L’histoire entre peuples dit « civilisés « et « primitifs est une longue rencontre peuplée de tragédies, de négation de l’autre : l’esclavage et autres servitudes furent souvent accompagnés d’une destruction de ce qu’H. Arendt appelait la culture de l’esprit : religions, dieux et autels statues et masques renversés, interdits, brûlés, arrachés plus tard de leur contexte et de force pour devenir objets des cabinets de curiosité avant d’être pièces de musées ou de collection. Qu’on songe au récit que fait M. Leiris dans l’Afrique Fantôme de « l’appropriation » d’un fétiche Kono par la mission Dakar Djibouti : cet épisode suscita un débat et des doutes sur la finalité et les méthodes de l’ethnographie.
La rencontre connut ainsi les alternances les plus diverses : au rythme des retours du balancier : du mythe rousseauiste du « bon sauvage » à l’image du « noir féroce », qu’il faut civiliser et évangéliser et que la couleur de sa peau signe d’une nature démoniaque voue naturellement à l’esclavage. De même, l’existence des peuples des « mers du sud » servit de thème aux débats philosophiques comme Tahiti nouvelle Cythère « dévolue au culte du dieu Amour », utopie du retour à la Grèce archaïque : il fallut plus tard Gauguin pour y dénoncer les excès de la colonisation.
Mais dans la première moitié du 20ème siècle, l’Occident connaît une vraie révolution en matière d’arts plastiques et de mode de figuration : perspective et modelé sont regardés comme des subterfuges. De même, la création qui supposait un auteur civilisé, formé selon des disciplines reconnues, fait place à l’intérêt pour les productions de ceux qu’on appelait « sauvages » ou primitifs, ou prenant en compte un art populaire ou « naïf » en contraste avec l’art de l’élite, intérêt enfin, pour ce qui ressort de l’enfance ou de la folie.
Rencontre d’un nouveau type, et bouleversement des mentalités rendus possibles par la floraison des musées fin 19ème siècle, comme celui d’ethnographie du Trocadéro ou du musée de Tervuren à Bruxelles : là des artistes d’avant-garde vont venir se « frotter l’œil « ou réaliser pourquoi ils étaient peintre ou sculpteur selon le mot de Picasso
L’artiste catalan, a raconté le choc subi au musée du Trocadéro : « j’ai compris que c’était important, il m’arrivait quelque chose…pourquoi sculpter comme ça et pas autrement ? Ils n’étaient pas cubistes tout de même puisque le cubisme n’existait pas ! »
Vlaminck Derain, Matisse, commencent des collections ; Guillaume Apollinaire qui possède un fétiche Nkonde défend l’art africain dans ses articles et prédit : « les arts des pays lointains auront droit de cité au Louvre comme les autres chefs d’œuvre de l’art occidental »
De même pénétrer dans l’atelier d’André Breton c’est pénétrer dans un antre ou il juxtaposait et faisait dialoguer les objets de l’univers entier, dont il désirait « s’approprier les pouvoirs ». Y cohabitaient donc des œuvres de Miro, Dali, Giacometti… avec des œuvres d’arts populaires, des racines et des minéraux et des masques et statues, océaniens, précolombiens, amérindiens…A..Jouffroy écrit à propos du « Mur » d’A.Breton : « objets qui constituaient tout autre chose qu’un musée privé, tout autre chose que la collection d’un grand amateur, mais le manifeste patent, visible, tangible d’une volonté de dépassement de toutes les catégories esthétiques telles qu’on les conçoit en occident seul….un palais de la découverte, au-delà de toutes les frontières, de toutes les idéologies…la découverte plus que surréaliste du formidable vrac du monde…. »
Il ne faut pas se tromper sur le sens de la rencontre : Picasso reconnaît le rôle de déclencheur de l’art africain au sens ou les « Demoiselles d’Avignon » furent sa première toile « d’exorcisme », pas du tout au sens où il aurait imité un masque Mahongwe , alors que la similitude est frappante: « en réalité on a commencé à acheter les masques après les demoiselles d’Avignon » les historiens de l’art ont d’ailleurs souvent souligné la médiocrité des objets achetés .
L’essentiel est donc ailleurs et reste même empreint de malentendu : voulant libérer leur art propre ces artistes crurent découvrir un art libre, sans aucun canon imposé (alors que le sculpteur africain travaille dans le cadre d’une tradition qui a des siècles d’évolution). Le résultat seul importe qui constitue ce que J. Laude appelle l’autonomie du fait plastique, due en partie à l’origine d’œuvres sans rapport à une littérature permettant d’en décrire le sujet, parce qu’issues de sociétés sans écriture : « un masque, une statuette existaient en eux mêmes, pour eux-mêmes, tels qu’ils avaient été conçus dans leur plénitude suffisante….. »
C. Eistein a démontré dès 1915, ce que pouvait apporter la sculpture africaine en tant que sens de l’art sculptural : si celui-ci consiste à donner forme à une matière, pour s’imposer dans son « existence spatiale immédiate » et non pour faire effet sur celui qui regarde, alors les sculpteurs africains font de la vraie sculpture.
M. Leiris écrit à ce propos : « Une statue qui est un dieu ne peut que revêtir une apparence de « chose en soi » au lieu de se présenter comme une création artificielle…..chaque partie exprime le sens qu’elle a pour elle même et non ce que le spectateur pourrait lui donner : la carrure s’exprime à travers la minceur et le dépouillement même d’une statue sur laquelle on a l’impression de n’avoir aucune prise »
« Les nègres étaient des intercesseurs » proclame Picasso ; inversement, Matisse, Braque et Picasso ,Dada ou les Surréalistes ont donné aux Arts Premiers leur lettres de noblesse.
A la question de ce qui unit le masque Mahongwe aux « Demoiselles »ou tel visage de Matisse à un masque Ngil , W. Benjamin distinguerait « l’aura » commune. Chaque œuvre authentique se caractérise par son aura qui permet ainsi de distinguer l’authentique, du faux ou de la copie, Par son concept, Benjamin définit l’aura comme « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit- il » .Ce qui est essentiellement lointain reste en effet inapprochable ; par contre la proximité que l’on peut atteindre par la réalité matérielle de l’oeuvre ne porte aucun préjudice au caractère lointain qu’elle conserve une fois apparue et qui se perd par contre dans la simple reproduction : l’histoire transforme ainsi le masque qui a dansé au cours des rituels, en une idole diabolique bonne à brûler pour les évangélisateurs, pour en faire finalement un objet de contemplation valorisé par nos musées .
Demeurera pourtant l’aura qui fait l’œuvre, reconnue par chacun dans les trois situations, quelques soient, par ailleurs les péripéties historiques, « l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve »
BIBLIOGRAPHIE
:
W.Benjamin . OEUVRES III Folio essais.
M.Leiris : MIROIR DE L’AFRIQUE. Gallimard.
J.Laude. LES ARTS de L’AFRIQUE NOIRE. Biblio essais
Télérama hors série : Les ARTS PREMIERS ENTRENT AU LOUVRE
F.Willet. L’ART AFRICAIN
R.Somé. ART AFRICAIN ET ESTHETIQUE OCCIDENTALE. L’Harmattan.
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