup d'État, avait tenté de joindre le Pérou en 1851 ; il était mort en route. Mais Paul, sa sœur et sa mère avaient atteint Lima et, là, le futur peintre avait vécu quatre années, celles de cette prime enfance, entre quatre et sept ans, où les souvenirs impriment en nous des traces indélébiles qui, parfois, commandent notre destinée et qui chez lui allaient réveiller une hérédité.
Ainsi s'était déposé en Gauguin, avec le souvenir des ciels lointains « où jamais il ne pleut », l'envoûtement des terres exotiques et de leurs divinités. Il cherchait l'inconscient, et l'inconscient en lui parlait ; il parlait la langue des dieux barbares rencontrés en ses jeunes années ou à travers ses ancêtres. Il les portait en lui, ces dieux, qui n'y laissèrent jamais entrer l'Olympe grec et qui, peu à peu, le ramenèrent, reconquis, à leurs pieds, jusqu'à répudier ses mœurs, sa solidarité de blanc, jusqu'à rede-venir un sauvage. A travers l'espace, Gauguin n'a cessé de tâtonner pour répondre à leur appel, à leur injonction : déjà, à dix-sept ans, matelot, il ralliait les lointaines Amériques, Rio de Janeiro ; puis c'était la Bretagne, bout du monde européen ; puis, en 1887, le voyage de Panama, achevé à la Martinique. Mais il lui fallait plus, il lui fallait encore trouver le Pacifique, s'y perdre dans les îles d'Océanie.. rene huygue.op.cite.(c’est moi qui souligne ici).
L’ile enchanteresse va pourtant bien vite se révéler décevante
. Comme un présage l’arrivée du peintre coïncide justement avec la disparition du dernier roi PomaréV. Tahiti présente déjà le triste spectacle d'une société en pleine transformation, une société en train de se dissoudre inéluctablement dans une autre culture. Pour Gauguin, la mort de Pomaré V en est justement le symbole : Quelque onze ans avant l'arrivée de Gauguin, le gouverneur Chessé a fait signer au roi une cession de son île. Tahiti a perdu définitivement son indépendance et une politique d'assimilation des populations tahitiennes est mise en place. L'île est le théâtre d'un curieux mélange d’individus venus de tous les horizons. S'y côtoient non seulement des polynésiens arrivés des îles voisines, des Micronésiens, mais aussi des Chinois et des Européens, Chaque groupe reste pourtant sur son quant-à-soi. Les colons européens habitent Papeete, mais ils ignorent le plus souvent les usages des autochtones .Ils forment une aristocratie qui se sent aussi à l'aise dans la société occidentale que dans la société polynésienne
Les iles sont par ailleurs le théâtre d’un conflit entre les communautés protestantes anglaises (qui ont traduit la bible en tahitien), les fonctionnaires républicains chargés de défendre la laïcité (l’école publique existera en 1907 seulement) et le clergé catholique qui jouit d’une importante puissance financière et construit des édifices imposants. Gaugin exprimera plus tard, dans NOA NOA, ce qu’avait été son désappointement.
« Enterrement de Pomaré. Six heures départ du palais. La troupe, les autorités, des habits noirs, des casques blancs. Tous les districts marchaient en ordre, le chef portant le pavillon français. Grande masse noire. Ainsi jusqu'au district d'Arué. Là un monument inénarrable, en contraste avec la belle nature, amas informe de pierres de corail liées entre elles par du ciment. Discours de Lacascade, cliché connu traduit après par l'interprète. Discours du pasteur protestant, puis réponse de Tati, frère de la reine…ce fut tout ; on partit : les fonctionnaires s’entassaient dans les carrioles, comme au retour de courses.
Sur la route, à la débandade, l'indifférence des Français donnait l'exemple et tout ce peuple si grave depuis plusieurs jours recommençait à rire, les vahinés reprenaient le bras de leur tanél, dodelinant des fesses tandis que leurs larges pieds nus foulaient lourdement la poussière du chemin. Arrivés près de la rivière de la Fataua, éparpillement général. De place en place quelques-unes, cachées entre les cailloux, s'accroupissaient.
Ce fut tout. Tout rentra dans l'ordre habituel. Il y avait un roi de moins et avec lui disparaissaient les derniers vestiges d'habitudes maories. C'était bien fini : rien que des civilisés. J'étais triste, venir de si loin pour... Arriverais-je à retrouver une trace de ce passé si loin, si mystérieux ? Et le présent ne me disait rien qui vaille. Retrouver l'ancien foyer, raviver le feu au milieu de toutes ces cendres.
Et pour cela bien seul, sans aucun appui. Si abattu que je sois je n'ai pas l'habitude d'abandonner la partie sans avoir tenté tout l'impossible comme le possible. Ma détermination fut bientôt prise : quitter au plus vite Papeete, m'éloigner du centre européen. J'avais comme un vague pressentiment qu'en vivant complètement dans la brousse avec des naturels de Tahiti j'arriverais patiemment à vaincre la défiance de ces gens-là et que je saurais… »PAUL GAUGUIN. NOA NOA
Et Gauguin de quitter bien vite Papeete. Pour s’établir à quarante-cinq kilomètres de la ville, dans le district de Mataïea. « D'un côté la mer, de l'autre la montagne... Entre la montagne et la mer s'élève une case, en bois de bourao... Entre le ciel et moi, rien, que le grand toit élevé, frêle, en feuilles de pandanus. »
Gauguin demeura en Océanie de juin 1891 à mai 1893 pour un premier séjour. Il se mêla profondément à la vie des indigènes, s'initia à leurs coutumes, à leurs croyances, et traduisit la connaissance qu'il prit ainsi des gens et des choses en des toiles parées de titres en tahitien, comme le Manao Tupapaau (l'Esprit des Morts veille), le la Orana, Maria (Je vous salue, Marie), Te aa no Areois (la Reine des Areois), I raro te oviri (Sous les pandanus), Vahiné no te tiare (la Femme à la fleur), Ta Matete (le Marché), Arearea (Joyeusetés)...
Il devait également raconter son expérience tahitienne, dans un livre de souvenirs, Noa Noa (auquel collabora Charles Morice) ; il y narre ce que fut son existence quotidienne , sa quête d'un milieu plus primitif, dont sa désertion de Papeete est le symbole, mais surtout la rencontre avec une jeune fille native de l'île, Teha'amana,(ou tehura) qui devient sa « vahiné » et dont Gauguin bâtit la légende dans noa noa, comme son initiatrice aux anciens cultes et à l’âme maorie .
Bien des soucis, malheureusement, venaient troubler cette existence édénique, complaisamment décrite par l'artiste. Gauguin s'était vite retrouvé sans argent. Il était, d'autre part, fort malade. Son cœur, depuis plusieurs années, le tracassait ; en mars 1892, il se mit à cracher le sang — « un quart de litre par jour ». Pourtant il persévère faisant face aux critiques de sa femme :
« Moi, lui écrivait-il ,, j'ai de la confiance parce que je veux en avoir. Sans cela, il y a longtemps que je me serais fait sauter le caisson. Espérer, c'est presque vivre. Il me faut vivre pour faire mon devoir jusqu'au bout, et je ne le peux qu'en forçant mes illusions, en me créant dans le rêve des espérances. Quand je mange tous les jours ici mon pain sec avec un verre d'eau, j'arrive par la volonté à croire que c'est un bifteck. »
…Ce qui me chagrine le plus c'est moins la misère que les empêchements perpétuels à mon art que je ne puis faire comme je le sens et que je puis le faire sans la misère qui me lie les bras. Tu me dis que j'ai tort de rester éloigné du centre artistique. Non, j'ai raison, je sais depuis longtemps ce que je fais et pourquoi je le fais. Mon centre artistique est dans mon cerveau et pas ailleurs et je suis fort parce que je ne suis jamais dérouté par les autres et que je fais ce qui est en moi. »
…Non, j'ai un but et je le poursuis toujours accumulant des documents. Il y a des transformations chaque année, c'est vrai, mais elles se suivent toujours dans le même chemin. Je suis seul logique. Aussi je trouve bien peu qui me suivent longtemps.
Les conditions dans lesquelles je travaille sont défavorables et il faut être un colosse pour faire ce que je fais dans ces conditions. (...)
(...) J'ai bien des tracas et, si ce n'était nécessaire à mon art (j'en suis sûr), je repartirais de suite. (...)
Une de ses déceptions fut de ne pas trouver les idoles qu’il attendait .Dans la campagne tahitienne, les marae (les temples) sont à l'abandon, et, dès cette époque,(comme le constatera Victor Segalen) bien rares sont les Tahitiens qui sont capables de réciter les grands cycles mythiques et le panthéon des dieux. Certains traits culturels des temps anciens y survivent, mais souvent sous forme syncrétique.
L’origine est d’ailleurs un objet de débat. On avance l’hypothèse de migrations de pascuans (une ou plusieurs ?).La migration par vagues aurait l'avantage d'expliquer l'étrangeté du système religieux tahitien ,signe de dégénérescence de croyances anciennes. Moerenhout , dont va s’inspirer Gauguin, l’affirme, « l'absurdité et l'illogisme des croyances est le «produit de quelques notions vagues et d'idées confuses qui restent partout à ce peuple de leurs anciennes et sublimes traditions».
Pour retrouver le système religieux en son état premier, il faut donc remonter à ses sources, l'Orient indo-javanais. Les références aux systèmes religieux de ce monde fourmillent dans les études sur Tahiti.
Le panthéon tahitien n'est d’ailleurs guère anthropomorphe. Taaroa et les dieux issus de lui restent des symboles de l'univers, de la terre, du ciel... Aussi la Polynésie, n'éprouva guère le besoin de les représenter. A l'Ouest, à Samoa, à Tonga, seul règne le décor géométrique; dans la Polynésie orientale, il existe des effigies de dieux. N'osant figurer toutefois le Dieu suprême, l'art se limite au Tiki, image stylisée du principe mâle et fertilisateur, qu'on trouvait aussi bien au manche d'un instrument de travail que dans la statue de pierre. Si ces statues, à en croire la tradition, pouvaient atteindre près de 4 mètres de haut (à la manière des statues de l'Ile de Pâques) il n'existait déjà plus, au temps de Gauguin, que de petites statuettes. A ces images, appelées Toas, s'ajoutaient celles des Tii, dieux inférieurs, décrits aussi par Gauguin; on plaçait ces figures à la limite du temple, comme pour en assurer la garde, de même qu'on les dressait face à la mer, sur le rivage. Gauguin connait les grandes statues mystérieuses de l'Ile de Pâques dont on discute encore la signification et dont dériverait l’usage tahitien. Il les cite dans son Ancien Culte Mahorie, et note leurs dimensions considérables. Mais comme il n’en voit sur place aucun exemple subsistant, il s’inspire des statuettes qu’il imagine agrandies et monumentales. Ainsi l’Idole énorme, monstrueuse à la tête rentrée dans les épaules, aux mains croisées sur le ventre, qu'il a figurée dans mainte scène tahitienne, il ne l'a jamais vue; mais il a cru licite de la reconstituer en s'inspirant directement d'effigies, petites ou moyennes, telles qu'on peut en voir
Il ne peut être matière ici d'exposer la théogonie polynésienne. Tout dieu ne devient dieu vivant, dieu agissant, qu'au moment où il prend figure, où il s'incarne ou s'incruste. Il n'existait, avant Gauguin à Tahiti, aucune hypostase maorie. Taaroa le Créateur s'était replongé — fatigué sans doute après l'œuvre — dans le rêve. Oro habitait le soleil ; Hina, la lune ; sans livrer d'autres traits que ceux de la lumière. Ce défaut de présence des grands dieux autochtones a certainement conduit à leur perte les Polynésiens qui meurent... de toutes maladies, mais d'abord du contact du dieu chrétien, dieu fait homme, incarné dans une peau juive. quant aux demi-dieux, le sculpteur indigène en avait livré des statuettes de bois, des poupées d'hommes, de grandes bêtes cylindriques dressées, avec un menton anguleux et méchant, de larges yeux plats, un front écrasé sous une meule portée comme un chapeau... L'idole est ridicule et tétanique. On la rencontre, sans respect, debout ou gisant. Ce furent des poteaux-dieux, termes entre la mer et la montagne. Ils n'ont d'autres noms que des mots communs et collectifs. »Victor segalen hommage a paul gauguin
C’est donc dans un monde fait de signes difficiles à décripter que Gauguin se plonge. Un univers qu'il avoue d'abord avoir du mal à comprendre. Il lui faudra un an avant de commencer à l'entendre, tant les gens lui apparaissent « mystérieux à l'infini». Il observe, note des scènes et des gestes, des petits faits quotidiens qui deviennent le sujet de tableaux dont les titres, souvent en forme de questions, sont autant de commentaires sur la psychologie tahitienne. Il est fasciné par l'immobilité statuaire des gens.
Gauguin est ainsi, comme tout voyageur, confronté à l'altérité.
L’artiste chez lui se refuse à obéir à son seul sens rétinien et à seulement transcrire des impressions, il veut mettre en images des Croyances et des pratiques religieuses et donc déchiffrer la culture polynésienne, sans se laisser absorber par elle. L’enjeu nécessite du temps, une attention aux choses, une série de dialogues avec les gens et les livres.
Pour raviver le « feu au milieu les cendres », il lui fallut chercher ailleurs et d’abord dans le témoignage des voyageurs, ceux qui ont eu la chance de voir ou d'entendre de la bouche des anciens le récit des temps immémoriaux. Les rares témoignages se réduisent à deux sources : d’une part l'article d'Edmond de Bovis, lieutenant de vaisseau, republié en 1892 dans l’Annuaire de Tahiti ; surtout le livre de Jacques Antoine Moerenhout. « voyages aux iles du grand ocean ». Gauguin emprunte à l'un et à l'autre, ce qu’il découvrira dans ses lectures.
« Outre les grands dieux des régions supérieures, surveillants invisibles des êtres et des productions de la terre, ils comptaient un nombre infini d'autre; divinités locales, dont les unes résidaient dans les eaux, les autres dans les bois, au sommet des montagnes, au fond des précipices ou sur les rochers escarpés. [...] mais renchérissant, à cet égard sur tous les peuples de la terre, non content d'attribuer à chaque objet, à chaque substance, à chaque lieu, une intelligence, un gardien qui s'y tenait et l'administrait, chaque situation, chaque état, chaque travail de l'homme avait sa divinité tutélaire et protectrice. On conçoit sans peine quelle puissance et quel intérêt de mouvement et de vie devait donner, en ces lieux enchantés, tous ces objets, la nature ainsi divinisée. Ce devait être absolumemt le polythéisme grec, avec quelque énergie de plus, peut-être en raison de la plus grande élévation de la température. »
Une nature divinisée : sous la splendeur des paysages, et la profusion de la végétation, les tupapau rôdent, fantômes dont l'existence captive autant les Européens qu'elle effraie les tahitiens. » Jacques Antoine Moerenhout. voyages aux iles du grand ocean.
Le peintre dut en quelque sorte recréer la mythologie polynésienne. Quand il débarqua à Tahiti en 1891, il avait déjà en mémoire, un répertoire de formes « barbares » qu’il avait puisé dans les vases péruviens de son enfance ou dans l’art précolombien aperçu à l’exposition universelle de 1889. Pour transcrire dans ses toiles le paradis mythique, Gauguin puise souvent dans la collection de photographies, de reproductions et de documents divers, «j’emporte en photographies, dessins, tout un petit monde de camarades qui me causeront tous les jours ».
« Gauguin, opposé à toute imitation, cherchait son inspiration dans des motifs lointains qui, lui servant d'écran, lui permettaient de s'abstraire de la triste réalité coloniale pour reconstruire à sa guise un paradis perdu. En effet, il écrivait de Pont-Aven en août 1888 à Schuffenecker : «Un conseil, ne peignez pas trop d'après nature, l'art est une abstraction, tirez-la de la nature en rêvant devant — la nature — et pensez plus à la création qui résultera [
Qu'il s'agisse de chefs-d'œuvre des peintres qu'il vénère, «Raphaël, Rembrandt, Velasquez, Botticelli, Cranach, [qui] ont déformé la nature », de sculptures javanaises, de fresques égyptiennes ou de reliefs du Parthénon, Gauguin accrocha donc dans ses cases successives des reproductions d'œuvres d'art à côté d'estampes japonaises, des portraits de sa femme et de ses enfants et, à l'occasion, des photographies erotiques. Par ailleurs, il colla sur les pages de Noa Noa des portraits de Polynésiens vendus dans le commerce, ainsi que des reproductions de peintures de Giotto et de Corot. gauguin .l’atelier des tropiques m.o.m
Pour transposer, par exemple, la scène chrétienne de l'Adoration de la Vierge à l'Enfant dans l'Ëden tahitien, il donne ainsi aux personnages de la orana Maria des traits maoris et se sert d'une photographie d'un des bas-reliefs du temple javanais de Borobudur pour les deux figures centrales. Pour Ta matete (Le Marché) (Gauguin a recours à la photographie d'une fresque d'un tombeau de Thèbes de la XVIIIe dynastie .La place du marché à Papeete, surnommée «Marché à la viande» acquiert ainsi une dignité quasi sacrée .
matamoe (le paysage aux paons) comporte une référence à la Grèce antique, par l'intermédiaire d'une photographie d'un détail de la frise Ouest du Parthénon ; elle s’y mêle au souvenir d'une expérience réelle, relatée par l'artiste dans Noa Noa, et à l'évocation de la philosophie bouddhiste, illustrant ainsi le caractère complexe de la création.
Par celle-ci, les dieux chassés par les européens vont ainsi retrouver une existence magique. Gauguin agrandit à l'échelle monumentale que lui suggéraient des photographies des bas-reliefs du temple javanais de Baraboudour, les tikis, les objets symboliques sexuels et amulettes de sorciers, ou toute autre sorte d'ustensiles décorés de figures, provenant des archipels de la Polynésie et vendus sur le marché du folklore à Papeete. Il les incorpora, d'une manière parfaitement vraisemblable au point de vue mythique, dans ses paysages ,par exemple Hina Maruru, (Merci à Hina, déesse de la Lune) et recouvrit ses toiles et ses bas-reliefs en bois des îles d'un alphabet décoratif sacré, emprunté aux tatouages et aux impressions faites avec des jus jaunes ou rouges d'essences végétales sur les tapas (textiles obtenus par le pilonnage de l'écorce intérieure des arbres
« Telle fut la palette offerte à Gauguin qui la fit sienne,. Avant lui, bien moins que des dieux, nulle image d'homme maori vraisemblable ne s'était montrée à l'Europe. Les voyageurs du XVIIIème siècle avaient parfois à leur escorte un dessinateur instruit à l'antique, dont les gravures étaient d'honorables burins à la mode... Plus tard, on trousse un Maori comme aux Batignolles on fait dans l'italien. Il fallut l'abord de Gauguin dans ces îles pour cerner, non point d'un seul coup d'œil, mais par de lentes études soudain rassemblées, les traits mystérieux, ou mieux, les traits du mystère de cette race, et laisser, sous l'enveloppe vivante et changeante, sourdre le visage essentiel. Parfois, c'est au prix d'une volontaire et rusée déformation des attitudes, un magistral gauchissement dont l'effet est d'atteindre au geste plus véridique que le vrai geste qui fut fait. Nul voyageur désomais ne peut se vanter d'avoir pleinement vu le pays de ces îles et les vivants de ces îles, qui n'en a point reçu, des toiles de Gauguin, la révélation et l'exégèse. Car Paul Gauguin possédait en lui ce singulier génie d'espèces, ce démon d'archaïsme à l'aurore des jours. Il ne fit point effort pour remonter aux Maoris des temps oubliés : il se retrouva en eux, très proche d'eux, et naturellement peignit l'homme des anciens jours; imposant d'un geste si décisif ces formes ancestrales que je défie tout peintre qui désormais peindra en Tahiti de ne point subir jusqu'à l'énervement et la stérilité la maîtrise obsédante du dessin de Gauguin ». Victor segalen hommage a paul gauguin
Puisque la nature est divinisée comment faire apparaitre cet univers ? Gauguin va d’abord le peindre sous sa seule forme visible : les grands arbres qui dominent ses paysages peints à la fin de 1892. Ces arbres, banians ou manguiers, sont respectés, évités par les Tahitiens. Non seulement ils sont la résidence des esprits, mais ils marquent la présence de lieux interdits, tapu, le plus souvent des marae, enceintes de pierre qui sont tout à la fois temples et cimetières. Mais, plus étrange encore aux yeux de l'Occident, puisque chaque état est «divinisé», qu’il vibre de la présence des esprits lesquels, à tout moment, peuvent se manifester,il faut surtout être prêt à saisir chaque signe, chaque manifestation. À propos de L'Homme à la hache, peint en 1891, Gauguin raconte : «L'homme presque nu levait de ses deux bras une pesante hache [...]. Sur le sol pourpre, de longues feuilles serpentines d'un jaune de métal, tout un vocabulaire oriental, lettres (il me semblait) d'une langue inconnue mystérieuse. Il me semblait voir ce mot originaire d'Océanie : Atua, — Dieu — Taàta ou Takata, celui-ci arrivant jusqu'à l'Inde se retrouve partout ou dans tout (Religion de Boudha») .
Ainsi les esprits, par l'intermédiaire de petits phénomènes exceptionnels de la nature, se signaleraient aux hommes
. Ils trahiraient une présence effective que les tahitiens interprètent suivant un savoir codifié. Les oiseaux, certains poissons, comme les requins,sont les principaux vecteurs de ces signes. Pour Gauguin, le lacis jaune de L'Homme à la hache est aussi un de ces signes. Fasciné, le peintre en reporte le dessin sur une autre toile : I raro te ovin (Sous les pandanus, 1891). Dans la peinture de l’artiste, on est probablement loin des simples abstractions décoratives qu'on a voulu y voir. Ce sont les signes des dieux, à l'image des fleurs qui parsèment le fond de sa version tropicale d'Olympia : Manaô tupapaû (L'Esprit des morts veille) « Le sens décoratif m'amène à parsemer le fond de fleurs. Ces fleurs sont des fleurs de Tupapaû, des phosphorescences, signe que le revenant s'occupe de vous. Croyances tahitiennes—le titre Manaô tupapaû a deux sens — pensée — revenant — croyance. »
Gauguin invente, trouve des équivalents picturaux qui satisfassent tout à la fois au sujet et à son souci décoratif. Le procédé est courant chez lui. Il y ajoute celui de substitution, ou plutôt de superposition d'images ; on a ainsi montré que Manaô tupapaû emprunte sa mise en scène à une estampe d'Humbert de Superville (Allégorie, 1801) qui évoque la peur de la mort. Sous l'égide des esprits, les deux cultures se fondent. Faire émerger des figures d'un entrelacs de feuilles ou de plantes, substituer une image à une autre : le procédé a d'autant plus séduit le peintre qu'il le découvre dans les objets polynésiens :
Ce n'est pas la fonction des objets, ce ne sont pas les figures ou les objets en tant que tels qui l'intéressent, mais un détail une forme qui émerge d'un lacis décoratif ou, un motif décoratif a priori vide, de sens, qu’il transforme en icône. Au cours de son voyage de retour à Tahiti, et de son arrêt forcé à Auckland, le peintre visite le musée de Princes Street. Il y découvre la grande sculpture maorie et quelques objets du Pacifique. Il croque, de-ci-delà des motifs, dont certains figureront da ses peintures. Il analyse, décompose le système des arts polynésiens ,découvre qu’il opère par collage . Il saisit la complexité du système de tatouages, ensemble de signes qui dessinent des figures complexes. Pour comprendre ces tatouages, l'œil doit les déconstruire, chaque élément ayant un sens. Ce principe d'élaboration permet, à partir d'un nombre de motifs limité, une liberté extraordinaire. Chacun est libre, tout en respectant certaines règles, d'organiser le monde qu'il porte sur la peau . Sous la peau, le monde se recompose, une cosmogonie se dessine. Fragmentation, juxtaposition, substitution, transcription, glissement, collage, émergence de formes : on est là au cœur du procédé de création de Gauguin.
Est-ce un hasard si ce procédé est aussi un des traits de la langue tahitienne ? Moerenhout n'explique pas autre chose :
« Cette langue et ses différents dialectes ont le caractère de la naïveté enfantine qu'on trouve dans tous les dialectes connus, tant pour la force que pour la précision; ils paraissent, néanmoins, n'exprimer qu'avec difficulté les plus simples des abstractions ; et doivent, afin d'y parvenir, avoir recours à des images physiques, mais cet inconvénient les embellit, en les enrichissant de figures et d'emblèmes, dans leurs moindres applications. Ce sont, à chaque instant, des allégories, des métaphores; et quoique les comparaisons y soient toujours tirées d'objets présents et communs, cette manière de s'exprimer ne laisse pourtant pas d'être très poétique. »
Pour recréer cette poésie , Gauguin va substituer ses propres emblèmes, ses propres métaphores. Il les juxtapose, les colle, brouillant ainsi le sens, choquant le spectateur, le confrontant à monde inconnu, opaque, incompréhensible. Le sentiment poétique s'éveille à la juxtaposition de figures énigmatiques, comme, dans la langue tahitienne, la poésie naît de la juxtaposition d'images au cours d'un récit.
« les références n'épuisent jamais un sujet. Surtout face à l'œuvre de Gauguin, dont la complexité puise ses sources en de multiples lieux : la Bretagne, Tahiti, les Marquises, l'Egypte, la Grèce, l'Inde et Java (pour ne citer que les plus remarquables et les plus connues). Des références vues, observées ou imaginées, qui se mêlent, se superposent, se substituent l'une à l'autre. Un peu à l'instar de la société tahitienne, où ce qu'il reste des croyances et des superstitions se superpose à l'Occident chrétien. Les mythes sont morts, les églises pleines, mais les tupafau sont bien vivants. L'œuvre de Gauguin porte en elle le témoignage de cette société syncrétique que le peintre, quelque peu missionnaire, ne désespère pas de régénérer en donnant figure à ses dieux. Il s'y attache, comme il s'est attaché à l'île et à ses habitants, alors qu'il savait que, un peu plus loin des îles restaient plus sauvages. Une sauvagerie vers laquelle il n'ira pas. Le primitivisme de Gauguin s'est arrêté au; Marquises, son histoire à Java et à l'Inde. Un primitivisme qui n'est pas seulement nourri d'objets, mais construit d'exotisme tel qu'il est défini en ces mêmes années par Segalen : le sentiment du divers. Regarder les tableaux de Gauguin, c'est se confronter à un monde autre, se retrouver face à une « sensation d'Exotisme : qui n'est autre que la notion du différent,la perception du Divers ; la connaissance que quelque chose n'es pas soi-même » regarder les tableaux de Gauguin, c'est se confronter au «pouvoir d'exotisme, qui n'est que le pouvoir de concevoir l’autre ». philippe peltier.gauguin artiste ethnographe. dans gauguin l’atelier des tropiques.mom.
Après la rédaction entreprise au printemps 1893, d'un cahier de cinquante-quatre pages destiné à sa fille Aline ,Gauguin, abandonnant son projet d'aller aux îles Marquises, décide de rentrer en France. La déception l'emporte finalement sur le rêve de l'Eden. Invoquant dans NoaNoa d'impérieux devoirs de famille — en réalité, son aventure avec Teha'amana se terminait dans la désillusion.la France et les siens lui manquaient, et ses ressources étaient au plus bas .Au bilan de ces deux années sous les tropiques, « 66 toiles plus ou moins bonnes - quelques sculptures ultra sauvages. « C'est assez pour un seul homme», écrit-il à Daniel de Monfreid vers la fin mars 1893.il faut écouter les derniers mots de noa noa :
« Il me fallut revenir en France. Des devoirs impérieux de famille me rappelaient. Adieu, terre hospitalière, terre délicieuse, patrie de liberté et de beauté ! je pars avec deux ans de plus, rajeuni de vingt ans, plus barbare aussi qu'à l'arrivée et pourtant plus instruit. Oui, les sauvages ont enseigné bien des choses au vieux civilisé, bien des choses, ces ignorants, de la science de vivre et de l'art d'être heureux. Quand je quittai le quai, au moment de prendre la mer, je regardai pour la dernière fois Teura. Elle avait pleuré durant plusieurs nuits. Lasse maintenant et triste toujours, mais calme, elle s'était assise sur la pierre, les jambes pendantes effleurant de ses deux pieds larges et solides l'eau salée. La fleur qu'elle portait auparavant à son oreille était tombée sur ses genoux, fanée .De distance en distance, d'autres comme elle regardaient, fatiguées, muettes, sans pensées, la lourde fumée du navire qui nous emportait tous, amants d'un jour. Et de la passerelle du navire avec la lorgnette, longtemps encore il nous sembla lire sur leurs lèvres, ce vieux discours maori : »
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